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Introduction

L’intérêt pour les affects en tant qu’objets d’études est devenu grandissant depuis les dernières années, constituant le « tournant affectif » en sciences sociales (Clough, 2008). L’anthropologie a été une des premières à intégrer les dimensions affectives dans la recherche, en reconnaissant l’importance des émotions pour comprendre la culture (Lutz & White, 1986). Sur le plan méthodologique, ces études ont mis l’accent sur les liens entre les affects de la chercheuse ou du chercheur et son engagement sur le terrain (Fassin & Bensa, 2008). Dans les dernières années, on constate un intérêt renouvelé pour l’idée de « se laisser affecter » par le terrain (Bonnet, 2018; Favret-Saada, 1990).

Tout en soulignant la puissance analytique d’inclure la subjectivité et les affects, les publications présentant une réflexion méthodologique sur le sujet mettent en garde celle ou celui qui désire s’engager dans cette voie. Par exemple, dans une ethnographie comparée portant sur le risque émotionnel, Bonnet (2018) décrit la pénibilité de côtoyer des cadavres dans le milieu funéraire, d’observer des enfants en fin de vie ou baigner dans la misère sociale d’un commissariat. Dechézelles et Traïni (2018) portent l’attention sur certains excès à éviter dans l’enquête des affects, comme justifier la pertinence d’un terrain par son caractère émotif. Ils invitent aussi à rester attentifs aux impressions de grande syntonie ou antipathie avec les participantes et participants à la recherche. Dans un même ordre d’idées, Salaris (2018) suggère de mettre en place des mécanismes de distanciation affective et intellectuelle afin de maintenir la primauté des visées heuristiques de la recherche.

Le présent article s’inscrit dans la continuité de ces réflexions en s’intéressant à la place des affects dans le travail de l’ethnographe à travers une posture réflexive et critique de l’écrit. En ce sens, la question qui m’anime[1] est : comment s’y prend-on pour (d)écrire les affects?  Skoggard et Waterston notent que le défi des ethnographes a toujours été celui « d’articuler des mots et de théoriser conceptuellement ce qui est ressenti et senti »[2] [traduction libre] (2015, p. 109). Toutefois, malgré l’intérêt porté sur les affects, les ethnographes continuent de mobiliser largement des genres académiques traditionnels, comme les récits réalistes ou confessionnels (Van Maanen, 1988), ce qui donne des résultats en termes d’affect assez limités. Selon Probyn, « les traités sur l’affect ont tendance à manquer d’émotions »[3] [traduction libre] (2010, p. 74), Beatty (2010) va dans le même sens lorsqu’il souligne que l’écriture ethnographique, par défaut, n’arrive pas à saisir l’émotion. Interroger la « graphie » de l’ethnographie des affects, ce que je propose de réaliser dans cet article, constitue ainsi un pas de plus vers une compréhension des fondements affectifs de la recherche (Dechézelles & Traïni, 2018).

Pour ce faire, je mobilise la critique habitée développée par Ashcraft (2017), une approche narrative inspirée des théories féministes de l’affect qui vise à questionner les relations capitalistes néolibérales en traçant les trajectoires affectives de la vie quotidienne. Selon cette approche, les affects sont un mode de relation intimement lié au pouvoir. Dit autrement, pris comme verbe, affecter implique la mise en relations des corps, des choses, des sentiments, des institutions, à travers lesquels s’exprime, se performe, le pouvoir (Ashcraft & Kuhn, 2018). Décrire les affects demande alors de développer une sensibilité aux trajectoires affectives, de se laisser habiter par des objets de pouvoir pour comprendre comment ils se déplacent à travers nous et autour de nous, et comment, à travers ces mouvements, ces objets nous affectent.

L’expérience de terrain qui sert de base pour cette réflexion méthodologique peut être considérée comme un « terrain miné » (Albera, 2001), dans le sens qu’il s’est posé (et se pose toujours) pour moi comme une épreuve sur le plan affectif. Je collabore en tant que bénévole depuis bientôt dix ans avec CancerCo (pseudonyme), un organisme dont la mission est de combattre le cancer[4]. Dans ce contexte, j’ai mené deux études ethnographiques[5] : une première portant sur un projet de prévention du cancer pour la mise en place d’un autobus pédestre, le deuxième portant sur un événement de collecte de fonds. Ayant été touchée par la maladie – une grand-mère décédée d’un cancer à l’estomac, un mari en rémission d’un lymphome folliculaire, un père combattant un cancer à la prostate, un frère en rechute d’une leucémie et une cousine décédée d’un cancer du poumon –, mon implication dans ces terrains a éveillé en moi toutes sortes de réactions affectives. D’une certaine manière, sans avoir moi-même été atteinte de la maladie, je peux dire que le cancer m’a habitée « réellement » et continue de le faire « affectivement ».

