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Depuis plusieurs dizaines d’années, les recherches scientifiques en matière d’innovation sociale examinent les contours, les formes et l’« opérationnalité » du concept en lien avec des expérimentations de terrain. L’intérêt croissant des pouvoirs publics pour cette thématique renforce la nécessité de construire des outils s’appuyant à la fois sur la recherche et sur les pratiques des acteurs.

Cet impératif s’inscrit par ailleurs dans un contexte où l’innovation sociale est l’objet de certaines controverses, liées notamment à sa polysémie. Si l’on ne peut aujourd’hui parler de consensus, deux grandes approches de l’innovation sociale peuvent néanmoins être établies (Besançon et al., 2013, Bouchard, 2011).

La première est celle de l’entrepreneuriat social et porte sur de nouvelles réponses offertes par des entrepreneurs sociaux confrontés à de nouveaux besoins sociaux identifiés. Elle est principalement centrée sur l’efficacité de l’initiative privée orientée vers la philanthropie face aux lacunes de l’action publique. La logique de marché, la nouveauté (du besoin et de la réponse apportée), la réponse à un besoin social non pourvu pour finalité, l’ampleur de l’impact social recherché, ainsi que le charisme de l’entrepreneur social sont les éléments clés de l’entrepreneuriat social (Seghers, Allemand, 2007).

La deuxième approche, dite institutionnaliste, est celle que nous développerons dans cette contribution. Elle met l’accent sur le processus de l’innovation sociale et tout particulièrement sur son aspect collectif, en insistant sur la transformation sociale à laquelle les initiatives participent (Richez-Battesti et al., 2012). L’aspiration sociale, la rupture contextualisée dans les pratiques ainsi que les changements à l’oeuvre apparaissent alors comme des éléments déterminants.

Aussi, l’enjeu de ce débat ne se situe pas uniquement à un niveau théorique. L’approche retenue pour la construction d’un outil utilisé dans le cadre d’une politique publique dédiée à l’innovation sociale est déterminante, car elle conditionne les modalités d’analyse des projets, ainsi que les critères d’attribution des financements.

En s’appuyant sur la construction d’un outil collectif d’analyse des éléments porteurs d’innovation sociale – les marqueurs d’innovation sociale – en Picardie, cette contribution vise à montrer comment, à partir d’une approche institutionnaliste de l’innovation sociale, il a été possible d’élaborer un outil qui favorise l’émergence de nouvelles trajectoires d’innovation portées collectivement.

Dans un premier temps, nous développerons la conception de l’innovation sociale sur laquelle s’appuie l’outil, en insistant sur les éléments de caractérisation auxquels celle-ci permet d’aboutir et sur le lien qu’elle entretient avec l’économie sociale et solidaire (ESS). Dans un deuxième temps, nous expliciterons les différentes étapes de construction et d’appropriation de l’outil, ainsi que les possibilités qu’il offre en termes de repérage des pratiques porteuses d’innovation sociale, alimentant ainsi une politique publique qui encourage ce type de projets.

Les fondements théoriques de l’outil : une approche institutionnaliste de l’innovation sociale

L’objectif de cette première partie est de justifier les choix théoriques que nous avons faits dans le cadre de la construction des marqueurs d’innovation sociale. Nous souhaitions dépasser une conception statique objectivée dans la figure de l’entrepreneur et dans la finalité sociale pour développer une approche en termes de pratiques qui permette de donner une substance au concept d’innovation sociale. Dans cette perspective, l’aspiration sociale, la rupture contextualisée des pratiques, mais aussi le processus d’innovation sociale mené dans une visée de changement institutionnel (entendu comme changement des pratiques et des représentations) peuvent jouer un rôle déterminant dans l’amorce de nouvelles trajectoires d’innovation.

L’outil des marqueurs d’innovation sociale repose sur une approche institutionnaliste de l’innovation sociale développée notamment à partir des travaux du Centre de recherche sur les innovations sociales (Crises, Québec). Cette approche se révèle extensive, car elle prend en compte les dimensions de la nouveauté et du besoin social sans s’y limiter. Elle vise à montrer que le processus de mise en oeuvre est tout aussi déterminant que le résultat des projets en matière d’innovation sociale. Par ailleurs, elle part systématiquement du contexte de chaque projet en vue de saisir les éléments de rupture dans les pratiques et les changements ainsi visés.

La définition de l’innovation sociale donnée par Bouchard (1999) et par le Groupe de travail sur l’innovation sociale semble faire consensus au Québec (Bellemare, Briand, 2006 ; Bouchard, 2007 ; Cloutier, 2003 ; Dandurand, 2005 ; Lévesque, 2007). Celle-ci est abordée comme « toute nouvelle approche, pratique ou intervention ou encore tout nouveau produit mis au point pour améliorer une situation ou solutionner un problème social et ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations, des communautés » (Bouchard et al., 1999, cité par Cloutier, 2003, p. 11). Une autre définition retenue par le Crises est donnée dans Bouchard (2011) : il s’agit d’« une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles » (p. 6). La première définition souligne le résultat (la nouveauté) et la finalité (la résolution d’un problème social) de l’innovation sociale, mais aussi sa diffusion dans les différents réseaux. La seconde met en avant la volonté de transformation sociale, l’aspiration au changement, qui peut être au fondement d’une action prenant de ce fait une tournure politique plus forte que dans l’approche de l’entrepreneuriat social. D’un autre côté, l’importance du contexte institutionnel est également mise en avant pour analyser l’innovation sociale, qui émerge dans un ensemble déterminant de variables économiques, sociales, politiques et culturelles (Chambon et al., 1982).

