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Introduction

Depuis 2012, notre équipe interdisciplinaire regroupant des chercheurs et chercheuses et des spécialistes de la santé mentale de trois hautes écoles spécialisées (HES)[1] réalise une recherche sur le développement, l’installation et l’impact d’un dispositif d’écoute musicale dans les chambres de soins intensifs (CSI)[2] en psychiatrie. Ces chambres constituent une mesure de contention « lourde » (Bovet, 2009) qui soulève des problèmes médicaux, éthiques et légaux quant à ses effets sur le plan thérapeutique, sur la prise en charge des patientes et patients et sur les restrictions des libertés individuelles (Gutheil, 1978; Klein & König, 2016; Palazzolo, 2002; Steinert & Gebhardt, 2000). Dans ce contexte controversé, la recherche « Écoute musicale en CSI » vise à examiner les soins dans les CSI à partir des potentiels apports de la musique et de l’écoute musicale (Güsewell et al., 2019; Güsewell et al., sous presse; Thomas et al., sous presse).

Ce projet s’inscrit dans la perspective d’une recherche-action (R-A), un paradigme de recherche aussi pluriel que foisonnant (Christen-Gueissaz et al., 2006; Les chercheurs ignorants, 2015; Mesnier & Missotte, 2003). Si la R-A est une approche dont les contours sont « imprécis » (Resweber, 1995), plusieurs caractéristiques principales peuvent malgré tout être dégagées. D’une part, ces recherches partent de problématiques soulevées par des acteurs et actrices de terrain dans des domaines aussi larges que la santé, le social, la culture, l’éducation ou encore la gestion (Lapointe & Morrissette, 2017; Lavoie et al., 1996; Rullac, 2018). D’autre part, les R-A impliquent une collaboration active entre les équipes de recherche et les équipes professionnelles dans une optique délibérément horizontale de production collective des savoirs et des pratiques (Coenen, 2001; Corbillon & Rousseau, 2005; Lyet, 2011). Enfin, la finalité des R-A est avant tout d’ordre transformatif : co-produire de nouveaux outils concrets, modifier les pratiques et produire un savoir trans-formateur pour les différents protagonistes (Barbier, 1996; Goyette & Lessard-Hébert, 1987; Liu, 1997). En d’autres termes, le noyau de la R-A peut être défini comme une recherche à partir de l’action, dans l’action et pour l’action. Dans cette perspective, notre recherche est le fruit d’une collaboration intensive entre des chercheurs et chercheuses en sciences humaines et en ingénierie, et des infirmiers et infirmières en psychiatrie. Elle s’est co-construite à partir de problèmes soulevés dans les institutions psychiatriques, autour des CSI, et possède une visée clinique : l’écoute musicale est appréhendée ici comme un outil dans la pratique soignante et comme opérateur de bien-être pour les personnes placées en CSI, même si on ne lui attribue pas, a priori, de propriété thérapeutique spécifique.

Le champ des R-A est désormais bien installé dans le paysage de la recherche. Toutefois, peu d’écrits reviennent sur la manière dont ces recherches se déroulent concrètement et sur les difficultés que les équipes de recherche rencontrent pratiquement[3]. La plupart des articles qui décrivent des R-A prennent la forme d’un « récit institutionnel » dont la caractéristique est de « subsumer les particularités des réalités rapportées » pour en faire « de simples instances ou expressions de l’institutionnel » (Smith, 2005/2018, p. 177). Autrement dit, les récits empiriques sont bien souvent écrits de façon abstraite et idéalisée, pour montrer que la recherche applique parfaitement les principes théoriques de la R-A[4].

Prenant le contrecoup de cette perspective, cette contribution se veut un exercice autoréflexif de notre équipe sur sa propre pratique de recherche. Pour cela, nous retraçons la genèse de la R-A afin de montrer sa fabrique et ses coulisses. Loin d’être un aveu de faiblesse, l’ouverture de la « boîte noire » (Beaudoin et al., 2018; Latour, 1989) de la recherche vise à montrer comment ce projet s’est concrètement déroulé, avec ses réussites et ses difficultés. À terme, il s’agit d’interroger les conditions de possibilité d’une R-A, notamment lorsqu’elle se déroule en milieu hospitalier et en psychiatrie. Cette contribution se structure en quatre parties. Premièrement, nous reviendrons sur la manière dont la recherche a émergé à la croisée d’un constat empirique des difficultés liées aux CSI en psychiatrie et d’une réflexion sur le dialogue clinique en situation de crise. Deuxièmement, nous aborderons les grandes reconfigurations de cette recherche, engendrées par le financement d’une fondation suisse. Troisièmement, nous décrirons les collaborations au sein de l’équipe et avec les partenaires du « terrain », en l’occurrence des équipes soignantes, dans le cadre de cette deuxième phase du projet. Enfin, nous conclurons par une synthèse analytique et un plaidoyer pour une R-A ouverte et « incertaine ».

