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Introduction

Entre février 2016 et mai 2019, j’ai conduit une enquête à Riyad sur les usages du smartphone par les Saoudiennes (48 questionnaires en ligne et 32 entrevues). Je ne soupçonnais pas à quel point ce terrain, sensible, bousculerait mon rapport à l’activité scientifique. Rien ne me prédestinait à ce terrain si ce n’était une aventure familiale. Mon conjoint y était expatrié pour quatre ans et j’y avais vu l’opportunité d’un choix de terrain dans le cadre d’une recherche sur le patrimoine numérisé[1] qui se solda par un projet plus personnel sur les usages expressifs et identitaires du mobile connecté.

Au moment où j’ai réalisé mon enquête, les étrangers admis étaient uniquement les travailleurs expatriés, les musulmans se rendant aux pèlerinages à la Mecque et les visiteurs invités[2]. Avec un visa de résidente, je pensais assurément pouvoir jouir d’une situation privilégiée : me dérober à l’administration et observer à la cantonade. J’y ai fait plusieurs séjours entre 2015 et 2017 et y ai résidé de 2017 à 2019, expérimentant de plein fouet un certain nombre de transformations sociétales.

Si je ne doutais pas que l’Arabie faisait l’objet d’une image caricaturale et écornée par les médias occidentaux et que cette simplification devait probablement au déficit de sciences sociales dont elle souffrait (Burgat, 2003), je n’en avais pas moins sous-estimé son caractère impénétrable, énigmatique (Ménoret, 2003). Or j’entrepris ce terrain en ignorant tout ou presque de la « saoudologie » (Ménoret, 2003), l’étude de la société saoudienne. Pour autant, si cette méconnaissance me conduisit à certains ratés (Stavo-Debauge, Roca i Escoda, & Hummel, 2017), ces derniers n’en produisirent pas pas moins des vertus heuristiques (Bourdeloie, 2019).

Compte tenu du poids des normes de genre, religieuses et sociales dominantes (Le Renard, 2011a, 2011b) en Arabie saoudite – notamment en ce qui a trait au rapport à l’espace (sexué) et aux mobilités –, mon enquête à Riyad a supposé, de bout en bout, des précautions spécifiques et, après coup, un protocole d’enquête peu canonique (Bouillon, Fresia, & Tallio, 2005). Sur ce terrain, mon type occidental, mes traits biologiques ou identitaires tels que mon âge, mon sexe ou genre et mon prénom chrétien, ont constitué tantôt un privilège, tantôt un discrédit. Privilège car mon extériorité en tant qu’Européenne résidant dans un quartier « protégé » de Riyad[3] m’a permis de recueillir des confidences des enquêtées qui ne m’auraient sans doute jamais été rapportées si j’avais été Saoudienne, voire Arabe. En un mot, si j’avais été une native, une insider. Car être Arabe en terre arabe, c’est être assimilée à la « clique » (Olivier de Sardan, 1995) des Arabes, appartenir à un groupe culturel (Müller, 2015), ce qui implique de se livrer à certains types de comportements et d’obligations sociales et religieuses, et encore plus pour une femme (Altorki, 1988; Sawaf, 2017). J’y reviendrai.

D’un autre côté, mes caractéristiques ont été source de discrédit. Ma position d’outsider m’a conduite à des maladresses (Ménoret, 2016) et des déconvenues avec des enquêtées qui m’ont dominée. C’est moi qui ai fait les frais des rapports de pouvoir induits par le dispositif d’enquête (Clair, 2016). Semé d’embûches et ceint par un climat oppressant, ce terrain m’a affectée et m’a poussée dans mes retranchements. Étudiant un terrain socialement et culturellement distant, j’ai bravé de nombreuses résistances qui m’ont incitée à développer un travail de réflexivité. Ce sont ces relations d’enquête et les implicites qu’elles trahissent que j’interroge ici selon un positionnement féministe qui repose sur une dénonciation des inégalités structurelles entre hommes et femmes et visant à dépasser les biais androcentriques parfois constitutifs de la pratique anthropologique. Ancré dans la théorie des savoirs situés selon laquelle tout savoir, impur et subjectif, est élaboré depuis un point de vue et une inscription dans le monde social (Harding, 1993), ce positionnement conçoit surtout le genre comme un rapport de pouvoir (Clair, 2016).

Ce travail est le récit d’une enquête sur un terrain éprouvant qui a mis à l’épreuve ma qualité d’ethnographe[4] et interrogé les relations d’enquête en tant que rapport social à géométrie variable. Ayant toujours étudié des catégories « minorisées », ce fut la première fois que j’étais méthodologiquement confrontée à un nouveau problème : m’imposer à des « imposants », ici des personnes dominantes économiquement, sans maîtriser leurs codes (Chamboredon, Pavis, Surdez, & Willemez, 1994). Cet écueil fait notamment l’objet de la première partie qui s’attache à montrer dans quelle mesure ma posture d’Occidentale a été un frein pour penser l’objet et investir le terrain. Je montre ensuite que cette posture, que je pensais premièrement avantageuse – au mieux par candeur, au pire par ethnocentrisme –, a été à double tranchant. Dans une certaine mesure, elle m’a conféré un « privilège blanc » (McIntosh, 1988) qui m’a permis l’accès aux enquêtées et le recueil de confidences transgressives (deuxième partie). De l’autre, elle m’a reléguée à ma position d’outsider, faisant de moi plutôt un objet redouté qu’une alliée bienvenue (troisième partie).

Comment être « prise » sur un terrain « opaque »?

Comment être « prise »[5] (Favret-Saada, 2009) sur un terrain faisant fi d’inconditionnels droits de la personne? Je me suis demandée comment trouver ma place dans cette société qui bafoue le droit à l’émancipation avec son système de tutorat et de parrainage plaçant les Saoudiennes ou étrangères mariées à un Saoudien sous la tutelle d’un tuteur (mahram) – le plus souvent l’époux, le père ou frère – et les étrangères sous celle d’un kafeel (sponsor), souvent l’entreprise, la famille ou l’organisation pour laquelle elles travaillent, ou par lesquelles le conjoint est employé. En occupant ce terrain, je m’interrogeais : ne faisais-je pas acte de complaisance avec les dominants? Cette profonde immersion pourrait faire peser sur moi la menace du syndrome de Stockholm. Je risquerais alors d’échouer dans mon combat féministe. À la fois, je me demandais si, en appréhendant le terrain à l’aune de mes normes et valeurs occidentalistes, celui-ci ne risquait pas de m’échapper, tant sur le plan conceptuel que sur le plan méthodologique.

