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Introduction

Sous quelles modalités méthodologiques et avec quels effets peut-on utiliser nos affects en tant qu’anthropologue pour conduire une recherche et, en particulier, pour rendre compte des émotions des personnes avec lesquelles nous interagissons? Cette question constitue le fil conducteur des propositions développées dans cet article. La perspective adoptée pour apporter des éléments de réflexion est de partir d’un regard rétrospectif et réflexif sur ma propre expérience d’anthropologue de la santé[1] menant des enquêtes qualitatives au sein de structures de santé ouest-africaines. Dans un premier temps, je propose de mettre en dialogue les rapports construits à ces affects dans l’organisation du travail de recherche avec les normativités mouvantes de la discipline anthropologique en la matière, ce qui éclaire le caractère instable de la légitimité de ce registre des affects dans les ressorts de la pratique individuelle. Je m’attacherai ensuite à exposer plus en détail l’un des effets de cette dynamique lorsqu’elle se manifeste dans les processus de catégorisation des affects des chercheuses et chercheurs en énoncés relevant du registre de l’intime, et conséquemment en risque plutôt qu’en ressource ethnographique dans le déroulement du travail scientifique, en particulier s’agissant de la séparation des places entre les enquêtrices ou enquêteurs d’une part et les personnes enquêtées d’autre part au cours du recueil de données ethnographiques. Dans un second temps, il s’agira de considérer plus spécifiquement le travail méthodologique tourné vers les affects des soignantes et soignants. À partir d’extraits d’observations de terrain, je développerai la question de l’ethnographie puis de l’interprétation des dimensions sensibles de leur travail, en particulier s’agissant du registre de l’empathie, dans des contextes de soin marqués par la pauvreté et la pénurie, de nouveau en relation avec le traitement de mes propres affects.

Faire place à ses émotions dans le travail de recherche : un processus socialement et historiquement ancré

Dans l’anthropologie française contemporaine, il est admis que les affects des chercheuses et chercheurs se déploient dans les logiques et les conditions de production du savoir scientifique dès lors que celle-ci reste soumise à un travail de réflexivité permanent (Laplantine, 2005); cette évidence de l’aspect potentiellement heuristique des affects dans la production de données scientifiques y est d’ailleurs irrémédiablement arrimée et prend dès lors place dans un ensemble d’enseignements méthodologiques quasi incontournables au sein des programmes de formation des facultés. Les affects sont classiquement structurés autour des tensions entre objectivité, subjectivité et sensibilité de la science, celle-ci étant entendue au double sens d’une attention envers son rapport immédiat au monde dans lequel elle s’inscrit et à sa construction d’une part, de recours à l’expérience sensible de la chercheuse ou du chercheur dans la démarche scientifique d’autre part. Dès leur formation universitaire, les étudiantes et étudiants apprennent à considérer la production de connaissances sous ces modalités et ils s’y confrontent lors de temps d’enseignements, d’échanges dédiés, par exemple dans le prolongement de leurs enquêtes de terrain et dans l’accompagnement du processus d’écriture. On peut néanmoins supposer un intérêt croissant – sans pouvoir le circonscrire et le quantifier précisément – envers une anthropologie dite sensible et dans cette perspective, apte à faire usage des affects dans la production de connaissances, en prêtant attention aux enseignements méthodologiques proposés dans certaines facultés d’anthropologie[2] en France, qui aujourd’hui intègrent ces dimensions. C’est précisément en raison de ce travail d’apprentissage que le statut de légitimité des affects des chercheuses et chercheurs n’est plus systématiquement menacé lorsque ceux-ci sont inclus dans leurs enquêtes et leurs analyses, voire se déploient dans les sciences sociales. Prêter attention à ses affects est donc une modalité possible des normes, voire des standards, de la pratique anthropologique actuelle, qui irrigue nos représentations et nos appropriations plus individuelles de la discipline dans le cadre de nos pratiques quotidiennes (Fernandez et al., 2014).

Cependant, toute une génération d’anthropologues formés dans les années quatre-vingt, dont mon cas est illustratif, n’a pas été socialisée à considérer ces dimensions affectives et sensibles du travail de recherche dans leur caractère potentiellement heuristique. À l’exception de rares travaux, dont l’incontournable essai de Favret-Saada Les mots, la mort, les sorts, paru pour la première fois en 1977 et qui précisément fait date en venant rompre avec la réflexion étayée par nos formations universitaires, il aurait été presque incongru de remettre en question la nécessité d’une stricte neutralité pour viser l’objectivité scientifique; c’était le cadre normatif et structurant d’une anthropologie classique durant ces années. Le terme d’essai pour nommer l’ouvrage de Favret-Saada témoigne d’ailleurs du caractère rare et parfois polémique de ces glissements méthodologiques et conjointement ontologiques (Kaufmann & Kneubühler, 2014) dont cette ethnologue a fait preuve. Les dimensions plus intimes de la pratique anthropologique pouvaient par contre s’exploiter et s’exposer sans équivoque au moyen de supports aux statuts intermédiaires tels que le journal de terrain. Un autre élément me paraît devoir être pris en considération, celui du domaine investi. S’agissant de la santé pour ma part, l’anthropologie s’est longtemps trouvée dans une asymétrie défavorable avec des disciplines en position hégémonique dans ce champ, particulièrement lors de questionnements interdisciplinaires mettant en jeu les systèmes de santé et l’exercice de la biomédecine. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les recherches en anthropologie de la santé, et plus globalement les sciences humaines et sociales, se voient appliquer le formalisme institutionnel de comités d’éthique reposant sur des procédures de normalisation héritées des sciences biomédicales pour être validées par des comités d’éthique au Nord comme au Sud[3]. Peut-être que malgré une armature épistémologique réflexive et critique, nombre d’entre nous, anthropologues, tout particulièrement aux prémisses de nos itinéraires scientifiques dans le champ de la santé et de la médecine, nous sommes implicitement – ou confusément – appliqués certaines règles de savoir-être indexées à celles des professions de santé, parmi lesquelles la mise à distance des émotions et plus largement de la dimension affective au travail, au risque de voir nos enquêtes et nos analyses dépréciées.

