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Introduction

Les attentats du 11 septembre 2001 perpétrés sur le sol américain ainsi que les guerres qui les ont suivis, notamment la guerre en Irak qui, disons-le, plutôt que d’éradiquer le groupe terroriste Al-Qaïda a permis sa métastase et sa multiplication, ont révélé au monde la gravité, la cruauté et le caractère transnational du terrorisme. Cependant, ils ont surtout ravivé, dans la plupart des pays occidentaux, les discussions sur l’islam comme religion et sur le droit musulman comme principale manifestation de cette dernière. Pour certains, les sociétés musulmanes sont intrinsèquement des sociétés violentes (bloody innards)[1] et les gouvernements musulmans sont des gouvernements de conflit (conflict-prone)[2] qui ne respectent pas les règles du droit international humanitaire. Les attentats de Londres, de Madrid, de Boston, de Bruxelles, d’Orlando, d’Ottawa, de Saint-Jean-sur-Richelieu, de Paris ou de Nice, pour ne citer que ceux qui ont été perpétrés par le groupe dit « État islamique (Daech) » et qui ont eu lieu dans la sphère occidentale, n’ont fait que renforcer cette vision essentialiste et totalisante des musulmans[3]. En effet, « ne reconnaissant aucune légitimité aux règles du droit international humanitaire ni aux principes démocratiques qu’ils qualifient de « création coloniale », les groupes terroristes, Daech (État islamique) en tête, n’hésitent pas à donner une justification religieuse à leurs attaques et à leurs actes ignobles[4] ».

Devant cette situation de polarisation et de perplexité globale[5], la communauté internationale a besoin, plus que jamais, de réaffirmer la pertinence des valeurs véhiculées par le droit international humanitaire et de reconnaître l’apport de la tradition musulmane à sa construction. Cependant, il ne s’agit pas ici de reproduire les thèses élaborées par de nombreux auteurs[6] qui mettent l’accent sur l’influence historique des juristes musulmans sur la formation du droit international en général, notamment le rôle joué par le juriste musulman Muhamad al-Hassan al-Shaybānī (748-805) dans la formulation des règles régissant les rapports entre les musulmans et les non-musulmans ainsi que l’influence de ses écrits sur les travaux du Hollandais Hugo de Groote (Grotius) (1583-1643) et de l’Espagnol Francisco Suarez (1548-1617). Pour notre part, nous pensons que ces thèses, aussi importantes soient-elles, ne sont pas accompagnées par des preuves, ne serait-ce que factuelles, confirmant l’existence d’une influence ou d’un possible lien direct entre l’effort doctrinal des juristes musulmans classiques et l’élaboration du droit international en général. Ajoutons, par ailleurs, que nulle part dans les écrits de Grotius ou de Suarez n'apparaît la moindre référence aux livres Kitāb siyār al-saghīr (« Le petit traité de droit des gens ») et Kitāb siyār al-kabīr (« Le grand traité du droit des gens ») d’al-Shaybānī[7].

Nous présenterons plutôt une recherche historique basée sur des documents et des faits historiques peu connus, qui se proposera, dès lors, de mettre en évidence l’influence musulmane sur l’histoire du droit international humanitaire de 1858 à 1977, soit durant la période qui a connu le développement des principaux instruments conventionnels de ce droit et, par là même, de contribuer aux efforts cherchant à ouvrir » le droit des gens aux influences nouvelles[8] » en soutenant les efforts intellectuels pour explorer l’histoire universelle du droit international (global history of international law)[9].

À notre sens, cette influence se manifeste sous deux formes : une forme générale et une forme spécifique. 

La présence générale consiste dans l’intérêt et la connaissance que les pères fondateurs du droit international humanitaire, le Genevois Henry Dunant en tête, ont manifesté pour les principes humanitaires émanant de la tradition juridique musulmane (partie I). La présence spécifique, quant à elle, s'est traduite dans le rôle indéniable joué par les juristes musulmans dans l’édification du droit international humanitaire contemporain (partie II).

I- La connaissance de la tradition juridique musulmane 

Peu développée dans les annales du droit international humanitaire contemporain, l’expérience musulmane – si nous pouvons la qualifier ainsi – de Dunant (1) ainsi que la reconnaissance par de nombreux pères fondateurs du droit international humanitaire de l’apport de la tradition musulmane (2) sont les témoins de cette présence, voire de cette influence.

