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« L’autre vice de l’épistémologie positiviste consiste à fonder l’image de la science sur la science constituée, c’est-à-dire sur l’ensemble des questions résolues, l’ensemble des faits vrais. On ne voit alors que le résultat et non l’activité de production. Et on met toujours l’accent sur la justification de ces résultats. Or, la justification elle-même est toujours solidaire d’un contexte problématique. Elle ne peut s’effectuer en effet que dans un certain cadre théorique de questionnement qui constitue aussi ses conditions et ses limites de validité […] ».

Fabre, 2007, p. 75

Introduction

L’objet d’étude littératie médiatique multimodale (Lacelle et al., 2017) repose sur une conception augmentée de la littératie, incluant notamment la diversité des modes exploités, entendue aussi bien du côté des textes, que du côté des dispositifs sémiotiques. En contexte numérique, la littératie médiatique multimodale vise la capacité à recourir aux ressources numériques – combinées à d’autres ressources pouvant être matérielles, humaines et culturelles – pour comprendre et créer à l’aide de combinaisons sémiotiques (p. ex., l’écrit, l’image, le son, la cinétique, etc.) associées à des gestes propres au numérique (p. ex., l’interaction, la navigation, la manipulation) (Lacelle et al., 2019). Les ressources numériques sont les outils (p. ex., logiciels, applications, plateformes, interfaces, réseaux sociaux) et les supports numériques (p. ex., tablettes, cellulaires, portables, objets connectés, appareils de réalité augmentée, de réalité virtuelle) offerts par les milieux numériques (Bouchardon et Cailleau, 2018) pour comprendre et créer des contenus et des formes (p. ex., données, schémas, idées, pensées, savoirs, messages, oeuvres, etc.). Les compétences en littératie médiatique multimodale permettent notamment aux apprenants de s’approprier les informations multimodales consultées, d’en décoder le message (réception, reconnaissance du thème et de la macrostructure textuelle, sélection, distinction de l’implicite, inférences, prédictions), de le comprendre (mobilisation des savoirs, des représentations et des expériences antérieures, distinction réalité/fiction, interprétation du sens) et de l’intégrer de manière à augmenter des savoirs existants ou à structurer de nouveaux savoirs (Lacelle et al., 2015).

Pour être étudié dans sa complexité, cet objet gagne à être abordé dans une approche pluridisciplinaire, qui, de ce fait, pose nécessairement – et, pourrait-on dire, salutairement – des problèmes d’ordre théorique et méthodologique.

C’est cette complexité de l’objet que vise à mieux comprendre le programme de recherche internationale Littératie médiatique des adolescents (LM-ados), qui s’inscrit résolument dans une approche pluridisciplinaire, et qui implique quatre universités francophones (Université catholique de Louvain, Université du Québec à Montréal, Université de Rouen-Normandie et Université de Genève). Ce programme s’attache à élaborer et à valider des outils d’évaluation des niveaux de littératie médiatique des adolescents dans les domaines de la recherche d’information et de la création médiatique afin d’évaluer ces niveaux dans des établissements scolaires des quatre régions participantes : Belgique francophone, Québec, Normandie (France) et Suisse romande. Il a pour objectifs de proposer un modèle de la littératie médiatique articulant ses niveaux élémentaires (savoirs, savoir-faire et savoir-être) et ses niveaux plus avancés (compétences), de contribuer à élucider la relation entre les niveaux de littératie médiatique mesurés, les niveaux autodéclarés par les participants, les pratiques médiatiques de ceux-ci, et différentes variables sociodémographiques.

Cette contribution, qui se situe moins dans la présentation de résultats que dans le récit ou le journal de recherche, propose d’exposer une partie des réflexions théorico-méthodologiques engagées au cours de cette recherche, et de faire état des problèmes scientifiques posés aux chercheurs qui conçoivent des tâches, simples et complexes, destinées à évaluer les savoirs, savoir-faire et compétences des élèves. À la suite de Fabre (2005), nous situons les problèmes scientifiques à l’articulation entre questionnement et savoir, et à ce titre, nous les considérons comme source de conceptualisation, ou de reconceptualisation.

Les problèmes dont nous souhaitons faire part ici sont liés d’une part au design de la recherche, distinguant tâche simple et tâche complexe, et d’autre part à la dimension pluridisciplinaire et plurithéorique de l’approche retenue, qui vient revisiter, précisément, la frontière entre tâche simple et tâche complexe, et qui, par voie de conséquence, met en question cette bipartition. Cette approche plurielle tente d’aller au-delà d’une juxtaposition des regards linguistique, didactique ou inscrit dans les sciences de l’information et de la communication, et de produire une approche combinée, conduisant à interroger et à problématiser à la fois le statut des tâches proposées aux élèves en vue d’évaluer des compétences, la nature même des compétences qu’on prétend évaluer à travers ces tâches, et la forme des consignes qui les accompagnent. C’est en vue de présenter ce triple regard que le genre retenu pour cet exposé participe du récit scientifique, nous permettant aussi bien de présenter notre démarche, que de la problématiser, autrement dit de la formuler en problèmes.

Ces problèmes amènent par ailleurs toute une réflexion sur la modélisation didactique (De Pietro et Schneuwly, 2003) et la délimitation, la production et l’identification d’enseignables pour une discipline scolaire déterminée (Chervel, 1988). Le fait d’imaginer des réactions d’adolescents supposés et d’anticiper ce qui pourrait faire obstacle pour réaliser telle ou telle tâche conduit à un raisonnement sur la place du traitement de l’information, de la lecture des textes, de la production de résumés, etc., comme produits de la forme scolaire (Thévenaz-Christen, 2008), sur l’évaluation des compétences de ce qu’il est convenu d’appeler un élève.

La première partie de cet article décrit le contexte épistémologique de la recherche, et tente de restituer ce qui a présidé à l’élaboration de son design; elle propose une réflexion sur les notions, pour nous centrales, de design et de problème. La seconde partie retrace les reconfigurations de l’objet de recherche à partir de la bipartition tâche simple/tâche complexe, et tente de mettre en évidence les influences réciproques des différentes approches sur le travail commun, à partir des confrontations conceptuelles, et des conceptions qui les sous-tendent, que nous tenterons de mettre au jour. La troisième partie s’intéresse aux retombées de l’enquête sur l’école et à la modélisation didactique des enseignables (De Pietro et Schneuwly, 2003); il s’agit d’examiner le processus didactique d’élémentation de l’objet à enseigner à partir des tâches simplifiées et complexes, puis de questionner leur hiérarchisation et leur distribution dans une progression curriculaire des disciplines.

