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Ce numéro thématique présente des travaux associés à la littératie communautaire, soit une forme de littératie qui est de plus en plus explorée et documentée. Plus de la moitié des articles réunis dans ce numéro, soit trois des cinq articles qui le composent, découlent d’un travail de recension de recherches empiriques. Les deux autres articles sont issus d’une enquête de terrain, soit une étude de cas et une recherche diagnostique et développement.

Les personnes autrices réunies dans ce numéro ont pour but d’éclairer la littératie communautaire en contexte médiatique multimodal.

De la littératie à la littératie communautaire

La littératie est souvent conçue aujourd’hui comme une capacité qui intègre des dimensions informationnelle, médiatique, numérique, multimodale et sociale. C’est « la capacité d’une personne, d’un milieu et d’une collectivité à comprendre et à communiquer de l’information par le langage sur différents supports pour participer activement à la société dans différents contextes » (Lacelle et al., 2016). L’idée de capacité est ici comprise dans son acception éthique et se réfère aux possibilités et aux opportunités permettant à une personne ou à une collectivité de se développer. En ce sens, la littératie rejoint la perspective large du développement humain et de l’éducation tout au long de la vie, telle que promue par l’UNESCO (1997).

Ainsi, la littératie dépasse les compétences individuelles de maîtrise du code écrit normé et du traitement de l’information. Elle inclut de telles compétences et, plus largement, elle peut être considérée comme faisant partie des pratiques sociales inséparables des contextes sociaux et culturels d’usage de l’écrit. On peut alors parler de littératie au pluriel, des pratiques de l’écrit (literacy practices) ou des littératies (literacies) (Barton et Hamilton, 1998; Bélisle, 2012; Papen, 2005; Street, 2003), mais aussi de la pluralité du rapport à l’écrit (Bélisle, 2006; Thériault et Bélisle, 2020).

De surcroît, les littératies font désormais appel à des combinaisons de médias, notamment numériques, et de modalités. Elles font intervenir l’entourage, soit quelques personnes, soit un grand nombre de personnes. Elles impliquent des interactions sociales entre les personnes ou groupes et avec des instances. Elles engagent donc aussi des questions d’identité, de relations de pouvoir, d’accès aux ressources, et de rapports à (attitudes, habitudes, dispositions). Ces dimensions des littératies diffèrent et varient dans le temps d’une littératie à l’autre et d’une personne à l’autre, d’un groupe à l’autre, d’un contexte ou univers social à l’autre.

Si les apprentissages associés à la littératie ont initialement été abordés comme une question individuelle, ceux-ci sont également envisagés aujourd’hui comme des enjeux de communauté à partir d’un nouvel objet d’étude : la littératie communautaire (Alvermann et Wilson, 2007; Gee, 2015; Pahl et Burnett, 2013; Ross et al., 2006; Rowsell et Pahl, 2015). Comme toute littératie, la littératie communautaire est définie comme une capacité. Dans plusieurs écrits et politiques publiques récentes, la littératie communautaire est entendue comme la capacité d’une collectivité à mobiliser une diversité d’intervenants, en un système éducatif collaboratif, autour de la personne apprenante (Beauregard et al., 2011; Larivée et Poncelet, 2014; Ross et al., 2006). La vision de la Politique de la réussite éducative, portée par les préoccupations de l’État québécois tant pour les jeunes que pour les adultes, rejoint l’approche de littératie communautaire, au sens où elle promeut des « milieux éducatifs inclusifs, centrés sur la réussite de toutes et de tous, soutenus par leur communauté, qui, ensemble, forment des citoyennes et des citoyens compétents, créatifs, responsables, ouverts à la diversité et pleinement engagés dans la vie sociale, culturelle et économique du Québec » (Ministère de l'Éducation et de l'Enseignement supérieur [MEES], 2017, p. 23). Aussi, cette politique mise sur la complémentarité des actions des réseaux des organismes communautaires, des organismes d’alphabétisation populaire et des institutions oeuvrant en éducation formelle, dite « de base », pour favoriser la réussite éducative des individus (MEES, 2017, p. 18). L’axe 3 de cette politique concerne spécifiquement la communauté, rappelant sa responsabilité dans le soutien aux parents et aux milieux éducatifs tout en insistant sur la nécessité de consolider les liens entre les différents acteurs, afin de favoriser la mise en place d’une véritable communauté éducative (MEES, 2017, p. 68).

