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Introduction

Le processus de recherche en sciences sociales et humaines (sociologie, anthropologie, etc.), qu’il s’agisse de recherche appliquée ou fondamentale, de recherche-action ou de recherche-développement, donne lieu à la production de connaissances diverses pouvant être véhiculées à travers différents supports et canaux. Figurent parmi ces canaux : les revues, les journaux, les ouvrages, les rapports de recherches ou autres documents de vulgarisation, les thèses, les mémoires, les monographies, mais aussi les documents de politique (policy brief), les actes des rencontres scientifiques (ateliers, colloques, séminaires), etc. (Baribeau, 2019; Baribeau & Royer, 2012). L’élaboration de ces différents supports de connaissances scientifiques et de résultats de recherche nécessite de passer par plusieurs étapes successives et itératives à la fois, comme l’observation spontanée ou exploratoire, l’intuition, la recherche bibliographique et documentaire, le questionnement et la construction de l’objet, la collecte des données, l’analyse et l’interprétation des données, l’élaboration conceptuelle ou théorique, etc. (Campenhoudt et al., 2017; Grawitz, 2001; Mace & Pétry, 2000).

Dans le cas de la recherche en sciences sociales et humaines, la collecte des données de terrain occupe généralement une place importante, quels que soient la discipline (Copans, 2002; Pulman, 1988) ou encore le type de démarche adoptée par le chercheur, à savoir l’enquête qualitative ou quantitative, voire la combinaison de plusieurs méthodologies d’enquête. Cet article porte principalement sur la phase de collecte des données de terrain dans une recherche qualitative (Baribeau, 2019; Baribeau & Royer, 2012). À partir d’observations et d’expériences vécues lors de plusieurs enquêtes de terrain, l’article identifie et analyse les postures utiles au chercheur pour réussir au mieux sa phase de collecte des données au cours d’une enquête tout en s’assurant de la qualité de celles-ci. De ce fait, il s’inscrit dans une démarche autoréflexive (Meier, 2020; Niang et al., 2017) questionnant l’implexité (De Lavergne, 2007; Le Grand, 2000a, 2000b) en rapport avec l’éthique. De manière plus spécifique, l’article analyse l’intérêt de la crédibilité et de la confiance vis-à-vis du chercheur, et met parallèlement en exergue les effets contre-productifs de la méfiance des informateurs (enquêtés et personnes-ressources en l’occurrence) sur l’accès à l’information et le processus de collecte des données en général.

Certains manuels de méthodologie en sciences sociales (Grawitz, 2001) se consacrent en priorité à la présentation et à la description des étapes et des niveaux de la recherche, des méthodes et des techniques (d’enquête, d’analyse, d’interprétation et de théorisation), des types d’outils de collecte, des types d’échantillons, etc. Cependant, des auteurs (Beaud & Weber, 2010; Copans, 2002; Fife, 2005; Meier, 2020; Niang et al., 2017) s’efforcent, au-delà de la mention des grandes lignes et des aspects techniques des méthodologies de recherche et d’enquête en sciences sociales et humaines, de donner des indications, des pistes, des astuces, des postures à adopter ou des conseils pratiques sur les manières et les conditions pour bien réussir la phase de collecte des données (primaires et secondaires). Le présent article s’inscrit davantage dans cette seconde voie en abordant en priorité la question de la crédibilité et de la confiance. Il faut dire à l’instar de Copans qu’« [i]l n’existe pas un modèle unique et passe-partout de l’enquête […] Les aires culturelles d’application des enquêtes diversifient encore les pratiques et les contraintes […] » (2002, p. 7). Niang et al. évoquent pour leur part la difficulté à concevoir les étapes d’une recherche qualitative et leur réalisation sur le terrain du fait notamment de « plusieurs éléments à la fois internes (genre, statut socio-économique, origine ethnique, couleur de peau) et externes (contextes physique, culturel, socio-économique et politique du milieu d’étude) au chercheur » (2017, p. 25). Dès lors il s’agit, à travers des questions accumulées au cours de quelques expériences en terrains africains, de proposer des pistes d’analyse et de compréhension permettant d’éviter les océans de pièges qui jalonnent la recherche qualitative et qui sont susceptibles d’entraver en particulier tout processus d’enquête qualitative.