1. Partie 1 – Contexte épistémologique de la recherche

La recherche présentée ici vise à évaluer les compétences d’élèves âgés de 13 à 15 ans en matière de recherche d’information et de production de contenus médiatiques, en développant un modèle d’analyse multiniveau et multiréférentiel de l’activité médiatique, à partir de tâches de niveaux de complexité différents, mais reliées les unes aux autres. Il s’agit ici de mieux comprendre les facteurs contribuant à rendre compte de ce qui contribue au développement des compétences des élèves, comme la familiarité avec la tâche, l’interprétation de ses enjeux, le sentiment d’autonomie éprouvé ou encore les facteurs motivationnels.

1.1. Entre design et problème

Dans un premier temps, nous décrivons l’élaboration du design de la recherche, les outils construits pour évaluer les compétences des élèves à partir de l’exécution des tâches, ainsi que les problèmes qui ont été les nôtres dans ce processus. Décrire ce processus suppose cependant de définir ce que l’on entend par design ou par problème.

Le terme design est d’un emploi récurrent dans le domaine de l’information et de la communication; dans son acception ordinaire, ce terme évoque l’union – voire l’harmonie – de l’esthétique et du fonctionnel, et concerne d’abord les objets industriels du XXe siècle. Cependant, très rapidement « le design industriel devient un processus créatif au service du marché visant à “projeter un univers de signes sur des produits pour induire des critères d’achats qui ne soient plus au service de la fonction” » (Hellbrunn, 2006, cité dans Vial, 2014, p. 176). Le design et la communication partagent dès lors un trait commun majeur : les objets y sont considérés dans les deux cas comme des systèmes de signes, et si le design « intègre dans sa définition même le champ de la communication comme l’un de ses secteurs-clés » (Vial, 2014), on peut dire en retour que la communication elle-même fait l’objet d’un design particulièrement soigné. Design et communication ont donc partie liée.

Pour autant, la portée communicationnelle des formes de design susmentionnées se limite alors, pour l’auteur, au développement d’une profusion de significations, qui suggèrent tout, mais ne disent que peu de choses de l’objet concerné, dans une inflation sémantique visant à exciter les esprits et à susciter le désir à son endroit. Vial (2014) parle à ce propos d’une saturation de « signes et de messages toujours plus riches de significations mais plus vides de sens » (p. 177) : les objets de désir ont remplacé les objets d’usage (Norman, 2002, cité dans Vial, 2014). Pour sortir de l’impasse, et devenir une « fabrique du sens des choses », le design doit donc se décentrer de la technologie pour se recentrer sur l’humain (Krippendorff, 2006, cité dans Vial, 2014).

Ce que partagent le design industriel repensé et le design scientifique est en somme de mettre l’utilisateur au centre de la conception des objets qu’ils produisent, et en particulier l’utilisateur dans son humanité, si l’on peut dire, c’est-à-dire non pas seulement dans sa dimension d’utilisateur technique des objets ou des technologies, mais bien d’utilisateur doté d’une culture, d’une expérience sociale, de valeurs et de préférences.

Dans le contexte de la recherche présentée ici, la locution design de la recherche est utilisée par les chercheurs dans une acception cherchant à privilégier, si l’on reprend la dichotomie de Vial, la production de sens à la production de significations, autrement dit à devenir elle aussi, dans sa démarche, « une fabrique du sens des choses ». Il s’agissait en effet de construire une méthode d’évaluation intégrant une tâche complexe articulée à des tâches simples, conçues comme évaluant le répertoire de savoirs et de savoir-faire potentiellement mobilisables par les élèves en situation-problème complexe.

La question de l’humain est ici déterminante, et la préoccupation constante de l’équipe pour élaborer les outils de cette recherche a été précisément de savoir comment les élèves étaient susceptibles de s’emparer des activités qui leur seraient proposées pour évaluer leurs compétences, quel sens ils pouvaient leur conférer, et dans quelle mesure ces activités permettraient effectivement d’évaluer des compétences. La notion de design de la recherche est donc entendue ici comme une volonté de mise en relation d’une intention scientifique et des effets sémantiques susceptibles d’être produits par cette intention :

Ainsi considéré, « le design est une façon de comprendre les choses, de leur donner un sens, de nous les rendre familières et de les intégrer à notre vie » (Ibid.). Telle pourrait être la définition contemporaine d’un design plus communicationnel, prenant au sérieux la complexité humaine de la communication, en se dégageant de l’emprise des significations pour valoriser la production de sens et contribuer à faire monde.

Vial, 2014, p. 179

La réflexion que nous menons ici a pour but d’exposer – et en exposant, de revisiter – d’une part les caractéristiques du design de la recherche telle qu’elle a été projetée, et d’autre part les transformations de ce design, dans le mouvement ayant conduit notre recherche à passer de l’état de projet à l’état de programme à part entière, c’est-à-dire engagé dans le réel, mis en oeuvre par une équipe pluridisciplinaire, et financé.

Pour cela, nous décrirons les transformations de deux activités proposées aux élèves, une en recherche d’information, l’autre en production de contenu numérique. Nous tenterons également de mettre au jour les conceptions du langage, de l’apprentissage ou de l’enseignement qui sous-tendent ces évolutions, et qui ont fait – et font encore – l’objet de débats au sein de l’équipe concernée. En cela, nous ferons état des problèmes scientifiques que nous avons rencontrés; mais revenons auparavant sur le sens que nous conférons à ce terme de problème.

En confrontant les positions de Dewey et Bachelard sur ce qu’est la science – positions qui ont selon Fabre des points communs qui dépassent leurs points de divergences –, Fabre (2005) s’intéresse à la relation entre savoir et problème, et considère que « le plus important dans la vie scientifique c’est de savoir poser les problèmes, lesquels ne se posent jamais tout seuls » (Fabre, 2005, p. 54). On est donc ici dans une conception positive du problème, qui confère à la question de sa construction une importance au moins équivalente à celle de sa résolution. Cette conception positive du problème est le fondement d’une conception problématologique du savoir, qui le constitue comme réponse ou ensemble de réponses à une question ou à un questionnement, auquel il est donc étroitement lié, et non comme entité autonome, qui serait indépendante non seulement des questions qui l’ont suscité, mais aussi de celles qu’il suscite en retour. Fabre estime en effet que les théories de la connaissance, depuis l’Antiquité et jusqu’aux théories de la modernité, souffrent profondément de ce qu’il nomme refoulement problématologique, et qui consiste à oublier le caractère de réponse à un questionnement que représente le savoir. Cet oubli contribue à la réification du savoir, en lui conférant une valeur en soi, dans l’absolu, et non relative à une manière de poser le problème. Notre tentative ici est donc de nous évertuer à restituer au plus près la manière dont nous avons posé les problèmes qui nous ont préoccupés, une démarche dont on espère qu’elle contribuera à préciser les conditions de validité des savoirs qu’elle aura produits.

