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Introduction

Au Québec, les formes de recherche valorisant l’engagement des citoyens bénéficient d’une visibilité grandissante (Fonds de recherche du Québec [FRQ], 2019). Parmi celles-ci, la recherche partenariale implique que des partenaires s’engagent dans la réalisation d’un objectif partagé en utilisant leurs ressources respectives (Gillet & Tremblay, 2017). L’implication active des acteurs concernés dans la démarche de recherche est propice à la cocréation et à l’identification de solutions plus pertinentes pour les milieux — voire à l’émancipation des acteurs impliqués et des populations marginalisées (Ninacs, 2008; Roy & Prévost, 2013). L’émancipation est comprise ici au sens de l’empowerment, ou développement du pouvoir d’agir (Ninacs, 2008). Elle correspond à la fois (1) à un processus progressif permettant aux individus et aux communautés de s’approprier de plus en plus de pouvoir sur leur propre vie et (2) à un résultat souhaité, où ces individus et ces communautés sont en mesure d’exercer ce pouvoir de façon autonome (Bacqué & Biewener, 2013; Luttrell & Quiroz, 2009; Ninacs, 2008). L’implication des acteurs du terrain est également favorable au réinvestissement des résultats de recherche dans le milieu et à la transformation sociale (Gillet & Tremblay, 2017).

Recherche partenariale et recherche qualitative : interactions, temporalité et réflexivité

Si la recherche partenariale n’est pas forcément qualitative, elle partage avec l’enquête terrain plusieurs similitudes. D’abord, toutes deux se construisent au fil des interactions et de l’engagement sur le terrain (Demazière et al., 2011; Gillet & Tremblay, 2017). À ce titre, Morrissette et al. (2014) soulignent le « caractère évolutif, sinon sinueux, de l’expérience de terrain et le rapport du chercheur à la démarche d’enquête, aux acteurs et aux contingences rencontrées » (p. 11). En recherche partenariale, ces interactions se traduisent dans « une “action commune négociée”, ce qui implique la reconnaissance d’une division, d’une différence, […] d’une tension qui est précisément dépassée par la construction négociée d’une action commune » (Gillet & Tremblay, 2017, p. 312).

Ensuite, tout comme l’enquête ethnographique qui nécessite une présence prolongée du chercheur sur le terrain (Beaud & Weber, 2010), la recherche partenariale doit être suffisamment longue pour permettre la coconstruction (Gillet & Tremblay, 2017). Ce type de recherche interpelle des temporalités non linéaires, circulaires, et les temporalités différenciées entre les acteurs peuvent être source de tensions (Gillet & Tremblay, 2017).

Enfin, la recherche partenariale et l’enquête terrain exigent de la part du chercheur qu’il pose un regard réflexif et critique sur sa démarche. Si certaines conditions sont favorables à l’engagement des acteurs (Klein, 2017), il n’existe pas de « réponse générale » qui permette de circonscrire avec certitude une marche à suivre adaptée aux circonstances particulières d’une recherche (Becker, 2014). Dans le même sens, Gillet et Tremblay (2017) soulignent l’importance de ne pas présenter la recherche partenariale comme un « long fleuve tranquille » où les participants seraient toujours engagés et en accord, puisque les tensions font partie inhérente de ce type de recherche. Porter un regard réflexif sur la recherche devrait permettre de rendre compte d’une trajectoire nécessairement imparfaite, voire chaotique par moments. Demazière souligne à cet effet :

La réflexivité méthodologique ne vaut pas une heure de peine si elle est produite dans un mouvement rétrospectif, qui conduit à estomper les mésaventures et désappointements, à livrer un compte rendu lissé et cohérent, voire à mettre en scène un enquêteur habile et ingénieux, triomphant des pièges du terrain

2008, pp. 32-33

Or ces récits imparfaits sont rarement rapportés dans les articles scientifiques, dont le format est souvent contraignant (Morrissette et al., 2016). C’est dans cette perspective qu’a été rédigé cet article.

Objectifs de l’article

Cet article présente le récit d’une démarche de recherche partenariale marquée par une tension entre l’affirmation d’une expertise comme chercheur et la visée émancipatoire – ou à tout le moins, transformatrice – de la recherche menée. Il vise à poser un regard réflexif sur l’expérience en s’appuyant sur deux cadres de référence qui se sont avérés éclairants pour la chercheuse : 1) l’épistémologie et 2) les travaux d’Yves St-Arnaud (2003) sur la coopération et l’autorégulation en contexte d’interaction professionnelle. La démarche réflexive réalisée s’inspire de l’autoethnographie, au sens où le vécu comme chercheur constitue le principal objet d’analyse (Rondeau, 2011). L’autoethnographie correspond à un processus réflexif, voire à un genre littéraire, où le chercheur s’insère lui-même dans la théorie et la pratique puis, par l’usage d’un récit porteur de sa « voix authentique », contribue à une meilleure compréhension du phénomène à l’étude (McIlveen, 2008; Rondeau, 2011).

D’abord, le contexte de la recherche est présenté à la première personne pour laisser place aux motivations de la jeune chercheuse. Puis, le récit de l’expérience est exposé. Cette expérience est ensuite analysée à partir de chacun des cadres de référence. Enfin, les implications pour la recherche qualitative et son enseignement sont discutées.

Une recherche collaborative en contexte de logement social

J’ai réalisé ma recherche doctorale au sein d’un office d’habitation (OH), une entreprise publique responsable de la gestion des habitations à loyer modique (HLM). Au Québec, les HLM sont des logements sociaux publics destinés aux personnes vivant sous le seuil de la pauvreté. J’ai appris à connaître ce milieu au baccalauréat, comme auxiliaire de recherche, et l’ai choisi pour deux raisons : 1) son caractère « humain » et l’engagement du personnel envers une mission sociale; 2) les défis vécus par ce milieu, dont la conciliation entre la gestion immobilière et la gestion sociale (Morin et al., 2014).