Les récits de critique habitée que je propose dans cet article tracent des trajectoires affectives qui m’ont traversée lors de la réalisation de ces terrains de recherche, me permettant de les saisir non pas comme étant des réactions individuelles ou intimes, mais plutôt comme des dynamiques relationnelles qui s’articulent autour du cancer. Au-delà de cet argument ontologique, ces récits affectifs ouvrent de nouvelles possibilités sur le plan méthodologique : ils suggèrent un mode d’enquête et d’écriture où l’enquête est guidée par les affects comme point de départ de la réflexivité (Moriceau, 2016).

Des terrains de recherche minés d’émotions

L’expression « terrains minés », reprise du numéro 31 de la revue Ethnologie française, évoque une imagerie belliqueuse de dangers, de risques, d’inconforts. Albera (2001) rappelle justement que dans le jargon militaire le terrain est un lieu d’affrontements aux autres, aux institutions, à soi. L’ethnographe, en bon soldat, se rend sur un champ de bataille. Son travail est donc « plein de dangers » (Lévi Strauss, 1958/2003, p. 410), qu’ils soient physiques, comme le terrain de Moussaoui en Algérie marqué par une « violence politique meurtrière » (2001, p. 51), ou encore symboliques, comme le retour au terrain de Cunha (2001) après dix ans dans une prison pour femmes. Ce sont ces « mines » qu’affronte l’héroïque ethnographe lors des « rudes épreuves » du travail de terrain.

Sans pour autant avoir risqué ma vie sur les terrains de recherche, je considère que ceux-ci n’en sont pas moins minés sur le plan affectif. La lutte, pour filer la métaphore guerrière, s’est menée sur plusieurs fronts, épistémologiques et méthodologiques, certainement, mais aussi sur le plan de l’engagement. Comme je l’ai précisé précédemment, cela fait presque dix ans que je suis bénévole pour CancerCo. Mon implication auprès de cet organisme a débuté avec un projet de transport actif dans l’école de mes enfants. Je me suis d’abord engagée comme bénévole-marcheuse d’un autobus pédestre, pour ensuite faire partie du comité de coordination du projet à l’école, comité que j’ai dirigé pendant sept ans. Ma croissante implication dans ce projet a été le déclencheur de mon intérêt de recherche sur le bénévolat, qui s’est poursuivie dans la réalisation de deux études ethnographiques qui servent de base à la réflexion de cet article.

Présentation des terrains de recherche

La première étude cherchait à comprendre les dynamiques d’attachement et de détachement d’un projet de bénévolat, en l’occurrence le projet d’autobus pédestre. Ce terrain s’est réalisé en deux phases pendant quatre ans. Une première (de 2011 à 2012), à caractère autoethnographique, s’est centrée sur mon expérience de bénévole. Cette première étape m’a permis de mieux connaître le projet de transport actif et l’organisme, et d’établir un lien de confiance auprès des autres bénévoles, des membres de l’équipe projet et de la direction de CancerCo. La méthode de collecte de données privilégiée a été la prise de notes dans un journal de bord. Cette technique a été accompagnée à l’occasion par l’enregistrement audio des réunions du comité de coordination de l’école. Dans la deuxième étape de la recherche (entre 2013 et 2015), j’ai élargi le terrain à deux autres établissements scolaires qui mettaient en place l’autobus pédestre et aux bureaux de l’équipe projet de CancerCo. Selon les lieux, les personnes et les thématiques discutées, mon implication a varié en degré, assumant les rôles d’observatrice participante et de participante observatrice (Vásquez, 2013). Au cours de cette deuxième étape, j’ai filmé les réunions de l’équipe projet, j’ai filé (McDonald, 2005) trois membres de l’équipe, j’ai conduit des entrevues semi-dirigées auprès des membres de l’équipe projet, de la direction de CancerCo et des bénévoles, en plus de participer ponctuellement à des activités organisées par CancerCo, comme leur colloque annuel, des kiosques de recrutement, des séances d’information. Au total, le travail de terrain a généré 53 heures d’enregistrement vidéo ou audio, 200 pages de notes de terrain, 22 entretiens et 100 documents de travail comprenant, entre autres, des courriels, du matériel promotionnel et des formulaires.