1.2. Une perspective médiane

Dans le cadre de notre recherche, ces problèmes s’enracinent dans ce que nous pourrions appeler l’intention scientifique première, qui s’est formulée d’emblée comme revendiquant une approche médiane, à l’interface entre deux perspectives scientifiques distinctes et déjà bien documentées. Nous parlons ici d’une double approche dans le champ de la littératie médiatique (que nous décrivons un peu plus loin). Cependant, cette opposition, qui traverse les literacy studies en général, s’inscrit elle-même dans un débat antérieur entre deux modèles de littératies, que Street (1984, 1993), dans une approche critique des travaux de Goody, définit comme une partition entre un modèle autonome et un modèle idéologique[1]. Le modèle autonome s’intéresse aux pratiques littératiées des individus indépendamment des contextes dans lesquels elles se déploient. Quant au modèle idéologique, au contraire, il prend précisément d’abord en considération les contextes sociaux dans lesquels s’ancrent ces pratiques, les contextes étant considérés comme une dimension contribuant fortement à les déterminer.

En matière de littératie médiatique, la première de ces deux perspectives scientifiques, la perspective cognitive, plus souvent quantitative, vise à mesurer des savoirs et savoir-faire dits standardisés, privilégiant les tâches de réception de l’information aux tâches de production de contenus médiatiques. La seconde, la perspective culturelle-critique, privilégie au contraire la description qualitative de ces pratiques médiatiques situées, en lien étroit avec l’histoire des individus et le contexte social de leur production. On gagne ainsi en représentativité avec la première, mais on perd en compréhension, tandis qu’on gagne en compréhension avec la seconde, mais on perd en représentativité. Ajoutons que la perspective cognitive s’apparente au modèle de littératie dit autonome par Street, tandis que la perspective culturelle-critique s’apparente au modèle dit idéologique; indiquons d’ores et déjà que l’on retrouve, à toutes les étapes de notre recherche, des éléments relatifs à ce débat entre les deux approches.

Choisir de s’engager dans une voie médiane, visant à évaluer des compétences d’élèves en littératie médiatique, à partir de tâches complexes (également déclinées en tâches simples ou simplifiées) avait ainsi pour but de tenir ensemble les deux approches, et de créer une interface entre des épistémologies très différentes, et d’autant plus différentes qu’elles engagent des conceptions de la fonction de la recherche elles-mêmes différentes. Dans un cas est privilégiée la fonction instrumentale de la recherche, qui vise à donner « des réponses claires à des questions précises » (Saussez et Lessard, 2009); dans l’autre est privilégiée sa fonction d’intelligibilité des situations, et particulièrement des situations complexes. Le débat interne à l’équipe ne s’est pas encore formulé en ces termes, mais on peut considérer que la tentative de tenir ensemble ces deux approches, à partir d’une recherche qui se développe en plusieurs temps imbriqués (et non juxtaposés), du plus quantitatif (les questionnaires d’autodéclaration) au plus qualitatif (les entretiens avec élèves à partir de la tâche complexe), nous conduise à devoir préciser aussi bien les apports spécifiques que les apports cumulés produits par ces différents temps de la recherche.

Cette manière spécifique de tenir ensemble les deux approches, à travers l’élaboration d’une voie médiane, a soulevé d’autres points de discussion, concernant notamment la frontière entre tâche simple et tâche complexe, et le rapport entre tâche et compétence. C’est de cela qu’il est question à présent.

2. Partie 2 – Le simple et le complexe : quelles frontières ?

L’évaluation des compétences à partir de tâches a pour but d’étudier les compétences des élèves à partir d’activités que l’on pourrait qualifier au moins provisoirement de « suffisamment contextualisées », au sens que Winnicott (1953) donne à cet adjectif quand il parle de la mère « suffisamment bonne ». Cette locution ne renvoie en aucun cas à une acception morale de l’adverbe, mais veut signifier que les activités construites visent à n’être ni hors contexte (comme dans l’approche cognitive), ni trop fortement contextualisées, rendant plus difficiles les généralisations (comme dans la perspective culturelle critique).

Notons déjà que dans le contexte pluridisciplinaire qui est le nôtre, la stabilisation de ce que l’on peut considérer comme suffisamment contextualisé a fait et fait encore l’objet de débats, et le « frottement entre les épistémologies » est apparu d’abord dans notre travail autour des caractéristiques du social, et de sa relation au contexte. La dimension sociale peut en effet être entendue d’un côté dans son acception faible, liée au vivre ensemble (un contexte, des pratiques collectives), de l’autre dans sa dimension sociologique forte impliquant la notion de socialisation par le milieu : la pratique littératiée, dans ce cas, n’est pas colorée par le contexte, elle est aussi déterminée par lui. Cette dimension est apparue importante pour une partie de l’équipe, en vue de vérifier si les travaux qui montrent, dans le domaine de la littératie non médiatique (Delarue-Breton et Bautier, 2015, 2019), des différences socialement situées concernant la compréhension des enjeux discursifs des documents auxquels sont confrontés les élèves sont pertinents également en littératie médiatique.

Carette (2009) distingue différents types de tâches dans le domaine des situations éducatives : les tâches simples, qui ne font appel qu’à une seule procédure, des tâches élémentaires, qui représentent des étapes dans l’élaboration d’une tâche complexe, et qui sont guidées, et des tâches complexes, qui se caractérisent notamment par leur caractère inédit et finalisé. Celles-ci impliquent en outre le cadrage par l’élève de la situation, entendu comme capacité à déterminer les traits pertinents lui permettant de déterminer et de combiner les procédures à utiliser pour la résoudre.

Compte tenu de la relativement faible modélisation didactique disponible en matière de littératie médiatique, nous avons choisi, tout en conservant la définition de Carette pour la tâche complexe, de privilégier pour élaborer notre protocole un continuum entre tâches de complexités différentes. Nous avons cherché à distinguer les niveaux de complexité principalement à partir des différentes dimensions cognitive, technique, sémiotique et sociale qui constituent ces tâches. Le rapport déterminant la relation entre tâche simple et tâche complexe, la frontière qui les sépare au coeur de notre recherche est donc de l’ordre du construit scientifique, et ne repose pas sur une distinction objectale, ou distinction d’objet; c’est bien le design de la recherche que nous questionnons ici, et non les objets en soi.

La tâche complexe sur laquelle nous prenons appui dans cette recherche, et que les participants seront amenés à réaliser lors de la collecte de données, consiste en la production d’un article numérique multimodal de type explicatif – ayant pour but de fournir des explications sur un sujet choisi par l’élève – à partir d’une recherche d’information en ligne.