Aussi, mes premiers terrains de recherche en Afrique de l’Ouest, d’abord dans le cadre de la participation des sciences sociales à la compréhension de l’épidémie d’infection par le VIH, puis pour étudier le travail des médecins, le cadre structurel de leurs pratiques et de leurs aspirations, et leurs manières de composer avec un ensemble de savoirs, de représentations et de modèles relationnels à prétention universaliste n’ont pas laissé d’espace pour penser ces questions d’affects. Pourtant, ces recherches, conduites entre 1986 et 1997 en particulier au Burkina Faso puis quelques années plus tard en Côte d’Ivoire, ont été régulièrement irriguées d’un entrelacs d’émotions et de sentiments divers auxquels le domaine de la santé expose sans doute plus que de raison et sous des modalités récurrentes, particulièrement lorsque les terrains de recherche se déroulent au sein de sociétés et de systèmes de santé fragilisés par la pauvreté structurelle. Cela a participé à donner à mon existence ce que Héritier (2012) nomme le « sel de la vie » : étonnements, joies, tristesses, amitiés qui font, pour reprendre ses mots, le « goût de notre existence », ses moments heureux ou douloureux. Si le registre personnel est d’abord concerné, certains de ces moments se sont ancrés dans des interactions émotionnelles aux effets pérennes dans le déroulé de mes questionnements scientifiques.

Lors d’une recherche réalisée en 1993 – j’étais alors doctorante – auprès de jeunes femmes vivant seules à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, pour étudier leurs rapports aux risques associés au VIH, leurs représentations des vulnérabilités et des menaces relatives à cette pandémie, c’est avant tout des situations de vie très précaires qui se sont imposées au regard durant les temps d’ethnographie et dans les propos tenus durant les entretiens. J’ai rencontré des femmes, certaines célibataires, d’autres veuves, séparées ou divorcées, pratiquant parfois le commerce du sexe, d’autres à la recherche d’un emploi ou d’un mari pour subvenir à leurs besoins, toutes devant construire leur existence dans un contexte de crise polymorphe qui frappe les États africains depuis les années quatre-vingt-dix; c’est une situation dans laquelle s’inscrit aujourd’hui encore l’épidémie, depuis les facteurs déterminants de sa répartition, de son extension, jusqu’aux manières de considérer les risques dans son quotidien. Ces situations impactent les rapports à la vie, à l’avenir, mais aussi à l’autre sexe. Durant huit mois de présence au côté de ces femmes pour réaliser des récits de vie[4], des échanges interpersonnels réguliers et soutenus ont produit un ensemble de situations de partages de moments de vie et de temps de sociabilités en dehors de circonstances dédiées à l’enquête. J’ai par exemple fréquemment partagé des temps de détente lors de soirées dans des bars avec des jeunes femmes venues chercher un peu de plaisir, parfois une occasion de relation sexuelle pour celles pratiquant la prostitution, ou amoureuse. Ce faisant, au-delà des questionnements liés au VIH, c’est ma manière de considérer leur existence et conjointement mon objet de recherche qui s’en sont trouvés transformés, avec la précarité qui s’est imposée au centre de ces vies de femmes seules : des vies quotidiennement marquées par les difficultés économiques se diffusant dans leurs relations avec les hommes et corrélativement, dans leurs rapports aux risques relatifs au VIH. Notons qu’au début des années quatre-vingt-dix dans les sciences sociales en France, et plus globalement en Europe ainsi que dans la littérature anglo-saxonne, les recherches y compris qualitatives portant sur la prévention du VIH étaient encore peu informées par une démarche d’analyse ayant recours aux récits de vie. Or cet outil a permis que s’exprime chez ces femmes une palette de sentiments mettant en exergue nombre d’inquiétudes (se nourrir, payer les frais de scolarité pour les plus jeunes ou pour leurs enfants, les frais médicaux, etc.), mais aussi des projets professionnels et familiaux donnant lieu à des stratégies de vie, parfois de survie impliquant la sexualité et pas exclusivement sous la forme de rapports monnayés à l’autre sexe. Ces situations de vie précaires donnent indiscutablement des modalités singulières à la sexualité qui s’est révélée en tant qu’outil stratégique de la relation aux hommes[5] et de la construction de projets de vie (le mariage pour les unes, la recherche de partenaires occasionnels pour d’autres, la reprise d’une formation pour limiter la dépendance économique à la famille, etc.) avec des effets en termes d’attitudes développées quant au risque d’infection par le VIH, à sa prévention et quelquefois à l’absence de prévention par le non-usage stratégique du préservatif.

Dès lors cette recherche a exposé une articulation étroite entre les dynamiques de prévention et un autre objet : la précarité des existences incarnée dans le quotidien des vies de femmes qui « se débrouillent », une donnée empirique saillante des mondes urbains d’Afrique subsaharienne. Car au coeur des contradictions de la vie urbaine, les femmes, confrontées pour certaines à la solitude du passage à une forme d’individualisme parfois choisi, parfois subi, et à cause de la vulnérabilité concomitante, rencontrent une multitude de risques dont l’immédiat de la temporalité prime sur d’autres, qui apparaissent plus lointains. De sorte que ces jeunes femmes exposant leurs désirs, leurs peurs, leurs espoirs – de nouveau tout ce qui fait le « sel de la vie » et que les récits de vie permettent d’exprimer pour les uns et d’entendre pour les autres au cours d’interactions répétées – ont rendu les phénomènes de précarité et de pauvreté structurelle visibles, palpables dans les rapports immédiats que ces jeunes femmes tissaient avec leur environnement et en particulier dans leurs manières d’inscrire la sexualité dans une sorte d’art du combat pour la survie. Dès lors, leur expérience sensible de leur monde en son sein et de leur situation de vulnérabilité s’est convertie en une fenêtre d’intelligibilité sur ce phénomène aujourd’hui bien documenté de hiérarchisation des risques dans lesquels certaines pathologies ne représentent qu’une menace parmi d’autres.