Du « bricolage » de solutions à la conception d’une recherche

La R-A se caractérise par le déploiement d’une démarche de recherche autour d’un problème concret identifié par des personnes impliquées sur un terrain spécifique (Liu, 1997). Cette particularité a séduit Alexia Stantzos et Gilles Bangerter, infirmière clinicienne et infirmier clinicien en psychiatrie affiliés à la Haute École de Santé Vaud, qui avaient collaboré sur des recherches visant l’amélioration des soins infirmiers en psychiatrie aiguë, notamment autour de l’accueil des personnes en crise (Bangerter et al., 2012; Stantzos & Bangerter, 2016). Leur constat était que le format classique de leurs recherches positionnait l’équipe hospitalière, avec laquelle les deux collaboraient, comme « objet » d’étude plutôt que comme « sujet » participant. Le personnel soignant impliqué dans la recherche se sentant peu concerné par la démarche, un désengagement progressif s’était fait sentir, ce qui s’était répercuté sur la récolte de données empiriques. À la suite de ces expériences, leur choix avait été de partir directement des préoccupations concrètes des équipes soignantes et des patientes et patients pour mener leur recherche ultérieure, relative à l’écoute de la musique dans les chambres de soins intensifs en psychiatrie. Ce sujet de recherche a été motivé par plusieurs constats et idées.

Premièrement, la fonction thérapeutique de la CSI en psychiatrie reste controversée. En effet, si l’architecture minimaliste de cet espace fermé (cf. Figure 1) vise à diminuer le flux d’informations sensorielles accessibles au patient ou à la patiente, ainsi qu’à réorganiser l’interaction « soignant-patient » sur un mode soutenu, contenant et apaisant, plusieurs études relèvent que la diminution des stimulations sensorielles présente des risques. La déprivation sensorielle entraînerait une plus grande perception du corps et de ses bruits (Bayard, 2011), ainsi que l’augmentation des symptômes psychotiques (Bovet, 2009; Mason & Brady, 2009). Les personnes isolées peinent également à percevoir la fonction thérapeutique de cette mesure et développent un sentiment d’abandon, d’angoisse et de colère (Bardet Blochet, 2009; Friard, 2009; Holmes et al., 2004; Meehan et al., 2004).

Deuxièmement, ce type d’intervention pose problème aux équipes soignantes, qui pâtissent des paradoxes qu’engendre la mise en chambre fermée. Bien que cette démarche soit conçue pour favoriser un mode d’interaction rapproché avec les patientes et patients, ainsi que l’instauration d’une alliance thérapeutique, le recours à la CSI peut au contraire fragiliser l’alliance, réduisant dès lors les interactions « patient-soignant » au strict minimum (Hoekstra et al., 2004). En effet, la perte d’autonomie tout comme le sentiment négatif d’isolement vécu par la patiente ou le patient entament les liens de confiance avec le personnel soignant. En outre, la charge symbolique véhiculée par le cadre particulier de la chambre de soins (privation de liberté) exacerbe le rapport de pouvoir du soignant ou de la soignante sur les personnes enfermées (Mouillerac, 2009).

Figure 1

Une CSI d’un hôpital psychiatrique dans le canton de Vaud et un dispositif d’écoute musicale en arrière-plan à droite dans le mur.

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Dans ce contexte limitant fortement les interactions et les soins de qualité, des soignantes et soignants du Centre de psychiatrie du Nord vaudois (CPNVD), à Yverdon-les-Bains en Suisse romande, avaient tenté de « bricoler » (Rullac, 2018) des solutions pour que les personnes hospitalisées en CSI puissent écouter de la musique ou des émissions radiophoniques, et, de ce fait, s’apaiser et se sentir moins seules. Rapidement, il s’était avéré que la possibilité d’écouter de la musique était très appréciée par les patientes et patients. Cependant, le recours à la musique restait une proposition et une action émanant du personnel soignant : en effet, celui-ci enclenchait et arrêtait la radio ou la chaîne stéréo, en réglait le volume et décidait des heures d’écoute, les patientes et patients restant tributaires des décisions des équipes soignantes. Sur la base de cette expérience, Alexia Stantzos, exerçant alors à la fois comme infirmière à l’hôpital d’Yverdon-les-Bains et comme enseignante-chercheuse à la Haute École de Santé Vaud, a proposé à son collègue Gilles Bangerter ainsi qu’à l’équipe soignante d’une unité du CPNVD de développer une R-A sur une nouvelle modalité d’intervention en CSI structurée autour de l’écoute musicale. L’envie était, d’une part, de créer un environnement où une rencontre entre les patientes et patients et les morceaux de musique serait possible afin d’amener un changement émotionnel positif pour ces personnes hospitalisées dans un espace anxiogène (Fredrickson, 1998). D’autre part, l’objectif était que cette écoute musicale s’opérerait par un objet piloté directement par les patientes et patients afin de leur redonner un minimum d’autonomie et de pouvoir décisionnel durant leur hospitalisation. Ceci dans l’espoir d’augmenter leur estime de soi et de réduire leur anxiété (Topo et al., 2004). Enfin, l’équipe escomptait qu’un échange autour de la musique entre « soignant-patient » modifierait l’interaction et améliorerait la qualité relationnelle du soin, au moment de la mise en CSI comme durant tout le séjour des personnes hospitalisées.