Exotiser l’objet : un travers de l’outsider

Ethnographe occidentale, non-Arabe, j’étais une outsider[6]. Il ne faut cependant pas déduire de cette catégorie une quelconque normativité ou présupposer que cette extériorité engendrerait plus d’« objectivité » (Müller, 2015). Inversement, il ne faut pas non plus l’associer à un désavantage pour le chercheur et considérer le fait d’être natif comme un privilège pour observer l’objet (Narayan, 1993). Contestable et contestée, cette catégorie ne va pas de soi (Müller, 2015), car elle suppose l’idée de « frontières clairement identifiables qui séparent le ‘dehors’ du ‘dedans’ » (paragr. 4). Elle incarne par ailleurs une « identité monolithique » (Müller, 2015, paragr. 20) des outsiders et insiders. En recourant à cette partition, il ne s’agit pourtant pas d’essentialiser ces frontières et d’homogénéiser une culture par rapport à une autre, mais de reconnaître la légitimité de cette distinction du point de vue des populations, des « acteurs sociaux » (Kanafani & Sawaf, 2017; Müller, 2015). Cette distinction semble bien épistémologiquement fondée (Müller, 2015).

Allochtone, j’allais sur un terrain inconnu et reconnu comme peu perméable aux Occidentaux (Al Lily, 2016). Car si l’urbanisation et la consommation de masse ont, dans une certaine mesure, atténué « les frontières sociales et symboliques entre citoyens et étrangers » (Thiollet, 2010, p. 90), la ségrégation n’y est pas moins structurellement organisée. Ainsi, les discriminations – entre non-Saoudiens et Saoudiens, puis entre migrants du sous-continent indien ou de la Corne de l’Afrique et Occidentaux (dits « expatriés », selon une connotation qui révèle une position dominante (Cosquer, 2019) – y sont normalisées. Or ces contraintes ségrégationnistes institutionnalisées, notamment en matière de genre (p. ex. l’interdiction de conduire[7], l’obligation de porter l’abāya[8] quand je réalisais l’enquête), me pesaient. De vraies « lignes de division » (Bizeul, 2007, p. 75) me séparaient des enquêtées en termes de classe sociale, d’obédience, de culture, d’identité, de valeurs et de langue; j’avais appris l’arabe égyptien, mais ne le maîtrisais pas suffisamment pour la conduite des entrevues et ai donc le plus souvent tu cette compétence. A posteriori, je réalisai cependant que les barrières étaient plus que linguistiques ou géographiques.

De France, je m’intéressais à un sujet peu saisissable quand on n’a pas été confrontée à la société saoudienne. Dans la phase exploratoire, je travaillai avec une collaboratrice stagiaire arabisante marocaine[9] dont le rôle consistait surtout à lire les sources en arabe, à m’assister dans le recrutement d’enquêtées et à conduire des entrevues préliminaires par appel vidéo; elle en réalisa six de cette façon, les 26 autres étant exécutées par mes soins à Riyad.

Sa position était fort délicate dans la mesure où la figure d’une Marocaine en Arabie est associée à celle d’une « putain », cliché qui doit à l’émigration de nombreuses Marocaines souvent seules qui, faute d’emploi, sont accusées d’alimenter les réseaux de prostitution (Berriane, 2017). En plus de donner aux enquêtées le « gage » de la légitimité (Boumaza & Campana, 2007), la stagiaire dut justifier sa collaboration à cette recherche auprès de ses proches. Le sujet de la recherche posait en effet question, et pas seulement pour elle. Dans sa formulation d’abord, car en étudiant les Saoudiennes, il ciblait une « nationalité ». Il interrogeait ainsi mon positionnement ou ancrage. Ne contribuais-je pas là à « exotiser » l’Autre (Müller, 2015)? À mettre trop de distance avec cet « objet »? Forte de mon autorité d’observatrice scientifique étrangère, tout laissait à penser que j’établissais un partage entre le moi, chercheure, et les enquêtées, cet « ailleurs » (Müller, 2015). Si cette distance répondait sans doute à la règle « de l’altérité radicale de l’objet anthropologique » (Müller, 2015), au demeurant dépassée aujourd’hui, on pouvait néanmoins se demander si cette mise à distance n’était pas une façon de faire des enquêtées des subalternes (Müller, 2015). En se focalisant sur la catégorie « femmes », on pouvait aussi m’accuser de « renforcer un binarisme essentialisant » (de Gasquet, 2015, paragr. 2), de consolider encore plus la dichotomie entre le masculin et le féminin et de faire ainsi le jeu de la ségrégation de genre que je souhaitais pourtant combattre. La formulation du sujet ne faisait en effet que révéler les caractéristiques d’une société racisée dans laquelle les groupes sont définis selon un rapport social de race, discriminés en fonction de cette assignation et hiérarchisés entre Saoudiens et non-Saoudiens et, parmi eux, entre migrants dominés et dominants. En conséquence, le terrain me contraignait à reconduire les stratifications raciales et genrées et à agir, en quelque sorte, dans l’intérêt de ce système. Ces questions et observations étaient légitimes et devaient donc être mobilisées comme outils de réflexivité pour favoriser une « objectivité forte » (Harding, 1993), consistant à prendre acte du fait que toute production de savoir est subjectivement située.

C’est surtout ma collaboratrice qui, probablement du fait de sa nationalité marocaine et de son âge (22 ans), fit les frais de son implication dans cette recherche. Plus que moi, elle fut assaillie de questions et de recommandations à propos de moeurs ou de sécurité. De toute évidence, l’objet de la recherche n’était pas inoffensif. Il nous plongeait en terre inconnue et nous reléguait à notre extériorité comme en témoignent les propos de Maram[10] :

Notre culture est rude, je parle de la culture des Saoudiens; le peuple saoudien est un peuple renfermé sur lui-même; il n’accède pas aux autres cultures et il n’autorise pas les autres cultures [à] y entrer […] j’ai une question pour vous : avez-vous déjà entendu parler de la culture des Saoudiens ou avez-vous approfondi vos connaissances par rapport à cette culture? […] Je pense que vous ne savez même pas où se trouve l’Arabie Saoudite, c’est-à-dire vous savez que c’est un pays arabe […], c’est vrai ou faux?