1- L’expérience musulmane de Henry Dunant

C’est en lisant la très méconnue Notice de la régence de Tunis de Dunant[10], père fondateur du mouvement de la Croix-Rouge et initiateur de la Convention de Genève du 22 août 1864 pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne[11], que nous pouvons confirmer que le juriste, tout comme le législateur, ne vit pas en vase clos, loin de toute influence externe, de même que l’on peut prendre la mesure de l’importance accordée par Dunant aux préceptes islamiques. Comme l’a bien souligné un auteur, avant même de lire Souvenir de Solferino, les lecteurs de la Notice de la régence de Tunis verront ainsi se « profiler, derrière la silhouette rouge de la Croix, une image lointaine du croissant, celui que le jeune Dunant avait contemplé “au haut des mosquées, sur la tour des minarets d’où l’on appelle le peuple à la prière”. Aussi les deux emblèmes sont-ils devenus synonymes dans le langage international[12] ». Ils relèveront aussi, à l’instar de Dunant, que l’hospitalité musulmane « est un embryon des relations internationales, une offre de participation proposée à l’étranger, à l’ennemi, à la notion de la personne humaine que la tribu s’est formée pour ses membres[13] ». Assurément, les séjours de Dunant en Algérie en 1853 et surtout en Tunisie en 1856[14] lui ont permis de se familiariser avec la pensée islamique. Cette « leçon de simplicité monothéiste et d’universalisme[15] », selon la formule de Massignon, a beaucoup marqué son action humanitaire. Il a pu ainsi découvrir l’islam et s’est senti « proche de cette religion qui vénère Abraham l’ami de Dieu, David “lieutenant de Dieu sur la terre” et le Messie Jésus, fils de Marie, envoyé de Dieu[16] ». Il a pu, surtout, comprendre que la connaissance de ces peuples, de leur histoire, de leurs moeurs, de leurs usages, de leurs us et coutumes est à même d’« affermir la foi et [de] jeter des jours lumineux sur le langage des Saintes Écritures […] dont on ne peut guère parfaitement comprendre ou saisir tous les détails sans un séjour au milieu des Arabes[17] ». C’est pour cette raison qu’il a étudié l’écriture et la langue arabe qu’il qualifie de « langue extrêmement difficile[18] », et c’est pour connaître les moeurs de ces populations qu’il a sillonné la Tunisie du nord au sud. Certes, ces séjours n’étaient pas vains. Ils pourraient même être considérés, à notre humble avis, comme le point de départ du droit international humanitaire contemporain, puisque la rage de Dunant contre son ennemi éternel, la guerre, existe avant même la bataille de Solferino de 1859 et ses 40 000 victimes[19] laissées sans secours ni aide sur les plaines de Medole, dans les ravins de San Martino et sur les escarpements du mont Fontana[20]. Les atrocités des guerres coloniales qu’il a pu observer et vivre en Algérie et ailleurs ont été le déclencheur de cette rage :

Car l’ennemi, dit-il, n’est pas la nation voisine, c'est la faim, le froid, la misère, l'ignorance, la routine, la superstition, les préjugés. Que dire de l'esprit de violence et de destruction qui préside à la guerre où « tout soldat fait un métier d'assassin »? Au lieu de lutter ensemble contre la misère, contre l'ignorance, les hommes s'encouragent mutuellement et luttent d'émulation dans d'aveugles emportements nationaux, dans des perturbations sanguinaires insensées[21].

Autrement dit, la guerre n’est ni une fatalité ni un destin; elle est un crime, « le crime en particulier que les pays que l’on appelle chrétiens décorent du nom de (la) politique coloniale[22] » :

[C’est une rage contre la guerre et contre ces nations qui] prétendent, pour couvrir leur ambition et leur injustice, qu’elles y portent la civilisation moderne; mais en réalité, ce qu’elles y portent, ce sont les vices, les corruptions et toutes les iniquités que ces peuples ne connaissent pas encore : c’est rarement la vraie civilisation; c’est l’opium, c’est le rhum, c’est l’eau-de-vie, c’est la poudre, avec les armes les plus meurtrières : ce qui ruine et ce qui détruit, au moral comme au physique. Elles y portent ce qui dégrade et ce qui déprave, ôtant ainsi aux indigènes les qualités de leurs défauts ou décuplant ces défauts mêmes. Avec cela, réduisant leurs villages en cendres, volant leur bétail, incendiant leurs récoltes, décimant leurs familles, portant la dévastation, le deuil et la misère dans des maisons, des tentes, des cabanes, jusque-là tranquilles.[23]