Le questionnement central de cet article est présenté dans un premier temps, ainsi que les perspectives analytiques qui s’en dégagent. L’analyse des différentes expériences et observations empiriques suit dans un second temps.

Crédibilité, confiance, éthique et implexité : quel questionnement et quelles perspectives analytiques?

Les questions soulevées dans cet article résultent d’observations et d’expériences empiriques accumulées depuis une quinzaine d’années au cours de multiples enquêtes de terrain réalisées pour l’essentiel au Sénégal, qu’elles soient de courte ou de longue durée, et portant sur des problématiques de recherche différentes. Ces enquêtes relèvent de quatre projets de recherche, pour lesquels l’entretien qualitatif au sens large (Baribeau & Royer, 2012; Boutin, 2006; Guillemette, 2008; Kaufmann, 2006) constitue l’une des principales techniques de collecte d’informations. Les projets de recherche portaient sur les thématiques suivantes : 1) la transmission de la pauvreté au Sénégal; 2) le développement de l’orpaillage au Sénégal; 3) la gouvernance forestière au Sénégal; 4) la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) dans le secteur minier au Sénégal. Tous ces projets de recherche ont donné lieu à différentes productions scientifiques, dont des publications individuelles (Doucouré, 2014, 2015, 2018) et collectives (Fall et al., 2010). Dans toutes ces productions scientifiques, des indications sont fournies sur la méthodologie. Par ailleurs, une partie des résultats de ces recherches a fait l’objet de communications scientifiques lors d’ateliers et de colloques, internationaux et pluridisciplinaires, au cours desquelles la méthodologie utilisée pour aboutir aux résultats était présentée.

Les questions à l’origine de cet article se sont accumulées au cours de différentes expériences jusqu’à devenir omniprésentes, d’où la démarche réflexive adoptée. Les questions les plus récurrentes, portant à la fois sur la crédibilité du chercheur, la relation de confiance et l’éthique, peuvent être résumées comme suit : qu’est-ce qui détermine la crédibilité du chercheur au cours d’une recherche qualitative et la confiance (ou non) des enquêtés à son égard? Quelle est la place de l’éthique à la fois dans la quête de crédibilité du chercheur et la construction d’une relation de confiance avec les enquêtés? Quels liens existe-t-il entre la crédibilité, la confiance et l’éthique? L’intérêt sera donc de montrer la variabilité des implications du chercheur selon les enquêtés, tout comme les variables qui déterminent les attitudes des enquêtés vis-à-vis du chercheur en situation d’enquête qualitative.

La crédibilité du chercheur s’entend doublement en tant que capacité de celui-ci à convaincre ses interlocuteurs du bien-fondé de sa démarche, de sa pratique ou de son activité et de l’éthique qui les sous-tend (Meier, 2020), et capacité à susciter l’adhésion et la confiance de ces mêmes interlocuteurs. Elle implique pour le chercheur d’avoir une capacité de persuasion auprès des cibles de l’enquête, quels que soient la composition de la population cible (ou population mère) et le mode d’échantillonnage. En effet, dans le domaine de la recherche empirique en sciences sociales et humaines, l’enquêteur ou le chercheur dépend en partie de ses interlocuteurs, de ses enquêtés pour obtenir des informations. La crédibilité implique donc l’altérité, dans la mesure où c’est aussi vis-à-vis de l’autre que l’on cherche à être ou à paraître crédible. C’est également parce qu’elle s’inscrit en priorité dans l’altérité que la notion de crédibilité se distingue de celle de confiance qui prend sa source dans l’individu, d’où l’idée de confiance en soi. Pour gagner la confiance des autres, il faut d’abord avoir confiance en soi-même, ce que n’exige pas la crédibilité. Autrement dit, nul besoin de se prouver à soi-même sa propre crédibilité pour être cru des autres et par les autres.