Le deuxième terrain de recherche, réalisé entre janvier et juin 2019, s’inscrit dans une recherche en cours qui vise à comprendre les transformations des pratiques bénévoles à travers quatre études de cas, dont celle que j’ai menée en collaboration avec CancerCo. Ce terrain multisitué (Marcus, 1995) s’est basé sur le suivi de quatre comités organisateurs, composés de 10 à 15 bénévoles, responsables de l’organisation d’un des événements de collecte de fonds de CancerCo dans quatre villes. Quatre assistantes de recherche, une pour chaque comité, ont assuré l’observation et l’enregistrement vidéo des réunions mensuelles des comités organisateurs et des réunions hebdomadaires des sous-comités, de même que d’autres activités connexes comme les conférences de presse. Elles ont aussi été responsables de la netnographie (Hine, 2000) des sites Internet des événements et des réseaux sociaux utilisés par les membres des comités organisateurs (notamment Facebook), de même que de la réalisation des entrevues avec les bénévoles et de la vidéo filature le jour de l’événement. Pour ma part, j’ai observé au moins trois réunions mensuelles par comité organisateur et assisté à au moins une des activités connexes. J’ai réalisé les entrevues auprès des membres de la direction de CancerCo et du personnel travaillant avec les comités de bénévoles, de même que les « entrevues en marchant » (walking interviews, King & Woodroffe, 2017) avec des bénévoles des événements. J’ai aussi fait de l’observation le jour J des quatre événements. Au total, le travail de terrain a généré environ 200 heures d’enregistrement audio, 800 pages de notes de terrain, 31 entretiens et 130 entrées de la netnographie.

À des degrés de participation différente, les deux études ethnographiques ont été essentiellement appuyées sur l’observation « directe » (Geertz, 1988) des activités quotidiennes des personnes avec qui j’interagissais. Comme le soulignent Dechézelles et Traïni (2018), de même que Bonnet (2018), cette immersion au plus près du vécu des actrices et acteurs s’avère indispensable pour saisir la dimension affective de l’activité. L’intérêt de l’enquête ethnographique se trouve dans cette connaissance fine et intime qui permet à la chercheuse ou au chercheur d’activer en elle ou en lui les états affectifs qui demeurent implicites.

Et le cancer, dans tout ça?

La description des deux terrains de recherche montre bien l’ampleur du travail réalisé. Mais elle ne dévoile en rien le caractère miné ni affectif de ces derniers. Cela s’explique en grande partie par l’invisibilisation du cancer dans la construction de mon objet d’étude. Comme noté, la visée de ma recherche porte sur le bénévolat. Le cancer, bien qu’intimement associé à la mission de CancerCo, a été pour moi, jusqu’à présent, quelque chose d’anecdotique, ou d’accessoire par rapport au phénomène que je cherche à comprendre. En conséquence, j’ai évacué de l’analyse cette dimension pourtant essentielle du terrain. D’une certaine manière, j’ai voulu éviter les dangers de l’épreuve affective qu’impliquerait d’interroger la place du cancer dans mon engagement bénévole en séparant ma trajectoire personnelle et mon histoire de famille de ma trajectoire professionnelle de recherche. Cet évitement peut être vu comme une manière de répondre au travail émotionnel (Hochschild, 1983) qui est attendu dans la recherche en sciences sociales et qui consiste « à trouver une implication affective à bonne distance entre le trop peu et l’excessif » (Dechézelles & Traïni, 2018, p. 22), sauf que dans mon cas ceci s’est manifesté dans une forme de désaffectivation (même si temporaire). La sociologie du cancer soulève la nature bouleversante de cette maladie qui impose des changements en dehors de la sphère médicale, touchant non seulement la personne malade, mais tout son entourage (Derbez & Rollin, 2016). Bien que la plupart des études portant sur ce sujet se centrent sur la trajectoire de la patiente ou du patient, quelques-unes se sont penchées sur les proches en tant que sujets bousculés par cet événement de vie. Par exemple, l’étude de Kane et ses collègues (2018) montre que les proches vont souvent s’efforcer de conserver ou dissimuler leurs émotions pour protéger la personne malade. Le parallèle avec la stratégie d’évitement de mes émotions vis-à-vis du cancer est frappant. Là où j’entrevois une différence, c’est que dans les exemples décrits par l’équipe de Kane (Kane et al., 2018) c’est principalement la souffrance de la patiente ou du patient, et non celle du ou de la proche, qui cherche à être évitée.

Le travail d’écriture : de l’épreuve du terrain à la mise en récit des affects

Geertz (1988) a été un des premiers à faire de l’écriture la pratique première de l’ethnographe. Écrire est son mode d’être (et de devenir) dans le monde (Brummans & Vásquez, 2016). Pour reprendre ce que dit Richardson, « ce que vous écrivez et comment vous l’écrivez façonne votre vie, façonne qui vous devenez »[6] [traduction libre] (2001, p. 36). Van Maanen (2011) parle plus largement de travail d’écriture (textwork) pour souligner la dimension textuelle du métier de l’ethnographe. Watson (2012) abonde dans le même sens lorsqu’il propose de définir l’ethnographie comme un genre d’écriture des sciences sociales. Ces différents propos reconnaissent le caractère essentiel de l’écriture pour l’ethnographie, comprise comme une pratique qui se réalise tout au long de la démarche de recherche. Écrire n’est pas l’aboutissement de la démarche ethnographique, mais le processus même.