Ces développements renvoient à l’aspect le plus élémentaire de cette liaison entre sensibilité des personnes avec lesquelles l’anthropologue interagit et intelligibilité : lorsque l’attention est orientée vers des phénomènes à considérer, ponctuellement ou de manière plus pérenne dans un parcours scientifique. Depuis cette recherche, les interrelations entre pauvreté et santé se sont imposées dans mes questionnements scientifiques, notamment dans leurs implications sur la construction du travail médical et les relations de soin. Je vais y revenir.

Les activités des chercheuses et chercheurs, et leurs impensés en matière de rapport à leurs affects, ne peuvent donc être pleinement éclairés par une approche microsociologique d’une part et dans le registre individuel d’autre part. En la matière, poursuivons la réflexion sur les multiples aspects des relations entre le statut des affects de l’anthropologue et les forces sociohistoriques dont ils sont traversés, en considérant le rôle qu’ils peuvent occuper lorsqu’ils interfèrent dans l’instant, et sous des modalités ressenties comme douloureuses, avec ceux des interlocutrices et interlocuteurs lors de la conduite d’enquêtes. Cette situation est à démêler au regard du processus de classification de ce registre dans sa dimension de l’intime, avec des conséquences d’ordre méthodologique.

Quand les affects parlent sans écho méthodologique

Un fragment d’expérience de terrain va me permettre de développer ce point; il convoque des matériaux ethnographiques issus d’un programme de recherche pluridisciplinaire (anthropologie, santé publique, épidémiologie) qui s’est déroulé de 2002 à 2004, portant sur la mise en place d’activités de prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant en Côte d’Ivoire[6]. L’un des objectifs du volet anthropologique que je coordonnais au sein du programme était de documenter cette prévention à partir d’ethnographies d’activités professionnelles se déroulant dans différentes structures de santé d’Abidjan, la capitale, et notamment dans celle abritant un essai clinique réalisé par les épidémiologistes impliqués dans la recherche pluridisciplinaire. Ceux-ci mesuraient l’efficacité d’un protocole de réduction de la transmission mère-enfant du VIH réalisable dans des pays à ressources limitées, pour une traduction en recommandations nationales. Avec l’accord des concepteurs et promoteurs de cet essai, et celui des équipes impliquées au quotidien dans son déroulement, je réalisais des ethnographies des pratiques pour interroger les logiques et les conditions de la production in situ d’un savoir biomédical, en les mettant en dialogue avec d’autres situations de prévention, dans d’autres structures de santé retenues en contrepoint. Pour les concepteurs de l’essai, l’intérêt des ethnographies conduites était d’ordre pratique : avoir des informations sur les situations de prévention dans différentes structures de santé d’Abidjan d’une part et obtenir d’éventuels éléments de compréhension de ce qu’ils définissaient en termes de « freins » au déroulement optimum de l’essai d’autre part. J’avais donc toute liberté d’action au sein de l’espace dédié à l’essai dans la structure de santé, et l’accord du directeur de la structure pour déployer les ethnographies où je l’estimais nécessaire. Ce faisant, je me suis notamment attachée à reconstruire l’itinéraire des femmes enceintes venues en consultation prénatale dans la structure de santé abritant l’essai clinique, et leurs interactions avec le personnel dès lors qu’elles pouvaient devenir des participantes au projet de recherche en cours. Durant les observations, une attitude récurrente de la part de membres de l’équipe de santé m’a particulièrement perturbée, car je l’ai appréhendée comme d’une grande brutalité envers les femmes. Pour inclure un nombre scientifiquement pertinent de femmes enceintes dans l’essai, celles-ci devaient être incitées à réaliser un test de dépistage. En cas de séropositivité au VIH et avec leur accord, elles étaient incluses dans l’essai clinique. Ces incitations avaient lieu à différents temps du parcours des femmes dans la structure de santé. Dans la situation en question, les carnets de santé étaient pris par une conseillère dès l’arrivée des femmes; elles le récupéraient après leur consultation prénatale en se présentant dans le bureau de cette conseillère pour recevoir une information sur le VIH puis la proposition du dépistage. Ces échanges mettaient ainsi en présence des femmes venues vérifier que leur grossesse se déroulait bien et des conseillères chargées de réaliser le dépistage du VIH couplé à une possibilité d’inclusion dans l’essai en cas de sérologie positive. Ma présence dans les bureaux des conseillères pour ethnographier le déroulement de leur activité me conduisait à observer des situations au cours desquelles certaines interpellaient parfois rudement les femmes pour les inciter à accepter le test. L’Encadré 1 contient un extrait de mon carnet de terrain[7] lors d’une observation d’une séance de proposition du test de dépistage.

J’ai vécu cet échange comme une épreuve, sans commune mesure sans nul doute, avec la souffrance qu’a pu ressentir la jeune femme directement impliquée dans l’échange. Mais qu’a-t-elle ressenti précisément? Le danger est grand de croire aisément comprendre ce que l’autre ressent en prenant ancrage dans nos propres repères émotionnels et conjointement culturels (Elster, 1995; Jaffré, 2003, 2006).