Il ressort de l’étape de collecte des données que le processus de la recherche dans les sciences sociales n’est pas seulement un investissement intellectuel et psychologique ou encore une aventure intellectuelle personnelle (Copans, 2002); ce que Grawitz situe dans les étapes préliminaires de l’enquête et appelle à sa manière « la préparation intellectuelle » (2001, p. 519). Pour cela l’enquête en recherche qualitative induit nécessairement des situations interrelationnelles et interactionnelles, directes ou indirectes, immédiates ou différées dans le temps et dans l’espace. L’enquête qualitative est aussi un investissement physique et corporel[1], requérant une « posture de prudence » (Meier, 2020, p. 27), ou encore une vigilance épistémologique et une prudence méthodologique (Bourdieu et al., 2005), en fonction notamment des enquêtés, des interlocuteurs et des contextes sociopolitiques. Il y va de la crédibilité du chercheur et de la confiance des détenteurs de l’information à son égard qui sont indispensables pour l’obtention de données et d’informations pertinentes et fiables de la part des enquêtés (ou des répondants). La collecte des données, à l’instar des entretiens en face à face, met à l’épreuve cette crédibilité du chercheur définie comme la capacité ou la compétence de ce dernier à convaincre ses interlocuteurs de la pertinence de son questionnement scientifique tout en mettant en avant de l’éthique professionnelle. La crédibilité du chercheur doit être perçue par ses interlocuteurs, notamment les potentiels enquêtés, et il doit trouver les moyens, les astuces, les postures (y compris langagières) lui permettant de convaincre ses interlocuteurs et ses enquêtés de l’intérêt et du bien-fondé de sa recherche. Il y a donc un impératif à convaincre qui s’impose plus encore avec certains enquêtés et informateurs, du fait notamment de leur réticence, de leur prudence, de leur peur vis-à-vis de tout enquêteur. Pour cela, le chercheur doit aussi accepter de se soumettre lui-même à tout exercice de contrôle de la part de ses informateurs (Copans, 2002; Gibbal, 1982). La confiance à l’égard du chercheur, facilitée par sa crédibilité auprès des cibles de l’enquête, confère à ce dernier plusieurs avantages tels : 1) l’accès à des documents pertinents, voire confidentiels, et l’obtention d’informations capitales; 2) la mise en relation avec d’autres personnes-ressources et enquêtés, ce qui facilite la constitution de certains types d’échantillons (Baribeau & Royer, 2012). Logiquement, la confiance à l’égard du chercheur exige en contrepartie de la part de celui-ci le respect de l’éthique[2] (Crête, 2003; Martineau, 2007; Niang et al., 2017). La section suivante est consacrée à l’analyse des données proprement dite.

Analyse des données

L’analyse des données montre que l’implexité joue un rôle déterminant dans la compréhension et l’explication de la crédibilité, de la confiance et de l’éthique dans le processus de recherche qualitative. Traduisant simultanément la pluralité et la complexité des implications du chercheur sur le terrain et avec les différents enquêtés, l’implexité se caractérise également par sa propre variabilité. La notion d’implexité renvoie à « l’enchevêtrement » et à « l’intrication » des positions du chercheur (De Lavergne, 2007; Kohn, 2001) qui « ne sont pas seulement alternantes, elles sont aussi vécues dans la synchronicité » (De Lavergne, 2007, p. 33). Il existe ainsi une position « d’implexité assumée » qui suppose que :

l’on reconnaisse le caractère construit de toute perception humaine, l’inévitabilité de l’interaction réversible entre observateur et observé, mais aussi et surtout que sans chercher à la limiter, l’on pose cette interaction avec les acteurs comme un moyen de production d’une connaissance par l’expérience

De Lavergne, 2007, p. 37

Implexité, crédibilité et confiance

Deux cas illustratifs sont mentionnés ici pour rendre compte de la relation entre l’implexité, la crédibilité et la confiance.