Dans le cadre de ma thèse, je me suis intéressée plus particulièrement au développement de la participation citoyenne des locataires, définie comme un engagement individuel ou collectif volontaire visant une transformation de son milieu ou de la société (adaptation de Mercier et al., 2009). En plus de bénéficier aux personnes qui s’engagent, la participation citoyenne des locataires est susceptible d’améliorer la gouvernance des OH en impliquant les principales personnes concernées dans les décisions (Cairncross et al., 1997). Développer la participation citoyenne des locataires n’est toutefois pas une tâche facile, particulièrement dans les HLM destinés aux familles : elle interpelle un ensemble de croyances et implique une transformation des rapports de pouvoir (Morin et al., 2014). C’est pour cette raison que, comme future psychologue organisationnelle, j’ai voulu comprendre les liens entre la culture organisationnelle des OH et le développement de la participation citoyenne des locataires habitant en HLM Familles. Plus spécifiquement, ma question de recherche était : Par quels processus la culture organisationnelle d’un OH produit-elle des effets sur le développement de la participation citoyenne des locataires adultes habitant en milieu HLM Familles?

Soucieuse que ma recherche ait des retombées concrètes pour l’OH à l’étude, je me suis appuyée sur un paradigme épistémologique pragmatique (Poupart et al., 1997). Mon étude se voulait également collaborative. La recherche collaborative est définie par Bonny comme un type de recherche partenariale où la relation entre les partenaires correspond à une « relation de collaboration étroite en amont et en aval du coeur de la recherche, [qui lui] est le domaine d’expertise des chercheurs » (2017, p. 27). La collaboration y est plus importante à deux moments clés : 1) lors de la définition d’une problématique qui répond à des préoccupations communes; 2) lors de la diffusion des résultats (Bonny, 2017). Mes principaux partenaires de recherche étaient la direction générale et la direction du développement communautaire. Ce choix était teinté par ma discipline en psychologie organisationnelle, où nous avons l’habitude de travailler de façon plus étroite avec les décideurs, nous appuyant sur la prémisse que les changements sont davantage susceptibles de se produire si les personnes détenant le pouvoir formel sont impliquées.

Après l’obtention du certificat éthique, la collecte de données s’est déroulée de février 2016 à avril 2019, en concomitance avec l’analyse des données, qui s’est poursuivie jusqu’à l’automne 2020. J’ai réalisé des entretiens semi-structurés (N = 23) et des entretiens de groupe (8 groupes, N = 52) auprès de directeurs et d’employés de l’OH, de locataires de trois milieux HLM Familles et de partenaires externes de l’organisation. J’ai également réalisé de multiples observations au sein de l’OH et dans les milieux HLM Familles (N = 52), consigné des entretiens informels sous forme de notes de terrain (N = 9) et compilé un ensemble de documents (N = 147).

Comme je cherchais à conceptualiser des processus, j’ai choisi d’analyser les données recueillies à l’aide de l’analyse par théorisation ancrée (Glaser & Strauss, 1967), dont les étapes ont été adaptées par Paillé (1994). Mon processus d’analyse a été soutenu par la rédaction de mémos analytiques (N = 133) et de mémos méthodologiques et réflexifs (N = 40) dans un journal de bord. J’ai privilégié le journal de bord pour maintenir une pratique réflexive constante, conserver les traces de ma démarche et favoriser la crédibilité de l’étude (Savoie-Zajc, 2004).

La thèse complétée comporte trois articles : deux articles sur les résultats et un acte de colloque proposant des réflexions épistémologiques à partir des défis de collaboration vécus dans la recherche (Meilleur, 2021). Le présent article s’appuie en partie sur ces réflexions épistémologiques réalisées en cours de recherche[1], ainsi que sur les mémos méthodologiques et réflexifs permettant de retracer l’expérience vécue. Ces mémos constituent les principaux matériaux sur lesquels s’appuie ma démarche autoethnographique. Si c’est un travail de réflexion a posteriori qui a permis d’identifier l’autoethnographie comme appui à ma démarche réflexive dans le cadre de cet article, l’autoethnographie est aussi cohérente avec la posture réflexive que j’ai adoptée en étudiant la culture organisationnelle de l’OH (Patton, 2002).

Enfin, pour ce qui est des considérations éthiques, l’identité de l’OH à l’étude n’a pas été révélée dans la thèse. Seules les personnes ayant participé à la recherche et les évaluateurs de la thèse pourraient identifier les partenaires organisationnels dont il est question dans cet article. Les personnes participantes ont par ailleurs été informées que leur anonymat ne pouvait être garanti auprès de leurs collègues, comme il s’agissait d’un petit milieu, ce à quoi elles ont consenti en signant un formulaire de consentement. Enfin, les deux personnes concernées ne sont plus à l’emploi de l’OH et le terme neutre direction a été privilégié pour parler d’elles dans cet article, ce qui limite la possibilité qu’elles puissent être identifiées par un lecteur externe.

Le récit d’une expérience de recherche partenariale

Le récit est divisé en cinq actes qui témoignent de l’évolution du partenariat au cours de la recherche : 1) l’émergence du partenariat; 2) des pistes de résultats préliminaires qui font réagir; 3) des défis de collaboration en vue d’un colloque professionnel; 4) des mises au point déterminantes; 5) une expérience positive de coconstruction pour diffuser les résultats.