À la suite de cette « notice », Dunant publiera, en 1863, un autre opuscule, hélas méconnu lui aussi, dans lequel il confirmera sa profonde connaissance de certains principes humanitaires musulmans, voire de certaines règles matérielles du droit musulman, et où il fera l’éloge de l’expérience musulmane pour mettre fin à l’esclavage, tout en critiquant l’expérience américaine en la matière. Cet opuscule intitulé L’esclavage chez les musulmans et aux États-Unis d’Amérique a paru sous la signature de l’auteur d’Un souvenir de Solferino. À titre d’exemple et parlant de l’esclavage comme pratique inhumaine, il dit en substance ceci :

Chez les musulmans, les lois ont été faites en faveur de l’esclave, tandis qu’en Amérique, dictées par l’avarice et l’égoïsme, elles l’enserrent, de toutes parts, comme dans une prison aux murs de fer. Chez les premiers, non seulement le noir ou le mulâtre est traité avec ménagement et bonté, mais il est considéré par les moeurs et par la loi comme l’égal de l’homme blanc; aucun mépris ne pèse sur lui : en un mot c’est un frère[24].

Par ailleurs, nous sommes convaincu que la bataille de 1859, qui a opposé l’armée française à l’armée autrichienne sur le sol italien et dont Dunant a été témoin, n’a fait que renforcer son projet humanitaire et accentuer sa colère contre l’injustice et contre les atrocités de la guerre. Durant ce conflit, Dunant est resté marqué par les milliers de victimes laissées sans aide, sur le champ de bataille, alors que des secours sanitaires, s’ils avaient existé à cette époque-là, auraient pu les sauver ou les soulager[25]. Cette bataille a dès lors été un événement décisif dans l’évolution historique du droit international humanitaire contemporain et de la mise en oeuvre de ses règles. À partir de cette époque, les conflits armés ont été considérés comme des faits politiques; quant à la mise en oeuvre de leurs différentes règles, elle serait désormais tributaire de l’existence de certains éléments factuels et de critères objectifs[26]. L’action humanitaire, quant à elle, est devenue une action universelle et impartiale sans distinction de religions, de races ou de nationalités. Non seulement les États musulmans entérineront l’acception factuelle[27] des conflits armés et le caractère universel de l’action humanitaire, mais ils seront parmi ses principaux concepteurs et défenseurs, surtout que les successeurs de Dunant continueront et affirmeront son oeuvre universaliste et humaine.

2- Les pères fondateurs du droit international humanitaire et la tradition musulmane

Si « les actes qu’il s’agit de connaître n’avaient laissé aucune trace, aucune connaissance n’en serait possible. Mais souvent les faits disparus ont laissé des traces, quelquefois directement sous forme d’objets matériels, le plus souvent indirectement sous la forme d’écrits rédigés par des gens qui ont eux-mêmes vu ces faits[28] » : c’est ainsi que Charles Seignobos, célèbre historien français, définit la méthode historique et son importance dans la compréhension des événements et de l’évolution des institutions. Le recours aux écrits et aux déclarations des pères fondateurs du droit international humanitaire témoigne de l’importance des principes humanitaires développés par la tradition musulmane. Ces documents peuvent être considérés, à notre avis, comme « des traces », certes indirectes mais non négligeables de cette présence ou influence musulmane.

Ainsi, pour Jean Pictet[29], l’un des principaux rédacteurs des conventions de Genève de 1949 :

Le droit international humanitaire possède tout spécialement cette vocation universelle, puisqu’il est fait pour tous les hommes et tous les pays. En travaillant à l’élaboration et au perfectionnement de ce droit, dont il a suscité la naissance et dont il favorise la promotion et la diffusion, le comité international de la Croix-Rouge a précisément recherché ce commun dénominateur et il a proposé des règles acceptables pour tous, parce que pleinement conformes à la nature humaine. C’est d’ailleurs ce qui a fait la force et la pérennité de ces règles[30].