D’un point de vue chronologique, il y a tout d’abord ma participation au projet de recherche sur la transmission de la pauvreté en 2009-2010, un projet regroupant une équipe pluridisciplinaire (en l’occurrence des sociologues, des anthropologues, des économistes, des statisticiens, etc.) et combinant une double approche d’enquête (à la fois qualitative et quantitative). Chargé d’un des volets de l’enquête qualitative avec une collègue, nous avions eu à interroger un échantillon d’enquêtés afin de constituer des récits de vie et retracer le parcours de chacune de ces personnes dans la pauvreté. L’un des récits de vie les plus exhaustifs et riches en informations au cours de cette enquête a été élaboré avec une femme résidant dans une banlieue de Dakar, mariée et mère de plusieurs enfants. La relation de confiance avec cette enquêtée sélectionnée de manière aléatoire a été construite progressivement dans le temps, au fil de visites d’information et de sensibilisation sur l’objet de la recherche, d’entretiens exploratoires et d’entretiens librement consentis par l’enquêtée. L’affiliation de ma collègue et moi à un laboratoire de recherche rattaché par ailleurs à la première et plus grande université publique du Sénégal a contribué à forger notre crédibilité auprès de l’enquêtée et de sa famille. Les entretiens et les séquences d’entretien avec l’enquêtée se sont souvent déroulés en présence de membres de la famille (mari ou enfants) sans que l’on ait relevé des tentatives manifestes de censure.

Au cours de nos différentes visites auprès de cette femme, de nouvelles relations s’étaient aussi construites avec les autres membres de la famille de l’enquêtée, dont les enfants (en bas âge) et le mari. D’une part, ma collègue était considérée comme une tante par les enfants tandis que mon statut d’homme me conférait auprès du mari un statut de chef de ménage capable de comprendre les difficultés économiques et financières auxquelles il faisait face lui-même en tant que chef de ménage. Au cours de nos visites, il m’était arrivé d’échanger avec le mari sur la situation économique du pays, mais aussi sur mon aptitude à l’aider à trouver des opportunités de travail et de revenus. En outre, il était arrivé au cours de nos différentes visites, que ma collègue ou moi fissions spontanément un cadeau (notamment monétaire) à l’enquêtée pour faire face un besoin ponctuel survenu pendant notre présence. Ainsi, les statuts qui nous étaient conférés par l’enquêtée et le reste de la famille et qui traduisaient par ailleurs la pluralité des implications et des liens possibles entre nous (ma collègue et moi) et eux (l’enquêtée et sa famille), étaient allés au-delà de notre statut de chercheur et contribuaient également à renforcer la relation de confiance.

Mes recherches sur l’orpaillage dans le sud-est du Sénégal remontent à 2010-2011[3] et relèvent d’un projet de recherche individuel[4]. L’échantillon d’enquête comprenait plusieurs catégories d’enquêtés parmi lesquels on compte les orpailleurs, les communautés d’accueil et leurs différentes autorités (traditionnelles, religieuses, coutumières, etc.), les représentants de l’administration déconcentrée et des services techniques de l’État, les acteurs et responsables de projets/programmes de développement (notamment en lien avec l’orpaillage ou le secteur minier en général), etc. Plusieurs constats étaient ressortis dans ce contexte d’enquête : 1) les orpailleurs et les communautés d’orpailleurs demeuraient très prudents, voire réticents à aborder certaines questions, notamment celles qui concernaient leurs « secrets professionnels[5]» ou certaines autorités (administratives, traditionnelles, etc.); 2) les représentants des services techniques de l’État et de l’administration minière en particulier veillaient à ne pas révéler certaines informations sur le secteur minier extractif, notamment dans un souci de conformité avec la législation et de préservation des clauses relatives aux contrats miniers. Dans ce contexte, ma crédibilité en tant que jeune chercheur a été mise à rude épreuve et la construction d’une relation de confiance dans l’immédiat a été plus difficile. Une partie des informations précieuses obtenues[6] au cours de cette recherche tant auprès des orpailleurs que des agents de l’administration et des agents de développement, l’a été à la suite de nombreuses visites auprès des acteurs concernés, de séjours de plusieurs jours avec les orpailleurs et leurs communautés, et donc de patience et de beaucoup de temps passé au sein des communautés et avec les détenteurs d’informations.