D’autres observations vont dans ce sens d’une rudesse verbale dans le déroulement du discours (par le ton, les mots employés…). Ainsi, quand les femmes viennent chercher les résultats de leur test de dépistage, elles sont de nouveau interrogées afin que la conseillère apprécie les informations comprises et retenues. Souvent, les femmes n’osent pas parler. L’Encadré 2 montre un autre extrait de mon carnet de terrain.

Considérons plus en détail cette situation exemplaire de nombreuses autres, et propice pour interroger le statut des affects de l’anthropologue dans la conduite de sa recherche. Le premier élément en jeu à travers le cas relaté est l’émotion qui affleure dans la temporalité de l’observation. Inattendue, presque secondaire. Mais pourtant là et rendant ce moment de terrain mémorable pour de longues années, l’une des qualités des émotions selon de Waal (2018). Dans cet exercice de reconsidération a posteriori, c’est bien une souffrance qui s’est déployée en moi, mais je l’ai ignorée dans le déroulement de l’enquête et des données à collecter, au point de ne plus être en capacité de réintégrer cette interaction et ses effets dans mon travail de terrain. Quels en ont été les ressorts?

Tout d’abord, cette souffrance s’est arrimée à un sentiment de colère face à ce qui m’est apparu comme de la détresse chez cette femme prise dans cette interaction avec la conseillère. C’est « spontanément » ainsi que j’ai appréhendé cette situation alors que je l’observais : autrement dit je l’ai jugée en l’éprouvant. Mon jugement est passé par le corps sans la nécessité des mots ni de l’explicitation. J’ai « éprouvé » cette interaction sans le concours, dans l’instant, de la réflexion intellectuelle. L’affect a paré au plus pressé : c’est lui qui a signifié via un court-circuit de la pensée, pour reprendre Héritier (2013). Sans doute y a-t-il là un élément central de compréhension de mon incapacité à revenir sur cet événement et à donner ultérieurement une place à la question des émotions dans le travail des professionnelles comme dans le vécu des femmes. Car ces affects incorporent l’histoire individuelle. Chacun de nous est encombré d’un passé social, longtemps classé comme particulièrement pesant quand il s’agit de produire des connaissances dans le domaine des sciences sociales. J’ai intériorisé cette orthodoxie méthodologique, pour reprendre Bourdieu (2001), au point d’être en incapacité de penser que je pouvais me servir de cette histoire traduite ici sous les modalités de l’affect (l’émotion de souffrance et le sentiment de colère) autrement que par des projections incontrôlées entre l’enquêtrice et les enquêtées. J’aurais pourtant pu soumettre ces affects à un examen réflexif qui m’aurait permis de comprendre qu’ils reposaient sur un idéal enfantin, celui d’un monde juste, me conduisant à orienter ma sympathie, ma compassion vers cette femme. Ils reposaient aussi sur un processus d’identification chevillé à un sentiment de communauté de destin qui s’est déployé au cours de l’observation réalisée. Autrement dit, j’ai été directement affectée par cet échange parce que je me suis senti « la même », mon propre milieu familial d’origine, à la fois populaire et provincial, ne m’ayant pas immédiatement doté d’atouts qui, comme en ces circonstances, par l’assurance du ton et des mots, auraient permis à cette femme de mettre un terme à cette interaction liée à une position asymétrique qui produit si fréquemment de la violence symbolique entre ceux qui détiennent une forme de pouvoir et ceux qui le subissent. Ce sont des attributs qui manquaient à cette jeune femme pour mettre un terme à la situation dans laquelle elle était prise malgré elle. Sans le filtre de ce travail pour comprendre l’irruption de ces affects et être ensuite en capacité d’en faire un usage raisonné, j’ai classé ce langage de mon corps en effet d’une perturbation intime, que l’anthropologie a longtemps éloignée de ses régimes de scientificité, comme précédemment évoqué : ceci donc, dans une perspective tournée vers ma personne et non vers le déroulement de l’enquête et les atouts méthodologiques dont j’aurai pu la doter dans l’instant ou ultérieurement. Car les émotions de cette jeune femme étaient peut-être très éloignées de ce que j’ai cru être de la souffrance, provoquant en partie la mienne, ancrée dans une lecture de certains signes corporels : fuir le regard de la conseillère, baisser la tête, chercher mon regard. Si l’observation de ce langage corporel signale que quelque chose se passe – et la psychologie a largement contribué à problématiser certains signes corporels en tant que stimuli et donc messages –, ceux-ci disent pourtant peu du sens auquel ils renvoient. Fuir le regard peut exprimer de la peur, de la douleur, de la colère, baisser la tête peut renvoyer à de la gêne ou de la déception, chercher mon regard à de la stupéfaction, de l’agacement ou encore de la sidération. Le langage corporel n’est pas immédiatement interprétable, et cela même si l’anthropologue dispose d’une connaissance soutenue des manières de manifester les émotions dans telle culture ou telle autre, puisqu’on sait que leurs expressions entraînent ces histoires culturelles avec elles (Averill, 1980; Crapanzano, 1994; Le Breton, 2004). Encore faut-il éclairer leurs significations dans leur caractère dynamique et situé, par exemple au prisme des routines interactionnelles dans le champ du soin, incluant des formes de violences ordinaires qui peuvent teinter les registres de sensibilité des personnes soignées comme des professionnelles et professionnels de santé, comme cela sera développé plus loin. Les émotions de cette femme me sont donc indiscutablement restées obscures, dans leur contenu et dans leur sens profond.