Dans un autre article, le même auteur ira jusqu’à dire que « l’Islam a devancé la chrétienté dans l’effort juridique destiné à restituer aux barbares, étrangers comme esclaves, la personnalité humaine[31] ». D’autres auteurs déclareront que c’est grâce à l’Islam et aux contributions des pays musulmans que le droit international humanitaire s’est détaché de ses racines chrétiennes pour devenir un droit séculier et universel[32]. D’après le baron Michel de Taube[33], pourtant connu pour son scepticisme à l’égard des guerres musulmanes, l’influence de « l’Orient musulman sur l’Europe a été si forte qu’il [lui] paraît impossible de laisser de côté ce facteur de la vie internationale européenne[34] ». Dans son cours donné en 1926, à l’Académie de droit international de La Haye, il reconnaît que les diverses règles de droit musulman ayant pour objet d’humaniser la guerre étaient « de beaucoup antérieures aux idées et aux principes de droit analogue qui commencent à cette même époque (VIIème au XIIIème siècle) à se frayer leur chemin à travers la barbarie de la vie internationale de l’Europe d’alors[35] », allant même jusqu’à affirmer que les règles du droit international public moderne relatives à la déclaration de la guerre sont les « descendantes directes » de la doctrine juridique musulmane[36]. Pour Gustave Moynier, unique juriste du Comité des Cinq qui a fondé le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et premier président de ce dernier, l’Islam a beaucoup contribué au triomphe de la fraternité et de la justice[37]. Parlant des idées philosophiques et religieuses qui influencent les principes du droit international humanitaire contemporain, Max Huber, troisième président du CICR et ancien juge de la Cour internationale de justice (CIJ), écrit que « les points de vue les plus divers de la philosophie, [de] la religion et de l’expérience humaine permettent à l’homme de parvenir à l’idée de la Croix-Rouge, au principe moral qu’elle incarne et à l’action qu’elle réclame[38] ».

Ancien diplomate et ancien délégué du CICR au Caire, le professeur Marcel Boisard, qui a entrepris des recherches sur l’influence de l’islam sur le droit occidental pendant la période du Moyen Âge[39], affirme, à l’instar d’autres auteurs[40], que l’influence musulmane ne se limite pas aux pères fondateurs du droit international humanitaire contemporain. Il s’agit, selon lui, d’une influence plus vaste et plus étendue qui a marqué la civilisation occidentale depuis le xie siècle :

In concluding this undisciplined race across the long period between the seventh and the sixteenth centuries, we should insist that Islam did not confine itself only to the "transmission" of the best thought and science of ancient times. Most of all, it brought a rich originality of spirit. Confining oneself to considering the Muslim Arab civilisation as a "mediator" is to commit the sin of intellectual laziness. This is particularly true when we consider international law. Indeed, Islam assimilated, completed, and developed the rules of the law of war by making them "international" since they were to be applied in just the same way in favour of non-Muslim communities and external civilisations. This conception has no counterpart in the Graeco-Roman legal literature, one whose limits are known to us[41].

La Cour permanente internationale de justice (CPIJ), pour sa part, devait reconnaître dès 1933 le droit musulman comme une source du droit international public[42], confirmant ainsi la position des juristes musulmans selon laquelle l’Islam est l’une des grandes civilisations auxquelles font allusion les articles 9 et 38 du Statut de la Cour[43]. Ce sera en s’appuyant sur cette base que les juristes musulmans contribueront aussi sans complexe à l’édification du système de droit international humanitaire contemporain.

II- L’apport spécifique des juristes musulmans à la codification des règles du droit international humanitaire

L’apport spécifique des juristes et des délégués musulmans se manifeste par leur rôle dans l’élaboration des quatre conventions de Genève de 1949[44] (1) et surtout par leurs interventions énergiques dans la rédaction aussi bien du Protocole additionnel I[45] (2) que du Protocole II rattachés tous deux aux conventions de Genève du 12 août 1949[46] (3).

1- La contribution musulmane à l’élaboration des quatre conventions de Genève de 1949

Il n’est pas sans importance de rappeler que la Turquie de l’Empire ottoman a été l’un des premiers pays signataires[47] de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne du 22 août 1864. Elle a été aussi à l’origine de la création du deuxième emblème du CICR, à savoir le Croissant-Rouge. Ce dernier événement mérite notre attention, puisque les discussions qui ont eu lieu entre la Turquie et le CICR étaient, à notre avis, révélatrices du climat de collaboration, de dialogue et de respect qui marquait (et qui marque encore) les travaux du CICR, en dépit de certaines différences de points de vue. Ainsi, dès le début de la guerre russo-turque de 1876-1878[48], l'Empire ottoman, qui avait pourtant adhéré à la Convention de Genève du 22 août 1864 en question sans faire de réserve, a déclaré que, « tout en respectant le signe de la croix rouge qui protégeait les ambulances ennemies, il adopterait à l'avenir le signe du croissant rouge pour la signalisation de ses propres ambulances[49] ».