Développer un dispositif inédit

La pertinence d’une R-A était notamment liée au contexte spécifique des CSI : dans ces chambres uniquement équipées de meubles mous, l’introduction de tout autre objet est interdite, dans le but d’éviter que les patientes et patients ne l’utilisent pour se faire du mal. Il fallait ainsi élaborer un objet directement intégré à l’architecture de la chambre, tout en respectant les paramètres de sécurité, de solidité et d’accessibilité. Parallèlement à l’élaboration de l’objet, l’équipe réfléchirait à une sélection adéquate de morceaux musicaux susceptibles d’être diffusés par ce dernier. Une fois conçu, ce dispositif pourrait être testé par les personnes concernées et les impressions de chacune et chacun être recueillies au moyen d’entretiens, de focus groups et d’observations. Pour développer ce dispositif inédit et étudier son impact, l’équipe initiale s’est associée en 2012 à l’ingénieur Cédric Bornand et son assistant Valentin Vuagniaux de la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du canton de Vaud (HEIG-VD), à la psychologue et musicienne Angelika Güsewell et son assistant Sylvain Pool de la Haute École de Musique (HEMU), ainsi qu’à la sociologue Émilie Bovet de la Haute École de Santé Vaud (HESAV). Pour bénéficier du regard des personnes concernées par la psychiatrie, des séances de discussion ont été organisées avec le Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (GRAAP). Un premier soutien financier du réseau de recherche des hautes écoles a permis d’entamer la recherche autour d’une question principale : comment l’élaboration d’un objet musical approprié à l’environnement spécifique de la CSI en psychiatrie est-elle susceptible d’engager de nouveaux modes d’interactions améliorant la qualité du soin aux patientes et patients en crise?

Le déroulement et les résultats de cette recherche ont fait l’objet de plusieurs publications (Bovet et al., 2015; Güsewell et al., 2019) et il est impossible ici d’y revenir dans les détails. Mentionnons qu’entre 2012 et 2015, cette collaboration a mené à la conception d’une interface tactile intégrée au mur de la CSI, équipée de plusieurs touches permettant aux patientes et patients de choisir les morceaux de musique et de régler le volume (cf. Figure 1). L’interface contient vingt morceaux de musique instrumentale de divers styles, répartis selon quatre principales dimensions émotionnelles (activation joyeuse, nostalgie, tension et calme). Des fiches explicatives sur les morceaux et leur compositeur ou compositrice ont été élaborées pour que les personnes mises en CSI et les équipes soignantes dialoguent autour des morceaux et s’approprient davantage leur contenu. Durant plusieurs mois, l’équipe de recherche a recueilli les impressions et réactions de quatre personnes hospitalisées dans l’unique chambre équipée du dispositif, ainsi que celles des soignantes et soignants qui s’en occupaient, au moyen d’entretiens approfondis en face à face avec les patientes et patients à la fin du séjour en CSI, d’entretiens semi-directifs téléphoniques quotidiens avec les soignantes et soignants, et de focus groups avec les équipes soignantes de l’unité au terme de la récolte de données.

L’analyse des données a révélé que, malgré le nombre limité de morceaux, le dispositif conférait effectivement un sentiment d’autonomie aux patientes et patients et leur offrait des stimulations auditives, tactiles et visuelles bienvenues dans un contexte où les repères sont rares. Par ailleurs, les deux groupes soignant et patient ont relevé que les échanges autour de la musique, ainsi que des émotions et des souvenirs que certains morceaux évoquaient, favorisaient l’interaction et la confiance réciproque. Le relatif « succès » de cette recherche modeste – puisque centrée sur une seule chambre d’une seule unité de psychiatrie – et de cette collaboration entre une équipe soignante, des personnes concernées par la psychiatrie et une équipe de recherche venant de plusieurs hautes écoles a motivé cette dernière à envisager de poursuivre sa démarche. En effet, en plus de ces retours encourageants, la recherche a progressivement bénéficié d’une attention grandissante de la part des établissements psychiatriques et des revues professionnelles, ce qui a contribué à l’intérêt de plusieurs hôpitaux à s’équiper de l’interface tactile.

Un financement inattendu

Dès 2017, le dispositif a été installé dans trois hôpitaux psychiatriques de Suisse romande et dans un hôpital français. Parallèlement, l’équipe de recherche a publié plusieurs articles dans des revues professionnelles et internationales. Au cours de cette période, elle a continué à se réunir épisodiquement « hors projet » afin de faire le point sur les nouvelles institutions intéressées par le dispositif, mais aussi de discuter de l’éventualité d’un nouveau projet de recherche. Comme le mentionne l’une des chercheuses de l’équipe au cours d’un récent débriefing de groupe sur l’ensemble du processus de recherche :

Si je me souviens bien, on était quand même pendant deux ans un petit peu en stand-by. On avait déposé le rapport du premier [projet]. Chaque fois qu’on se voyait, à des intervalles longs, on se disait que ce serait bien d’avoir quelque chose. Et puis, de mon point de vue, il y a cet appel BREF qui est arrivé et on l’a un peu saisi au vol, sans trop réfléchir à ce que ça impliquait, c’est vrai, parce qu’il fallait faire vite

Extrait de discussion collective de l’équipe – 2020 06 02

« Cet appel BREF », ainsi que le nomme la chercheuse, est un appel à projets lancé par la Fondation Gebert Rüf, fondation suisse dédiée à la science et à l’innovation[5]. Sous l’intitulé « BREF – jeter des ponts », ce programme visait à soutenir des projets « de recherche et de développement exemplaires dans le domaine de l’innovation sociale » menés par des membres des hautes écoles spécialisées de Suisse « qui souhaitaient développer des idées fortes de nouvelles coopérations exemplaires et prometteuses avec des partenaires de l’économie et de la société »[6]. Si les exigences de la commission décisionnelle étaient élevées – sur les 269 demandes de soutien déposées entre 2009 et 2017, seules 31 d’entre elles ont été approuvées –, les fonds alloués à chaque projet retenu par la Gebert Rüf Stiftung (GRS) permettaient d’envisager une recherche d’une ampleur conséquente, le but étant notamment que les résultats de la recherche soient communiqués à différents types de public par des outils variés.