Ainsi la « petite » histoire, à l’échelle de ma trajectoire personnelle, et la « grande », à l’échelle des normativités qui marquent la discipline anthropologique, se sont conjuguées dans la manière dont j’ai traité ces affects sans en tirer de profit méthodologique; j’ai classé ma souffrance en risque pour le déroulé de la recherche. Aujourd’hui, une anthropologie sensible conduit à ne plus craindre les effets de l’intime dès lors qu’ils s’intègrent dans un travail d’auto-analyse. J’ai par contre pris les chemins de traverse en creusant la dimension éthique des protocoles de recherche et en particulier les dilemmes éthiques nés dans l’action de leur mise en oeuvre (Gobatto & Lafaye, 2003), des questionnements présents de manière exponentielle depuis quelques années dans le domaine de la recherche en santé et plus largement en sciences sociales. L’enjeu de déplacer la question des affects de la chercheuse ou du chercheur depuis ses dimensions méthodologiques vers l’éthique de la recherche dans ses singularités locales et sa fabrique in situ permet de retrouver les catégorisations de juste et d’injuste associées aux émotions en jeu, mais sous un angle adouci car tourné vers les pratiques des personnels de santé, et plus fondamentalement, la question de l’éthique et des dilemmes éthiques qui naissent dans l’action de la recherche permet, par effet de symétrie, d’inclure la double problématique de l’engagement de l’anthropologue et de la responsabilité sociale de l’anthropologie comme démarche politique et impliquée, dans la perspective des réflexions de Céfaï (2010) notamment. Ainsi, une question conjointement méthodologique et éthique renvoie à l’implication indirecte – et donc au statut – de l’anthropologue dans le déroulement d’une situation à laquelle il prend part en l’observant : dans l’exemple cité, mon silence n’était-il pas une caution de la rudesse des propos tenus sur le malheur qui se laissait entrevoir pour cette femme, sa fille, l’enfant à naître? Aurait-il fallu que je réagisse à cet échange qui a fait basculer une jeune femme venue pour une consultation prénatale et sans intention d’entendre parler du sida, dans la projection d’une maladie grave pour elle et sa famille? Il y a là une question fondamentale s’agissant du positionnement de l’anthropologue en situation d’enquête, que j’ai ultérieurement discutée dans un article coécrit avec Françoise Lafaye (Lafaye & Gobatto, 2014). S’y entrelace l’évaluation des émotions de la chercheuse ou du chercheur, mais ici, elles ne sont pas traitées en tant qu’élément de sa démarche méthodologique, mais de sa réflexion en matière d’éthique de la recherche. Or ces deux aspects s’interpénètrent. Car si les habitudes relatives aux relations de soin dans nombre de sociétés du Sud incluent la violence implicite des rapports sociaux dont plusieurs écrits rendent compte (Des Forts, 2001; Jaffré & Olivier de Sardan, 2003; Mestre, 2013; Moussa, 2003; M’zoughi, 2019), peut-on s’en tenir précisément à en rendre compte dans les systèmes que l’on étudie? Les réponses engagent les frontières collectives de la discipline anthropologique dans les registres éthiques et méthodologiques.

Il faut donc convenir que les affects de l’anthropologue peuvent constituer une ressource dans la recherche qualitative, lorsqu’ils orientent vers des phénomènes à considérer, lorsqu’ils font accéder à des dimensions inattendues des expériences vécues par les personnes avec lesquelles s’établissent des relations d’enquête; mais la condition pour que ces affects puissent remplir ces rôles est de dépasser le sentiment d’une liaison dangereuse entre l’intime de la chercheuse ou du chercheur et l’intelligible des situations ethnographiées : en effet les affects peuvent être appréhendés comme un risque s’ils semblent brouiller les limites entre l’appréhension par corps et l’appréhension intellectuelle, la seconde ayant longtemps dominé les discussions dans les formations universitaires. Pourtant, si j’étais intervenue dans l’échange ou a posteriori en signifiant mes émotions, en exprimant ma souffrance, j’aurais pu produire des matériaux des plus heuristiques en adoptant un protocole réflexif sur la base renouvelée de la confrontation d’affects, de subjectivités, de perspectives sur la relation en cours[8], entre la conseillère, la jeune femme, l’enquêtrice, ou sur la base d’autoconfrontations : autant de voies qui auraient pu faire sens pour l’enquête et, corrélativement, pour rendre le sensible intelligible. J’ai été dans l’incapacité d’imaginer ces pistes, c’est ainsi. C’est par contre une posture ethnographique que j’exploite depuis très récemment, qui traite l’ethnographe comme un enquêté ou une enquêtée et pas seulement pour ses effets bénéfiques en termes d’auto-analyse et d’objectivation de ses émotions, essentielles pour l’analyse comme le rappelle en particulier Weber (2012), mais en l’appliquant à la démarche de recueil des données, en ne séparant pas la personne de l’ethnographe pour se servir à des temps précis de ce que son ethnocentrisme l’amène à ressentir. Dès lors, ce qui m’affecte devient un élément de l’échange et potentiellement de l’analyse par les personnes enquêtées, dans un renversement de perspective. Cela aurait éclairé les affects des femmes, alors qu’aucune, durant cette recherche, n’a fait usage de mots et d’expressions pouvant renvoyer à une forme de souffrance pour exprimer leur ressenti dans le cadre du déroulement des activités de prévention, et plus largement lors des prises en charge de leur grossesse puis lors des accouchements. Au contraire, dans les salles d’accouchement par exemple, certaines me disaient des sages-femmes qui par exemple les sermonnaient parce que l’accouchement ne se déroulait pas suffisamment vite : « Elles sont gentilles. C’est seulement quand on se conduit mal qu’elles crient… » Ne ressentaient-elles donc pas cette brutalité pourtant décrite par nombre d’anthropologues? La ressentaient-elles tout en étant dans l’impossibilité de l’exprimer? Ou était-ce devenu leur normalité au point de ne plus l’éprouver sous une forme douloureuse? Les soins dans les systèmes de santé fragilisés par la pauvreté peuvent conduire certaines personnes aux marges de leur conception morale du monde sans pour autant fissurer leur respect d’elle-même et des personnels de santé. Les soins sont d’abord pragmatiques avant d’être affectifs : celles et ceux qui ont besoin de soins doivent s’en donner les moyens. Ainsi, dans le taxi qui me ramenait à l’aéroport de Bamako à la fin d’un voyage au Mali en 2012, le chauffeur, apprenant que je travaille « dans la santé », engage la discussion sur les difficultés à se soigner dans ce pays. Il me raconte l’accident de son frère alors qu’il circulait en ville. Une ambulance arrive sur les lieux, amène le jeune homme au Centre hospitalo-universitaire (CHU), mais là, on laisse ce frère à même le sol du hall dans lequel il attend d’être pris en charge. Le chauffeur m’explique qu’arrivé sur les lieux et voyant cette situation, il court aux alentours et demande aux vendeurs présents dans les rues s’il peut leur acheter un carton, avec l’intention de le glisser sous le corps de son frère afin de lui éviter la froideur du sol alors qu’il a déjà à supporter la douleur et l’angoisse. Un premier vendeur refuse, puis un deuxième, et un troisième. Alors, me dit-il en se retournant vers moi, peut-être pour bien me transmettre son ressenti : « Pour la première fois de ma vie, j’ai dû voler, madame, vous vous rendez compte! J’ai dû voler un carton… Non, c’est trop dur d’être malade ici… » Une émotion incontestablement commune, bien que vécue et exprimée selon un mode nécessairement singulier, envahit la fin du trajet dans ce taxi. Cet exemple pose la question du lien entre la normalité routinière d’un cadre situationnel, toujours localement construite, et ses effets sur les régimes de sensibilités et les affects. C’est ce qui va être maintenant abordé en considérant le travail ethnographique sur les affects des soignantes et soignants.