Premier acte : l’émergence du partenariat

Nous étions au tout début du projet, à l’automne 2015. Je me souviens d’une des premières rencontres pour établir notre partenariat, où ma direction de thèse m’accompagnait. La direction générale était enthousiaste à participer à ce projet : c’était un bon « momentum » pour l’organisation parce qu’ils se questionnaient justement sur la participation citoyenne. À ce moment, l’idée d’une recherche collaborative n’était pas explicite : il avait été entendu avec ma direction de thèse que nous verrions au fil de la démarche dans quelle mesure les partenaires s’y impliqueraient activement. Il était toutefois important que les acteurs clés – ici la direction générale et la direction communautaire – aient envie d’ouvrir leur milieu à la recherche, et surtout, y voient une pertinence. De mon côté, je souhaitais que la recherche académique proposée leur soit utile et qu’elle contribue à leur développement – voire à leur émancipation – comme organisation.

Cette rencontre a permis de déterminer que la direction du développement communautaire serait répondante pour le projet en assurant son suivi régulier et un pont avec le terrain. Nos premiers échanges nous ont aussi permis de commencer à nous interinfluencer. Les deux directions ont attiré mon attention sur le rôle clé des partenaires externes de l’OH (organisation communautaire, partenaires du réseau de la santé), qui ont été inclus dans la stratégie d’échantillonnage. Je n’ai toutefois pas trop insisté sur les détails méthodologiques de la recherche : je ne voulais pas submerger ou désintéresser les partenaires. Je voulais aussi éviter de hiérarchiser nos rapports en mettant de l’avant mon « expertise ». Je me souvenais avoir entendu des chercheurs dans des colloques affirmer qu’une recherche ne pouvait pas être partenariale si elle ne venait pas du terrain. Comme la recherche venait de ma propre initiative parce qu’elle s’insérait dans ma formation doctorale, il me semblait alors que je devais être encore plus prudente pour m’assurer de ne pas « prendre leur pouvoir ».

Deuxième acte : des pistes de résultats préliminaires qui font réagir

Plus d’un an après le début du projet, la collecte de données et l’analyse allaient bon train. Je commençais à voir émerger des catégories conceptualisantes, ces unités d’analyse qui permettent de définir et de cerner des phénomènes (Paillé & Muchielli, 2016). Il était venu le temps de soumettre de premières pistes de résultats – préliminaires, bien sûr – à mes partenaires de recherche. Ce partage était important pour moi, pour que les partenaires puissent contribuer aux analyses et pour que la recherche ait des retombées concrètes dans le milieu. Ma discipline m’avait enseigné que pour avoir de l’impact, les acteurs concernés devaient s’impliquer dans la démarche, et ce, le plus tôt possible.

J’ai donc proposé une rencontre de discussion avec les deux directions. Nous avions peu de temps devant nous, alors j’ai décidé de plonger dans la présentation des processus en émergence, passant rapidement par-dessus les détails méthodologiques de l’analyse des données, jugeant que c’était moins pertinent pour mes partenaires non académiques. Je me suis contentée de rappeler l’objectif de l’analyse des données, qui était de créer une théorie.

Un des processus présentés rendait compte de différentes approches privilégiées par l’équipe de développement communautaire depuis l’entrée en poste de la direction actuelle, en comparaison avec les pratiques avant cette période. En réaction à la présentation de ce processus, la direction générale m’a dit que je devrais retirer tout ce qui concerne l’ancienne direction, que ce n’était plus « valide ». Un autre processus a suscité des réactions similaires. Ce processus s’appelait « prise en charge dévouée » et référait à la bienveillance des membres du personnel envers les locataires qui, dans certains contextes, pouvait résulter en une prise en charge nuisible au développement de la participation citoyenne. Pour illustrer ce processus, j’ai partagé une situation qui s’était déroulée dans le milieu[2], où un membre du personnel avait pris l’initiative de payer « de sa poche » une pelle de jardinage pour un locataire qui en avait fait la demande. Cette action, simple en apparence, a eu des conséquences importantes pour les autres locataires, qui ont perçu des iniquités, et pour la crédibilité des personnes intervenantes impliquées dans le projet de jardinage. Cette illustration était éclairante par rapport à la culture de bienveillance de l’OH. Or la réaction d’un des partenaires a été de m’inviter à la retirer des analyses, puisqu’elle n’était pas représentative de l’ensemble de l’organisation. J’ai alors tenté d’expliquer qu’en recherche qualitative, les contre-exemples, voire les cas extrêmes, étaient riches et souhaités pour mieux comprendre les phénomènes.

La pression montait de plus en plus au fil de la présentation des processus en émergence, accentuée par le temps limité que nous avions pour dénouer et approfondir ces réactions. Les réactions étaient particulièrement vives pour un processus appelé « filtre positif[3] », qui référait au fait que les préoccupations, les échecs et les situations perçues comme négatives semblaient taboues dans l’organisation. Paradoxalement, il me semblait que leurs réactions (tout à fait légitimes) confirmaient ces observations. J’essayais de m’expliquer au mieux pour leur faire comprendre que les analyses seraient amenées à évoluer et que je ne remettais pas en doute leurs compétences. Je cherchais plutôt à les comprendre.

La tension vécue à ce moment m’interpelait aussi personnellement. En effet, je vivais cette expérience comme une remise en question de mes propres compétences. Mes partenaires m’ont exprimé des commentaires comme : « C’est ta perception ou un fait cité? »; « C’est ton filtre à toi »; « Quelles sont tes preuves? »; « Ça, c’est toi qui dis ça où les locataires? »; « C’est ta première recherche », qui suggéraient une telle remise en question. Ils me disaient quoi faire, quoi inclure dans la recherche, quoi retirer… Je me suis aussi mise à douter de mes compétences d’intervenante en psychologie organisationnelle, alors qu’il me semblait bien que je perdais le contrôle du processus de cette rencontre, prise dans une escalade d’argumentation.