Si nous insistons sur ce moment, c’est qu’il constitue probablement une étape décisive pour la tournure qu’a prise la recherche par la suite, sans que nous en ayons à l’époque mesuré la portée. Commençons par un premier élément contextuel : cet appel a été « saisi au vol » et « il fallait faire vite ». Concrètement, après s’être assurée que nos ambitions de recherche s’inscrivaient dans les exigences du programme BREF, Angelika Güsewell, en charge de la recherche à l’HEMU, s’est attelée, durant l’été 2017, à la rédaction d’une première mouture du projet. La plupart des membres de l’équipe étant sur le point de partir en vacances, les réactions à ce premier document ont été très enthousiastes mais limitées, et Angelika Güsewell a donc rédigé la quasi-totalité du document final. Ceci peut paraître anecdotique, mais ce contexte particulier a favorisé une absence de discussion approfondie de l’équipe autour de ce que « serait » la future recherche : une recherche-action, une recherche clinique, une recherche appliquée, une recherche au design mixte, voire tout cela à la fois?

Un autre élément à considérer est lié à l’ampleur du nouveau projet de recherche. Pour répondre aux injonctions de développement et d’innovation sociale amenées par la GRS, il fallait notamment nouer des partenariats avec les institutions équipées du dispositif musical, impliquer leurs directions dans la signature de conventions, et compter sur les équipes soignantes pour aider à remplir divers types de questionnaires à destination des soignants et des patients (cf. Encadré 1). Au moment de la rédaction du projet, bien que ces types de collaborations aient été explicités, il n’a pas été possible d’accorder le temps nécessaire à une réflexion substantielle quant à la diversité des rôles occupés par les partenaires du « terrain ».

À l’automne 2017, nous avons appris que notre projet avait été retenu par la GRS pour un financement de deux ans. Dans la foulée, nous avons contacté les institutions partenaires et mis en place une procédure de recrutement pour une assistante ou un assistant de recherche, sans véritablement revenir sur le sens que chacune et chacun d’entre nous donnait à ce nouveau projet, ni nous questionner sur notre propre posture dans cette configuration, ou encore nous concentrer sur les différents rôles attribués aux équipes soignantes avec lesquelles nous allions collaborer.

L’épreuve de la commission d’éthique

Une fois le fond obtenu, il a fallu soumettre un protocole de recherche à la Commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain (CER-VD) durant le printemps 2018. Le passage devant la CER-VD a constitué une véritable épreuve pour le projet au sens où nous devions avoir son accord pour lancer concrètement la recherche (cf. Nolen & Putten, 2007; St-Denis, 2017). Dans le domaine de la recherche en santé en Suisse, la CER-VD est un passage obligé pour les recherches qui impliquent des données de santé sur des personnes en cours d’hospitalisation[7]. L’essentiel de ce travail de formalisation intensive a consisté à développer un design de recherche calqué sur le modèle des sciences dites « dures », surtout médicales en ce qui concerne la commission. En résumé, alors que la demande déposée auprès de la Gebert Rüf Stiftung laissait une grande marge de manoeuvre quant au déroulement concret de la recherche, il a fallu, à partir de ce moment, déterminer à l’avance l’ensemble des paramètres de la recherche et de son déroulement pour assurer que les droits des personnes hospitalisées étaient bien respectés : les objectifs, les hypothèses, les données collectées, les méthodes de collecte et d’analyse, la protection des données, les aspects sécuritaires ou encore la procédure de recrutement. Ce dernier point souligne la difficulté pratique de mener des recherches – qu’elles soient R-A ou non – dans un contexte psychiatrique et plus encore lorsqu’il s’agit des CSI. Pour approcher des patientes et patients, et leur permettre de participer à l’étude, nous avons en effet dû mettre en place une procédure complexe et rigide. Lors de leur placement en CSI, les personnes hospitalisées sont en phase clinique aiguë. De ce fait, il était impossible de leur présenter l’étude à ce moment et nous avons opté pour une procédure a posteriori où nous attendions leur sortie de CSI pour qu’une personne de l’équipe soignante présente la recherche et demande l’accord de la patiente ou du patient.

L’écriture de ce protocole a pris plusieurs mois et a été essentiellement réalisée par Angelika Güsewell et Matthieu Thomas, l’assistant de recherche. Après une première réponse exigeant de légères modifications, le protocole a été accepté en août 2018, et nous avons pu lancer officiellement la collecte des données. De façon rétrospective, ce protocole a constitué un dispositif autant « possibilisant » que « contraignant » (Kaufmann, 2012) pour le projet. D’un côté, il a été une ressource importante pour la suite de la recherche en raison de la vision d’ensemble qu’il nous conférait et de la satisfaction d’avoir un plan d’action à mettre en oeuvre (cf. Caldairou-Bessette et al., 2017). De l’autre, il s’est avéré obligeant, car nous devions suivre à la lettre les indications que nous avions nous-mêmes prescrites. Dans ces conditions, le protocole est devenu un dispositif rigide dans lequel toute modification demandait un coût important, voire impossible, en termes temporel, financier et humain. Il a ainsi fonctionné comme un véritable « opérateur de coordination » (Smith, 2018, p. 166) de la pratique de recherche, façonnant la suite du déroulement du projet.