Entrevue en arabe de France par appel vidéo, Maram, étudiante, 22 ans, 20/4/2016[11]

Au fond, ces paroles faisaient sens. Elles révélaient une certaine « exotisation » de l’objet de la recherche et possiblement un « malaise » : du côté saoudien, une gêne d’être observées par une Occidentale qui pourrait conforter un portrait déjà peu flatteur; de France, je sentais de mes proches, même dans le monde académique, un embarras à s’intéresser à ce pays qui, au moment où j’entamais ma recherche, en 2015, souffrait d’une image abominable en matière de droits de la personne, notamment à l’endroit des femmes. Un temps inversé du fait des mesures d’ouverture culturelle et économique déployées par le prince héritier Mohammed ben Salmane dans le cadre de son plan Vision 2030[12], cette image fut finalement de nouveau ternie après l’affaire Khashoggi d’octobre 2018. Je dus résister à la tentation du fantasme, des rumeurs et du dénigrement susceptibles d’obstruer ma démarche de recherche; l’Arabie saoudite ne se limitait pas à son rigorisme religieux incarné par le wahhabisme[13] et l’absolutisme. Entre ces extrêmes, « la société saoudienne connai[ssait] un nombre infini de variations, de gradations et d’attitudes possibles » (Ménoret, 2003, p. 14), comme en atteste cette ethnographie.

L’accès aux enquêtées : une rude épreuve

À l’évidence, j’avais sous-estimé les enjeux de ce terrain « miné » (Albera, 2001) car susceptible de constituer une menace pour la collecte, la détention et la diffusion des données de la recherche (Renzetti & Lee, 1993). Ces risques pesèrent dans tout le processus même si la plus grande difficulté résida dans la question de l’immersion et des premiers faux pas liés à la nature du terrain. L’attente avant d’être plongée dans l’enquête me fit parfois penser à l’étude de l’anthropologue Ménoret (2016) qui, pourtant parfaitement arabisant, raconte ses quatre années exclusives passées à enquêter pour décrypter les enjeux de la jeune société saoudienne masculine ou de Sawaf (2017) qui expose ses premières déceptions du travail de terrain. L’enquête subit ainsi maints déboires et rebondissements : de nombreuses informatrices se dérobèrent, esquivèrent, annulèrent, reportèrent puis abandonnèrent.

J’obtins les premiers contacts en collaborant avec le département français d’un campus universitaire féminin[14], avec l’Alliance française de Riyad et une entreprise française. Je décrochai ensuite des entrevues par effet boule de neige. Je n’en luttai pas moins jusqu’au bout, l’étude de cette société constituant un vrai défi pour une Occidentale (Al Lily, 2016). Extérieure à la société, je fus bien en peine de me plonger dans cette enquête. La confrontation sociale et culturelle était rude et je peinais pour atteindre les enquêtées. Il fallut me décentrer et revoir mes vieux principes canoniques (Bouillon et al., 2005).

Selon mes pratiques universitaires traditionnelles, j’avais contacté, sans succès, les informatrices par courriel. En réalité, ces refus étaient aussi un résultat : la communication par courriel étant très formelle en Arabie saoudite, ce mode de contact me « déclassait », me décrédibilisait. En y recourant, je me tenais trop à distance des enquêtées : culturelle et sociale. J’avais une vision intellectualiste de ma pratique qui risquait de me placer en position de supériorité (Bourdieu, 2003) et pouvait s’interpréter comme un manque d’empathie : je ne savais pas m’identifier à elles. Or pour gagner la confiance des enquêtées, je devais les prendre au sérieux (Favret-Saada, 2009). Cette première leçon me relégua à mon étrangeté au milieu étudié. Ce premier faux pas n’en fut pas moins bénéfique sur un plan méthodologique : il me rapprocha de mon objet.

Des contacts locaux me suggérèrent ensuite de les approcher par WhatsApp, application populaire. Les réponses fusèrent. Ce n’était qu’un premier pas. La plupart des informatrices avaient certes immédiatement répondu, mais souvent de façon instantanée et pulsionnelle, et ces messages ne signifiaient pas une acceptation. J’échangeai aussi souvent avec des « informatrices » sans aucune entrevue à la clé; non pas en vain, car ces messages livraient d’excellentes informations, ne serait-ce que par l’usage d’émoticônes (fleurs, coeurs, signes de main en position de prière, visages expressifs, etc.) ou celui de la photographie de profil.

En France, sauf rare exception, j’avais toujours réalisé mes entrevues au domicile des enquêtées, puissant indice de l’univers social de rattachement. Mais à Riyad, seule une informatrice (sur 32) me reçut chez elle. Lorsque j’essayai d’en comprendre les raisons auprès d’amis saoudiens, l’hypothèse abonda dans le même sens : ma présence serait douteuse et sujette à discussions; la famille (la plupart des informatrices interrogées vivaient encore chez leurs parents) pourrait craindre une mauvaise influence.

Les enquêtées choisissaient plutôt de réaliser les entrevues dans des espaces généralement chics, non mixtes ou avec une « mixité aménagée » (cafés, hôtels, sociétés, Alliance française…), qui ne s’en révélaient pas moins « lourd[s] de sens social » (Pinçon & Pinçon-Charlot, 1991, p. 129). Je préférais me rendre en ville, mais plusieurs faisaient le choix du quartier diplomatique – une sorte de compound s’étendant sur une vingtaine de kilomètres carrés qui héberge essentiellement des ambassades, des entreprises, hôtels et logements pour diplomates, expatriés et Saoudiens dits VIP – pour y trouver un havre d’Occident qui, détourné du joug sociétal, permettait plus de laisser-aller dans l’affublement (à l’occidentale, sans voile, voire sans abāya, etc.), et de se déplacer (à pied par exemple ou à vélo). A contrario, l’architecture de Riyad ne facilite pas la pratique ethnographique d’autant plus que je devais recourir à des chauffeurs au moment où je réalisai l’enquête. Bien que pesantes dans une mégapole souvent embouteillée et vivant au rythme des prières, mes mobilités n’en furent pas moins une façon de participer à l’ethnographie (Sawaf, 2017), et à faire du terrain autrement (Sawaf, 2017).