Le travail d’écriture sur le terrain

Dans cet esprit, il semble important de s’attarder sur ce travail d’écriture dès qu’on s’interroge sur la mise en récit des affects, comme je propose de le faire dans cet article. On pourrait penser que cette réflexivité narrative n’arrive qu’au moment du récit final. Au contraire, les traces des affects s’inscrivent déjà dans le journal de bord, notamment dans les notes dites réflexives (Burgess, 1984/2006) qui incluent les émotions, les interrogations et les confusions de l’ethnographe. Ces traces écrites « sur le vif » sont un premier point de repérage des affects. J’ai donc procédé à la relecture de mes journaux de bord en me penchant plus particulièrement sur les notes réflexives afin d’identifier des passages dans lesquels j’exprimais explicitement une émotion. Comme le souligne Mariot (2001), il convient de s’attarder d’abord aux émotions exprimées de manière ostensible, en prenant garde de ne pas les assimiler à des sentiments effectivement éprouvés. Sur ce point, je note que la relecture des journaux de bord permet à l’ethnographe de se replonger dans la scène décrite, de la revivre et de la ressentir (Groleau, 2013).

Cette relecture « affective » m’a donc permis de trier des extraits des journaux de bord en fonction du ressenti que la lecture de ces passages évoquait en moi. D’autres éléments considérés dans cette étape de sélection des données ont été la diversité en termes de temporalités et de lieux, de même que la variété des émotions exprimées. J’ai aussi porté une attention particulière à des passages dans lesquels un écart entre mon état affectif et celui des personnes observées était manifeste, ce décalage étant un outil heuristique précieux pour l’analyse des affects (Avanza, 2008). Par exemple, le troisième récit retenu est tiré d’un extrait du journal de bord décrivant mon indignation face à la vision marketing du bénévolat exposée dans une conférence. J’avais noté que, contrairement à moi, les autres bénévoles y participant hochaient la tête en signe d’approbation et que cela m’avait surpris. Finalement, un dernier critère de sélection fut celui du degré de présence du cancer. Étant donné la nature des deux projets de bénévolat auxquels j’ai participé (un projet de prévention et un événement de collecte de fonds), le cancer n’est pas nécessairement au premier plan des activités quotidiennes de ceux et celles qui s’y engagent. Cela ne veut pourtant pas dire que le cancer n’est pas présent, mais plutôt qu’il se présentifie ou se matérialise à des degrés différents (Cooren, 2015). Cette présence/absence du cancer m’avait frappée dans la conduite des terrains de recherche, j’ai donc cherché à montrer cette oscillation dans les récits.

À la fin de ce processus, trois extraits de mes journaux de bord ont été retenus. En ordre chronologique, le premier se situe au début de mon implication comme bénévole marcheuse dans le cadre du projet d’autobus pédestre mis en place dans l’école de mes enfants. Le deuxième relate ma participation au colloque annuel de CancerCo. Le troisième est issu de mon observation de l’événement de collecte de fonds. Ces trois extraits ont servi comme matériel de base pour l’écriture des récits de critique habitée.

La critique habitée pour (d)écrire les affects

L’approche narrative mobilisée dans cet article est celle de la critique habitée (inhabited criticism), développée par Ashcraft (2017). Inspirée par le travail de Stewart (2007), que je développe plus largement dans la prochaine section, la critique habitée suggère de suivre les trajectoires affectives à travers lesquelles le pouvoir se manifeste ou s’incarne. Pour illustrer son propos, Ashcraft prend l’exemple du discours de l’excellence et la manière dont ce dernier affecte le monde académique : les pressions liées à la publication, les classements des universités, les subventions. À travers le récit de son expérience en tant qu’académicienne, femme, blanche et privilégiée, elle trace les relations de pouvoir qui s’articulent autour de la « règle de l’excellence » en assemblant divers corps, objets, institutions et discours.

Notons que la critique habitée s’éloigne de la représentation, caractérisant les récits ethnographiques plus traditionnels par un double mouvement de présence sensible et de réflexivité qui se base sur l’expérience. Comme le souligne Moriceau (2016), le but dans les approches affectives n’est pas de prétendre atteindre l’expérience en soi, mais plutôt de décrire et de réfléchir notre « expérience de l’expérience » (paragr. 4). Cette expérience passe premièrement par le sensible : elle s’adresse à nous par le corps, via des affects, des impressions, des sensations.