Enquêter sur les dimensions sensibles du travail des soignantes et soignants : comment ethnographier leurs affects?

Dans le prolongement des propos développés précédemment sur les difficultés d’accès aux affects des personnes recourant aux soins sous l’angle de leurs manifestations corporelles – observer des signes corporels en relation avec les émotions ne garantissant pas l’accès aux expériences intimes qui s’y attachent –, considérons la question en dirigeant le regard vers les soignantes et soignants. Je propose de discuter plus précisément de l’interprétation des dimensions sensibles de leur travail, qui inclut la phase ethnographique de la description, également en question.

Il faut tout d’abord rappeler que c’est la sociologie, depuis des terrains nord-américains et occidentaux, qui a doté les anthropologues d’outils pour interroger l’exercice de la médecine, les professions de santé et en particulier la profession médicale dans les sociétés du Nord puis du Sud, produisant un discours normatif sur les relations de soins et leur armature affective structurée autour de la mise à distance des émotions (Hughes, 1958), mais également de la capacité à l’empathie (Carricaburu & Ménoret, 2010). Celle-ci inclut l’attention et la reconnaissance des émotions des personnes malades, telles que leur souffrance, leurs angoisses, leur détresse, mais sans en être affecté dans son travail, autrement dit sans contagion émotionnelle. Cette armature permet de « prendre soin » des malades. Elle n’exclut cependant pas des attitudes provoquant potentiellement des ressentis douloureux. En la matière, Hughes (1958) a de longue date souligné que les professionnelles et professionnels de l’éducation et de la santé, qui ont le sentiment d’agir « pour » les élèves et les malades, interviennent aussi « sur » eux d’une manière que ces derniers peuvent ressentir comme brutale, humiliante, bien qu’aucune de ces émotions ne renvoie à une intention au coeur des pratiques professionnelles. L’anthropologie, venue plus tardivement que la sociologie à ces thématiques particulièrement illustratives d’objets de recherche appartenant aux deux disciplines, conduit à se distancier de ces modèles ethnocentrés, en particulier lors d’enquêtes dans les sociétés du Sud. Pourtant, nous disposons de peu de données ethnographiques et d’analyses relatives aux dimensions affectives et sensibles engagées dans le travail des personnels professionnels de santé dans ces contextes. Quelques écrits d’une grande richesse, tels ceux de Bouchon (2006), de Livingston (2012), de Mulemi (2010), de Wendland (2010) et de M’zoughi (2019), proposent des ethnographies de fonctionnement de services de santé en Afrique et en Asie qui ouvrent une fenêtre sur certains aspects des sensibilités des soignantes et soignants; la force de ces écrits est d’assouplir la frontière entre visibilité des angoisses et des souffrances des personnes malades qui doivent recourir aux soins en contexte de pauvreté, et invisibilité des émotions des personnels de santé alors qu’ils sont insérés dans ces mêmes contextes et doivent y trouver les moyens d’exercer leur métier et de délivrer des soins. À l’inverse, nombre d’anthropologues ont déployé une description dense du déroulement des soins, des pratiques de prise en charge, des relations soignants-soignés en soulignant leurs effets délétères pour les recours aux soins des malades, les inégalités de santé, les rapports de pouvoir en jeu, donnant à voir les souffrances de ces malades et de leur famille, et estompant en quelque sorte dans un même mouvement les registres affectifs des équipes soignantes. Pourtant, les personnels de santé ont aussi à se débattre quotidiennement avec la pauvreté et la pénurie qui s’infiltrent dans l’exercice médical. Comment ces contextes impactent-ils la dimension sensible de leur travail, les modalités de leur empathie, leurs affects? Il est temps que les anthropologues s’attèlent à produire des connaissances dans ce domaine à partir d’ethnographies délibérément orientées vers ces questions. Car, comme esquissé précédemment pour les malades, le risque est grand de tomber dans les égarements interprétatifs liés à des matériaux de terrain insuffisamment étayés, d’autant plus face à des professionnelles et professionnels aguerris à la capacité d’une mise en scène de soi tout en distance.