Cet épisode difficile avec les partenaires s’est ensuivi de discussions émotives avec ma direction de thèse, qui m’a rappelé que j’étais en apprentissage. Elle m’a aussi fait comprendre qu’en me dictant comment analyser mes données, mes partenaires s’ingéraient dans mon champ de compétence[4]. Ces interventions de sa part ont eu un effet rassurant, mais ma motivation à la recherche, elle, était à son plus bas : je devais retrouver du sens à ce que j’étais en train de faire. C’est à ce moment qu’une opportunité s’est présentée à moi : le congrès étudiant de la Chaire de recherche UQÀM sur l’épistémologie et la méthodologie de la recherche partenariale. C’était l’occasion parfaite pour partager avec d’autres jeunes chercheurs et prendre de la distance par rapport à mon expérience. J’ai décidé d’y présenter des réflexions épistémologiques à partir des défis de collaboration vécus[5].

Troisième acte : des défis de collaboration en vue d’un colloque professionnel

Mes analyses avaient cheminé depuis cette rencontre avec les partenaires de recherche, il y a plus d’un an, même s’il était clair que ma théorisation n’était pas encore « aboutie ». C’est à ce moment que j’ai été invitée à présenter ma recherche dans un colloque regroupant les intervenants communautaires en HLM. J’ai alors sollicité mes partenaires pour : 1) obtenir leur autorisation à présenter la recherche; 2) sonder leur intérêt pour une rencontre de préparation afin de s’entendre sur les contenus abordés; 3) réfléchir à la possibilité de présenter conjointement. Tous deux se sont montrés enthousiastes à l’idée que je présente mes travaux, sans toutefois me revenir sur la possibilité d’une éventuelle rencontre.

Des délais nous ont finalement emmenés à nous rencontrer deux mois plus tard, à moins de deux semaines du colloque. Notre rencontre a permis de soulever certains questionnements des partenaires par rapport aux résultats, sans toutefois pouvoir identifier quels contenus, spécifiquement, les faisaient réagir et comment nommer les choses pour qu’ils soient plus confortables. Les partenaires m’invitaient surtout à parler des « grandes tendances de l’OH » et à éviter les exemples qui ne traduisaient pas la réalité actuelle. Le colloque arrivant à grands pas, nous n’avions pas la possibilité de nous rencontrer de nouveau, alors j’ai modifié la présentation initiale à partir de nos échanges et leur ai transmise par courriel. Nous étions la veille du colloque.

C’est alors que j’ai reçu un courriel de la direction du développement communautaire me disant que son équipe était déçue de plusieurs éléments. Je me souviens avoir éclaté en sanglots : c’était justement pourquoi j’avais insisté pour valider les contenus avec eux! À quelques jours de la conférence, je ne me voyais pas annuler mon engagement. Que devais-je faire? Y aller même si je n’avais pas la validation préalable des partenaires? Ne présenter que les aspects positifs? Me retirer? Appel d’urgence avec ma direction de thèse, échanges de courriels avec un membre de mon comité… J’essayais d’y voir plus clair à travers la montagne d’émotions et le sentiment d’échec qui me traversait. Au même moment, je recevais un courriel m’apprenant que j’avais gagné un prix pour ma communication orale sur… les défis de collaboration. Quelle synchronicité! Cette nouvelle m’a donné le courage dont j’avais besoin pour recommencer ma présentation de zéro. J’ai alors transmis un courriel à mes partenaires leur mentionnant 1) que j’entendais leur déception; 2) que je reconnaissais leur investissement dans la démarche; 3) que je révisais la présentation pour miser sur les mécanismes en émergence favorables à la participation citoyenne; 4) que je souhaitais que nous nous rencontrions après le colloque pour revenir sur cette expérience.

Le lendemain, le jour du colloque, la tension entre l’équipe communautaire et moi était palpable. À mon grand soulagement, cette tension a baissé d’un cran après ma présentation. Je suis allée vérifier auprès de l’équipe de développement communautaire comment elles avaient reçu la présentation. Nous avons échangé brièvement et leur réaction était plutôt positive.

Quatrième acte : des mises au point déterminantes

À la suite du colloque, je sentais que je devais rencontrer mes partenaires pour faire une mise au point sur le projet, et surtout rétablir la relation de confiance. J’ai proposé trois rencontres : une avec la direction générale, une avec la direction du développement communautaire et une avec l’équipe de développement communautaire. J’ai préparé chacune de ces rencontres en précisant mon intention. J’avais aussi réalisé que je n’avais jamais vraiment pris le temps d’expliquer en détail la méthode d’analyse choisie. J’ai donc profité de cette occasion pour expliquer l’analyse par théorisation ancrée dans des termes les plus vulgarisés possibles, en décrivant les étapes réalisées. Ces explications pourraient permettre de mieux comprendre la perspective dans laquelle les résultats s’inscrivaient, et ainsi atténuer les réactions. L’analyse par théorisation ancrée étant plutôt abstraite, j’ai décidé d’utiliser une image, que je paraphrase ainsi :

Souvent, les recherches sont descriptives : c’est une photo qu’on prend à un moment donné, fixe dans le temps. Ici, c’est plutôt comme une vidéo. La photo change vite, elle est en mouvement. Mon but est de créer une théorie qui représente ce mouvement dynamique, parce qu’elle peut être utile pour d’autres offices d’habitation et pour l’avancement des connaissances scientifiques. C’est donc normal que vous ne vous reconnaissiez pas dans les premières scènes de la vidéo, parce que vous avez évolué depuis le début de la collecte de données. Mais le début de la vidéo est tout de même utile pour comprendre toute l’histoire.