Dans le même ordre d’idées, le Conseil supérieur de l’éducation a émis un avis, en 2013, plaidant pour un engagement collectif en faveur du maintien et du rehaussement des compétences en littératie des adultes. Parmi les deux champs de l’action publique retenus pour le rehaussement du niveau de compétences en littératie des adultes, le Conseil suggérait « des actions sur un environnement écrit propice à la mobilisation et au renforcement des compétences des adultes considérés comme faibles lecteurs, inscrits ou non dans une démarche de formation intentionnelle » (Conseil supérieur de l’éducation, 2013, p. 4). Des travaux québécois s’appuyant sur des données empiriques ont montré le rôle que jouent, dans la communauté, la création et l’animation de tels environnements écrits sur le maintien et le rehaussement des compétences à l’écrit des adultes non diplômés (Bélisle, 2007) ou n’ayant pas fréquenté le postsecondaire (Bélisle et al., 2019). En ce sens, le présent numéro interpelle les milieux de recherche ou d’intervention dont les travaux sont menés auprès des organismes culturels ou de la communauté qui ont une mission sociale et qui sont préoccupés par l’éducation à la littératie dans des environnements divers fréquentés par une diversité d’individus et de groupes.

Dans cette veine, l’engagement des organismes culturels ou de la communauté (p. ex., bibliothèques publiques, musées, organismes d’alphabétisation populaire) auprès des publics, jeunes ou adultes, contribue significativement à la littératie communautaire, mais reste peu visible. Le présent numéro donne une visibilité à ces organismes, ainsi qu’aux activités et environnements qu’ils prennent en charge et qui façonnent les littératies et leur apprentissage.

Les articles de ce numéro

Le volume 14 de la Revue de recherche en littératie médiatique multimodale veut rendre compte des connaissances sur la littératie communautaire : les milieux éducatifs actuels, tant scolaires que non scolaires, leurs responsabilités respectives, voire l’interdépendance de leurs actions en matière de littératie, notamment de médiation numérique, ainsi que sur les personnes apprenantes, jeunes ou adultes, qui fréquentent ces milieux. 

Ce volume vise aussi à rendre compte des dispositifs destinés à favoriser une forte collaboration pour agir sur le développement, le maintien et le rehaussement des compétences en littératie de tous les publics et particulièrement des publics en situation de précarité, c’est-à-dire vivant de l’incertitude, de l’insécurité et de l’exclusion. Il vise à susciter une série d’interrogations permettant d’explorer et de circonscrire la nature, la portée, voire les impacts de la littératie communautaire sur la réussite éducative ou la participation sociale.

Dans leur étude, Christine Dufour, Marie D. Martel, Nathalie Lacelle, Samar Kiamé, Laurie-Anne Garneau-Gaudreault et Thomas Poulin analysent le concept de littératie communautaire à partir d’une recension exhaustive de la littérature scientifique sur le sujet. Les personnes autrices montrent notamment que les publics marginalisés et précarisés ont été historiquement associés aux travaux sur la littératie communautaire et aux préoccupations des milieux de recherche et d’intervention pour ces groupes. Cette tendance se trouve dans l’ensemble des contributions du présent numéro : des préoccupations pour les personnes en situation de handicap (Brassard et ses collègues), pour les milieux ruraux dévitalisés (Ouellet) et pour les populations immigrantes (Villemagne et ses collègues), ainsi que des préoccupations d’ordre éthique dans la conduite des recherches auprès de ces marginalisés (Lemieux).

L’étude de Dufour et ses collègues montre aussi, comme celle de Ouellet, que les pratiques et contextes de littératie communautaire se développent et se renforcent à l’échelle locale des groupes et des collectivités. De telles pratiques visent leur émancipation et impliquent les luttes pour la justice sociale et contre les oppressions. De même, cette étude propose une analyse détaillée des définitions de la littératie communautaire (définition socioculturelle, ethnoculturelle, rhétorique et politique, spatiale). Du pluralisme des perspectives disciplinaires et théoriques sur la littératie communautaire se dégage une visée commune : soutenir le développement des littératies des personnes et des groupes, qui est aussi une visée d’ordre éthique et politique.

Comme l’étude de Dufour et ses collègues, celle d’Amélie Lemieux découle d’un travail de recension. Les questions théoriques soulevées par l’autrice en matière d’équité, de diversité, d’inclusion et d’accessibilité à l’enseignement de la littérature avec le numérique posent des balises éthiques incontournables dans la conduite des recherches empiriques en littératie communautaire. À la lecture de l’article de Lemieux, on ne peut s’empêcher de penser aux précautions éthiques en filigrane des recherches rapportées dans le présent numéro. Ces balises sont aussi posées comme une invitation à les prendre en compte dans l’intervention auprès des groupes engagés dans les pratiques et contextes de littératie communautaire, sans qu’il s’agisse de contextes qui impliquent la recherche académique.

