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Livre très ambitieux, à la croisée de plusieurs études, surtout des xvie et xviie siècles, sur la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France et la Nouvelle-Espagne, Property and Dispossession d’Allan Greer contribuera de manière significative au renouveau de l’histoire coloniale. Allan Greer met en dialogue des phénomènes qui sont le plus souvent vus en vase clos, que ce soit par la tendance de l’historiographie à respecter les frontières nationales actuelles ou à proposer des projets moins osés. Si son projet de départ peut sembler gigantesque, il le rend faisable en tirant la plupart de ses données des études publiées, appelant en renfort les sources manuscrites et imprimées à nombreuses reprises. Cette approche lui permet de souligner de nombreuses idées reçues qui méritent d’être remises en question ou même complètement abandonnées. Parmi celles-ci, la propriété terrienne en tant que chose simple et unitaire, importée telle quelle de l’Europe, occupe le premier rang. Greer démontre de manière tout à fait convaincante que cette idée ne correspond aucunement à l’histoire de la propriété dans les Amériques, et son livre servira sans doute de point de départ pour de nombreuses études portant sur le colonialisme, la souveraineté, la dépossession territoriale, la société coloniale et les peuples autochtones.

Greer propose une analyse qui, en ce qui concerne les autochtones, se concentre sur trois groupes, le territoire de chacun se trouvant dans une des colonies à l’étude : les « Ninnimissinuok » (terme synthétique qui réfère aux nations du sud de la Nouvelle-Angleterre telles que les Narragansetts, les Massachusetts et les Wampanoags), les Innus de la région de Québec et de la Côte-Nord, ainsi que les Nahuas du Mexique central. Ces peuples, qui se font éclipser par d’autres acteurs à plusieurs reprises pendant le texte, ne forment toutefois pas le coeur véritable de l’analyse, qui se penche davantage sur ce que Greer appelle la « formation de la propriété » coloniale. Tout au long du livre, il insiste sur l’hétérogénéité et les multiples dimensions de la propriété terrienne, soulignant à quel point l’idée courante, née des Lumières, selon laquelle la propriété est unitaire ne correspond pas aux pratiques du xvie et du xviie siècle. La propriété, que l’on reconnaît ou non, est profondément encastrée dans des relations sociales précises, et c’est surtout en ce sens que Greer s’intéresse aux Premières Nations. Il cherche à décortiquer les systèmes fonciers autochtones et coloniaux et à tracer leurs effets à la fois sur l’évolution de la propriété privée et de la souveraineté ainsi que sur les sociétés autochtones et euroaméricaines.

Le livre se divise en onze chapitres. Le premier fait un tour, somme toute assez général, des questions de propriété et de colonisation et dresse la carte de route pour ce qui suit. Le chapitre 2 propose une analyse des idées et des pratiques autochtones en matière de propriété, remontant autant que possible à l’ère précolombienne. Le troisième chapitre, quant à lui, trace les contacts initiaux, proposant une lecture des tout débuts du processus de formation de la propriété coloniale. Les chapitres 4 à 6 sont consacrés chacun à une des trois colonies. À partir de ce point, Property and Dispossession entre dans une série de chapitres thématiques qui interpelleraient sans doute davantage ceux qui s’intéressent à d’autres régions du monde, à d’autres peuples autochtones ou à des périodes plus tardives. En effet, les sujets traités – les « communs » coloniaux (chap. 7), les espaces de la propriété (chap. 8), l’arpentage (chap. 9) et les relations souvent tendues entre la métropole et les colonies (chap. 10) – ouvrent grand les horizons en intégrant dans un seul cadre les aspects de la question de la formation de la propriété qui se pose dans les trois régions à l’étude. Finalement, la conclusion et l’épilogue (chap. 11) suivent la propriété en milieu colonial, puis national, de la fin du xviiie siècle et tout au long du xixe, portant une attention particulière aux divergences entre la théorie et la pratique en ce qui concerne les revendications de souveraineté de la Couronne ou de la Nation et le processus de marchandisation des terres.

La richesse de cet ouvrage se trouve dans sa façon de traiter des questions complexes, sises dans des contextes historiques et culturels distincts, tout en faisant des comparaisons fines et révélatrices. Bien entendu, cela ne se fait ni tout seul ni tout de suite. En effet, la première moitié du livre est consacrée avant tout à mettre en scène les peuples, les idées et les pratiques de chacune des trois colonies. Ce n’est que véritablement qu’à partir du chapitre 7 que commencent les analyses synthétiques concernant la propriété et la dépossession.