Les faveurs d’être une ethnographe occidentale en Arabie saoudite

Constitutifs de la relation d’enquête, les rapports de pouvoir se jouèrent ici sur les deux tableaux : universitaire blanche occidentale, je jouissais d’un statut privilégié (être professeure est prestigieux en Arabie saoudite); j’avais la liberté de me dérober à certaines normes. Pour autant, ma typification occidentale me servit autant qu’elle me piégea.

Ma complaisance avec le monde occidental

Plus qu’une méthode, l’enquête de terrain est aussi un processus de socialisation qui peut révéler les spécificités du genre, voire de la race ou de la classe, comme rapport social (Le Renard, 2010). Altorki (1988), une anthropologue arabe qui a travaillé en Arabie saoudite, raconte ainsi comment le fait d’être « indigène » à la société étudiée, Djeddah, l’a avantagée pour se familiariser avec le terrain et se l’approprier, mais l’a aussi exposée à des difficultés. Arabe sur une terre arabe (Altorki, 1988), non mariée, elle était contrainte dans ses choix d’enquête : elle ne pouvait se déplacer librement et devait limiter ses interactions avec les hommes. En comparaison, Le Renard (2010), occidentale, fait cas des écueils qui ont obstrué son enquête en termes de statut « racial », genré et identitaire. Sa « typification occidentale » (Le Renard, 2010) a conditionné la relation d’enquête et l’a amenée à acquérir des compétences spécifiques au gré des situations. Ma situation était semblable sauf que je ne maîtrisais pas assez l’arabe. Mes caractéristiques m’apportaient certains bénéfices épistémiques, non tant dans celui d’être une femme – un inévitable prérequis – que celui d’être blanche. Je n’aurais pas eu les mêmes « chances » ni les mêmes relations d’enquête en tant que migrante issue d’une terre dominée. En même temps, cette forme de domination reste à nuancer car la plupart de mes enquêtées, de classe supérieure, n’étaient pas des groupes minorisés. En comparaison, j’étais économiquement vulnérable (dans un contexte proche concernant la blanchité à Abu Dhabi, voir Cosquer, 2019). Et, au fond, je n’avais pas non plus de « privilège de race », car bien que l’Arabie saoudite ait subi l’influence de puissances étrangères (Al-Rasheed, 2013), elle n’a pas été colonisée. Elle jouit par ailleurs d’une forte identité nationale qui résulte d’un modèle « politique et social fondé sur une définition exclusive, ethnique et religieuse de la ‘nation’ » (Thiollet, 2010, p. 90), dans lequel la notion de codes d’honneur (sharaf), organisée autour d’une culture de la fierté ou de la honte, est centrale (Al Lily, 2016). Il y est très mal venu de critiquer la société et ses normes et toute tentative en ce sens peut ruiner une réputation (Al Lily, 2016).

Dans une certaine mesure, ma blanchité constitua donc un privilège épistémique et mon sexe/genre un prérequis, catégories sociales qui, imbriquées, me classèrent dans une classe de sexe à part, en tout cas pas dans celle qui divise celles de la société saoudienne. Ce « troisième sexe » me permit de me soustraire au poids des normes religieuses, traditionnelles, institutionnelles qui incombent aux Saoudiennes : je n’avais pas de voile[15], portais plus librement l’abāya et pouvais me déplacer visiblement sans subir les foudres de regards éhontés : « Je pense que c’est plus commode pour les non-Saoudiennes non…? Parce que tu n’es pas exposée aux autres […]. Tu peux être comme tu es en France, sans avoir de problèmes » (Arij, 39 ans, chargée de projet, bac +4, 24/4/2016).

Résidant à Riyad temporairement, je n’étais qu’une « membre périphérique et occasionnel[le], capable de détachement » (Bizeul, 2007, p. 75), alors que mes enquêtées avaient rarement la possibilité de changer de vie (Bizeul, 2007). Européenne, j’incarnais des valeurs d’émancipation qui invitaient les langues à se délier et les inhibitions à se lever. Mes compétences linguistiques m’astreignaient à certaines rencontres plutôt qu’à d’autres[16]. Assimilée à la « clique » (Olivier de Sardan, 1995) des Occidentaux et ipso facto limitée par mes réseaux, j’étais confrontée au biais de l’« enclicage » (Olivier de Sardan, 1995). En effet, si l’anglais, auquel les Saoudiens sont exposés depuis leur plus jeune âge, est bien implanté dans la société et couramment pratiqué, sa maîtrise n’en reste pas moins réservée aux fractions les plus éduquées et occidentalisées. Les Riyadiennes que j’ai rencontrées constituaient donc un échantillon sélectif, voire électif, puisque j’ai même interrogé quelques princesses, des Al-Saud. J’opérais de fait une forme de sélection sociale.

J’essuyai de nombreux refus : je ne réalisai par exemple que six entrevues sur les trente-deux étudiantes initialement disposées; que huit sur la trentaine d’apprenantes démarchée à l’Alliance française, que deux sur les quatre de l’entreprise X initialement volontaires... L’entrevue avait un prix : celles qui l’acceptaient attendaient de recevoir en retour. L’une me demanda par exemple de lui dresser le profil de sa personnalité. Plus généralement, les enquêtées visaient surtout à redorer le blason de l’Arabie saoudite ou, au contraire, à le salir un peu plus. Celles qui s’inscrivaient dans le premier camp cherchaient à répandre leur discours (Ménoret, 2016), à l’exemple de Ghada qui souhaita me rencontrer pour réhabiliter le désastreux portrait arrimé à l’Arabie saoudite :

En fait, c’est une des raisons pour lesquelles je souhaitais te rencontrer. […] Je veux que les gens sachent dans le monde que vivre en Arabie saoudite, oui c’est difficile, mais que ce n’est pas comme ce qu’ils imaginent