Le champ des études sur la littératie communautaire s’intéresse tout d’abord aux contextes autres que scolaires qui contribuent aux compétences ou habiletés en littératie, comme le montre la majorité des articles réunis dans le présent numéro. Cependant, ce champ inclut aussi les travaux sur les contextes scolaires et tente de cerner les contributions de l’enseignement de la littératie. L’étude réalisée par Isabelle Brassard, André C. Moreau, Karine N. Tremblay, Edith Jolicoeur et Judith Beaulieu porte sur l’enseignement de la littératie faisant appel aux technologies numériques auprès d’élèves en situation de handicap ayant une déficience intellectuelle moyenne ou sévère. Leur travail de recension et d’analyse de la littérature scientifique sur le sujet illustre bien qu’un enseignement systématique, explicite et individualisé de la littératie à l’aide des technologies numériques contribue au développement des compétences en littératie chez ces élèves, jeunes comme jeunes adultes.

S’appuyant sur une étude de cas réalisée dans la MRC de L’Islet, Sébastien Ouellet propose un modèle de compréhension de la littératie en milieu rural dévitalisé. Ce modèle permet d’analyser quatre composantes qui jouent sur la littératie dans ce type de milieu : la dévitalisation (et son indice de vitalité économique), la ruralité (et son indice de défavorisation matérielle et sociale), la littératie communautaire (et les niveaux moyens de scolarité et de littératie dans un milieu donné), ainsi que le capital culturel du milieu étudié (associé à l’accès aux infrastructures culturelles). Ce modèle, inspiré de l’approche écosystémique, permet de rendre visibles les enjeux spécifiques auxquels font face les milieux ruraux en matière de littératie (p. ex., éloignement géographique des lieux de formation formelle ou non formelle, et des manifestations culturelles). Ce modèle permet aussi de cibler les pistes d’actions collectives sur lesquelles un milieu peut miser pour relever, avec sa population comme le souligne Ouellet, les défis du rehaussement de la littératie.

Dans leur étude, Karine Villemagne, Anik Meunier, Lucie Sauvé et Justine Daniel expliquent comment une exposition muséale peut contribuer à la francisation des adultes issus de l’immigration récente, mais aussi à leur intégration sociale et culturelle. Cette étude pose des jalons pour l’amélioration de l’exposition en question pour qu’elle interpelle les adultes sur les sujets qui les préoccupent, tout en correspondant aux préoccupations de la société qu’ils et elles intègrent. En ce sens, cette étude montre les potentialités de l’environnement éducatif d’une exposition muséale à la littératie communautaire. L’une de ces potentialités serait de miser sur la complémentarité des artefacts et des informations orales, visuelles et écrites pour améliorer les échanges entre l’équipe d’animation et les adultes en processus de francisation.

Au regard des différentes contributions à ce numéro, on remarque que la majorité des personnes premières autrices (pour quatre des cinq articles) ont principalement oeuvré dans le champ des didactiques et dans le domaine scolaire. Il est vrai que, depuis au moins vingt ans, les recherches en didactique se sont intéressées aux pratiques, notamment de littératie et de littératie médiatique multimodale, en dehors de l’école. En même temps, et souvent dans des contextes de collaboration interdisciplinaire, les recherches en littératie communautaire se sont développées autour de l’ensemble des contextes et environnements qui façonnent les littératies des groupes et des collectivités. Aussi, la lectrice ou le lecteur de ce numéro pourra rester avec l’impression que les littératies et leur apprentissage restent principalement une affaire d’école et des personnes qui l’étudient, entre autres, les didacticiennes et didacticiens. Pourtant, l’école n’occupe qu’une partie relativement courte de la vie humaine et les gens apprennent différentes littératies dès leur plus jeune âge et bien longtemps après leur passage à l’école. Et c’est précisément l’un des enjeux de la littératie communautaire, c’est-à-dire de couvrir toutes les dimensions de la vie et le temps long de la vie, certes sans exclure la vie scolaire, mais en la dépassant largement. C’est un peu comme si une division du travail scientifique sur la littératie communautaire s’est opérée (semble-t-il dans ce numéro et peut-être dans les travaux québécois sur le sujet) et qu’une large part de ce travail était entrepris, pour le moment, par les personnes didacticiennes, implicitement jugées aptes à étudier les questions de lecture et d’écriture chez les enfants, les jeunes ou les adultes. En ce sens, le présent numéro est aussi une invitation à renforcer les collaborations interdisciplinaires, mais aussi les capacités de disciplines et de groupes de recherche dont les travaux apportent leur éclairage propre sur la littératie communautaire.

Enfin, on observe que trois des articles du présent numéro sont issus d’un travail de recension. Il semble que ces contributions découlent d’une volonté d’exposer un état des connaissances, comme pour faire un bilan sur la littératie communautaire (Dufour et ses collègues) ou des sujets qui lui sont associés (Brassard et ses collègues et Lemieux). En y regardant de plus près, on observe que les travaux recensés et exposés dans ces articles ont été très majoritairement publiés en anglais. Cette observation laisse penser que les travaux empiriques sur la littératie communautaire tardent à percer dans les milieux francophones, notamment au Québec, et que, par conséquent, tout un champ de recherches et de collaborations reste à défricher.