Des collaborations complexes

Les rapports entre les équipes de recherche et les partenaires du « terrain » sont particulièrement complexes dans cette recherche. Ces groupes sont souvent envisagés comme deux entités homogènes et séparées à partir desquelles il s’agirait de trouver des modalités de collaboration. Or notre dispositif de recherche met à mal une telle conception substantielle des protagonistes participant à un processus de R-A. D’un côté, l’équipe de recherche est composée de personnes au statut et au rôle hybrides : elle s’articule, depuis le début, autour d’une infirmière et d’un infirmier en psychiatrie qui font également de la recherche et donnent des enseignements à la Haute École de Santé Vaud. De l’autre, la notion de partenaires du « terrain » mérite d’être dépliée en raison de son caractère abstrait, masquant les statuts professionnels divers des personnes pouvant être regroupées sous une telle catégorie. Il s’agit ainsi de décrire le « cadre de participation » (Goffman, 1979) pluriel qui s’est développé avec les équipes soignantes. Ces formes de participation étaient déjà fixées en partie par le protocole de recherche. En effet, celui-ci a principalement été élaboré non pas avec le personnel soignant côtoyant au quotidien les personnes hospitalisées, mais avec des cadres, des psychiatres, ainsi que des directions d’établissement; il s’agit par conséquent d’un processus top-down qui rend difficile une collaboration symétrique entre les partenaires (cf. Ros & Rullac, 2020). Ainsi, au moment d’envisager la collaboration concrète avec les équipes soignantes, le projet était déjà entièrement défini, par nous-mêmes ainsi que par les institutions qui garantissaient son financement et/ou sa réalisation.

Dans notre équipe, les rôles se sont réorganisés à la suite de l’obtention du fond de la GRS. En tant que requérante principale, Angelika Güsewell s’est retrouvée formellement au centre du projet. L’engagement d’un assistant de recherche à 60 %, Matthieu Thomas, a permis d’avoir une personne entièrement focalisée sur la recherche. Les autres membres – qui ne pouvaient dégager qu’un petit pourcentage pour ce projet – restaient bien évidemment centraux dans le processus, mais leur participation venait généralement en second temps pour modifier et compléter les propositions faites au préalable.

La collaboration avec les équipes soignantes sur le terrain s’est révélée complexe. Dès le début de la nouvelle recherche, trois institutions psychiatriques ont été intégrées au projet (une quatrième a rejoint la recherche en cours de route) avec, chaque fois, deux unités concernées. Dans ces conditions, il était impossible de suivre de près chaque institution et chaque service en détail. Nous devions compter sur la participation active des équipes soignantes des unités en question. Il a fallu déployer un processus « d’intéressement » et « d’enrôlement » (Callon, 1986) pour les convaincre de prendre part au projet à la fois en tant que sujet et objet de la recherche : en tant que sujet, car nous avions besoin qu’elles assurent le suivi du dispositif musical, qu’elles présentent l’étude aux patientes et patients, qu’elles fassent passer des questionnaires, qu’elles nous communiquent et nous transmettent les données; en tant qu’objet, car nous souhaitions également qu’elles remplissent des questionnaires et participent à des entretiens pour capter le regard soignant sur la musique et la contention en psychiatrie (cf. Encadré 1). Pour assurer la médiation entre l’équipe de recherche et le terrain, nous avons mis en place un système de « référent » pour chaque institution partenaire. Ces « référents » étaient des infirmières et infirmiers qui avaient pour rôle d’être à la fois les garants et les porte-paroles du projet sur place. Au nombre d’un ou deux par institution, les référentes et référents avaient manifesté leur motivation à participer à cette recherche, par intérêt pour la thématique. Leur institution respective leur avait alors accordé un petit pourcentage dédié spécifiquement au projet. L’idée consistait à les intégrer à l’équipe pour participer aux réflexions collectives, motiver les équipes soignantes à collaborer à l’étude et s’occuper en partie de la collecte des données, sans qu’il leur soit pour autant possible de proposer des modifications substantielles dans la recherche.

Nous avons pris le temps d’organiser plusieurs rencontres sur le terrain pour présenter la recherche et proposer aux équipes soignantes d’y participer en tant que sujet et objet. Mais, selon elles, la collecte de données fut laborieuse. Une partie des unités se sentait très impliquée. Sur le terrain, lors des observations et des moments d’échanges, elles soulignaient leur motivation et leur intérêt pour le projet, pour la problématique des CSI et pour le dispositif musical qui apparaissait comme un outil intéressant pour leur pratique soignante. Dans ces cas de figure, la collaboration a été particulièrement effective : les équipes présentaient l’étude et le dispositif aux patientes et patients, participaient à la recherche et faisaient remonter les informations à l’équipe. D’autres équipes soignantes étaient nettement plus réticentes. Elles percevaient la recherche comme une contrainte supplémentaire dans un cahier des charges déjà bien rempli : les informations tardaient à être transmises, l’étude n’était pas présentée régulièrement aux patientes et patients, la durée du projet était vue comme très longue et la charge de la participation comme lourde et complexe. C’est notamment ce qu’explique Loïc, un soignant d’une trentaine d’années avec lequel Matthieu Thomas s’est entretenu pour discuter du séjour en CSI d’une patiente qu’il suivait. À la fin de l’entretien, il a exprimé son scepticisme et sa lassitude par rapport à cette recherche :

Loïc : Voilà, bon et votre questionnaire, les réponses c’est pas facile à répondre.