J’ai utilisé la même stratégie pour les deux rencontres avec mes partenaires de recherche. À partir de ce moment, c’est comme si un déclic s’était fait. J’ai ressenti une crédibilité nouvelle auprès d’eux et une plus grande confiance envers mes compétences en recherche.

Cinquième acte : une expérience positive de coconstruction pour diffuser les résultats

À la suite de ces rencontres de mise au point, j’ai poursuivi mes analyses. Puis est venu le temps de valider les résultats – pour lesquels la saturation théorique avait été atteinte, cette fois – et de les diffuser dans le milieu. Une des activités de diffusion a été réalisée auprès des membres du personnel de l’OH. Concrètement, avec les deux partenaires, nous avons planifié un atelier de mobilisation et de transfert des connaissances[6]. Une première rencontre avec mes deux partenaires de recherche a permis de préciser les intentions de l’activité, de nous entendre sur une durée et de « brasser » quelques idées. J’ai encouragé le milieu à accorder plus de temps à l’activité pour assurer une mise en action des membres du personnel. De leur côté, les partenaires ont souligné l’importance que cet atelier permette de renforcer les pratiques actuelles du personnel qui témoignent d’une collaboration entre les services.

Par la suite, la direction du développement communautaire et moi avons travaillé de façon plus étroite pour préparer l’atelier et défini précisément nos rôles pour la coanimation (p. ex., présentation des résultats de recherche par la chercheuse, sollicitation de l’expérience du personnel par la direction). Le jour de l’atelier, nous formions une équipe et notre coanimation était fluide, et ce, malgré quelques imprévus. Cet atelier a renforcé la collaboration entre les membres du personnel des différents services, une retombée positive de la recherche.

Analyse de l’expérience à partir de deux cadres de référence

Ce récit met en lumière une tension vécue entre l’affirmation de l’expertise de la chercheuse et la visée émancipatoire de la recherche doctorale menée. Malgré quelques retombées positives dans le milieu (p. ex., renforcement des liens de collaboration), le caractère émancipatoire de la recherche, au sens du développement du pouvoir d’agir, m’apparaît somme toute limité[7]. Les échanges sur les catégories en émergence se voulaient un moyen pour favoriser cette émancipation, ou à tout le moins, une certaine transformation, m’appuyant sur le principe de « synchronie » qui caractérise les processus de production et d’application des connaissances dans la recherche partenariale (Klein, 2017). Je souhaitais susciter l’engagement des partenaires pour favoriser le réinvestissement des résultats de recherche dans le milieu (Gillet & Tremblay, 2017). Mes choix méthodologiques s’appuyaient aussi sur des valeurs personnelles d’utilité et de changement social (Mandel & Tetlock, 2016).

Deux cadres de référence m’ont permis de cheminer dans mes réflexions sur les défis vécus. Le premier est celui de l’épistémologie, à laquelle j’ai commencé à m’intéresser en enseignant la recherche qualitative. Le second s’appuie sur les travaux d’Yves St-Arnaud (2003) sur la coopération et l’autorégulation en contexte d’interaction professionnelle, travaux qui ont façonné ma formation en psychologie organisationnelle. En ce sens, ces cadres de référence sont teintés de ma sensibilité théorique et expérientielle (Glaser, 1978).

Un regard à partir de l’épistémologie : le défi de développer une vision commune

L’épistémologie a été pour moi un cadre de référence éclairant pour mieux comprendre les défis vécus en lien avec le partenariat de recherche. J’aborde les paradigmes épistémologiques comme des lunettes particulières qui témoignent d’une prise de position en regard de la science, de ses objectifs, des stratégies que le chercheur devrait privilégier et de ce qu’il considérera comme des savoirs « valides ». Adopter cette perspective m’a amenée à constater que mes partenaires et moi avions une conception différente de la recherche. Ma recherche s’appuyait sur un paradigme pragmatiste, tout en considérant le pluralisme et le relativisme des points de vue et des expériences (Poupart et al., 1997). Or, sans qu’ils le nomment explicitement ainsi, mes partenaires semblaient plutôt mettre de l’avant une conception postpositiviste. Opposé au relativisme, le postpositivisme s’appuie sur un raisonnement hypothético-déductif, le contrôle des observations, l’utilisation de stratégies pour éliminer les biais du chercheur, le principe d’universalité des savoirs et une visée de généralisation des résultats (Clark, 1998)[8].

Des indices d’une conception postpositiviste chez les partenaires

Quelques illustrations issues du récit font écho aux principes de généralisation des résultats et d’universalité du savoir, postulant qu’il existe une certaine vérité valable pour tous à trouver par la science (Guba, 1990) : 1) l’invitation des partenaires à retirer les propos concernant les pratiques passées de l’équipe de développement communautaire parce qu’elles n’étaient plus « valide »; 2) l’invitation à retirer l’exemple du membre du personnel ayant acheté une pelle à jardinage pour un locataire parce qu’il n’est pas représentatif de l’ensemble de l’organisation; 3) l’invitation à miser sur les « grandes tendances de l’OH » dans la présentation du colloque. Alors que les contre-exemples et les cas extrêmes sont d’intérêt pour la recherche qualitative (Patton, 2002), ils sont généralement perçus comme des données aberrantes lorsqu’une posture postpositiviste est adoptée.