Mais qu’en est-il concrètement de l’écriture des affects? Selon une approche affective, l’écriture se doit d’être performative. En effet, le récit ethnographique ne cherche pas à constater ni à codifier,

mais [à] donner à sentir, [à] tenter de toucher non seulement à l’expérience, mais aussi le lecteur. Il s’agira non pas de viser l’exhaustivité, mais la « justesse » de l’atmosphère et de l’efficacité affective, décrire des moments et des événements d’affects, garder ainsi leur pouvoir d’affecter

Moriceau, 2016, paragr. 37

L’interprétation vient dans un deuxième temps, mais il faut l’appréhender comme une performance. Stewart (2007) propose en ce sens de développer une manière d’adresser (form of address) qui incite à de nouvelles manières d’écriture et de lecture et qui portent attention aux sensibilités qui prennent place dans le quotidien.

Dans la critique habitée, cela s’exprime dans le choix d’un vocabulaire basé sur les intensités, les capacités et les forces (Beyes & Steyaert, 2012). Ceci s’accompagne d’un déplacement du sujet vers les relations, les agencements hybrides et multidirectionnels. Pour Ashcraft (2017), décrire les affects est donc une manière de s’engager dans la sociomatérialité des sentiments, des émotions et des sensations. Pour ce faire, le récit de critique habitée fait usage du pronom de la troisième personne du singulier. L’utilisation du « elle » ne signifie pas un sujet, mais plutôt un être qui est affecté au contact de tout ce qui la touche. De plus, la critique habitée invite à développer de nouvelles habitudes d’écriture qui suspend le jugement et cherche à comprendre ce qui se passe sans trop poser de questions.

(In)habitée par le cancer

Les récits de critique habitée que je présente dans cette section (voir les Encadrés 1, 2 et 3) nous invitent dans les méandres et la circulation des affects, où le cancer (re)prend toute sa place. Ainsi, l’objet de critique qui me confronte, me passionne et me fait peur est le cancer. Ce que je retrace, ce sont quelques-unes des trajectoires dans lesquelles le cancer m’a affectée, soit parce que je l’ai incorporé, soit parce que j’ai tenté d’y résister : il m’a donc (in)habitée. Afin de montrer la force heuristique de la critique habitée comme approche narrative des affects, cette section met en dialogue les éléments clés de la théorie de l’affect de Stewart (2007) avec les récits de mon « expérience de l’expérience ». Ce dialogue peut être vu comme une performance dans laquelle s’agencent sensibilité et réflexivité, description et interprétation.

Se placer au milieu des relations affectives

Dans son livre Ordinary affects, Stewart (2007) propose une perspective féministe de l’affect en se centrant sur les textures sensibles des relations sociomatérielles. L’affect, selon cette perspective, traverse le matériel et le social, et donc ne peut se réduire à l’expression de sentiments ou émotions du sujet humain. Les affects précèdent les sentiments : ils se situent avant l’indexation, la typification ou la nominalisation de la colère, la joie, la haine (Massumi, 1995). La manière la plus simple de les aborder est de les voir comme un verbe : affect veut dire « affecter ». En ce sens, l’affect suggère un mode de relation – ce qui affecte et ce qui est affecté –, une forme d’impression d’un corps sur un autre. Cette ontologie relationnelle (Kuhn et al., 2017) souligne l’effet de médiation de tout être.

Ce premier extrait illustre la manière dont graduellement « elle » se laisse embarquer dans l’expérience qui fait l’objet de son observation. Plus elle se meut (elle écoute l’idée de Sylvie, elle fabrique un moule, elle prépare les capes de superhéros, elle partage ce qu’elle fait…), plus elle s’émeut (elle sent que l’histoire de Julie l’affecte, elle ressent l’enthousiasme de Sylvie, elle reconnaît la compassion des bénévoles, elle craint de se mettre à pleurer, elle se sent fière, elle sourit). Malgré les quelques essais de résistance (elle prend une respiration, elle tente de garder le calme et de porter attention, elle retourne diligemment à sa besogne), elle laisse tomber ses défenses, se laissant ainsi affecter par l’histoire de Julie. À noter aussi que ce mouvement affectif est rendu possible par une pléthore de choses et de personnes : l’histoire racontée par Sylvie, et la transposition de cette histoire avec la sienne, Sylvie elle-même, le doux tissu des chandails, les autres bénévoles, pour en nommer quelques-unes. De plus, ce mouvement est autant physique que sensible : le corps (et le coeur) en entier est sollicité dans la tâche de fabrication des capes de superhéros. Chaque contact (la voix aiguë de Sylvie au loin, l’effort supplémentaire pour couper le tissu plus épais du chandail, l’odeur étourdissante du sharpie, la cape posée sur son dos), chaque impression d’un objet et chaque discours sur son corps la transforme. En se laissant affecter, elle se place au milieu, jusqu’à devenir passeuse de l’histoire de Julie, qui n’est finalement que l’histoire de tous ceux et celles touchés par le cancer. En tant qu’objet de critique, le cancer s’incarne ici dans l’histoire de Julie, et passe à travers elle pour l’habiter.