26 ans, bac +5, cadre/chef de projet, 13/2/2017

Celles qui se situaient dans le deuxième camp consentaient, quant à elles, à l’entrevue pour médire de la société. Dans un royaume où la parole n’est pas libre, où les dissidents sont muselés, où la scène politique est inexistante – si ce n’est sur les réseaux socio-numériques – les Saoudiennes qui critiquent la société m’accordèrent une confiance généralement réservée aux fratries ou aux (rares) amies intimes; la prise ensemble de selfies en fut un indice : elles avaient l’assurance que je ne les partagerais pas en ligne. En attestèrent aussi les pratiques déviantes auxquelles certaines se livraient et et qu’elles me confiaient à dessein quand les autres les taisaient, ayant appris à brider leurs discours (« on nous a appris à être invisibles », expliqua Reem [38 ans, bac +3, coach]). Ça n’a été qu’après plusieurs échanges avec Halla[17] (32 ans, bac +3, en recherche d’emploi) que je compris que j’étais l’unique personne avec laquelle elle épanchait ses convictions – par exemple contre le port du voile ou les discriminations de genre au sein de l’espace domestique – inavouables, même à son mari, les normes sociales et de genre pénétrant les foyers jusque dans leurs confins (Al Lily, 2016). Car si les membres d’une famille nucléaire se côtoient, cette mixité reste cependant relative et conditionnée par le milieu social et l’origine tribale. Les espaces privés restent quoiqu’il arrive ségrégués à l’occasion de réceptions[18] (Le Renard, 2011a). Or seuls ces espaces d’homosocialité (Le Renard, 2011b) assurent une éventuelle réalisation de soi, une libération des identités. Seuls ces espaces autorisent, et encore sous bien des réserves, l’expression de pensées ou actes que la société considérerait comme « déviants ». Ma classe de sexe était donc là un atout que consolidait ma typification européenne indéniablement attractive.

Mon occidentalisme au service des enquêtées

Ma lutte pour trouver de nouvelles informatrices me conduisit à faire d’heureuses rencontres comme celle de Rafif (27 ans, bac +3) qui, en tant que social media activator, promut ma recherche en direct sur Snapchat. À la suite de ses snaps soutenant ma recherche, je reçus plusieurs messages s’avérant finalement douteux. Dans une société qui enjoint à dissimuler l’intime, quels intérêts pouvait-on effectivement trouver à répondre à mon enquête? Parler de ses usages du smartphone, c’est se démasquer, mettre à jour d’autres facettes identitaires de soi, des pratiques interdites et invisibles dans les espaces sociaux traditionnels. En fait, ce ne fut pas ma recherche qui intéressa, mais mon occidentalisme qui me piégea. Outre quelques hommes qui me contactèrent et auxquels je ne donnai pas suite, deux messages WhatsApp se révélèrent insistants. Le premier, teinté de pessimisme et de désespoir, était une sorte d’appel à l’aide d’une Saoudienne isolée, à la recherche d’ouverture, voire d’escapade :

Je suis d’Arabie saoudite [information précisée car son WhatsApp est un numéro anglais pour se protéger d’hommes possiblement mal intentionnés]. […]) Je suis seule ici […]. Je n’ai jamais été à l’étranger […]. Si seulement je pouvais voyager un jour à l’étranger et rencontrer des gens de différentes cultures

Manna, 30 ans, bac +3, enseignante d’anglais, 11/4/2017

L’entrevue plus tard me confirma sa situation : Manna me fit part de son besoin de passeport pour voyager – son père était décédé et son tuteur, son frère, refusait d’effectuer toute démarche en ce sens[19] – et me sollicita indirectement, à mon grand désespoir. Impuissante, j’eus le sentiment de trahir mon positionnement féministe (de Gasquet, 2015). Ma seule compensation fut de l’aider à décrocher son permis de conduire.

Le second provint d’une autre Saoudienne (Naïlah, 36 ans, chargée de projet) qui m’approcha pour me rencontrer. Son enthousiasme m’interrogea. L’entrevue n’ayant pu se réaliser immédiatement. Elle me relança plusieurs semaines plus tard, par message audio, dans un anglais parfait. Son objectif était clair : créer un nouveau « business », un centre d’arts et de loisirs pour femmes. Elle souhaitait que je l’aide à implanter son projet et à recruter des natives francophones. La situation s’était alors inversée. L’ethnographe que j’étais devenait l’informatrice. Je l’appuyai autant que je pus. L’entrevue fut par contre irréalisable : Naïlah prétexta être un mauvais sujet d’enquête. Elle m’indiqua toutefois pouvoir m’aider à rencontrer d’autres femmes dans le lieu innovant qu’elle avait créé.

Même impasse pour la seconde entrevue prévue avec Rafif qui avait activement mis en avant ma recherche. Gérant les comptes socio-numériques d’entreprises, je l’avais de nouveau sollicitée pour me tenir à jour des applications mobiles en vogue. Après une dizaine de messages échangés, une date convenue puis un report de date, Rafif ne se manifesta finalement que pour me demander l’enregistrement de notre première entrevue. De son côté, elle ne me transmit jamais les snaps videos que je lui avais réclamés. Le contrat tacite était ou rompu, ou reconfiguré. On se servait de moi autant que je me servais des enquêtées. Le « cynisme » qui consiste à faire carrière sur le dos des enquêtées (Clair, 2016) s’était retourné contre moi; « nouvelle version de l’arroseur arrosé » (Pinçon & Pinçon-Charlot, 1991, p. 130).

Être une outsider : le problème de la distance

Mon « extériorité » me rendait suspecte, menaçante et pas vraiment « amie » avec ce pays qui m’avait accueillie. Ma position académique et ma présence comme observatrice européenne étaient imposantes (Ménoret, 2016), bien que le fait de conduire les entretiens dans une autre langue que l’arabe me rendait plus à l’abri de soupçons d’espionnage (Ménoret, 2016). Tangible, la distance sociale et culturelle qui me séparait de mon objet ne favorisait pas les « affinités ethnographiques » (Müller, 2015). Je peinais à m’engager, surtout dans les débuts d’enquête, et pâtissais de n’avoir pas su mettre « suffisamment à distance ma pensée et ma pratique indigènes » (Bourdieu, 2003, p. 51).

Un déficit d’engagement

Occidentale vivant majoritairement aux côtés d’Occidentaux avec lesquels j’étais « confinée », j’étais effectivement extérieure à la société dans mes rapports à l’espace, aux mobilités et aux socialisations, si ce n’est à ses coutumes et traditions. En amont, mon extériorité se rappelait déjà à moi. Mon questionnaire et ma grille d’entrevue devaient être passés au crible : il était impossible de proposer plusieurs options en termes d’orientation sexuelle ou conjugale : on est cisgenre (l’identité de genre « colle » nécessairement à son sexe), musulmane (embrasser une autre religion serait un signe d’apostasie), hétérosexuelle, célibataire, c’est-à-dire pas encore mariée; le célibat est un statut pérenne inenvisageable, car dévalorisé et déprécié, surtout pour une femme pour laquelle il est non seulement mal vu de vivre seule, mais aussi de se dispenser de son « rôle naturel » de génitrice. Mise à l’épreuve sur le terrain, ma grille d’entrevue dut être modifiée. Mon dispositif méthodologique me renvoyait à mon ethnocentrisme culturel et intellectuel : j’appréhendais tout donné culturel au regard de formes d’intellection produites dans ma propre culture. Il me fut difficile de m’immerger dans des codes qui n’étaient pas les miens.