Le postpositivisme implique également la recherche et la production de savoirs « certains » selon une logique de la preuve. Bien qu’il soit admis que l’objectivité totale est impossible, cette recherche de certitude implique d’éliminer le plus possible toute subjectivité, en s’appuyant notamment sur des stratégies pour éliminer les biais du chercheur (Bronowski, 1990; Guba, 1990). Dans le récit présenté, les commentaires comme « quelles sont tes preuves? » et « ça, c’est toi qui dis ça où les locataires? » suggèrent une remise en question de la « certitude » des résultats et, par le fait même, de la crédibilité du processus de recherche. Or cette rencontre avec les partenaires ne visait pas à présenter des savoirs « certains », mais plutôt à échanger sur des pistes émergeant d’un processus « non abouti », en construction.

Une fois émise l’hypothèse d’une conception postpositiviste de la recherche chez les partenaires[9], en quoi cela est-il utile dans la poursuite de la démarche? Dans ce cas-ci, ce constat m’a amenée à aborder de façon plus intentionnelle le paradigme mis de l’avant dans la recherche. Les rencontres de mise au point après l’expérience du colloque ont été l’occasion de prendre un pas de recul et d’exprimer en termes plus accessibles les objectifs de la théorisation ancrée, en misant notamment sur l’utilité de la théorie conceptualisée pour les autres OH. Cette notion d’« utilité » était non seulement parlante pour le milieu, mais également cohérente avec le paradigme pragmatiste mis de l’avant dans la recherche.

Par ailleurs, a posteriori, je crois qu’il aurait été possible d’aller plus loin dans les discussions sur les paradigmes de recherche, notamment en échangeant explicitement sur ce qui est considéré comme un savoir « valide », et ce, plus tôt dans la démarche. D’ailleurs, Bussières (2018) identifie l’entente épistémologique comme une des conditions clés pour la réussite d’une recherche partenariale. Une période de temps suffisamment longue demeure néanmoins nécessaire à l’« acculturation réciproque » des chercheurs et des acteurs d’un milieu (Lyet, 2017).

Les travaux de St-Arnaud : coopération et autorégulation en contexte de recherche

S’appuyant sur les travaux d’Argyris et Schön (1974), St-Arnaud (2003) a défini une approche de coopération en contexte d’interaction professionnelle qui offre des repères au développement d’un savoir-être et d’une posture de praticien réflexif. Ancrés dans la psychologie des relations humaines, ses travaux sont aussi à la base d’un modèle de consultation qui mise sur la responsabilisation des clients et la mise à profit de leurs ressources (Lescarbeau et al., 2003). Son approche s’inscrit dans une perspective praxéologique et constructiviste (Lhotellier & St-Arnaud, 1994; St-Arnaud et al., 2002). Bien que conceptualisée dans un autre contexte, cette approche apparaît adaptée à la recherche partenariale qui implique, elle aussi, des partenaires en interaction et la reconnaissance de savoirs diversifiés (Gillet & Tremblay, 2017; Roy & Prévost, 2013).

Dans le cadre de ma recherche doctorale, l’approche de St-Arnaud a représenté un appui à la planification de ma démarche et à l’adoption d’une posture réflexive à l’égard de mes interactions dans le milieu. Concrètement, deux outils ont été utilisés : le modèle de coopération et le test personnel d’efficacité. Chacun des outils est présenté et appliqué au contexte de l’expérience de recherche.

Le modèle de coopération

Pour St-Arnaud (2003), une relation n’est jamais coopérative dès le début du partenariat : elle émerge nécessairement d’une demande initiale basée sur les intérêts de l’un ou l’autre des partenaires. Cette relation initiale peut correspondre à une « structure de pression » ou une « structure de service ». Appliquée au contexte de recherche, une structure de pression correspondrait à une relation basée uniquement sur les intérêts et la vision du chercheur (sans contribution du partenaire), alors qu’une structure de service correspondrait à une relation basée uniquement sur les intérêts et la vision du partenaire (où le chercheur ne ferait qu’exécuter sa demande). Pour développer une relation coopérative, l’objectif de l’acteur qui accompagne – ici le chercheur – est de poser des actions pour que les partenaires en arrivent à cerner une cible commune vers laquelle ils mobiliseront leurs efforts de façon concertée.

Concrètement, une relation coopérative s’observe lorsque : 1) les partenaires se concertent dans la poursuite d’une cible commune; 2) les partenaires se reconnaissent mutuellement des compétences pour atteindre le but; 3) le pouvoir est partagé de manière à ce que les partenaires s’influencent mutuellement tout en respectant leurs champs de compétence respectifs. Lorsque ces conditions sont remplies, la relation coopérative permet une responsabilisation progressive qui s’apparente à l’empowerment en développant la capacité du milieu à exercer son pouvoir et à prendre des décisions éclairées (Ninacs, 2008).

L’émergence du partenariat de recherche. Le modèle de coopération permet d’abord de remettre en perspective la croyance selon laquelle une recherche partenariale doit toujours émerger du terrain (structure de service) et ne peut jamais provenir de l’initiative des chercheurs (structure de pression). Cette conception de la recherche partenariale trouve écho dans les écrits sur l’empowerment, alors que certains auteurs soutiennent que les intervenants et les institutions ne peuvent pas soutenir le développement de l’autonomie des communautés sans faire obstacle à leur prise de pouvoir (Hennink et al., 2012; Luttrell & Quiroz, 2009). Or, selon le modèle de coopération, l’important serait surtout de mettre en oeuvre des stratégies pour que les partenaires, peu importe la provenance de la demande initiale, en arrivent à cerner une cible commune vers laquelle ils mobiliseront leurs efforts en partageant le pouvoir (relation coopérative).