La Sublime Porte juge alors, en effet, que le signe distinctif de la Convention de Genève entrave « l’organisation du service de secours aux militaires blessés [en raison] de la difficulté de [le] faire adopter par le soldat musulman[50] ». La réaction du CICR n’a pas tardé. Dans son bulletin[51], il souligne l’irrégularité de la démarche turque visant à modifier de facto et unilatéralement l’article 7 de la Convention. Tout en affirmant que le signe de la croix rouge n’est pas un signe religieux, contrairement à ce qu’y voient les musulmans, le CICR rappelle que le croissant est « l’emblème national et religieux de l’Empire ottoman[52] ». Il en conclut que, de ce fait, « l’opposition des peuples et des croyants sera transposée dans le signe de protection; cette opposition doit être évitée, surtout dans une guerre où le fanatisme religieux menace d’être surexcité au suprême degré[53] ». Après d’âpres discussions, la modification décidée unilatéralement par la Turquie a été acceptée, mais pour la durée du conflit en question seulement. Un autre pays musulman, la Perse, d’obédience chiite, devait revendiquer la reconnaissance de l'emblème du Lion-et-soleil rouge. La Conférence diplomatique de 1906 a maintenu la règle générale de l'unité du signe distinctif, mais a autorisé l'Empire ottoman et la Perse à formuler des réserves[54]. Finalement, ces deux emblèmes seront reconnus par la Conférence diplomatique de 1929, laquelle précise toutefois que, à « l’avenir, de nouveaux emblèmes ne seraient pas reconnus[55] ».

Le rôle des pays musulmans et celui des juristes musulmans ne prendront pas fin avec la dislocation de l’Empire ottoman et l’instauration d’un État laïc en Turquie en 1923. Au contraire, bien qu’elles soient soumises à des régimes de protectorat et de colonisation, les anciennes régences de la Sublime Porte continueront à jouer un rôle effectif dans l’élaboration des instruments juridiques relatifs au droit des droits de la personne et au droit international humanitaire. La participation, en 1949, de l’Afghanistan, de l’Égypte, de l’Iran, du Liban, du Pakistan, de la Syrie et de la Turquie aux travaux de la Conférence diplomatique pour l’élaboration de conventions internationales destinées à protéger les victimes de la guerre en est une preuve (voir annexe : Liste des délégués, experts et observateurs des pays musulmans aux conférences diplomatiques de 1949). Ces travaux, qui se sont achevés le 12 août 1949, après avoir adopté les quatre conventions de Genève en présence de 64 pays, soit la quasi-totalité des États du monde, n’ont pas été marqués par une quelconque abstention de la part des pays musulmans sur le contenu desdites conventions, notamment sur la formulation des articles 2 et 3 communs aux quatre conventions[56]. Ainsi peut-on y lire ceci :

  • Fruits de ces efforts, les textes définitifs des quatre Conventions suivantes sont adoptés lors de la trente-sixième Assemblée plénière: Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne (Convention I), adoptée par 47 voix sans opposition et une abstention (Israël);

  • Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer (Convention II), adoptée par 48 voix sans opposition et une abstention (Israël); Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (Convention III), adoptée à l’unanimité des 49 délégations qui ont pris part au vote; Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (Convention IV), adoptée par 47 voix sans opposition et deux abstentions (Birmanie et Israël)[57].

L’accès des pays musulmans à l’indépendance et l’émergence des pays du tiers-monde comme un nouvel acteur sur la scène mondiale ont permis aux juristes et aux États musulmans de contribuer plus efficacement à l’élaboration du droit international humanitaire et à la formulation actuelle de la notion de conflit armé international.