Il est probablement plus malaisé de s’engager lorsqu’on est extérieure à la société étudiée et plus délicat de se « laisser affecter » (Favret-Saada, 2009, p. 146) quand les observations étudiées ne font pas écho à notre propre histoire (Naudier & Simonet, 2011); plus délicat de s’approprier de telles situations et de les objectiver. Confrontée à des barrières culturelles et sociales, les prémices du terrain me renvoyaient donc à mon ignorance de la « saoudologie » qui, au mieux me ridiculisait, au pire me décrédibilisait comme femme occidentale, puis comme chercheure travaillant sur le genre. Tel fut par exemple le cas lorsque je menai une entrevue dans un luxueux hôtel de Riyad choisi par l’enquêtée. À son patronyme (Al-Rasheed), j’aurais dû savoir que Nuha (26 ans, assistante-manager) appartenait à une illustre famille, connue dans l’histoire de l’Arabie saoudite pour sa compétition avec les Al-Saud. J’aurais ainsi établi un lignage avec la dissidente saoudienne Madawi Al-Rasheed. Mais mon manque de familiarité avec le contexte saoudien, à ce stade préliminaire de l’enquête, me mit en porte-à-faux dans cette relation que l’enquêtée fixa et domina. Alors que celle-ci m’interrogea sur mes thèmes d’enseignement et de recherche, elle enchaîna ensuite sur son lien de filiation avec M. Al-Rasheed, une anthropologue connue pour ses écrits critiques contre la société saoudienne et son travail sur le genre (2013) : « En fait, ma XXX est professeure au Kings College de Londres, son nom est Madawi Al-Rasheed, en études sociales » (10/2/2016). L’attitude de Nuha révélait en fait deux caractéristiques de la société saoudienne : la première concernait l’appartenance à un nom de famille, une présentation d’usage, particulièrement signifiante lorsque la famille est reconnue et qui suppose d’offrir ses congratulations (Al Lily, 2016); l’autre était liée à la fierté de sa filiation avec une brillante personnalité, certes rejetée en Arabie saoudite, mais internationalement reconnue.

Au moment où je réalisai cette entrevue, je ne connaissais pas encore M. Al-Rasheed. Pire, je commis une autre bévue qui, admissible pour une ethnographe débutante, était impardonnable pour une ethnographe aguerrie. Je ne relançai pas l’enquêtée sur cette auteure, mais me contentai de rapporter son nom pour une recherche a posteriori. J’étais réellement passée à côté de quelque chose. Je payai cette erreur par un résultat « médiocre » des données de cette entrevue à bâtons rompus. Survenu en début d’entrevue, cet incident avait « donné le la ». Je n’avais pas su donner le « gage » de la légitimité (Boumaza & Campana, 2007) professionnelle ou scientifique. J’avais manqué à mon engagement d’ethnographe. À défaut de trouver ma place comme ethnographe (Barrelet, 2017), je la trouvai davantage comme une prospectrice européenne venue s’enquérir des cultures et traditions saoudiennes. Effectivement, Nuha me parla plus du fonctionnement hiérarchique et tribal de la société que de ses usages du numérique proprement dits. Pour autant, ce raté méthodologique en dit long sur mon terrain et les relations d’enquête : sa valeur fut épistémique[20], tout comme le furent certaines situations de danger.

Mettre en danger mes informatrices pour servir mes propres intérêts

Je subis aussi les conséquences de ma position d’outsider par ma naïveté et mon manque de vigilance, voire de responsabilité déontologique. Si je savais que le Royaume se caractérisait par son autoritarisme et ses instances de contrôle, je n’avais probablement pas été assez alerte sur les risques possiblement encourus par mes enquêtées et moi-même, que je considérais comme faibles : mon sujet était évidemment sensible, mais, au fond, ne traitait pas de politique. Cette négligence était peut-être le signe que je succombais inconsciemment à une forme d’hégémonie du fait de ma blanchité, conjecturant que ma condition d’Occidentale résidant dans un quartier diplomatique me prémunissait de tout danger. Mon regard était définitivement à la merci d’« une science de l’altérité » (Müller, 2015, paragr. 6); j’étais cette autre observant le lointain. Si, objectivement, les dangers me guettant étaient évidemment moindres, les périls pour mes informatrices n’avaient eux rien d’un leurre, d’où, du reste, de nombreux refus pour participer à cette ethnographie.

Je commis cette faute en adoptant une attitude au mieux candide, au pire cynique, qui me coûta sur le plan moral et scientifique. Je menai une entrevue avec Dalila (27 ans, diplômée bac +4, employée) dans un couloir de la section féminine de l’Alliance française de Riyad, alors qu’une jeune Saoudienne se trouvait postée tout près. Durant l’entrevue, Dalila me fit part d’activités militantes clandestines sur Twitter militant en faveur de la conduite des femmes ou de l’abolition du système de tutorat. J’avais vu cette jeune fille et jugeais que Dalila ne pouvait pas l’ignorer et qu’elle aurait donc pu lui demander de s’éloigner ou me solliciter pour changer de place. Il était possible de nous rendre dans une salle de classe, mais nous avions choisi ce couloir muni de confortables fauteuils. Ma conscience professionnelle, mon bon sens et ma responsabilité éthique auraient néanmoins dû m’amener à mettre en garde Dalila sur la présence de l’intruse et à faire preuve de davantage de prévenance. Mais le cynisme m’avait rattrapée (Clair, 2016). Je voulais que l’entrevue réussisse, qu’elle aboutisse et que sa dynamique se poursuive. Je bataillais dur pour recruter des enquêtées. Et, au fond, j’avais été transparente sur les objectifs et le caractère confidentiel de la recherche.