Matthieu : Ouais?

Loïc : Déjà c’est presque les mêmes questions tournées différemment ou avec un autre mot qui change.

Matthieu : Moi je suis pas du tout spécialiste de ces questions, je peux pas te dire pourquoi-comment mais il y a l’idée de voir la cohérence des répondeurs, c’est pour ça qu’il y a un peu tout le temps les mêmes items.

Loïc : Oui oui, ça ressemble beaucoup et on doit déjà répondre à plein de trucs comme ça, « vous avez l’impression que le patient a bénéficié de ci, de ça ».

Matthieu : Pas très passionnant quoi.

Loïc : Non (Matthieu rit). Mais surtout c’est pas facile, je pense qu’on répond quand même un peu parfois genre j’en sais rien « oui, un peu, un peu, un peu » pour mettre quelque chose, parce que franchement. Est-ce qu’on sait si la musique a eu un impact? Non pour la plupart des patients on peut pas savoir si ça a eu un impact si grand que ça.

Matthieu : J’entends complètement. C’est pour ça que l’idée après, c’est de discuter en face à face. Dans ce genre de cas, t’as quand même plus d’infos que quand tu coches sur un questionnaire.

Loïc : Oui, mais ça demande beaucoup de temps, entre les questionnaires et tout, c’est une étude qui prend la tête je trouve (Loïc rit).

Matthieu : Tu trouves que l’étude est envahissante?

Loïc : Ouais quand même. À un moment donné, ils nous ont donné un téléphone où on devait s’enregistrer nous, enfin non mais. Surtout on nous explique pas forcément ce qu’ils en font avec tout ça au final. Ça va changer quoi? Le dispositif, il est en place, ils vont pas l’enlever maintenant.

Matthieu : Non, non. En fait, le « ils » c’est « nous ». Ça n’a rien à voir avec la direction ou l’hôpital. L’hôpital n’a aucun droit de regard ou quoi que ce soit. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de simplement voir concrètement si ce dispositif modifie quelque chose. Et pour ce téléphone-là, c’est l’idée que plein de trucs nous échappent et qu’on pourra jamais entendre, et si d’un coup il s’est passé un truc intéressant qui vous semble pertinent par rapport à un patient et la musique, on se dit autant que ce téléphone soit à disposition.

Loïc : Ouais okay. Mais faut remettre ça dans le contexte où c’est un hôpital de crise, on est débordés. Donc devoir encore s’enregistrer pour un truc où on sait même pas où ça va finir et ce qu’ils vont faire de nos propos. Si les patients sont persécutés, nous on est aussi un peu persécutés parfois (Matthieu rit)

Extrait d’entretien – 2019 03 26

Sans faire une analyse fine de cette interaction, relevons malgré tout que la méfiance de Loïc concernant la recherche se retrouve à plusieurs niveaux : les questionnaires qui n’ont pas vraiment de sens et sont redondants par rapport à d’autres études auxquelles les soignantes et soignants doivent participer; la charge de travail supplémentaire que la recherche induit; l’utilisation des données collectées sur les équipes soignantes qui demeure floue et qui semble l’inquiéter. Nous avons tenté de pallier les problèmes perçus sur le terrain en organisant des rencontres pour en discuter avec les équipes. Mais lors de ces échanges, nous pouvions observer une certaine lassitude parmi les équipes soignantes. En pleine collecte de données, nous avons donc demandé aux référentes et référents de s’occuper personnellement de la présentation de l’étude aux patientes et patients, et de faire passer les questionnaires afin de décharger les équipes des obligations de la participation.

À travers ces collaborations avec les partenaires du « terrain » se dessine un cadre de participation « feuilleté » : le noyau central correspond à l’équipe de recherche qui définissait et cadrait le projet; une deuxième strate de participation était composée des référentes et référents qui faisaient la médiation entre l’équipe et le terrain, opérant comme un appui décisif pour penser et mener à bien le projet; enfin, une troisième strate de participation concernait les équipes soignantes sur le terrain, inclues à la fois comme sujet participant à l’enquête et comme objet de la recherche.

Les enjeux d’une recherche-action en psychiatrie

La genèse du projet décrite tout au long de l’article nous amène à proposer une réflexion plus globale sur les phases réflexives à ne pas négliger lors d’une R-A. Nous aborderons, en trois points, les principaux apprentissages qui ont marqué ce processus de recherche. Ces derniers sont centraux, tant ils sont susceptibles de teinter la qualité de la conception du design comme de la communication et de l’explicitation des attentes tout au long de la recherche.