Afin d’en arriver à la formulation de tâches dites simplifiées, nous avons d’abord découpé la tâche complexe en seize étapes (pouvant être itératives et réalisées à différents moments) susceptibles d’être appliquées par les élèves pour réaliser la tâche. Ces étapes ont ensuite été décomposées en savoirs et savoir-faire pouvant être associés à diverses activités cognitives (p. ex., identifier, sélectionner, évaluer, planifier, synthétiser) et aux dimensions sémiotique, technique et sociale des médias numériques qu’ils impliquent. Pour effectuer cette décomposition, nous nous sommes principalement appuyés sur deux cadres théoriques structurant l’ensemble de notre programme de recherche : la Matrice de compétences en littératie médiatique (Fastrez, 2010) et la Grille de compétence en littératie médiatique multimodale (Lacelle et al., 2015, 2017). Finalement, les savoirs et savoir-faire ont été transposés en items d’autoévaluation (en tant que pratique et en tant que compétence) et en tâches simplifiées.

Les tâches simplifiées ont donc été conçues à partir des savoirs et savoir-faire identifiés pour la réalisation de la tâche complexe. Nous avons formulé un ou plusieurs exemples de tâches simplifiées en recherche d’information en ligne et en production médiatique. Une première sélection d’exemples a été effectuée (conservation des tâches les plus simplifiables et mobilisant le mieux les savoirs et savoir-faire ciblés). Ces exemples ont alors été retravaillés et contextualisés, c’est-à-dire associés à des situations de recherche d’information et de production hypermédiatique. Ces situations sont rattachées à des contextes tantôt scolaires (formel), tantôt liés à la vie de tous les jours des adolescents ou à leurs activités extrascolaires (informel). Au début de l’été 2020, quatre blocs de tâches simplifiées ont été prétestés auprès d’adolescents de 14-15 ans des quatre régions participant au projet. Les résultats aux prétests ont permis d’améliorer les consignes et de supprimer les tâches non essentielles. Deux questionnaires finaux, un pour la recherche d’information en ligne et l’autre pour la production médiatique, incluant neuf tâches chacun, ont été produits. Quelques questions périphériques relatives aux aspects suivants ont été ajoutées aux deux questionnaires : appareil électronique utilisé pour répondre au questionnaire, connaissance des thèmes abordés dans les mises en situation, familiarité avec la tâche proposée et niveau d’engagement des participants.

Dans le cadre de cet article, nous avons retenu deux tâches simplifiées, une en recherche d’information (tâche 1) et l’autre en production médiatique (tâche 2), afin de faire état de certaines réflexions théorico-méthodologiques ayant émergé au cours de l’élaboration de cette recherche. La première (tâche 1 : voir illustrations 1, 2 et 3) demande aux élèves d’extraire de l’information à partir d’un document médiatique. Pour la seconde (tâche 2 : voir illustrations 4 à 8), il s’agit de présenter l’information par la multimodalisation (p. ex., intégrer une image ou un son dans un texte) et d’utiliser efficacement différentes articulations sémiotiques entre les modes : redondance, complémentarité, relais, disjonction. Pour réfléchir sur les évolutions dans le design de la recherche, et sur les problèmes liés à ces déplacements, nous présentons et commentons ici les états successifs de ces deux tâches.

2.1. Tâche 1 [recherche d’information] : extraire de l’information à partir d’un document médiatique

2.1.1. Tâche 1 – version 1 [initiale]

Le point problématique, au sens de Fabre évoqué ci-dessus, est pour cette première version de la tâche 1 (voir illustration 1) le suivant : les « informations principales du texte », proposées comme valant en soi, c’est-à-dire indépendamment du contexte de production du texte, et surtout indépendamment de sa visée discursive, ou de son enjeu de communication. Ce point problématique a fait l’objet d’une négociation entre les chercheurs, les uns considérant que l’exercice, un grand classique de la tradition scolaire (Hébrard, 1995), permettait d’évaluer des compétences de lecture, les autres considérant que les compétences à évaluer étaient liées à la prise en compte du contexte discursif de la tâche.

Illustration 1

Version initiale[2] (no 1) de la tâche 1

Version initiale2 (no 1) de la tâche 1

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Dans le document proposé, les informations pour comprendre comment sont réalisés les bonbons gélifiés pouvaient en effet se distribuer en deux groupes. D’une part, un groupe d’informations documentaires apportant des savoirs sur la fabrication de ces bonbons. D’autre part, un groupe d’informations liées à l’enjeu discursif du document dans son contexte, à savoir mettre en avant le caractère répulsif de ce type de bonbon, en levant crument le voile sur une fabrication impliquant le traitement en masse de peau, d’os et de graisse de porc. La notion d’informations principales vs secondaires pouvait donc être entendue à partir de l’un ou l’autre point de vue. C’est cet objet du point de vue à retenir pour notre recherche qui a fait l’objet de négociations. Celui-ci engage en effet à la fois des conceptions de la langue et de ses usages, notamment scolaires, et des conceptions du social. Sont en effet engagées ici de manière enchevêtrée aussi bien la question – si sensible et si chère aux linguistes – de la relation entre langage et monde, autrement dit de la relation entre le linguistique et l’extralinguistique, que la question de la compréhension inégale, et donc inégalitaire de ces relations par les élèves en classe.

Du côté du rapport entre langage et monde, considérer que le sens d’un texte, d’un énoncé ou d’un document est tout entier dans celui-ci renvoie à une conception de la langue centrée sur son fonctionnement propre, indépendamment des usages et des contextes d’emploi. Cette conception s’inscrit dans une approche que Blanchet (2007) désigne comme structurolinguistique, ou linguistique interne, où le sens demeure dans la langue, et ne se préoccupe pas de significations sociales. À l’opposé de ce point de vue, les sociolinguistes revendiquent une approche relevant d’une linguistique qualifiée d’externe (Blanchet, 2007) au sein de laquelle la production de significations ne relève pas tant des unités linguistiques que de l’activation d’un contexte social (Blanchet, 2007, p. 248). De ce point de vue, la langue n’est pas un objet, mais plutôt un concept, et ce qui peut constituer un objet pour la linguistique, ce sont les pratiques linguistiques, langagières, ou encore discursives. Les psycholinguistes font un pas de plus encore en déplaçant la focale sur le texte et en le définissant à l’aune de pratiques sociales qui évaluent et stabilisent les productions textuelles en familles de textes du même genre (Bronckart et al., 1985).

La dimension sociale telle qu’elle est prise en compte dans la recherche ne s’arrête cependant pas aux spécificités sociales du contexte; il s’agissait également de chercher à saisir les différences de dispositions des élèves vis-à-vis de ces tâches relevant de la littératie médiatique (et non seulement du numérique), telles qu’elles ont pu se développer dans les pratiques en dehors de l’école. On sait en effet que dans le domaine de la littératie non médiatique, les enjeux discursifs des documents étant mis à leur disposition à l’école sont souvent opaques pour une partie des élèves, dont les modes de socialisation familiale sont peu connivents de la socialisation scolaire, et qui de ce fait sont peu familiers des pratiques littératiées d’identification de ces enjeux (Delarue-Breton, 2019).