Un fragment ethnographique issu de mon expérience de terrain va de nouveau me permettre d’étayer ce point. Il renvoie à des enquêtes qualitatives réalisées entre 2006 et 2012 à Bamako, capitale du Mali, sur la construction des savoirs et des savoir-être professionnels et profanes relatifs au diabète de type 2, dont le caractère chronique expose à des expériences de soin renouvelées tant pour les malades et leur famille que pour les équipes soignantes et, dans un autre registre, confronte les systèmes de santé à leurs capacités à soutenir des relations de soin dans la durée[9]. Dans la prise en charge de cette maladie, l’ulcération du pied, communément évoquée sous le terme de plaie au pied, est une complication fréquente dans les pays ouest-africains, constituant un temps central de la relation de soin. Associée à un risque d’amputation, elle est perçue comme une menace que toutes les personnes malades redoutent compte tenu de la dépendance multiforme qu’elle implique envers la famille. Au cours d’une session d’observation des pratiques soignantes dans un hôpital de la ville, j’ai cherché à comprendre ce qui conduisait les médecins à prendre une décision d’amputation. L’Encadré 3 rend compte d’un extrait d’un échange enregistré à ce sujet avec un interne en médecine et un infirmier de bloc.

Cette situation expose les ingrédients des interprétations ambivalentes que l’on peut faire de la situation et en particulier des émotions engagées du côté des soignants. Considérons la dimension économique très présente dans le discours tenu par l’interne. Elle se révèle par l’insuffisance de moyens financiers dont dispose le patient pour faire face aux dépenses liées aux soins de la plaie, sa difficulté à financer un antibiogramme qui aiderait l’interne à proposer le protocole médicamenteux le plus ajusté et à réduire les risques de septicémie et de décès, l’impossibilité de continuer à travailler pour subvenir aux besoins de la famille, le coût des soins dans un système médical où les assurances de santé sont quasi inexistantes. La pauvreté s’expose ici dans ses répercussions sur la décision médicale d’amputation qui s’impose comme meilleure alternative dans ce contexte. C’est ce que soulignait également en entretien un autre médecin hospitalier durant cette enquête : « Avant l’amputation il y a des coûts élevés, il y a un paquet de compresses qui coûtent énormément cher, une fois amputé, évidemment le coût diminue. » La pénurie de moyens – pour être soigné comme pour soigner – est une constante des systèmes publics de santé dans nombre de pays du Sud, et les anthropologues dont je suis ethnographient les ingrédients d’une médecine qui doit malgré tout s’exercer en contexte de pauvreté. Un second élément évoqué dans l’extrait concerne le registre culturel et son rôle dans la décision médicale. Il s’illustre, dans le cas cité, sous deux modalités : d’une part une interprétation sorcellaire d’un symptôme qui dure et entraîne des recours pluriels renforçant les prises en charge tardives, d’autre part certains caractères « naturels » des malades, comme l’indiscipline, qui conduiraient certaines et certains à ne pas être constants – ou observants suivant le terme médical – durant leur prise en charge par la biomédecine. Cette question culturelle est également évoquée dans l’extrait d’entretien suivant avec un autre interne, proposant son interprétation des recours tardifs des personnes diabétiques aux consultations médicales :

On voit moins les plaies en Europe. Ça s’explique par le niveau d’instruction des malades et aussi ici, c’est le fatalisme qui prédomine, en général ça arrive à des malades qui ne respectent pas les consignes du médecin.

Sur le vif puis dans le temps plus long de l’analyse, la tentation est grande de supposer, chez certains personnels de santé, l’attribution d’une responsabilité aux malades dans la nécessité et conjointement les difficultés de cette médecine délivrée en contexte de pauvreté. D’autant plus que ces soignantes et soignants affichent généralement un détachement qui perturbe le regard et dessert le travail ethnographique et donc celui de l’interprétation des dimensions sensibles de leur exercice en de telles circonstances, au-delà d’une conformité professionnelle de surface. Se pose alors la question méthodologique de leur investigation ethnographique face à des professionnelles et professionnels de santé socialisés à ne pas laisser transparaître leurs émotions. Ainsi, dans le cas en question, point de compassion dans les propos de l’interne, point de discours orientés vers ces malades et leurs afflictions. Or une question se pose : une modalité de l’empathie ne serait-elle pas possiblement ici la capacité des soignantes et soignants à limiter les inquiétudes, parfois la détresse morale des malades par rapport au coût de leurs soins en stabilisant leur raisonnement autour de la limitation de ces coûts de prises en charge, faisant corrélativement passer au second plan la lutte pour maintenir coûte que coûte leur intégrité corporelle? Cette proposition permet de soutenir deux commentaires méthodologiques.