Cependant, mieux que la patience et les séjours répétitifs sur le terrain, d’autres facteurs mettant en évidence l’implexité ont contribué à forger ma crédibilité et à établir progressivement une véritable relation avec une partie des enquêtés, favorisant ainsi mon accès à des informations parfois occultées. Parmi ces facteurs déterminants, il y a la rencontre de personnes que je connaissais déjà, ma recommandation et mon introduction par d’autres personnes (amis, parents, etc.) auprès de certains enquêtés, l’émergence d’une relation d’amitié entre certains enquêtés et moi; tout cela avait contribué à atténuer la méfiance et les réticences de la plupart de mes interlocuteurs. En outre, ma position d’acteur externe à la communauté d’orpailleurs me faisait passer pour une potentielle relation susceptible de contribuer à l’élargissement de leur réseau social et de leur apporter de nouvelles opportunités sur le plan professionnel (mise en relation avec des clients-acheteurs d’or, des partenaires économiques, des investisseurs). En tant que chercheur, même extérieur à la communauté, on m’acceptait aussi dans l’espoir d’agrandir leur réseau socioprofessionnel. Par conséquent, il en a découlé qu’en plus de mon statut de chercheur, les relations et les implications à l’égard d’une partie des enquêtés se sont complexifiées et j’apparaissais également à leurs yeux comme un ami (ou l’ami d’un ami), un parent (même éloigné), une personne pouvant leur être utile dans le futur, etc.

À l’instar de ces deux recherches en 2009-2010 et en 2010-2011, les recherches postérieures sur la gouvernance forestière au Sénégal d’une part et la RSE dans le secteur minier d’autre part permettent aussi de comprendre le lien entre la crédibilité, la confiance et l’implexité. Il en ressort notamment que l’intérêt du projet scientifique (dont la problématique de recherche) et l’identité professionnelle du chercheur (en l’occurrence son affiliation institutionnelle) contribuent aussi à déterminer la crédibilité du chercheur. L’intérêt scientifique du projet de recherche et du questionnement qui le sous-tend participe aussi au processus de construction de la crédibilité du chercheur. Il s’agit d’un intérêt réciproque, qui engage doublement le chercheur et l’enquêté. L’absence d’intérêt de la part de l’enquêté et une mauvaise appréciation de la finalité ou de l’utilité (pratique ou scientifique) du projet scientifique peuvent agir à l’encontre de la crédibilité du chercheur. L’identité institutionnelle du chercheur constitue un facteur supplémentaire pour la crédibilité du chercheur (Meier, 2020). Elle englobe notamment l’affiliation institutionnelle, le statut du chercheur au sein de son institution (expérimenté, jeune débutant, postdoctorant, étudiant, professionnel, etc.), la notoriété de son institution, etc. Ces différentes composantes de l’identité institutionnelle peuvent jouer en faveur du chercheur en lui conférant ou non une certaine crédibilité (Niang et al., 2017). Autrement dit, un chercheur affilié à une institution reconnue et célèbre, bénéficiant d’une notoriété professionnelle dans son domaine de spécialisation, dont l’expérience et l’expertise sur le plan professionnel sont avérées, a plus de chance de paraître crédible et de bénéficier de la confiance des autres qu’un chercheur jeune, débutant, peu expérimenté et affilié à une institution moins connue. Néanmoins, les recherches sur la gouvernance forestière et sur la RSE seront davantage évoquées ici pour aborder la relation entre l’éthique et l’implexité.

Éthique et implexité : un renforcement mutuel

La question de l’éthique reste omniprésente dans les quatre recherches en question, y compris dans les recherches sur la pauvreté chronique et sur l’orpaillage. Toutefois, celles portant sur la gouvernance forestière et sur la RSE permettent mieux encore d’aborder plus explicitement la question de l’éthique, en lien avec l’implexité, en ce sens qu’elles impliquent davantage des institutions formelles et un niveau de formalité accru dans les procédures de recherche et d’enquête.