Greer amorce cette deuxième partie du livre en se penchant sur une des thèses les plus connues touchant aux terres autochtones – à savoir la « tragédie des communs ». D’abord proposée en 1968 par Garrett Hardin dans un article extrêmement influant, cette thèse soutient que toute ressource possédée collectivement est sujette à la surexploitation, l’intérêt de chacun à maximiser son bénéfice immédiat dépassant toute capacité d’assurer ensemble la durabilité de la ressource sur le long terme. Greer rejette cette thèse tout comme son corollaire selon lequel l’enclosure est à la base de la dépossession territoriale aux Amériques, soutenant plutôt que la dépossession des Premières Nations était surtout le produit des conflits entre les communs autochtones et coloniaux et non pas une simple extension impériale de la propriété privée européenne (p. 242).

Selon Greer, le concept des « communs à libre-accès » sur lequel cette tragédie se base n’est que « le fruit de l’imagination impériale », les Amériques possédant un patchwork de règles et de coutumes qui géraient l’utilisation des terres et informaient la manière dont on pensait la propriété collective (p. 247 et 253). Les activités des Européens ont miné les communs autochtones. Lorsque les Espagnols ont laissé leurs moutons courir en toute liberté, par exemple, ces derniers ont décimé des terres utilisées en commun par les Nahuas, les rendant inutilisables pour de nombreuses activités pratiquées depuis des générations (p. 257-258). Quelque chose de similaire se produisait alors en Nouvelle-Angleterre où les colons voyaient les animaux, les poissons et le bois comme faisant partie des communs tout en insistant que les vaches et les porcs qui broutaient librement dans les forêts et les prés étaient leur propriété privée (p. 261-262). Par ailleurs, l’absence d’un mouvement agressif en vue d’agrandir des communs à l’extérieur des zones de colonisation contribuaient selon Greer aux relations relativement paisibles en Nouvelle-France par rapport aux deux autres colonies (p. 268).

Les chapitres qui suivent s’attaquent à d’autres thèmes concernant la propriété. Si le chapitre 8 remet en question une idée reçue de l’historiographie – que la « mathématisation de l’espace » menait à la dépossession territoriale à l’époque moderne –, les autres tendent à suggérer que les historiens ont en somme bien saisi les processus à l’oeuvre. Si, dans le chapitre 9, Greer cherche à contrecarrer l’accent que certains historiens mettent sur la commercialisation des terres pendant la période (il voit le germe du processus, mais absolument pas sa maturation), il admet que l’arpentage et ses divers développements ont marqué de façon significative la dépossession des autochtones. De façon similaire, si Greer reconnaît les tensions importantes entre les cours royales d’Europe et les colonies en se conformant au consensus historiographique, le chapitre 10 sert surtout à tracer les diverses façons dans lesquelles on cherchait, des deux côtés de l’Atlantique, à articuler propriété et souveraineté à travers une lutte pour le contrôle des deux.

Une longue conclusion/épilogue clôt le livre de façon admirable en abordant la question de la formation de la propriété à la fin du xviiie siècle et tout au long du xixe. Greer souligne l’écart, pendant cette période, entre une rhétorique révolutionnaire sur la propriété et une réalité qui, si elle est tout à fait en évolution constante et profonde, est loin d’une rupture complète. Le chapitre analyse le projet commun au Canada, aux États-Unis, au Mexique et ailleurs, à l’ère des révolutions atlantiques, de réaliser dans les faits l’idéal de la propriété privée et absolue. Ce faisant, Greer nous amène encore une fois à l’évidence que la propriété, aussi bien au xixe siècle qu’à l’ère précolombienne, constitue une collection de droits et d’usages divers, concernant de multiples individus, communautés et institutions politiques, ce qui rend impossible d’office que qui que ce soit puisse la posséder de manière entière. L’idéal de la propriété terrienne individuelle et absolue s’est toutefois révélé puissant pour la plus grande partie de la population qui l’acceptait en tant qu’évidence, ce qui a fait paraître de plus en plus troublantes les terres toujours sous contrôle autochtone. Pour Greer, la réponse, au Canada comme au Mexique et aux États-Unis, était l’oubli volontaire du processus historique ayant mené à ce système de tenure diversifié. Il l’illustre à travers l’assujettissement des autochtones, aux États-Unis, au nouveau carcan légal à la suite de la décision du juge en chef de la Cour suprême, John Marshall, dans Johnson v. M’Intosh (1823). N’étant plus véritablement propriétaires, car seulement capables de céder leurs terres au gouvernement fédéral, les Premières Nations deviennent dès lors des simples occupants. De cette façon, Marshall, en prétendant appliquer un principe légal éternel, faisait totalement fi de la longue histoire des Autochtones vendeurs des terres et les transforme en véritables pupilles de l’État.

Ouvrage extrêmement impressionnant intégrant trois cas bien distincts, Property and Dispossession saura intéresser les historiens, les géographes, les juristes et les anthropologues – et parmi ces derniers surtout les spécialistes des régimes de propriété. Par la grandeur de son ambition et la qualité de son exécution, il deviendra certainement une référence en ce qui concerne l’histoire de la propriété coloniale et de la dépossession territoriale.