2- L’activisme musulman et les péripéties du Protocole additionnel I

Il suffit pour se convaincre rappeler que, durant les conférences diplomatiques tenues de 1974 à 1977, les travaux de la Commission chargée d’examiner les questions juridiques relatives aux deux protocoles (Commission I) ont été marqués par l’activisme de plusieurs délégations musulmanes en vue d’inclure les guerres de libération nationale dans les dispositions du Protocole I[58]. Ces délégations voulaient que ces guerres soient considérées comme des conflits internationaux au sens du droit humanitaire, dans l’espoir d’accorder une protection aux combattants capturés[59]. Ainsi, la délégation de l’Égypte, soutenue par les autres délégations musulmanes, auxquelles s’étaient jointes d’autres délégations des pays du tiers-monde, ainsi que la Yougoslavie, la Norvège et l’Australie, ont demandé que soit ajouté un deuxième paragraphe à l’article premier du Protocole I, qui se lisait ainsi :

Les situations visées au paragraphe précédent comprennent les luttes armées menées par les peuples en vue d’exercer leur droit à disposer d’eux-mêmes, tel que ce droit est consacré par la Charte des Nations Unies et défini par la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies[60].

Bien qu’elle ait été légèrement amendée[61], cette proposition montre éloquemment que les pays musulmans n’avaient aucune objection à formuler à l’égard des critères factuels servant à la détermination des conflits armés internationaux et qu’ils n’ont jamais essayé de lui donner une coloration religieuse. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils aient mis de côté les règles du droit musulman et qu’ils aient contribué au développement du droit international loin de toute influence religieuse, voire encore qu’ils n’étaient pas conscients de leur héritage juridique[62]. Contrairement à John Kelsay pour qui, « Muslims who have been doing the most thinking about the conduct of war have not been doing so as self-conscious developpers of tradition of Islamic Thought[63] », nous pensons que ces juristes ne voyaient aucune incompatibilité entre les règles du droit international humanitaire et les préceptes du droit musulman. D’ailleurs, Kelsay semble croire que le nationalisme ou le panarabisme, que le monde arabe a connu depuis la dislocation du Califat, s’oppose à la tradition islamique, ce qui aurait facilité, selon lui, l’adhésion de ces pays aux conventions en question. Il donne comme exemple le nationalisme affiché de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et son recours à un discours révolutionnaire exaltant l’unité arabe et les modèles de libération contre les régimes impériaux[64]. Pour notre part, ce raisonnement nous paraît confondre l’Islam, en tant qu’héritage spirituel et doctrinal pour tous les musulmans, y compris les Arabes, et le nationalisme arabe, mouvement idéologique dont l’objet est de créer l’unité (al-wihdah) de tous les peuples arabes. L’Islam est d’ailleurs considéré comme un facteur déterminant au service de cette unité. Gamel Abdel-Nasser (Nasser), figure de proue de ce nationalisme arabe[65], s’affichait régulièrement dans ses discours comme un bon musulman. Il a même été, à une époque, très proche du mouvement égyptien des Frères musulmans avant d’en devenir l’ennemi juré[66]. Les divergences entre les panarabistes et les islamistes ne portent pas sur l’islam en tant que religion, mais sur des questions d’ordre politique. Faut-il ajouter, pour se convaincre de cela, que Nasser a été à l’origine de la première tentative en vue de créer une organisation panislamique lors de sa rencontre en 1954, alors qu’il faisait le pèlerinage à la Mecque, avec le roi Sa’ūd (1902-1969) d’Arabie saoudite et le président pakistanais Muhammad ‘Alī[67]. Spécialiste connu du monde arabe et islamique, le Français Olivier Roy explique ainsi cette réalité :

Aujourd’hui comme hier, le Hamas et le Jihād palestiniens ne contestent pas l'OLP sur le plan religieux, mais sur la « trahison » des intérêts du peuple palestinien; le Hezbollah libanais a toujours présenté son combat au Sud du pays comme une lutte de libération du territoire national; le FIS (Front Islamique de Salut-Algérie) se réclamait du « vrai » FLN (Front de Libération Nationale). L'organisation des Frères musulmans a toujours été divisée en chapitres nationaux, à mille lieues du fantasme de « l'internationale islamiste »[68].