L’éthique du chercheur est indispensable pour sa crédibilité et la confiance à son égard. Elle constitue un garde-fou et indique les principes, les limites et les normes (professionnelles et scientifiques) qui ne doivent pas être transcendés ni transgressés par le chercheur. Elle doit être omniprésente et permanente tout au long du processus de la recherche, y compris la collecte des données ou l’enquête (Martineau, 2007; Niang et al., 2017). Dans le cas de la recherche qualitative impliquant l’utilisation de l’entretien comme outil de collecte, Boutin (2006) appréhende l’éthique du chercheur en termes de respect des droits et du bien-être des personnes. De ce fait, la responsabilité du chercheur en matière d’éthique se décline en plusieurs exigences : la sauvegarde des intérêts, des droits et de la sensibilité des sujets; la communication des objectifs de la recherche et de l’importance de leur collaboration; la garantie de la confidentialité; la protection de l’anonymat (Baribeau & Royer, 2012; Martineau, 2007; Niang et al., 2017). Meier considère pour sa part que l’éthique « n’est pas un système prescriptif et fermé », elle est plutôt « une manière de voir le monde comme perfectible […] et la reconnaissance de l’autre à travers le dialogue » (2020, p. 31).

En 2013-2014, lors de mes recherches sur la gouvernance forestière au Sénégal, et plus particulièrement sur « les acteurs du haut » dans le secteur forestier, j’ai été amené à enquêter auprès de plusieurs catégories de cibles dont d’anciens ministres en charge de l’environnement, des directeurs (ou anciens directeurs) et des hauts fonctionnaires au sein de l’administration forestière, des responsables ou chefs de programmes/projets dans le secteur forestier. Parmi les personnes interviewées, deux présentaient une attitude complètement opposée. L’une d’elles, un ancien directeur au sein de l’administration forestière, avait une attitude caractérisée par une totale coopération au cours de l’enquête et une entière adhésion au projet de recherche. Cet ancien directeur m’avait accordé plusieurs entretiens, durant parfois plusieurs heures. Il m’avait même fait le privilège de se déplacer jusqu’à mon bureau à plusieurs reprises pour les entretiens et s’efforçait chaque fois de répondre sans tabou et le plus exhaustivement possible à toutes les questions abordées. Les différents entretiens effectués avec lui avaient ainsi permis de comprendre en profondeur les logiques et les modes de fonctionnement de plusieurs projets et programmes forestiers au Sénégal, les conflits internes au sein du secteur forestier (administration, programmes, projets, etc.), mais aussi d’avoir un récit de l’évolution historique de l’administration et de la législation forestières au Sénégal. À l’inverse, l’autre enquêté, cadre au sein de l’administration forestière et coordinateur d’un programme forestier, avait fait preuve de moins de volonté de coopération et ouvertement montré sa réticence. De ce fait, il s’en était tenu à un entretien assez court en dépit des précautions prises préalablement[7], avec des réponses évasives et feintes, des questions esquivées, et en nous renvoyant davantage à quelques documents de présentation et de vulgarisation dudit programme forestier. Au final, très peu d’informations utiles et pertinentes avaient été obtenues de cet enquêté en dépit de sa position importante dans le programme forestier en question et de son statut de cadre au sein de l’administration forestière. De ces deux cas, le premier rend compte de la confiance à l’égard du chercheur qui s’est établie dès le départ sans difficulté, tandis que dans le second l’enquêté n’a ni vérifié la crédibilité du chercheur ni veillé à lui accorder une confiance minimale. Néanmoins, lorsqu’il a affaire à un enquêté peu coopératif et méfiant, l’éthique (professionnelle) du chercheur le contraint au respect de la volonté de celui-ci; le chercheur peut toutefois, légitimement et légalement, contourner cet obstacle en identifiant d’autres enquêtés dans le but d’obtenir les informations nécessaires ou manquantes comme ce fut mon cas. Du point de vue de l’implexité, l’enquêté (l’informateur) coopératif et celui moins coopératif renseignent tous les deux sur la complexité des implications du chercheur, mais aussi des représentations dont il fait l’objet.L’ancien directeur très coopératif percevait le chercheur à la fois comme un scientifique crédible et un citoyen en droit d’obtenir des informations relatives à la gouvernance des programmes/projets forestiers publics, tandis que pour l’autre enquêté, le cadre forestier peu coopératif et méfiant, le chercheur apparaissait comme un scientifique ou un analyste susceptible de comprendre et de révéler les dysfonctionnements du projet en question.