Une fois l’entrevue réalisée, nous quittâmes l’enceinte de l’Alliance française. Dalila attendait son chauffeur et nous étions sur le point de nous quitter quand la jeune importune m’interpella avec flagornerie : elle nous avait suivies. Se montrant pleine d’enthousiasme envers ma recherche, elle me flatta bassement en me requérant de témoigner. Séduite par la possibilité de recruter si aisément une informatrice, je fus à nouveau frappée au mieux d’ingénuité, au pire d’impudence. En l’entendant dire : « Je te donnerai un autre point de vue » (08/2/2017) et en croisant le regard empreint d’une ire redoutable de Dalila, je compris ses intentions peu loyales : elle avait écouté l’entrevue et désirait être un sujet d’enquête, non par intérêt pour celle-ci, mais pour contrer le « portrait » peu flatteur que Dalila avait dressé de la société saoudienne. Humiliée par ma naïveté, je me sentais indigne d’avoir voulu céder à l’appât du gain de la donnée d’enquête et d’avoir ainsi mis en danger mon informatrice. J’avais le sentiment d’avoir trahi sa confiance, échoué et failli à ma mission.

Une autre situation qui me rappela la menace du danger concerne une entrevue avec Daniah (26 ans, bac +5, chef de projet), qui s’afficha d’entrée comme bisexuelle, une orientation ineffable en Arabie saoudite, car socialement réprouvée. Si Daniah avait pu accepter l’entrevue pour satisfaire la requête d’un ami[21] et, plus, pour dénigrer l’hypocrisie sociale régnante – elle désirait ardemment épouser un homosexuel ou bisexuel pour échapper au pouvoir parental et ainsi vivre pleinement sa sexualité –, l’entrée en la matière indiquait une volonté transgressive. En effet, alors que nous étions installées sur la terrasse d’un café du quartier diplomatique de Riyad, lieu prétendu « ouvert », le commencement par la présentation de son orientation sexuelle me laissa de marbre. Ce terrain m’avait effectivement appris à aborder l’intimité avec retenue, une fois le pacte de confiance pleinement scellé dans la relation. J’avais eu des retours d’expériences malheureuses d’étudiantes interrogées par des journalistes occidentales ayant dépassé les limites. Les efforts pour bâtir ce terrain avaient été si intenses que l’entrevue était prise au sérieux; je ne pouvais la compromettre. J’avais appris à taire mon « féminisme » ou, en tout cas, à ne pas spécifiquement le clamer. Il est du reste « assez rare de pouvoir dire sur son terrain que l’on est féministe » (Clair, 2016, p. 77). Cette cause féministe, je ne m’en rendais complice qu’à demi-mots, lorsque le militantisme des enquêtées ne faisait aucun doute.

Daniah avait ici pris des risques en se dévoilant; de telles pratiques sexuelles étant honnies par la société (juridiquement, l’homosexualité est passible de peine de mort, même si personne n’a jamais été exécuté pour ce motif), et encore plus pour une femme, qui pâtirait d’un châtiment plus sévère.

L’entretien fut mené dans un anglais excellent : Daniah avait étudié aux États-Unis. Alors que nous échangions – nous étions toutes deux vêtues à l’occidentale –, deux jeunes Saoudiennes postées à nos côtés nous interpellèrent pour connaître l’objet de notre échange. Je déclarai vaguement travailler sur l’évolution du téléphone mobile en Arabie. Elles s’intéressèrent surtout à Daniah en lui demandant son origine – à aucun moment, nous n’avions échangé de mots en arabe –, qu’elles ne pouvaient identifier, si ce n’est au travers de son visage trahissant un type arabe. Visiblement préparée à ce type de situation, Daniah répondit être Égyptienne. Sur ce, les jeunes Saoudiennes lui demandèrent de parler arabe. Daniah répondit le parler mal et refusa. Il n’était évidemment pas question de reconnaître son accent, car elle aurait pu être mise en danger, dénoncée auprès de la police religieuse en tant que personne se livrant à des comportements malveillants. Discrètement, Daniah me confia d’ailleurs que la délation était une pratique courante, gratifiée par la police religieuse ou les services de renseignements. L’entrevue ne put se poursuivre normalement. Nous étions cernées. Cette entrevue constitua pour moi une autre leçon. Quoique l’informatrice ait choisi ce lieu, j’estimais ne pas l’avoir assez protégée.

Des rapports de pouvoir inversés : l’ethnographe dominée

Plus qu’un dispositif de recueil de données, l’enquête est une situation de communication et d’interactions qui place l’enquêteur et l’enquêté dans des rapports de pouvoir. La littérature met généralement l’accent sur le fait que le rapport social est à la faveur de l’ethnographe (Mauger, 1991) alors que l’enquêté « consent » aussi à cette relation, même si ses attentes ou désirs ne sont pas toujours conscientisés. Si ce dispositif factice contraint les enquêtés à mettre en scène leur discours, à le choisir et à le policer au gré des situations, ces « compétences » de mise en scène s’avèrent particulièrement saillantes dans la société saoudienne qui fait fi de la liberté d’expression. Le rôle joué par mes enquêtées était à chaque fois ici spécifique et l’intérêt de la rencontre parfois fuligineux.

L’entrevue avec Amira (37 ans, formatrice, bac +4, 24/4/2016), introduite par Arij, en constitua un exemple. Productive, l’entrevue avec Arij s’était bien déroulée; elle en était ressortie exaltée. Il faut dire qu’elle avait une histoire de vie à raconter : mariée à 14 ans, divorcée, elle avait repris des études sur le tard. Ouverte et curieuse, elle m’avait témoigné d’un respect sans faille, m’introduisant auprès d’Amira sous le déférent titre de « docteure Hélène » – détenir un doctorat est très valorisant en Arabie saoudite (Al Lily, 2016). Elle avait vanté mes mérites auprès de son amie qui se faisait une joie de me rencontrer, comme en témoignait son SMS pré-entrevue (« Je suis si impatiente de te rencontrer »), semblant augurer un rapport de domination à mon avantage. En réalité, son enthousiasme clochait. Elle n’avait pas « mesuré » les enjeux de l’entretien, qu’elle vit à raison comme un rapport inégal dans lequel je prenais sans rien offrir.