Forte de ces considérations, prises en compte par l’équipe, la tâche 1 a donc évolué, pour aboutir à la version 2, qui est celle ayant fait l’objet du prétest auprès de quelques élèves.

2.1.2. Tâche 1 – version 2 [prétestée]

Pour cette version (voir illustration 2), la transformation de la tâche visant à prendre en compte la dimension sociale du contexte a impliqué de modifier également la sous-compétence visée, et de passer de la sous-compétence dégager les idées principales (des idées secondaires) au sein d’un document médiatique à la sous-compétence extraire l’information pertinente d’un document médiatique.

Illustration 2

Version prétestée[3] (no 2) de la tâche 1

Version prétestée3 (no 2) de la tâche 1

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Dans cette version de la tâche (voir illustration 2), il s’agit pour l’élève d’identifier dans le document, à partir d’une mise en situation, les informations permettant d’expliquer pourquoi Anna ne mange plus de produit d’origine animale. Il s’agit donc d’informations considérées comme pertinentes dans un contexte donné, et non plus en soi, ce qui de ce point de vue, répond à la demande de prise en compte du contexte d’appropriation du document.

Toutefois, si cette nouvelle version de la consigne requérait bien de l’élève un prélèvement d’informations en lien avec un contexte discursif, les caractéristiques du document, constitué d’une vidéo montrant les manipulations animales nécessaires pour fabriquer les bonbons, et d’un article commentant cette vidéo, n’apparaissaient plus comme adaptées. Au dialogue entre les documents (puisque l’un était le commentaire de l’autre) devait en effet se substituer, pour évaluer la compétence des élèves à comprendre pourquoi Anna ne mangeait plus de bonbons gélifiés, la possibilité d’un dialogue – fût-il intérieur et monogéré – entre l’élève et sa prétendue camarade végétalienne. À la nouvelle consigne a donc été associé un nouveau document, constitué d’un article à lire.

2.1.3. Tâche 1 – version 3 [définitive, modifiée à la suite du prétest]

En termes de design de la recherche, cette refonte de l’activité (voir illustration 3) a consisté en un déplacement de focale : centrée d’abord sur le document médiatique, celle-ci s’est recentrée sur l’activité cognitive de l’élève aux prises avec ce document médiatique, d’une part en l’impliquant dans une activité située (ton amie Anna t’envoie cet article) et dans un dialogue avec lui-même (tu lis le document pour te faire ta propre opinion), d’autre part en le contraignant pour réduire le champ des possibles (quelles sont les alternatives à la gélatine de porc ?).

Illustration 3

Version définitive[4] (no 3) de la tâche 1

Version définitive4 (no 3) de la tâche 1

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En effet, si en mathématiques, il est possible de distinguer des procédures ou des savoirs et savoir-faire au niveau élémentaire, et par conséquent de créer des tâches ne mobilisant qu’une procédure destinée à être combinée ensuite dans une activité plus complexe, dans le domaine de la littératie qu’elle soit ou non médiatique, la tâche n’est pas décomposable de manière atomistique. Aussi, la distinction entre les niveaux de complexité de la tâche et la segmentation de ces niveaux en tâches moins complexes (les tâches simplifiées) n’a pas été établie en fonction de types de procédures, mais en fonction du degré de liberté, plus ou moins grand, laissé aux élèves au sein de la tâche. La tâche considérée, que nous avons appelée tâche 1, est une tâche simplifiée dans la mesure où elle contraint l’élève à répondre précisément à la question de l’alternative à la gélatine de porc dans la fabrication des bonbons, autrement dit à prélever un certain type d’informations dans le texte.

La tâche précédemment décrite, tâche 1, a fait l’objet de négociations ayant permis d’aboutir à des déplacements consensuels, c’est-à-dire acceptables par les différentes parties. Cependant, de même que dans une recherche collaborative entre chercheurs et praticiens, dans une recherche pluridisciplinaire, les négociations entre participants doivent également pouvoir faire place au désaccord. C’est sur ce désaccord que nous mettrons l’accent dans la description de l’élaboration de la tâche suivante, une tâche de production médiatique, que nous appelons ici tâche 2.

2.2. Tâche 2 [production médiatique] : présenter l’information par la multimodalisation

2.2.1. Tâche 2 – version 1 [initiale et prétestée]

Les négociations ayant eu lieu concernant cette tâche (voir illustrations 4, 5 et 6) ont porté principalement sur différents points problématiques, tous reliés par les conceptions sous-jacentes de la langue et ses usages. Faute de place, nous ne présentons ici que le premier point, qui concerne la première activité (voir illustrations 4 et 5), où il est demandé à l’élève d’identifier l’image qui correspond le plus fidèlement au contenu du texte proposé. La réponse attendue est la première image proposée dans les choix de réponse de cette version de la tâche, montrant une élève étendue à terre, entourée de livres et cours épars, se tenant la tête entre les mains. On retrouve dans ce point problématique quelque chose des « frottements épistémologiques » de la tâche 1, à travers l’idée d’une seule adéquation possible entre texte et image : ce qui suppose une conception du texte centrée sur un objet principal. La réponse attendue ici exclut en effet le 4e choix de réponse, par exemple, qui représente la note A+ qui apparait en gros plan, entourée sur une copie, qui selon nous illustre tout autant le texte et en particulier ce passage : « à tout prix les notes parfaites », qui nous semble précisément emblématique de l’anxiété de performance.

Ici également, la question de l’image qui représenterait le texte implique une conception du texte dans lequel réside entièrement le sens – ou un choix de ne considérer que cette dimension du texte en soi – et non une conception au sein de laquelle le sens du texte est le produit d’une interaction entre le texte et celui qui le lit.

Illustration 4

Mise en situation de la version initiale et prétestée (no 1) de la tâche 2

Mise en situation de la version initiale et prétestée (no 1) de la tâche 2

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Illustration 5

Partie 1 de la version initiale et prétestée (no 1) de la tâche 2

Partie 1 de la version initiale et prétestée (no 1) de la tâche 2

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Illustration 6

Partie 2 de la version initiale et prétestée (no 1) de la tâche 2

Partie 2 de la version initiale et prétestée (no 1) de la tâche 2

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2.2.2. Tâche 2 – version 2 [modifiée à la suite du prétest]

Dans la mesure où l’objet de cette contribution est de tenter de rendre compte d’une élaboration scientifique multiréférentielle portant sur un objet complexe, il nous apparait important de préciser que ces différences de conceptions sont considérées dans l’approche qui est la nôtre comme étant d’égale dignité : elles correspondent à des sensibilités théoriques différentes, et non à des régimes de vérité différents (elles sont d’égale dignité scientifique), et contribuent toutes deux à l’approche de l’objet dans sa complexité. Une telle approche, qui suppose de laisser ouvertes les deux possibilités, et non de réduire l’une à l’autre, ou de privilégier l’une à l’autre, suppose que les choix méthodologiques qui en découlent soient effectués à partir de considérations qui sont à chercher nécessairement ailleurs. En l’occurrence, la stratégie de révision a consisté à intégrer deux modifications susceptibles de permettre le dépassement de ce problème, sans pour autant arriver à une conception consensuelle de ce qu’est un texte (voir illustration 7) :

  • La première modification a consisté à intégrer les trois questions de la version prétestée (tâche 2, version 1 – voir illustrations 5 et 6), portant l’une sur l’ajout d’images, l’autre sur l’ajout de vidéos, la troisième sur l’ajout de balados en une seule, ce qui permettait d’arrimer la question aux possibilités techniques du logiciel d’enquête, tout en conservant le caractère contraint des choix des élèves.