Premièrement, force est de constater qu’à l’heure actuelle, le format des documents proposés par les diverses commissions d’éthique pour justifier la rigueur de la recherche et s’assurer de la sécurité des données récoltées ne convient que très partiellement aux recherches essentiellement inductives, en particulier lorsqu’il s’agit de R-A. En effet, ce qui caractérise principalement la R-A, à savoir entamer un processus de recherche à partir de questions et de problèmes concrets émanant du terrain et se « laisser surprendre » par les directions que prendra cette recherche (Barbier, 1996; Rullac, 2018), est pour ainsi dire antinomique aux exigences des commissions d’éthique, qui se doivent de garantir que la procédure est sous contrôle et que les éventuels risques sont anticipés. Ainsi, les hésitations, les reformatages et les nouveaux questionnements ne sont pas les bienvenus, alors qu’ils font précisément la force et la particularité des recherches qualitatives (Les chercheurs ignorants, 2015; Mesnier & Missotte, 2003). Ce constat est également partagé par nos collègues Jenny Ros et Stéphane Rullac qui soulignent les « injonctions contradictoires » (2020, p. 140) entre un processus de recherche inductif et les exigences de formaliser a priori le projet de recherche pour les institutions de financement.

Dans ce contexte, il peut être directement décourageant pour les équipes désireuses de mener des R-A d’aller au bout de leurs intentions au moment de designer leur projet, car elles sont conscientes que des demandes de « cadrage » tant de la part des comités d’éthique que des organismes financeurs viendront rapidement faire obstacle à des propositions inductives. Les propos de l’un des membres de l’équipe, au cours d’un débriefing relatif à l’ensemble de la recherche, illustrent bien ce paradoxe :

Comment est-ce qu’on pourrait s’assurer un financement dans une perspective de recherche-action, où l’on n’a pas un design bien arrêté à proposer avant, ce qui fait généralement le poids pour obtenir un financement? Si on laisse ouvert et qu’on fait au fur et à mesure, c’est vraiment dur, car personne ne veut nous soutenir

Extrait de discussion collective de l’équipe – 2020 06 02

Cette question revient également fréquemment dans des discussions – formelles ou non – avec d’autres équipes de recherche, contraintes parfois d’opérer des choix stratégiques pour mener à bien leur projet sans perdre trop de temps (et donc d’argent). Dans certains cas, les équipes renoncent à récolter des données auprès des patientes et patients, ce qui leur permet d’éviter le passage par la commission d’éthique; dans d’autres, comme dans notre cas, elles formatent et cadrent largement leur recherche pour correspondre aux demandes des comités d’éthique, en espérant pouvoir garder une marge de manoeuvre dans la manière de travailler sur le « terrain » et de collaborer avec les équipes soignantes. Quelles que soient les options choisies, il reste pour l’instant difficile d’assumer jusqu’au bout un processus de R-A en santé, dès lors que l’ampleur de celle-ci implique, de la part des financeurs et des commissions d’éthique, l’élaboration et la présentation d’un design de recherche « solide ».

Deuxièmement, il importe de s’attarder sur les difficultés inhérentes au statut « interdisciplinaire » ou plutôt « pluridisciplinaire » des équipes, telles que la nôtre, en tâchant d’éviter les écueils des discours idéalisant le caractère collaboratif et horizontal des R-A. Il est indéniable que la pluralité de compétences, de perspectives et d’expériences est ce qui participe à la solidité du groupe ainsi qu’à l’originalité, la rigueur et la créativité de ce projet. Avoir parmi nous une chercheuse travaillant également comme infirmière clinicienne dans l’une des institutions équipées du dispositif musical favorise par ailleurs grandement les diverses collaborations avec le personnel soignant et les directions des institutions. Nous ne manquons donc jamais de revendiquer cette pluridisciplinarité lors de nos interventions, quitte à « forcer un peu le trait » pour que nous soyons chacune et chacun facilement identifiables à notre discipline ou profession. Pourtant, si les théories de la R-A insistent sur la nécessité de collaborations horizontales, non seulement entre les différentes disciplines mais aussi entre les actrices et acteurs impliqués dans le processus, ces injonctions se heurtent à des réalités complexes et trop peu discutées. En effet, comment concilier, par exemple, des différences presque fondamentales de posture au moment d’analyser des données? Comment rebondir ensemble face à des décisions institutionnelles que nous désapprouvons, mais dont les répercussions nous concernent très différemment? Doit-on s’accorder sur un cadre théorique initial alors que, justement, c’est notre diversité qui permet de co-construire une théorie « hybride » nous correspondant?

Souvent, le rythme d’une recherche ne permet pas de prendre régulièrement le temps d’échanger sur ce genre de problèmes. Ce manque de discussion interne est dommageable, car il participe à l’émergence d’asymétries et de frustrations au sein des équipes, lesquelles sont difficilement exprimables par crainte d’abîmer le « vernis » de l’horizontalité des rapports. Une attention plus systématique à ces obstacles et questionnements permettrait de renforcer une posture ancrée et cohérente de la part des équipes de recherche, qui pourraient ainsi assumer explicitement les divergences de points de vue et de posture, sans que cela n’affaiblisse leurs propositions théoriques et pratiques.