Tout d’abord, nous savons aujourd’hui que ces espaces de soins ethnographiés par les anthropologues dans des contextes géographiques et culturels disparates constituent des soubassements sociohistoriques et politiques qui laissent des traces communes, dont celle de structurer des facultés de mise à distance des épreuves et des malheurs que supportent les malades. Mais mise à distance ne signifie pas ignorance, détachement, absence d’émotion. La réflexion doit donc être poussée pour ajuster notre méthodologie afin de pouvoir ethnographier, dans ces contextes, les réalités et les modalités concrètes de ce registre nommé l’empathie, ainsi que les affects associés. Ceci implique de se départir de repères théoriques et de catégories d’analyse issus de situations en particulier européennes pour être en capacité d’ethnographier les occasions, les lieux d’expression de sensibilités, leurs formes singulières. Cela passe nécessairement par l’observation des occurrences du souci de l’autre, pour rependre Jaffré (2006), des expériences qui s’y attachent, des circonstances qui les éveillent, des actes, gestes et paroles associés, etc. Cela passe nécessairement aussi par l’imagination anthropologique pour en subodorer et distinguer certaines formes et expressions là où a priori nous pourrions y projeter de l’indifférence, et qui seront creusées en entretien. Mais ce travail de recueil de données et leur interprétation passent aussi par une vigilance quant à la définition de l’objet à étudier. Car travailler sur les affects des soignantes et soignants nécessite aussi de s’interroger sur les manières dont les dynamiques historiques, sociales et politiques se déploient dans leurs grilles émotionnelles et leur culture affective. Ainsi, existerait-il des sentiments comme des rancoeurs, des déceptions, des indignations envers des institutions et un État absents qui éclaireraient certaines modalités d’un processus de mise à distance par une attribution de responsabilité de cette « médecine des pauvres » à d’autres que soi? L’ethnographie et l’interprétation des affects en jeu dans le travail des soignantes et soignants et dans leur culture affective passent par le prisme des intentions, les affects étant notamment médiatisés par les évaluations que nous faisons des situations dans lesquelles nous sommes engagés, les responsabilités que nous nous reconnaissons ou que nous nous octroyons. S’agissant de ces responsabilités, j’ai pu observer que lorsque les équipes soignantes peuvent proposer une prise en charge de manière exceptionnelle au regard de l’existant, comme dans le cadre de l’essai clinique proposant des antirétroviraux pour limiter la transmission du VIH au nouveau-né et la gratuité des consultations médicales et des soins pour les femmes enceintes et leur enfant durant deux ans, il devient parfois insupportable à ces équipes que les personnes ne s’en saisissent pas. Cela suggère l’un des ressorts possibles de la rudesse de certains propos évoqués précédemment : faire réagir par tous les moyens les femmes pour les conduire à se faire dépister et bénéficier d’un protocole gratuit de réduction de la transmission du virus à l’enfant. Serait-ce là une modalité, sous des formes singulières, du souci de l’autre? Dans ce contexte d’action en tout cas, une des modalités de l’intolérable qui provoque le ressentiment, c’est que l’enfant ne bénéficie pas de ce qui peut être proposé, gratuitement de plus, venant ajouter au destin difficile des femmes séropositives celui d’enfants à naître avec une forte probabilité d’être contaminés, donc condamnés.

Dès lors ce qui heurte ma sensibilité, ce qui provoque mon émotion, parfois mon jugement moral, n’ébranlent pas forcément le sens du tolérable des personnels de santé rencontrés et ne signifie pas non plus que la souffrance, la détresse, l’angoisse de leurs patients ne sont pas perçues. J’ai suggéré ailleurs (Gobatto, 2018) que la pauvreté structurelle qui traverse ces sociétés africaines participe à façonner des situations porteuses de violence ordinaire pour les personnels soignants et pour les malades et leur famille, que l’on pourrait interroger au prisme de la tension entre des éthiques locales et une éthique universelle.

Ainsi, face à la faiblesse des matériaux de terrain et des analyses aujourd’hui disponibles sur l’articulation entre pauvreté, régimes locaux de sensibilité, décision médicale et exercice de la biomédecine dans les pays du Sud, il me paraît important que ces questions se glissent au coeur des nouveaux objets d’une anthropologie attentive à enquêter sur les affects afin de contribuer à la réflexion méthodologique concernant les manières d’ethnographier des traductions concrètes de l’interdépendance entre dynamiques sociales et émotionnelles.

Conclusion

Comme le soulignait fort à propos Bernard (2007), « le problème avec les émotions commence bien pour le chercheur de terrain avec les siennes propres » (p. 110). L’émotion est d’un certain point de vue une rencontre avec l’Autre et, à ce titre, elle participe de l’intelligence d’une situation. Elle peut donc être une condition de la connaissance, c’est-à-dire ce par quoi un objet ou une situation se rendent présents à notre attention lorsque, par son occurrence, elle nous alerte par exemple sur des objets à considérer dans le travail scientifique. Dans cette optique, se fier à nos émotions au cours d’une enquête de terrain a du sens. Leur donner une place dans le processus de l’enquête en a tout autant. Car lorsque les affects de l’anthropologue s’invitent dans ses relations avec les personnes avec lesquelles il ou elle interagit, ils gagnent à être investis en tant qu’un ingrédient nouveau et pertinent de l’interaction. Dans le cadre d’entretiens qualitatifs ou d’observations, ces affects qui surgissent ne donnent pas immédiatement accès à ceux des personnes enquêtées; ils peuvent par contre servir l’interaction en étant exprimés dans le déroulement d’un échange en train d’être ethnographié ou a posteriori, ce qui leur donne un statut méthodologique égal à celui d’une série de questions qui viendraient creuser un point de vue, une perspective. Ils peuvent ainsi s’inscrire dans un protocole incluant la confrontation d’affects, de regards sur une situation donnée. Ce faisant, cet usage raisonné des affects de l’anthropologue le ou la positionne dans une certaine symétrie avec les personnes soumises à son regard et à ses questionnements, ce qui, dans le déroulé même de l’échange ou ultérieurement, déborde les partages classiques des statuts d’enquêtrice ou enquêteur et d’enquêtée ou enquêté. L’un des effets heuristiques de ce détour méthodologique réside dans le risque de se faire « remettre à sa place », pour reprendre Favret-Saada (cité dans Kaufmann & Kneubühler, 2014). Mais cela permet d’envisager le travail ethnographique au prisme des usages constructifs de sa subjectivité et des figures de son intimité ainsi rendues visibles.