La quotidienneté des affects, une question d’intensité

Stewart (2007) met aussi l’accent sur la quotidienneté des affects. L’intérêt pour l’étude des aspects banals de la vie sociale n’est pas nouveau. Le fait, par exemple, que les ethnographes sont immergés dans le quotidien de leur terrain de recherche signifie qu’elles et ils ne peuvent pas éviter la dimension quotidienne des pratiques sociales (Watson, 2012). Les ethnographes sont ainsi bien placés pour apprécier « l’extraordinaire dans l’ordinaire »[7] [traduction libre] (Ybema et al., 2009, p. 2). Mais la notion de quotidienneté de Stewart va au-delà de la banalité et de la récurrence des pratiques sociales. Pour elle, le quotidien (ou l’ordinaire) est le point de contact, là où les corps se rencontrent, cette rencontre créant un effet sur nos vies. Pour Stewart (2007), l’affect arrive plutôt comme un événement : quelque chose survient et nous force, si l’on y consent, à bouger. Moriceau (2016) résume bien cette idée en notant que la signifiance des affects ordinaires se tient dans les intensités, les pensées et les sentiments qu’ils rendent possibles.

Le deuxième récit (Encadré 2) illustre l’idée selon laquelle le quotidien est une rencontre entre des corps qui s’affectent. Le caractère routinier de la marche vers l’école renforce la signifiance des affects quotidiens. En effet, dans les détails de l’ordinaire (enfiler le dossard fluorescent, les anecdotes de la fin de semaine, la pile de feuilles d’automne, etc.) se trouve l’extraordinaire. Cette description, comme dans le récit précédent, passe par les sens (l’odeur des feuilles d’automne, l’humidité de l’air frais, la chaleur du soleil) et les corps (l’enchaînement des pas, la respiration, le battement du coeur). Affecter ou se laisser affecter dans ce récit vient de pair avec le fait de bouger. Littéralement, elle et les autres marcheurs et marcheuses bougent. Ils se meuvent et en se faisant s’émeuvent. Dès lors, il s’agit aussi d’un mouvement affectif : plénitude, sourire, souriant, rires, sont quelques mots exprimés dans le texte qui évoquent la joie. Notons aussi que dans ce récit le mouvement des corps est collectif (son corps bouge à l’unisson de ceux des autres personnes qui marchent). La proximité corporelle de la marche en groupe vient affirmer la nature affective de leurs relations (elle connaît leur nom, puisqu’ils et elles marchaient tous l’année dernière; les bénévoles et les enfants se connaissent bien). L’affect circule à travers les corps (les enfants marchent deux par deux, son fils s’est avancé pour se placer à côté de Victor, les enfants s’élancent sur les feuilles), sans intentionnalité, sans paroles. Ce qui fait événement ici c’est l’intensité de la rencontre entre les corps et les sentiments que cette rencontre provoque. À noter aussi que les sentiments évoqués dans ce récit occultent le cancer. C’est le propre d’un « projet souriant », dans lequel participent des enfants et des adultes en santé. Ils sont dans la rue, loin des hôpitaux ou des centres d’hébergement. Or cette invisibilité du cancer rend la portée des affects encore plus puissante. Le récit montre bien comment elle se livre, sans résistance, à ce qui l’affecte, sans questionner, sans se soucier, sans contredire les discours implicites sur lesquels repose le projet d’autobus pédestres, comme la sécurité routière et les saines habitudes de vie. À première vue absent, le cancer se présentifie subtilement, dans les liens affectifs qu’elle entretient avec le cancer et qui se manifestent ici dans la joie que la rencontre avec les marcheurs et marcheuses, les feuilles, l’air d’automne et le soleil lui procure.

Le pouvoir des affects (in)habités

Un dernier élément clé de la proposition de Stewart (2007) est le caractère habité des affects, qu’elle relie à l’exercice du pouvoir. Le pouvoir se manifeste, selon Stewart, dans les plaisirs corporels, les douleurs chroniques, et dans la relation avec les objets. Par exemple, dans une recherche portant sur l’aide humanitaire pendant la guerre de Sarajevo, Povrzanović (2016) décrit les relations personne-objet et comment ces dernières activent des mémoires corporelles et affectives. Ce qu’elle nomme des « objets sensibles », tels que la nourriture et les vêtements qui sont donnés aux réfugiés par des organismes humanitaires, vient déclencher des souvenirs incarnés, rappelant le dégoût, l’humiliation, la peur. Le contact du corps avec ces objets sensibles laisse des traces sur les plans sensoriel, affectif et émotif. Povrzanović montre que l’identité de ces réfugiés et leur marginalité reviennent avec les souvenirs de la saveur du pain dur dans la bouche ou de la raideur des vêtements sur la peau.