  • La seconde modification a consisté à supprimer le choix de réponse susceptible de poser problème dans l’approche du texte que l’on peut qualifier d’approche interne : l’image avec le A+ a été remplacée par une autre image, montrant elle aussi une personne jeune, la tête dans les mains, en état de souffrance en lien avec le travail scolaire. On obtient ainsi deux images (choix de réponse 1 et 4 – voir illustration 7) comme réponses acceptables, ce qui maintient l’idée d’un choix possible pour les élèves.

Illustration 7

Version modifiée (no 2) de la tâche 2

Version modifiée (no 2) de la tâche 2

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Dans la mesure où l’on est passé de six choix de réponse à quatre seulement, et que les deux autres montrent respectivement un élève serein devant son ordinateur et une liste d’actions possibles pour remédier à l’anxiété, la marge de manoeuvre de l’élève s’en voit cependant plus contrainte, ce qui coïncide mieux avec la définition de ce qu’est pour nous une tâche simplifiée.

2.2.3. Tâche 2 – version 3 [définitive]

Lorsqu’est venu le temps d’intégrer la version définitive de cette tâche au logiciel Limesurvey, utilisé pour la passation des questionnaires de tâches simplifiées, une limite technique du logiciel nous a contraints à reformuler la consigne, et par le fait même, à déplacer la focale : l’élève ne doit plus « sélectionner les documents qui ajoutent des informations complémentaires visant à… » (voir illustration 7), mais plutôt « indiquer, pour chacun des documents, s’il ajoute des informations complémentaires visant à… » (voir illustration 8). Ce glissement dans la consigne amènera certainement du débat au sein de l’équipe en lien avec la façon d’interpréter cette tâche, ce qu’elle évalue réellement et la façon d’analyser les résultats. Sommes-nous encore dans une sous-compétence de multimodalisation et d’ancrage sémiotique ?

Illustration 8

Version définitive (no 3) de la tâche 2

Version définitive (no 3) de la tâche 2

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3. Partie 3 – Transférer ou transposer ? Un point de vue didactique sur la tâche comme instrument

Que faire de ces tâches à l’école ? Quels bénéfices pédagogiques et didactiques l’institution scolaire et les disciplines enseignées dans nos différents pays pourraient tirer de l’évaluation des compétences médiatiques multimodales observées à l’aune des tâches simplifiées et complexes ? Posée en ces termes, la question de la « transférabilité des résultats » de notre enquête a révélé un dernier ensemble de problèmes dont nous rendons compte dans cette dernière partie; elle a impliqué de préciser ce que les champs de recherche de quatre équipes entendent par « transférer » des savoirs produits par la recherche. Deux options antagonistes se sont dessinées dans une formulation qui n’est pas encore stabilisée, mais que l’on propose sous cette forme.

Une première option considère la transférabilité dans une perspective descendante, des résultats de la recherche vers l’application pédagogique. L’évaluation des compétences s’apparente alors à une enquête menée hors sol, c’est-à-dire hors du contexte scolaire, à la manière des enquêtes PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) qui considèrent ne pas se contenter d’évaluer des apprentissages liés aux programmes scolaires, mais de poursuivre un objectif élargi d’évaluer des compétences à partir de situations considérées comme proches de la vie réelle. Bart et Daunay (2016, p. 28) relèvent que « ce serait même là l’un des principes les plus déterminants du PISA ». Et les auteurs de citer, non sans malice, le texte de l’Organisation de coopération et de développement économiques (1999, p. 13) : « Traditionnellement, les programmes scolaires sont surtout conçus en tant qu’ensembles d’informations et de techniques à maîtriser, et accordent moins d’importance, dans le cadre de chaque matière, à l’acquisition d’aptitudes susceptibles d’être utilisées en général dans la vie d’adulte ».

Une deuxième option, transpositive, considère avec vigilance la situation représentée par la tâche et l’activité que l’adolescent supposé va effectuer dans l’espace dessiné par la tâche. Comme le rappelle Astolfi (2008), des tâches pourtant proches, selon le type de questionnement, peuvent déterminer, pour une même notion, réussite ou échec massif. L’option transpositive considère qu’un objet sémiotique – la tâche en est un, mais aussi le texte informatif numérique, le lien hypertextuel, la recherche documentaire –, dès qu’il quitte une sphère d’activité pour une autre, prend un autre sens. Dès que l’école s’empare d’une tâche, elle la transforme en fonction de visées de développement qui lui sont propres (Schneuwly, 1995, 2001). Le mouvement transpositif qui porte l’objet d’une sphère à l’autre correspond moins à l’idée d’un transfert qu’à celle d’un processus de transformation par lequel un objet sémiotique prend ses significations selon les visées qu’il sert, le contexte dans lequel il est produit. Pour les tâches qui nous occupent ici, cette deuxième option contraint à considérer les adolescents, « sujets de notre expérimentation » comme des élèves disciplinés peu ou prou à des manières de penser, de lire et de produire des textes propres à des disciplines scolaires (Ronveaux et Schneuwly, 2018).

Ces deux options ont nourri la négociation sur la formulation des tâches à plusieurs niveaux et ont révélé trois lieux de tensions : le premier lieu de tension porte sur la part « scolaire » impliquée dans les activités réalisées dans les tâches simplifiées et complexes; le deuxième relève des potentiels « enseignables » identifiés à partir des compétences visées dans les tâches; le troisième questionne la distribution de ces potentiels enseignables dans l’économie d’une progression curriculaire des disciplines scolaires.