Enfin, les observations et les expériences les plus récentes remontent à 2020, notamment au cours de mes recherches sur la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) dans le secteur minier au Sénégal. Pour cette recherche, la collecte des données a été effectuée à plusieurs niveaux : central (national ou siège), intermédiaire (déconcentré ou décentralisé) et communautaire (local ou infralocal). Les outils de collecte (guides d’entretien et grilles d’observation) ont été élaborés en fonction des cinq catégories de cibles. Premièrement, au niveau des communautés impactées ou communautés d’accueil, plusieurs types d’acteurs ont été rencontrés : des représentants des groupes et associations de jeunes, de femmes et d’habitants, des représentants de groupes socioprofessionnels (cultivateurs, orpailleurs, etc.), des gérants d’infrastructures communautaires (forages, etc.), des autorités traditionnelles (chefs de villages, notables), des autorités religieuses et coutumières (imams). Deuxièmement, pour les entreprises minières, les enquêtes se sont déroulées principalement aux sièges de celles-ci auprès du personnel de direction, notamment, et dans les zones d’opération ou d’implantation auprès d’employés et de responsables techniques de certains départements[8]). Troisièmement, en ce qui a trait aux collectivités territoriales et aux institutions décentralisées, les acteurs suivants ont été rencontrés : les élus locaux (conseillers municipaux, maires, présidents de conseils départementaux), les membres de commissions techniques (notamment ceux de la commission d’attribution des marchés). Quatrièmement, pour les pouvoirs publics et les services techniques de l’État, la collecte s’est déroulée à trois niveaux : central, intermédiaire et communautaire. Au niveau central, les entretiens et les rencontres ont eu lieu avec de hauts fonctionnaires du ministère des Mines et de la Géologie et des directions relevant de celui-ci, mais aussi avec des administrateurs d’organismes publics comme le Comité national de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives du Sénégal (ITIE Sénégal)[9]. Au niveau intermédiaire (notamment régional ou départemental), des entretiens ont été réalisés avec des autorités administratives, soit le gouverneur et des gouverneurs adjoints, des préfets et sous-préfets, et des chefs de service de l’administration déconcentrée[10], tandis qu’au niveau communal et communautaire, des fonctionnaires et des agents de l’État ont aussi été interviewés dans différents secteurs dont la santé (infirmiers-chefs de poste), l’éducation (enseignants, chefs d’établissements), etc. Enfin, et plus particulièrement dans la région de Kédougou, des opérateurs économiques agissant à titre de fournisseurs, de prestataires de services ou de sous-traitants ont été également interviewés. Les enquêtes réalisées auprès de ces différentes catégories d’acteurs ont contribué à renforcer les observations et les expériences antérieures concernant la crédibilité et la confiance dans un contexte d’enquêtes de terrain. Parmi les personnes enquêtées au niveau des entreprises minières par exemple, deux catégories illustratives peuvent être mentionnées : il y a d’une part les enquêtés coopératifs et d’autre part les enquêtés réticents (ou méfiants). Avec la première catégorie d’enquêtés, la crédibilité est plus facilement reconnue et la relation de confiance est plus vite établie. Cette catégorie d’enquêtés a permis d’obtenir de précieuses informations, voire sensibles ou non encore officialisées par l’entreprise, et aussi d’être introduit auprès d’autres enquêtés. Quant aux enquêtés réticents, ils se sont contentés le plus souvent de fournir des informations officielles, déjà rendues publiques. L’enquête auprès de ces derniers s’est révélée moins productive et génératrice de données heuristiques que les enquêtés coopératifs. Ils ont souvent requis, de manière implicite ou explicite, une plus grande démonstration de la crédibilité du chercheur et la relation de confiance avec eux s’est construite plus lentement.

Dès lors, à partir des cas mentionnés, on peut établir un lien entre l’éthique et l’implexité se manifestant dans une relation où l’éthique du chercheur doit se construire en tenant compte des multiples et complexes implications dont il fait l’objet. Ce lien se manifeste aussi dans une relation où les multiples implications du chercheur le soumettent à une tension forte et permanente, le contraignant à adopter une conduite prudente, vigilante et juste afin de respecter de manière infaillible les droits de l’ensemble des enquêtés (coopératifs ou méfiants/non coopératifs), les normes et règles tacites et implicites des groupes et des institutions. Ce qui induit que l’éthique n’est pas une donnée figée et immuable, elle se définit et se construit suivant les contextes, les interactions et les acteurs.