En référence à ce qu’elle nomme « la politique de l’ordinaire », Stewart (2007) affirme que le pouvoir survient dans le quotidien, c’est-à-dire dans les effets ordinaires qui donnent aux choses la qualité d’un lieu à habiter. L’accent est ainsi mis sur l’occupation des choses, le fait qu’elles deviennent incarnées dans notre quotidien, et que par cette incarnation ces choses viennent à nous affecter. En d’autres termes, le pouvoir est effectif (c’est-à-dire qu’il a un effet) quand il est affectif (c’est-à-dire quand il mobilise des affects) (Ashcraft & Kuhn, 2018). Comme il a déjà été mentionné, les théories de l’affect, dont celle développée par Stewart, s’inscrivent dans un mouvement critique qui s’interroge sur l’emprise du capitalisme néolibéral sur nos sociétés et plus particulièrement nos modes d’être et notre relation au monde. Une écriture affective vise donc à mettre en lumière ces subtils et puissants jeux de pouvoir qui s’activent au quotidien à travers des relations capitalistes.

Le dernier récit (Encadré 3) est le plus explicite quant à la critique que sous-tend le tournant affectif par rapport au capitalisme néolibéral. Le discours marketing décrit dans le récit (« nous ne sommes pas les seuls sur le marché »; « la concurrence féroce »; « grands donateurs ») de même que l’utilisation des statistiques et des chiffres pour objectiver et légitimer les stratégies marketing sont des exemples de ce que certains nomment la marchandisation du secteur à but non lucratif (Sanders, 2012). Mais, ce qui est plus intéressant à noter ici c’est « sa » réaction viscérale vis-à-vis ce discours : l’indignation! Ce ressenti, qui par ailleurs n’est pas partagé avec les autres bénévoles participant au colloque, peut être vu comme une marque de résistance. L’affect joue ici un rôle de prise de conscience et entraîne donc une potentialité d’émancipation. D’ailleurs, les terrains suivants ont été problématisés à partir de la marchandisation des discours et des pratiques bénévoles. L’expérience de ce colloque a été un moment tournant dans le développement d’une perspective plus critique de la recherche.

À la différence des deux récits précédents, dans lesquels elle se laisse affecter et embarquer par l’objet de critique, celui-ci montre que quand le cancer est associé au marché, et donc présenté en chiffres, en nombre de donateurs, ou encore instrumentalisé à travers les émotions des personnes touchées par la maladie, elle devient plus suspicieuse. Elle ne se laisse pas habiter par le cancer ou, pour reprendre l’expression de Stewart, elle n’incarne pas cet objet de critique. Mais cette résistance ne dure pas longtemps. La deuxième partie du récit réinstaure la dynamique dominante décrite dans les récits précédents : elle se laisse affecter, habitée par le cancer. Elle est profondément touchée par le témoignage d’un survivant de cancer et les souvenirs de son propre combat contre le cancer au côté de son mari ressurgissent. Le contact avec cet homme, son épouse, de même qu’avec le rapport de CancerCo, tels des objets sensibles, réveille en elle des sentiments du passé. Ces relations affectives, en la ramenant à ce moment de profonde souffrance, l’assujettissent dans son identité de proche de malade. Il n’est alors pas surprenant qu’elle se pose la question à savoir ce qu’elle fait dans ces lieux en tant que chercheuse.

Conclusion : quand les affects nous (d)écrivent

Comment s’y prend-on pour (d)écrire des affects? Voici la question qui a animé cet article. Les trois récits de critique habitée qui ont été présentés ci-dessus suggèrent une forme d’écriture performative dont je résume ici, en guise de conclusion, les quatre principales idées.

S’immerger dans l’expérience et se laisser affecter : propres à toute écriture ethnographique, les récits de critique habitée se basent sur l’expérience. En cela, ils partagent avec d’autres types de récits (Van Maanen, 1988) l’immersion dans les terrains de recherche. Là où une approche affective diffère, c’est par rapport à la visée de la description de cette expérience : loin de chercher à la représenter, une approche affective vise à évoquer « l’expérience de l’expérience ». Cela demande en premier lieu de se « laisser affecter » (Bonnet, 2018; Favret-Saada, 1990) par le terrain pour ensuite être en mesure d’affecter la lectrice ou le lecteur avec le récit. En ce sens, le récit de critique habitée va au-delà de la description des affects, il doit pouvoir affecter son lectorat, et donc, d’une certaine manière, le transformer. Par exemple, les trois récits que j’ai développés invitent la lectrice ou le lecteur dans l’intimité de mon vécu vis-à-vis le cancer, le rendant complice de mon expérience (Shotter, 2010). De plus, l’accent est mis sur l’évocation des sentiments, sensations, des émotions et des intensités de l’expérience plus que sur la description factuelle des événements relatés. Le récit affectif devient donc à son tour une rencontre.