Les observations réalisées sur mon terrain de recherche vont dans le même sens. Le passage, chez les intervenants en HLM, d’une approche réactive (attendre l’initiative des locataires) à une approche proactive (mettre en oeuvre les interventions lorsque le contexte l’exige) a permis d’une part de rejoindre davantage certains locataires pour qui formuler une demande était plus difficile et d’autre part d’observer des effets positifs sur la prise de pouvoir des milieux[10]. Ainsi, selon ces résultats et selon le modèle de coopération, l’empowerment reposerait davantage sur les actions posées pour cerner une cible réellement commune entre les partenaires et assurer un équilibre du pouvoir que sur la provenance de la proposition initiale de partenariat.

Champs de compétence et ingérence du chercheur. Dans le modèle de coopération, les champs de compétence des partenaires incluent à la fois le vécu, les compétences, les connaissances, les expériences et les ressources qu’ils ont à leur disposition pour contribuer à l’atteinte du but commun. Il s’agit en quelque sorte de leur expertise, pour autant qu’on définisse l’expertise largement (p. ex., un locataire expert du fait d’habiter en HLM). Une relation coopérative implique de respecter les champs de compétence exclusifs et partagés des partenaires, en évitant l’ingérence, c’est-à-dire en évitant de prendre des décisions unilatérales dans le champ de l’autre ou un champ partagé. L’ingérence s’observe « lorsqu’une personne présente comme définitive une opinion sur ce que quelqu’un d’autre devrait penser, ressentir, décider ou faire » (St-Arnaud, 2003, p. 165). La capacité à éviter le piège de l’ingérence repose sur l’habileté à cerner les champs de compétence de chacun. Une personne peut aussi être complice d’ingérence si elle accepte qu’un partenaire s’ingère dans son champ de compétence exclusif. St-Arnaud (2003) illustre le principe de non-ingérence par la maxime « prendre sa place, toute sa place et rien que sa place ».

Les concepts de champs de compétence et d’ingérence sont utiles pour porter un regard sur ma conception du rôle de l’expertise du chercheur dans la recherche partenariale. Pour ma thèse, j’avais choisi d’appuyer ma démarche sur la définition de la recherche collaborative proposée par Bonny (2017), un type de recherche partenariale où l’analyse des données demeure l’expertise du chercheur. Dans ce contexte, la méthode d’analyse des données – ici, l’analyse par théorisation ancrée, qui implique une sensibilité théorique et un niveau de conceptualisation élevé (Glaser, 1978; Paillé & Mucchielli, 2016) – faisait partie de mon champ de compétence. J’ai toutefois mis du temps à mettre de l’avant cette expertise, de peur de « prendre trop de pouvoir ». Paradoxalement, en voulant éviter de « prendre trop de place » et en décidant pour mes partenaires qu’une explication détaillée de la méthode d’analyse des données mobilisée ne les intéresserait pas, je ne leur ai pas permis de se positionner à ce sujet… et me suis ingérée. De plus, si j’acceptais les demandes des partenaires par rapport aux analyses « sans rien dire » (p. ex., retirer les informations sur les pratiques passées), je devenais moi-même complice d’ingérence dans mon propre champ de compétence.

Le test personnel d’efficacité

Le test personnel d’efficacité est un outil d’autorégulation et de réflexion dans et sur l’action qui permet de juger de l’efficacité de ses actions professionnelles, non pas en fonction de critères externes, mais plutôt en évaluant l’écart entre son intention et l’effet réel observé chez son interlocuteur. Le test personnel d’efficacité décrit trois « boucles » d’autorégulation : une pour le moyen, une pour la visée et une pour le besoin.

La boucle d’autorégulation qui concerne le moyen vise à questionner si le moyen utilisé permet d’atteindre sa visée. Le moyen s’inscrit dans l’un des quatre canaux de communication décrits par St-Arnaud : 1) la facilitation, qui implique de poser des questions pour solliciter les ressources de l’autre, l’inviter à s’exprimer et recevoir une rétroaction; 2) l’information sur le contenu (p. ex., partage de faits, proposition); 3) la réception ou l’écoute; 4) l’entretien de la relation, qui consiste à porter un regard « méta » sur le processus et les interactions. L’alternance régulière entre ces quatre canaux permettrait d’éviter l’ingérence et les risques d’escalade. Par exemple, un chercheur devrait veiller à ce qu’un partage d’informations, tel que la proposition d’une démarche méthodologique, soit suivi de questions telles que : « Que pensez-vous de cette proposition? A-t-elle du sens dans votre contexte? Comment réagissez-vous? »

La plupart du temps, une autorégulation au niveau du moyen est suffisante pour obtenir les effets souhaités. Dans certains cas, cependant, si plusieurs moyens ont été tentés sans succès, cela peut signifier qu’il est nécessaire pour le chercheur d’ajuster sa visée. L’intention qu’il poursuit est-elle réaliste dans les présentes circonstances? Est-elle ajustée au contexte? Par exemple, la visée de mobiliser les partenaires à préparer conjointement la présentation au colloque s’est avérée irréaliste.

Enfin, la troisième boucle d’autorégulation se situe au niveau des besoins personnels du chercheur. S’il s’entête à poursuivre une visée irréaliste, cela peut signifier qu’un besoin personnel l’empêche d’être efficace (p. ex., besoin de compétence, d’utilité, de performance ou d’affiliation). Si ces besoins sont légitimes, il peut arriver qu’il soit nécessaire d’y renoncer temporairement pour être en mesure de poser l’action la plus ajustée d’un point de vue professionnel.