Deux présupposés didactiques théoriques peuvent être avancés pour accompagner notre réflexion sur ces tensions. Le premier présupposé considère que l’évaluation des compétences en milieu scolaire implique toujours de prendre en compte le rapport de ces élèves aux savoirs (qui peuvent être des savoirs proprement dits, des notions, des savoir-faire, des savoir-être). Quel que soit leur rapport positif ou négatif à l’école, les élèves sont marqués par la partition disciplinaire des contenus scolaires. Des disciplines forment ces élèves à des manières de faire, de dire, d’écrire et de penser spécifiques à celles-ci. Les élèves abordent une tâche en interprétant ce qu’il y a à faire en fonction de ces manières de faire apprises. Leur implication dans la tâche et leur réussite sont aussi liées à cette capacité à mobiliser le produit de l’école. Le deuxième présupposé considère que tout objet introduit dans l’institution scolaire est transformé par ses usages (Schneuwly, 1995). Les supports multimodaux, qu’ils soient textes ou extraits[5], entendus comme lieux privilégiés d’inscription de la tâche, dès lors qu’ils visent à développer des apprentissages, deviennent instruments et médiateurs d’apprentissages, subissent de profondes modifications et prennent des significations nouvelles dans les disciplines qui les exploitent. Que ces supports soient des unités de communication intégrales ou seulement des fragments de texte, cela aura des effets si ces unités intégrales sont prescrites comme un objet à enseigner dans le curriculum d’un pays déterminé. C’est le cas pour certains de nos pays dont les plans d’études recommandent l’approche communicative par les textes. Dans ce cas précis, on peut s’attendre à ce que les élèves, confrontés à une tâche impliquant de travailler sur un texte intégral, identifient ou pas le projet d’influence de ce dernier, le reconnaissent ou pas comme unité de communication et objet enseigné et produisent peu ou prou une réponse qu’ils pensent adéquate. Il est raisonnable de penser que la « disciplination » dont ils sont les sujets orientera leur activité interprétative (Schneuwly et Ronveaux, sous presse).

3.1. Des tâches simplifiées et complexes « authentiquement » scolaires

Au moment d’imaginer les réactions du lecteur et du scripteur dans les tâches de réception et de production de l’information, nous avons constaté – cela nous a surpris – que nous ne partagions pas l’évidence qu’il s’agissait d’élèves. L’adolescent de notre enquête n’était pas forcément l’apprenant discipliné par l’école et les contenus scolaires. Certains d’entre nous imaginaient un locuteur abstrait, une forme d’archi-lecteur ou d’archi-scripteur, préservé du contexte scolaire, le temps de la passation de l’enquête, tandis que cette passation se déroulait sur le temps scolaire d’une période, dans des plages aménagées exprès, en remplacement d’une discipline. Le sujet de notre enquête était un adolescent en apprentissage, cela tombait sous le sens, mais nous l’imaginions depuis l’extériorité de l’inédit de la tâche. Il fallait penser à une tâche qui lui permit de se libérer de la forme contraignante de l’exercice scolaire. L’on pensait, par le recours à des tâches considérées comme inédites et à partir de contenus thématiques originaux, dessiner un espace de travail qui devait solliciter davantage l’implication de ce sujet.

Or, le repérage d’une compétence par la mise en oeuvre d’activités normées attendues ne permet pas forcément l’identification d’un capital personnel disponible chez les élèves. Suivons l’exemple de Bain (2014) qui déplace la question de l’évaluation des compétences sur l’évaluation du dispositif lui-même et observons ce qui, dans ces deux tâches décrites ci-dessus, rappelle ou non l’exercice scolaire. Nous tentons par cet exercice de reconstituer la part que prend le sujet lecteur ou scripteur ou l’élève, sujet didactique (Daunay, 2016), dans la réalisation de ces tâches.

Ces deux tâches relèvent d’activités de lecture contrastées qui impliquent du repérage d’informations et de la compréhension de texte. La première tâche est ancrée dans une situation de communication privée (Anna, une amie, confie son dégout pour les bonbons à la gélatine), qualifiée d’informelle par certaines d’entre nous, tandis que la deuxième tâche est censée s’exécuter en vue d’informer un collectif scolaire, considérée comme « formelle ». Sur quoi a porté la négociation ? Sur quel élément de contenu mis en avant dans les deux tâches ? La distinction situation formelle et informelle porte sur la fiction décrite pour contextualiser la tâche. Dans les deux cas, en effet, le chapeau descriptif par lequel s’ouvre la tâche invite le sujet, qu’il soit individu ou élève importe peu à ce niveau du raisonnement, à s’imaginer une situation créée de toutes pièces. Se jouant des règles du genre de l’enquête, il rapproche la figure du lecteur d’un personnage fictif, Anna, et d’un collectif tout aussi fictif, les élèves de l’école, auquel est censé appartenir le lecteur. Par l’effet bien connu de la figure de la métalepse du lecteur (Daunay, 2017), la formulation de ces deux tâches rapproche dans un même espace fictionnel les personnages du texte de l’épreuve et le lecteur de cette même épreuve.

On peut se demander quelle plus-value apporte cette figure de la métalepse à l’activité du lecteur, sujet de l’évaluation. Il est légitime de mettre en doute l’effet de la variable thématique sur le caractère formel ou non de l’activité interprétative du lecteur. Laquelle de deux tâches, celle destinée à Anna et celle destinée au collectif d’une classe, semble la moins formelle ? Suffit-il à l’élève discipliné de se représenter la fiction du chapeau pour caractériser la situation de communication représentée par la tâche ? La réponse à ces questions ne relève pas de l’évidence partagée.

Changeons de niveau et imaginons à présent l’adolescent élève, sujet lecteur discipliné par des manières de faire, d’écrire, de penser scolaires. Dans les deux cas, c’est bien des exercices scolaires qu’il est susceptible de reconnaitre. Dans la tâche 1, la lecture du texte envoyé par Anna est orientée par un repérage d’informations, qu’il s’agit de copier et coller dans un cartouche prévu à cet effet, exercice séculaire de contrôle de la lecture à l’école. Dans la tâche 2, l’activité de compléter un texte déjà là par une image et un texte oral implique une activité d’inférence bien connue de l’élève qui consiste à compléter une pertinence par des contenus thématiques du même genre. L’élément pertinent, dans cette manière de considérer la tâche, devient le texte et les caractéristiques qui le définissent du point de vue de la communication (contexte de production, projet d’influence, structure des contenus, textualisation). Le présent exercice d’imaginer ce qu’un élève réalise dans une tâche donnée et d’anticiper par hypothèse ses réponses pour reformuler une tâche reproduit à s’y méprendre le geste professionnel de l’enseignant qui, par le recours à la figure de l’archi-élève (Franck, 2017; Ronveaux, 2014), planifie des tâches et formule des consignes authentiquement scolaires. C’est un des aspects de la modélisation didactique.