Se placer au milieu : les affects sont relationnels, ils circulent à travers des agencements hybrides et multidirectionnels composés d’êtres à ontologie variable. En ce sens, les affects nous décentrent en nous replaçant dans une configuration relationnelle plus large (Moriceau, 2016). (D)écrire les affects demande d’une part de retracer ces relations. Par exemple, les trois récits sont peuplés d’objets, de corps, d’espace-temps, de choses, de couleurs qui se touchent, qui s’affectent, qui se meuvent. L’écriture des affects demande également de décentrer le sujet humain. L’utilisation de la troisième personne du singulier elle, en tant que sujet/objet de rencontre, est une manière subtile de contrer cet égocentrisme. Le pronom elle est compris comme étant au milieu des relations, une médiatrice, une passeuse (Cooren, 2015). La mise en exergue des corps, des objets dits sensibles, ou encore des lieux, est une autre stratégie de décentrement dans les récits : le sujet n’est plus seul, il est accompagné d’une pléthore d’agentivités.

Incorporer ou incarner les affects : une écriture des affects invite à des descriptions sensibles, esthétiques et corporelles dans lesquelles tous les sens sont activés. Par exemple, dans les récits présentés précédemment, je réfère à la douceur d’un tissu, aux odeurs et aux couleurs des feuilles d’automne, à la chaleur des rayons de soleil, qui font partie intégrante des émotions et des sentiments. D(é)crire les affects implique alors de mettre tout son corps en présence, comme une performance devant un public (Gergen & Gergen, 2018).

Dévoiler l’objet de critique : un récit de critique habitée ne serait pas complet sans l’objet de critique, qui prend donc une place centrale dans l’écriture des affects. Dans les récits présentés précédemment, la présence du cancer en tant qu’objet de critique est plus ou moins visible. La joie qui traverse le récit du « projet souriant » d’autobus pédestre semble mettre en vigile le cancer. Par contre, le cancer se rend plus présent quand il s’agit du témoignage du visiteur de la maison d’accueil accompagné de sa femme. Cette absence ou cette présence du cancer dévoile ses effets, particulièrement quand ils sont occultés. Par exemple, si je prends le récit décrivant l’événement de collecte de fonds, le cancer est omniprésent. Il habite la jeune femme en fin de vie et son histoire; il habite les bénévoles, les survivantes et survivants, et leurs proches; il habite les lieux, les objets (les chandails), les symboles. Cet événement exsude le cancer. Or son omniprésence vient, en quelque sorte, occulter la logique marchande de la collecte de fonds qui dans le récit du colloque était plus explicite. Le pouvoir des relations capitalistes néolibérales s’exerce à la fois dans l’instrumentalisation des émotions pour le recrutement de grands donateurs et de grandes donatrices, que dans le voilement de la collecte de fonds. Je pourrais même dire que ce voilement s’opère aussi dans le récit de l’autobus pédestre autour de ces discours institutionnels, repris sans questionnement et intégrer par les bénévoles et les enfants, sur la sécurité routière et les saines habitudes de vie, comme ingrédients de la recette de la prévention pour combattre le cancer.

Pris ensemble, ces quatre propositions tracent la manière dont nous sommes affectés par des choses, des corps, des institutions, des discours. (D)écrire les affects revient donc à rendre compte d’une certaine forme d’assujettissement de la personne chercheuse aux discours et aux institutions capitalistes néolibéraux (Foucault, 1978). Nous sommes bien ici dans la situation décrite par Albera concernant l’ethnographe coupé de son « propre lieu », « contrôlé par d’autres institutions, d’autres instances de pouvoir » (2001, p. 7). Albera (2001) suggère qu’afin de résister à cette emprise, l’ethnographe doit construire sur le terrain des tactiques de résistance quotidiennes. Serait-il alors possible d’envisager des tactiques de résistance dans l’écriture? Je crois que l’écriture affective telle que proposée dans cet article offre une possibilité de résistance, car elle permet de redéfinir la circulation des affects et, se faisant, peut augmenter la puissance d’agir. D’une part, les récits de critique habitée permettent de prendre conscience de la manière dont les objets de critique nous affectent, de leur emprise sur nous. D’autre part, par ces récits nous performons une nouvelle trajectoire affective qui inclut le lectorat, en tant que complice (Shotter, 2010), de même que d’autres objets, sujets, choses et histoires qui ont aussi été affectés, créant ainsi un sens de communauté. D’une certaine manière, je pourrais dire que l’écriture des affects prend ici une force transformatrice. En (d)écrivant les affects, ceux-ci nous (d)écrivent. Nous devenons autre, auteure ou auteur de nos récits, actrice ou acteur de nos trajectoires.