Autrement dit, les nationalistes comme les islamistes ne contestaient pas la validité de l’islam. C’est pourquoi il nous semble hasardeux de penser que les juristes représentant la délégation égyptienne aux conférences diplomatiques de 1974-1977, et dont les efforts ont été déterminants dans l’élaboration des deux protocoles additionnels, ont paru oublier que l’article 2 de la Constitution égyptienne déclare que « l’Islam est la religion de l'État dont la langue officielle est l'arabe; les principes de la loi islamique constituent la source principale de législation ». Il en est de même pour les représentants de l’État pakistanais, dont l’article 2 de la Constitution affirme que « l’Islam est la religion de l’État ». C’est aussi mal comprendre les réalités sociologiques et politiques du monde musulman que de ne pas tenir compte de l’influence qu’exerce l’islam, même d’une façon indirecte, sur les institutions étatiques et surtout sur le comportement de la majorité des musulmans. Faut-il aussi rappeler l’opposition manifestée par plusieurs délégations musulmanes contre certaines dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme, parce qu’elles les jugeaient incompatibles avec les préceptes de l’islam? Comme le mentionne Mohammed Amin Al-Midani :

Certains articles de cette Déclaration, plus que d'autres, ont fait l'objet d'interventions, de discussions, de propositions, d'abstentions ou de votes de la part de ces représentants : les articles 1, 13, 16 et 18. Quelques paragraphes des articles 16 et 18 entrent en conflit avec quelques dispositions de la [sharī‘ah], d'où les protestations, les interventions et les abstentions de vote de certains représentants d'États islamiques. Mais, lors du vote final de la Déclaration universelle, un seul État islamique s'est abstenu, l'Arabie saoudite, et le représentant d'un autre État islamique, le Yémen, n'était pas présent lors de ce vote[69].

Autrement dit, le droit musulman n’a jamais été écarté ni ignoré dans les démarches des juristes et des États musulmans et dans leurs efforts en vue de l’élaboration des instruments internationaux, comme le prouve leur contribution à l’élaboration du Protocole additionnel II relatif aux conflits armés non internationaux.

3. Les juristes musulmans comme principaux rédacteurs du Protocole II

Les péripéties qui ont entouré l’élaboration du Protocole II (entré en vigueur en 1977) sont à même de montrer le rôle joué par les juristes des pays musulmans dans la rédaction de ce protocole et surtout dans l’adoption de sa version définitive. À cet égard, Rosemary Abi-Saab rapporte qu’au moment de l’examen du premier projet sur le Protocole II, préparé par les trois commissions formées lors de la Conférence diplomatique de 1974-1977, soit la Commission chargée d’examiner les questions juridiques, la Commission chargée des questions relatives à la protection des blessés et malades et la Commission de la protection matérielle en général et de la protection des civils en particulier, le Pakistan a présenté, in extremis, « un autre projet complet mais simplifié[70] », lequel a obtenu « un soutien subit et général[71] ». À en croire le juge Hussain[72], représentant de la délégation du Pakistan, ce dernier projet, d’ailleurs appelé « Hussain Draft[73] », a été soumis par souci de compromis et pour éviter que le projet élaboré par les trois commissions soit rejeté par la Conférence plénière[74]. Il mentionne que, après consultations auprès de nombreuses autres délégations, sa propre délégation s’est rendu compte de certains problèmes :

[La] longueur du texte et le fait que ce texte abordait des domaines considérés comme sacro-saints et impropres pour un instrument international ont suscité un profond mécontentement […] Craignant donc que l’adoption ou la ratification du Protocole ne soit menacée, et après consultations avec d’autres délégations, la délégation du Pakistan a établi une version du Protocole II […] qui, bien que simplifiée, suit le texte original[75].

Quoi que l’on dise sur « les vicissitudes qu’a vécues le IIème Protocole[76] » ou sur sa fébrile acceptation par certains pays européens[77] sur la base de « half an egg is better than an empty shell[78] », ce protocole a marqué la forte présence à la table des négociations des pays musulmans, surtout dans le contexte du mouvement des pays non alignés, et leur détermination à contribuer à l’édification du droit international humanitaire contemporain. Faut-il rappeler que les pays musulmans tels que l’Égypte, le Pakistan, l’Algérie, l’Indonésie, l’Iran et le Nigeria, étaient les principaux fondateurs du mouvement des pays non alignés, aux côtés de l’Inde et de la Chine? C’est ce qu’a bien décrit Luigi Condorelli :

[Une] bonne partie des progrès que le droit humanitaire de la guerre a accomplis à Genève est due à l’action largement unitaire – puisque inspirée par des idéaux et des intérêts foncièrement communs – des Pays non-alignés, guidés par un peloton de délégations particulièrement aguerries : on remarquait notamment, pour ne citer que des exemples, parmi les Pays arabes celle de l’Égypte, parmi les Nations de l’Afrique noire celle du Nigéria, [et] chez les Asiatiques celle du Pakistan[79].