L’état de pression dans lequel m’avait placée l’excitation de l’enquêtée, me faisant craindre de ne pas être à la hauteur de ses attentes, se ressentit jusqu’au bout. La présence prévue de son amie Arij n’était pas bon signe car elle pourrait introduire des biais. Mes craintes furent justifiées : je fis défaut à ses attentes et le sus à son insu. Par au moins deux fois, Amira oublia ma présence et l’enregistreur. Ignorant que je comprenais un peu l’arabe, elle bredouilla de mécontentement auprès d’Arij. Mal à l’aise, il était impossible de me trahir. Je devais poursuivre l’entrevue. Ce ne fut toutefois qu’à l’écoute de l’enregistrement que je décodai le tout.

En dépit de son abāya, la façon dont Amira était apprêtée affichait une élégance et une appartenance à la classe bourgeoise. Tout laissait à penser que son corps était discipliné et soigné, selon une hexis propre à ce milieu (Pinçon, & Pinçon-Charlot, 1991). En comparaison, ma présentation était négligée : je portais une abāya noire de piètre qualité, sans aucun autre accessoire apparent. Le lieu était très climatisé et je me tenais voûtée en raison du froid. Ma façon de gérer mon corps me plaçait déjà en subordonnée et c’est Amira qui, en ouvrant la discussion sur un livre du polygraphe Le Bon – un « écrivain français », souligna-t-elle, qu’elle était en train de lire –, posa les conditions de l’entrevue. Elle semblait y voir une discussion intellectuelle entre paires, en tout cas tout sauf un témoignage.

Se montrant vite agacée par mes questions introspectives, notamment lorsque nous abordâmes la question du partage de photos dites « intimes » via Snapchat (« Je ne sais pas exactement ce que signifie ‘privé’ pour toi. Tu sais, il y a des frontières qu’on ne transgresse pas. Par exemple, je ne snape pas avec mon mari, quand on est assis ensemble »), l’entrevue bascula progressivement.

À propos des applications mobiles de services de chauffeurs, l’un de nos premiers échanges amers concerna l’interdiction de conduite des femmes, qu’elle approuvait, car elle assurait finalement la division genrée des rôles sociaux et confortait ainsi les prés carrés respectifs à chaque sexe. Voyant que je n’abondais pas dans son sens, elle se montra de plus en plus hostile à l’enquête et fournit des réponses laconiques. Après avoir initialement indiqué avoir tout son temps, elle changea son fusil d’épaule en cours d’entrevue, me signalant être prise et devoir en finir au plus vite. L’interrogeant sur ses pratiques numériques, elle réorienta soudainement l’entrevue en se posant comme enquêtrice avec le souhait de faire diversion et semblablement de me faire prendre à mon « propre jeu » : « Est-ce que tu aimes ici? Depuis combien de temps es-tu en Arabie saoudite? Tu penses quoi de mon interview? »

Le malaise alla croissant et je tombai bêtement dans le « piège » de son propre jeu. Devant mes aveux sur mes difficultés de rencontrer des Saoudiennes, l’informatrice domina l’entretien, pour le pire. Ayant perdu toute légitimité personnelle et d’enquêtrice (Boumaza & Campana, 2007) ou ne l’ayant jamais conquise, je ne parvins pas à « reprendre le dessus ». Non seulement le jeu de l’entretien s’était modifié, mais une autre informatrice était entrée en scène : Arij répondit ensuite aux questions à la place d’Amira, « transaction » sur laquelle elles s’étaient accordées à un moment où je dus m’absenter. Me traitant de « chienne » et autres jurons, elle me présenta comme une menace, un « risque » (« Qu’est qui m’est arrivé? […] La chienne! ») et influença l’opinion de son amie (« Tu veux encore la mettre en contact avec quelqu’un? Pour la sécurité… mon Dieu! L’animal que tu as recueilli! »), si bien qu’Arij, qui s’était engagée à me mettre en contact avec des cousines, trouva finalement des prétextes pour que les entrevues n’aient jamais lieu. C’est elle qui, peut-être saisie de culpabilité, précipita la fin de l’entrevue. En nous mettant en relation, Ajir avait effectivement fait acte de complaisance avec l’ennemie que j’étais, affublée d’un traître féminisme, blanc, hégémonique, colonial. L’appel à la prière sonna le glas de l’entretien. Remerciant Amira pour cette entrevue, elle répondit poliment « avec plaisir ». L’enquêtée n’était pas bien avec moi, je ne lui ressemblais pas. Les distances étaient trop grandes et je n’avais pas su les réduire.

Conclusion

L’ethnographie prend un sens spécifique dans le cadre d’une société répressive et surveillée, dans laquelle on a appris à surveiller ses faits et gestes et à maîtriser son comportement. Il ne pourrait en être autrement dans une société où tout comportement non conforme aux normes de genre, religieuses et culturelles dominantes est considéré comme déviant et peut frapper d’ostracisme (Al Lily, 2016). C’est ce contexte opprimant qui a conditionné le dispositif d’enquête, l’a alourdi et contraint. C’est aussi ce contexte qui m’a conduite à adopter des pratiques moins canoniques et à multiplier les échanges informels, moments dans lesquels je recevais les confidences les plus désinhibées[22].

« Miné » (Albera, 2001), ce terrain l’était à plus d’un titre : en termes de dangers physiques et symboliques certes, mais aussi sur le plan méthodologique et épistémologique (Albera, 2001). Il a en effet été l’occasion de faire surgir des contradictions, de soulever des questions éthiques discutables dans la relation d’enquête, ou d’interroger le regard de l’ethnographe sur son objet.

C’est en avançant dans l’enquête que j’ai compris que je m’étais initialement inclinée devant une posture dominocentrique. Par son « exotisme », je croyais profondément que ce terrain était « bon », alors que je ne faisais là que naturaliser l’altérité (Müller, 2015), autrement dit distinguer le « moi », l’ethnographe européenne, et les « autres », les informatrices saoudiennes. Essentialiser ces rapports d’altérité me condamnait à faire obstacle à la compréhension de ce que j’étudiais et à être prise à mon propre jeu. Ce n’était en effet pas tant l’observatrice occidentale que j’étais qui a utilisé ses informatrices, que l’inverse qui s’était produit : certaines d’entre elles ayant tiré parti de l’ethnographie pour promouvoir une autre image de la société, voire, qui sait, pour surveiller ma recherche ou me contrôler.

Cette asymétrie à géométrie variable devait forcément à mon positionnement et à mon statut de blanche occidentale féministe ethnocentrée, « biais » autrement contournés si j’avais été une femme arabe sur le terrain (Kanafani & Sawaf, 2017).