Troisièmement, au-delà de la diversité des disciplines, il s’agit d’anticiper précisément les fonctions demandées aux partenaires du « terrain », tout au long du processus. Effectivement, l’horizontalité revendiquée dans les R-A est notamment relative à l’implication constante des personnes directement concernées par les problématiques du terrain (Corbillon & Rousseau, 2005; Lyet, 2011). Dans notre cas, même s’il était clair que les unités des hôpitaux seraient mobilisées dans l’ensemble de la recherche, la rapidité du basculement entre la première partie du projet et la seconde a entraîné des prises de décision soudaines quant aux différents rôles attribués à nos partenaires. En conséquence, il s’est avéré que, malgré des passages réguliers des membres de l’équipe au sein des institutions, une partie des équipes a peiné à s’approprier la recherche et à en comprendre une éventuelle utilité pour la clinique. Ainsi que le note l’une d’entre nous :

Peut-être que les soignants n’ont pas bien compris leur place : est-ce qu’on attend d’eux qu’ils s’investissent par rapport au dispositif? Mais, à ce moment-là, c’est difficile de leur demander de faire remplir des questionnaires. Ils sont un peu cobayes et en même temps on leur demande de changer la réalité. Peut-être que c’est trop demander, en tout cas si on ne l’a pas thématisé. J’imagine bien que ce sont des rôles qui ne sont pas clairs, voire contradictoires, qu’on a de la peine à se situer. Alors on choisit peut-être le rôle qui est le plus clair, c’est-à-dire celui de donner des questionnaires au patient. Comme ça, on arrive à s’investir. Alors que pour l’autre rôle, celui de s’impliquer dans l’implantation du dispositif, il faudrait réellement le travailler, en laissant de côté la collecte de données

Extrait de discussion collective de l’équipe – 2020 06 02

Ce passage est intéressant dans la mesure où il met exactement le doigt sur les difficultés et paradoxes inhérents à la mobilisation concrète des partenaires du « terrain », dès lors qu’ils sont sollicités à la fois pour participer à la mise en place d’une nouvelle pratique et pour contribuer à la récolte des données au cours de la recherche. En plus du temps conséquent que demandent ces divers types d’implication, le sens de ce qui est demandé n’est probablement pas toujours évident à saisir, ce qui peut avoir pour conséquence une remise en question de la pertinence même de la recherche. À cela s’ajoute la manière dont on soigne les rapports entre les directions d’institutions partenaires et les équipes soignantes, et l’explicitation des enjeux et de la charge de travail supplémentaire qu’engendre inévitablement une telle recherche, comme l’explique l’un d’entre nous :

Le tout point de départ de cette recherche, c’était une demande des équipes. Mais elles ne s’imaginaient pas que cela demanderait autant de choses à faire au niveau institutionnel, notamment les conventions. Et c’est vrai que « le haut », une fois qu’il a signé, il disparaît un peu, ils ne sont pas derrière les équipes. Quand il faut mobiliser les équipes, les relancer, on n’entend plus beaucoup parler des directeurs d’institution. Les équipes font le quotidien, et si elles doivent faire plus, c’est un quotidien qui se charge encore un peu plus de tout ce qu’on leur demande

Extrait de discussion collective de l’équipe – 2020 06 02

Lorsqu’il est pratiquement impossible de faire constamment le lien entre les directions et les équipes, on perd rapidement de vue les rapports hiérarchiques qui influencent inévitablement la motivation des équipes soignantes. Pourtant, les risques d’un manque de reconnaissance par les directions du travail supplémentaire accompli sur le terrain peuvent entraîner une certaine lassitude ainsi qu’une désimplication progressive des équipes dans le processus de recherche. Malgré toutes les bonnes intentions et la volonté de garder clarté et horizontalité dans les rapports, accorder des plages régulières afin que tout le monde s’exprime sur son implication et le sens donné à celle-ci n’est pas évident, surtout quand les plannings de chacune et chacun n’autorisent que de très rares plages de réunions approfondies. Pourtant, c’est une condition nécessaire pour que les différents protagonistes s’y retrouvent et que s’amorcent réellement de nouvelles pratiques dans des protocoles déjà chargés.

Plaidoyer pour une recherche-action ouverte et incertaine

Nous soutenons qu’un exercice réflexif tel que celui opéré dans cet article contribue à enrichir les R-A ultérieures dans le champ de la santé comme de la psychiatrie. Retracer certains des problèmes concrets qui ont balisé notre processus de recherche permettra peut-être d’améliorer nos prochaines recherches, ou du moins de prêter attention à des aspects trop souvent négligés. Cette introspection peut également inspirer d’autres équipes, à la façon d’une opportunité de se positionner, que ce soit en se reconnaissant dans certains des propos amenés, en les enrichissant, en s’y opposant, ou encore en proposant d’autres options pour pallier les problèmes énoncés. Il y a par conséquent une finalité pratique à cette contribution : enrichir les théories de la R-A en santé avec des situations concrètes qui relatent les achoppements, les questionnements ainsi que les résolutions, pour que ce domaine se fasse plus largement connaître et que les professionnels de la santé se sentent davantage en confiance pour entreprendre ce type de recherche.

Aujourd’hui, à l’instar des recherches quantitatives, de nombreux critères de qualité définissent les « bonnes » recherches qualitatives, ce qui contribue à leur reconnaissance dans les revues médicales et de santé. Sans nullement nous opposer à cette démarche, qui permet à davantage de non-initiés de comprendre les bases de ces recherches et d’y accorder de la valeur, il importe de faire connaître des R-A rigoureuses et utiles, même si elles ne sont pas dessinées selon des formats similaires aux recherches quantitatives ou déductives. L’incertitude et la créativité n’empêchent en rien un processus méticuleux à tous les stades de la recherche, pour autant que l’on prenne le temps d’identifier et de discuter les noeuds qui la constituent. Revendiquer cette ouverture, ainsi que la richesse d’une diversité de points de vue autour d’un même sujet de recherche, est indispensable pour éviter que les velléités de la R-A ne soient broyées dès le départ par des exigences de formatage qui ne peuvent intrinsèquement pas leur correspondre.