Cette synergie entre États musulmans (Égypte, Pakistan, Irak, Indonésie, Algérie) et des États occidentaux, notamment la Yougoslavie, la Norvège, l’Australie[80] et le Canada, a été déterminante dans l’amélioration du droit international humanitaire par l’entremise des protocoles en question. Mieux encore, les efforts des juristes représentant les délégations des États musulmans, tels que le Pakistanais M. Hussain et l’Égyptien Georges Abi-Saab, ont coïncidé avec ceux qui ont été fournis par d’autres juristes occidentaux, comme le juriste d’origine allemande et de réputation internationale, Karl Joseph Partsch. Ce dernier a été l'auteur d'un premier document officieux conçu pour rapprocher les États occidentaux et les pays en voie de développement sur la question des mouvements de libération[81]. Selon le professeur Michael Bothe, « cette initiative était caractéristique de son esprit novateur et indépendant; ses idées ne plaisaient pas forcément à tout le monde, mais elles apportaient une vision nouvelle, tout en restant raisonnables[82] ». Les propos de Michael Bothe ne manquent pas de justesse, puisque Partsch lui-même, par son action et ses écrits, confirme la réalité universelle du droit international humanitaire. D’ailleurs, parlant de la réception du droit international humanitaire par les nouveaux États, y compris les États musulmans, il dit ceci :

L’extension du droit humanitaire à des territoires et des États situés hors d’Europe reflète l’histoire de la décolonisation. Le fait que presque tous les nouveaux États ont ratifié les Conventions peu après avoir accédé à l’indépendance montre clairement qu’ils ne considèrent pas le droit international humanitaire comme l’apanage des anciennes Puissances coloniales, mais comme un patrimoine Universel[83].

Conclusion

Nous avons pu nous rendre compte, à travers les différentes sections de notre article, que la tradition juridique musulmane n’était pas étrangère à l’édification du droit international humanitaire contemporain, comme en témoigne le rôle joué par les juristes musulmans pour réaliser les travaux des différentes conférences diplomatiques consacrées à la révision et à l’amélioration des conventions de Genève, ainsi que dans la rédaction des protocoles additionnels de 1977. Or, ce rôle aurait pu rester sans fruit, s’il n’avait coïncidé avec les visions humanitaires et universalistes des juristes occidentaux. Ces derniers ont vu dans le droit international humanitaire un domaine de rencontre de toutes les civilisations et de toutes les cultures. La mise en oeuvre et l’application de ces règles ne sont pas tributaires de considérations religieuses, raciales, ethniques ou économiques. C’est un droit qui s’applique dès qu’un conflit armé, international ou interne, surgit et dès que les faits prouvent l’existence d’un tel conflit. La rencontre entre les juristes musulmans et les juristes occidentaux, précurseurs du droit international humanitaire, a donc permis à la communauté internationale de disposer d’un arsenal de règles destinées à protéger les civils en cas de conflits armés, règles dont le système de droit musulman et le droit international humanitaire peuvent se disputer, amicalement, la parenté.

Aujourd’hui, les juristes qui travaillent tous sous la bannière du droit international humanitaire sont appelés à être plus ingénieux pour créer d’autres mécanismes capables de faire face aux idéologies anticiviles et ils doivent s’appliquer à donner plus d’efficacité au droit de Genève. Ces idéologies qui se manifestent à travers les exactions barbares du groupe terroriste Daech et semblables en Irak, en Syrie, en Libye et ailleurs et dans le non-respect des règles du droit international humanitaire par certaines armées étatiques ne doivent pas engendrer de cynisme quant à l’avenir de l’humanité. C’est parce qu’il n’est pas tombé dans ce cynisme inquiet que Dunant, mais aussi les autres humanitaristes musulmans et non musulmans, a pu donner à l’humanité ce monument de droit international humanitaire. Ces juristes étaient animés d’une volonté humanitaire qui dépassait les frontières religieuses, idéologiques, raciales, linguistiques ou territoriales. Une volonté qui touchait les personnes dans leur humanité, puisqu’elles « n’appartiennent plus à un camp, mais peuplent un espace à la fois douloureux et bienheureux : l’espace neutre de la victime[84] ».