Appliquer le test personnel d’efficacité. Concrètement, quelle forme le test personnel d’efficacité peut-il prendre en contexte de recherche partenariale? Cet outil peut autant être appliqué dans l’action, comme point de repère pour décoder des zones de vigilance au fil des interactions entre le chercheur et les partenaires, qu’à posteriori comme outil réflexif.

Le récit partagé fait état de moments où je n’obtenais pas l’effet souhaité auprès de mes partenaires. L’« escalade d’argumentation » vécue lors de la présentation d’analyses préliminaires témoigne de cette difficulté. Au regard du test personnel d’efficacité, cette escalade peut s’expliquer par le fait que je misais principalement sur le canal d’information, tentant de me « faire comprendre » par les partenaires. Un moment d’entretien pour faire le point sur ce qui était en train de se produire aurait pu être une stratégie envisagée : cet ajustement du moyen aurait peut-être fait une différence. Néanmoins, un ajustement de visée aurait probablement été nécessaire également. En effet, je souhaitais présenter l’ensemble des résultats préliminaires aux partenaires. Ce temps d’arrêt pour faire de l’« entretien » aurait impliqué de solliciter une seconde rencontre pour compléter la discussion des résultats. Porter un regard sur cette situation à partir du test personnel d’efficacité m’a d’ailleurs amenée à me questionner sur mon entêtement à tout présenter à ce moment, d’autant plus que le temps dont nous disposions était limité. Avec le recul, je constate que cette situation a interpelé un besoin personnel chez moi : mon besoin de compétence.

Par ailleurs, le récit présenté témoigne également d’exemples où les visées poursuivies ont été atteintes, et ce, dans le cadre d’une relation coopérative. Un premier exemple est la rencontre de mise au point avec les partenaires qui a permis de faire l’« entretien » de la relation. Ma principale visée était de rétablir la confiance avec les partenaires de recherche. Prendre un temps d’arrêt pour expliquer l’analyse par théorisation ancrée – et du même coup affirmer mon expertise de chercheuse – s’est avéré favorable à l’établissement de ma crédibilité, et ultimement, au lien de confiance avec les partenaires de recherche. Un deuxième exemple est l’atelier de transfert des connaissances préparé et coanimé avec la direction du développement communautaire. Ce travail concerté s’est appuyé sur le développement d’une vision commune des visées de l’atelier en amont, puis sur une définition claire des champs de compétence, qui ont facilité notre ajustement dans l’action le jour de l’atelier.

Conclusion

Cet article présente le récit d’une expérience de recherche partenariale semée d’embûches et de tentatives d’ajustements, tantôt inefficaces, tantôt porteuses. Sa présentation vise à ouvrir la « boîte noire » qu’évoquent Morrissette et al. (2016), en toute vulnérabilité, puis à porter un regard critique et réflexif sur l’expérience à partir de deux cadres de référence : l’épistémologie et les travaux de St-Arnaud.

Les implications de cet article sont multiples. Premièrement, il décrit la tension entre l’affirmation d’une expertise comme chercheur et la visée émancipatoire de la recherche partenariale. Cette tension apparaît susceptible d’être vécue par d’autres chercheurs soucieux d’éviter de reproduire des rapports de pouvoir asymétriques (Dumais, 2011) en mettant de l’avant leur expertise, alors que l’expertise peut avoir tendance à disqualifier le savoir des « personnes ordinaires » (Sherlaw, 2013). Soulignant que la recherche demande une formation et une expertise, Dumais critique

l’effacement des apports de la théorie, de la rigueur des méthodes et de la spécificité même de la recherche sociale au nom d’une posture éthico-politique ayant pesé un peu trop lourd sur nos dispositifs au cours des dernières années

2017, p. 78

Peut-on alors concevoir l’expertise non pas dans le cadre d’un rapport hiérarchique entre chercheurs et acteurs du terrain, mais plutôt dans un rapport de réciprocité, où les expertises de tous les acteurs impliqués sont valorisées et mises à profit? Par ailleurs, le récit présenté peut servir de cas pédagogique pour approfondir ces questions dans le contexte de l’enseignement de la recherche qualitative.

Deuxièmement, l’article met en lumière la complexité de développer une vision commune de la recherche avec les partenaires, lesquels peuvent s’appuyer sur des paradigmes épistémologiques différents. Ce constat invite les chercheurs à développer des stratégies pour aborder explicitement ces questions de fond avec les partenaires de recherche. L’utilisation de l’image apparaît comme une piste intéressante pour y parvenir.

Troisièmement, l’article expose le rôle des croyances du chercheur dans ses interactions professionnelles, dont des croyances à l’égard de l’expertise en recherche, de l’empowerment et de ce à quoi devrait ressembler la recherche partenariale. Il remet notamment en question l’idée selon laquelle toute recherche partenariale devrait nécessairement émerger du terrain, en insistant plutôt sur les stratégies à mettre en place pour que les partenaires cernent une cible commune vers laquelle ils mobiliseront leurs efforts de manière concertée.

Finalement, le modèle de coopération et le test personnel d’efficacité issus des travaux de St-Arnaud (2003) apparaissent comme des outils pertinents pour la formation des jeunes chercheurs appelés à interagir avec d’autres acteurs lors de leurs recherches, qu’il s’agisse de partenaires, de participants ou d’informateurs clés. Ils offrent des points de repère pour s’adapter aux conditions particulières d’une recherche, en tenant compte du fait que la recherche qualitative « ne relève pas d’une démarche balisée par des normes qu’il suffirait d’appliquer [et] se construit par tâtonnements successifs » (Morrissette et al., 2014, p. 2). Sans être des « recettes », ces outils peuvent servir d’appui au chercheur afin qu’il en arrive à « prendre sa place, toute sa place, et rien que sa place ».