Conclusion

Les attitudes, les comportements et les rôles du chercheur dans le milieu de recherche ne sont pas figés, et il n’est guère possible d’en dresser a priori une liste exhaustive dans la mesure où ils sont en partie déterminés par des contextes particuliers ou des situations tant conjoncturelles que structurelles (Niang et al., 2017). Néanmoins, dans une démarche d’enquête qualitative, il y a des attitudes et des comportements qui demeurent quasi constants et nécessaires pour la crédibilité du chercheur vis-à-vis des enquêtés; il s’agit en l’occurrence de la patience, de la capacité d’adaptation, de l’empathie et de la disponibilité. À ce propos, la linéarité du processus de la collecte en recherche qualitative, entendue dans le sens d’un respect strict du calendrier (préétabli) des rencontres avec les cibles (enquêtés, informateurs, etc.), est souvent impossible à observer rigoureusement. C’est le cas notamment lorsque plusieurs catégories d’acteurs et de sites de collecte sont concernées, et en raison des nombreux imprévus nécessitant souvent des adaptations, des « bricolages » et des réajustements permanents ou in extremis de la part du chercheur; ce que Bourdieu (1993) nomme par ailleurs la « réflexivité réflexe ».

Le manque de crédibilité et de confiance entraîne comme principal corollaire la méfiance à l’égard du chercheur qui, à son tour, produit des effets contre-productifs dans une situation d’enquête. Cette méfiance des enquêtés est d’abord une attitude d’autoprotection (protection de soi et de ses intérêts) et de protection des autres, de son groupe, de sa communauté, de son institution, etc. Elle se manifeste sous la forme de réticences et de résistances (Caillot & Moine, 2001; Niang et al., 2017; Poupart, 1997). Il s’agit dès lors de la part de l’enquêté de ne pas livrer des informations susceptibles de compromettre sa personne ou d’autres. La méfiance peut être due à la situation d’enquête du moment présent (situation actuelle), mais aussi à des faits antérieurs impliquant ou non, directement ou indirectement, le chercheur lui-même ou encore d’autres acteurs (collègues, institutions, enquêteurs, hiérarchie, etc.). Cette attitude défensive vise le plus souvent à se protéger soi-même, en cherchant notamment à découvrir les intentions cachées et inavouées du chercheur (Meier, 2020). Par ailleurs, comme l’écrivent Niang et al. : « […] le chercheur n’est pas le seul qui contrôle le pouvoir lors du processus d’entrevue, les participants négocient les dynamiques de pouvoir et ils ont un certain contrôle sur la recherche » (2017, p. 39). Dans ce cas, le chercheur doit répondre par une attitude de transparence en tentant d’apporter le maximum d’éclairage possible à l’enquêté afin de dissiper ses doutes, ses soupçons et ses inquiétudes; il s’agit ainsi d’éviter ce qui pourrait constituer « des embuscades méthodologiques et des difficultés éthiques auxquelles un terrain expose le chercheur » (Meier, 2020, p. 23) ou encore « les risques du métier » (Amiraux & Céfaï, 2002).

La crédibilité et la confiance débouchent inexorablement sur la question de l’éthique, qui reste une préoccupation essentielle en matière de recherche en sciences sociales, tant qualitative que quantitative (Crête, 2003). La question de l’éthique instaure chez le chercheur une sorte de tension permanente lui rappelant sans cesse les limites à ne pas dépasser, quelles que soient les difficultés du terrain (Boutin, 2006). De ce fait, Meier (2020) met en perspective le débat relatif à la dissimulation et à l’exposition lors d’entretiens institutionnels; il affirme avec force que les circonstances de la dissimulation d’informations sont assujetties au respect catégorique d’une règle qui consiste dans le refus de ne jamais enfreindre une norme locale, même jugée absurde ou ne faisant pas l’objet de contrôle. L’éthique constitue en cela une condition de validité scientifique des résultats de la recherche et des productions scientifiques y découlant (Martineau, 2007; Meier, 2020).