3.2. Déterminer et hiérarchiser des enseignables

Le type de compétence, la multimodalisation, visée par la tâche 2 présentée ci-dessus (voir section Tâche 2 [production médiatique] : présenter l’information par la multimodalisation), peut-elle figurer dans la liste des enseignables ? La question comprend un enjeu semblable à celui qu’Astolfi (2008, p. 205), s’interrogeant sur les savoirs enseignables, formulait à propos de la toute nouvelle discipline « Info-documentation ». Quels sont les contenus de savoirs spécifiques impliqués dans ces compétences ? Considérons la situation de communication explicitée dans la tâche. Il s’agit de produire un blogue qui informe, à la destination d’élèves qui se préparent à la rentrée des classes. Sont explicités plusieurs traits définitoires d’un texte compris comme entité de communication : l’enjeu d’influence du texte (informer), les destinataires (des élèves), le temps et le lieu de diffusion du texte. L’activité porte sur l’ajout d’images et de textes oraux à un texte déjà là. Il s’agit donc de compléter le texte par des « morceaux ». On voit bien la difficulté de nommer ces ajouts qui ne sont ni « extraits » ni « illustrations » et qui participent pleinement à la cohérence du texte. Qu’est-ce qu’est censé faire l’élève supposé ? L’enseignable ici prend la forme d’un savoir-lire impliquant divers ordres sémiotiques, ce qui a amené l’équipe à discuter des effets de cette forme sur l’implication des élèves dans la tâche. La proximité d’un contenu thématique avec l’intérêt de l’élève suffit-elle à le motiver ? N’est-ce pas plutôt sa maitrise des procédures scolaires de lecture et la reconnaissance de ces dernières dans les situations décrites dans les tâches qui font la différence ? N’est-ce pas plutôt la disciplination des élèves et l’outillage cognitif qui sont en jeu dans la mise en discours des enseignables ?

C’est aussi la définition même d’un élève compétent qui est posée comme problème : est-ce la compétence à généraliser une procédure apprise pour comprendre le monde ou à secondariser notions, savoir-faire et savoir-être pour communiquer au moyen de ressources langagières multimodales ?

3.3. Disciplinariser la littératie médiatique multimodale ?

Des problèmes persistent à l’issue de ce récit, encore largement informulés dans l’équipe. En nous inspirant de Rey (2006) qui, s’interrogeant sur le texte du savoir professionnel, considère la distribution des contenus d’enseignement sur des échelles temporelles larges, à la mesure du curriculum, comme une compétence professionnelle centrale, nous les avons regroupés en deux séries de questions : la première série porte sur la distribution des contenus dans le temps du curriculum pour toute la génération d’élèves nés au début du millénaire numérique; la deuxième série concerne la ou les disciplines concernées par la mise en discours d’un savoir littéracique multimodal.

La première série de problèmes a surgi dans l’équipe au moment d’étiqueter ces notions multimodales, de définir ces procédures de recherche d’information à l’aune de l’un de nos champs académiques, de caractériser les situations formelles ou informelles. Faut-il se référer aux champs des communications sociales, à la linguistique, à la didactique ? Si l’on parle de curriculum scolaire, faut-il se référer à des savoirs scolaires déjà là auxquels on arrimera les notions nouvelles ? Sur quelles théories du développement assoir une progression de l’enseignement de la littératie multimodale ? L’élargissement des pratiques littératiées relève-t-il d’une innovation en rupture ou d’un approfondissement de pratiques sédimentées ? Le problème se pose bien sûr pour les sujets élèves de 15 ans, un âge charnière pour la plupart de nos pays, mais il se pose aussi à tous les niveaux de transition entre les cycles, pour tous les élèves que l’école est censée « discipliner » selon des contenus distribués dans un ordre raisonné.

La deuxième série de problèmes a émergé assez vite lorsqu’il a fallu considérer les disciplines concernées par les enseignables. Les procédures de recherche documentaire doivent-elles s’enseigner dans une discipline existante, bien installée comme le français, ou dans le cadre d’une discipline plus spécifique comme l’info-documentation en France, par exemple ? Ou ces enseignables requièrent-ils une nouvelle discipline ? Qu’investit-on finalement dans ce numérique, dans ce médiatique multimodal (question de langue et discours, littératie) ? Quelle transversalité vise-t-on pour le multimodal ? Plusieurs d’entre nous s’étaient déjà prononcés pour une position disciplinaire très claire :

Nous nous proposons de mettre de l’avant l’idée que la didactique du français doit s’ouvrir à de nouveaux objets d’enseignement/apprentissage issus des nouvelles pratiques littéraciques en contexte numérique afin de tenir compte tant des évolutions sociotechnologiques de notre époque que d’une épistémologie du savoir qui appelle à repenser les espaces et moyens de communication et d’apprentissage.

Lebrun et al., 2019

Conclusion

Nous avons décrit les problèmes de notre approche pluridisciplinaire en relatant les reformulations (abandon et transformation) négociées des tâches simplifiées et complexes entre plusieurs modèles de compétences multimodales. Nous observons une tendance à orienter notre dispositif de recherche vers deux modèles, l’un, représentationnel, parie sur l’appropriation des propriétés conceptuelles pour comprendre le monde, l’autre, communicationnel, vise à doter les élèves d’instruments langagiers pour communiquer.

La transposition didactique, considérée comme un processus de transformation des savoirs, savoir-faire et savoir-être, conduit l’exploitation du design de la recherche vers une réflexion disciplinaire et une reformulation du concept de compétence intégrable à une progression curriculaire. Les réflexions théoriques de l’équipe sur la conception des tâches scolaires de recherche d’information et de production numérique pour évaluer les compétences en littératie médiatique – elles-mêmes issues d’une réflexion théorique sur l’articulation de ses dimensions cognitive, sémiotique, technique, sociale et pragmatique – ont permis de mettre en lumière l’apport de savoirs multidisciplinaires pour reconceptualiser certains enseignables. Ainsi, le design de la recherche permet de s’interroger sur les objets scolaires (sans que ce soit un objectif en soi), eux-mêmes transformés par des pratiques sociales – par exemple, la lecture et l’écriture de textes, maintenant multimodales, collaboratrices, interactives, numériques, etc. – et leur champ d’application dans les disciplines scolaires concernées. Ainsi, la conception des outils d’évaluation des compétences en littératie médiatique participe à l’instrumentalisation didactique, au remodelage de ses objets et à la disciplinarisation d’enseignables (voir à ce sujet les thèses sur la transposition didactique de Schneuwly et Ronveaux, sous presse). En ce sens, le design de la recherche engage l’équipe LM-Ados dans un processus original de transposition didactique qui repose sur la (re)négociation entre les disciplines contributoires aux objets scolaires afin de tenir compte des transformations sociales de la communication numérique. L’intégration de ces objets reconceptualisés est inséparable d’une réflexion plus globale sur l’instrument, ses usages étant partagés entre tradition et innovation. Cette réflexion devrait alléger la pression mise sur le corps enseignant d’intégrer coute que coute les nouvelles technologies à leur pratique quotidienne.