Par ailleurs, l’approche met aussi en exergue le processus collectif ascendant (bottom-up) qui prend forme sur les territoires à partir de la participation d’acteurs multiples, créant ainsi les conditions d’« un système d’innovation localisé, au sens d’organisation des coopérations entre acteurs sur un territoire donné » (Richez-Battesti et al., 2012, p. 22) ou encore d’un « développement territorialement intégré » (Hillier et al., 2004).

Nous avons alors approfondi, dans une perspective institutionnaliste s’appuyant notamment sur les travaux de Bellemare et Klein (2011), de Cloutier (2003), de Fontan (2008), d’Hillier et al. (2004), de Klein et al. (2010), de Ninacs (2002), de Richez-Battesti (2008, 2011), Richez-Battesti et al. (2012), les caractéristiques de l’innovation sociale, en termes de  processus et de résultat. Pour synthétiser :

  • le processus d’innovation sociale est territorialisé, au sens où il renvoie à la constitution d’un espace de coopération entre les acteurs locaux dans une logique de proximité (géographique, organisationnelle et institutionnelle) ;

  • il s’exprime au travers d’une gouvernance élargie et participative qui intègre les différents réseaux territoriaux, sans oublier les usagers ni les salariés (favorisant ainsi l’empowerment individuel, organisationnel et communautaire) ;

  • cela se traduit par un modèle économique pluriel, autrement dit une hybridation des ressources (marchandes, redistributives, réciprocitaires) issue de la coopération d’acteurs diversifiés.

Son résultat peut être appréhendé, selon nous, dans une double mesure  [1] : d’une part, en termes d’accessibilité, par le développement des « capabilités » des individus visant à l’accroissement du bien-être objectif et subjectif, selon un principe de justice (Sen, 2000 ; Stiglitz et al., 2009) ; et, d’autre part, l’innovation sociale peut s’inscrire dans une logique de service, proche de l’économie de la fonctionnalité (Gaglio et al., 2011 ; Vaileanu-Paun, Boutillier, 2012 ; Van Niel, 2007), au sens où elle déplace l’objet de la production du bien au service que celui-ci incarne. Cette logique peut être poussée à un point tel que le bien ou l’activité productive devienne un support en vue de créer du lien, de développer les capabilités, etc.

Dès lors, selon Cloutier (2003), pour les auteurs ayant abordé le caractère novateur de l’innovation sociale, celui-ci relève de la mise en oeuvre de pratiques en rupture avec les usages dans un milieu donné (rupture contextualisée). En d’autres termes, la nouveauté dépend du caractère hors normes de la solution mise en place (Chambon et al., 1982), des changements apportés au système (Dadoy, 1998) ou encore de la modification des éléments sur lesquels le système repose tels que les valeurs et les croyances, les représentations, les règles du jeu, etc. (Dedijer, 1984). Ainsi, la nouveauté relèverait surtout du changement institutionnel et concernerait les pratiques liées aussi bien au processus qu’au résultat. Les changements dont il est question s’articulent alors à plusieurs niveaux : ils vont cibler l’individu, l’organisation (niveau micro), le territoire local (niveau méso ; Cloutier, 2003) et viser plus largement le système global (niveau macro).

Dans cet ordre d’idées, les modalités de diffusion de l’innovation sociale sont multiples et peuvent porter autant sur le processus que sur le résultat. Dans une perspective institutionnaliste, trois logiques peuvent être mises en lumière :

  • l’innovation sociale peut être essaimée. Cet essaimage portera sur le résultat (le bien ou le service produit), mais également sur les pratiques structurant le processus de mise en oeuvre du projet (comme l’implication des acteurs du territoire). Il nécessitera alors une adaptation au territoire d’implantation, à ses acteurs et à leurs représentations. On pourra ainsi parler de « traduction », à la manière de Richez-Battesti (2008) ;

  • certaines pratiques liées à l’innovation sociale peuvent se diffuser auprès d’acteurs ayant interagi avec le projet ou les individus qui le portent. Ce n’est donc pas l’innovation sociale dans sa globalité qui se propage, mais certains éléments constitutifs de celle-ci jusqu’ici non mis en oeuvre par les acteurs. Cela peut être le cas par exemple de l’implication des bénéficiaires dans la conception et la réalisation d’un projet. On se situera alors dans une logique d’« apprentissage » (Mendell, 2007), se traduisant par la diffusion d’une pratique d’un acteur à l’autre ;

  • certaines innovations sociales ou certaines pratiques peuvent être retenues par les pouvoirs publics, qui vont chercher à les diffuser, notamment à travers des dispositifs incitatifs ou réglementaires. Il sera dans ce sens question de « sélection », au sens où l’entend Commons (1990). Une collectivité locale peut également sélectionner une initiative présente sur un territoire et la développer sur un autre territoire. Cette modalité de diffusion est aujourd’hui très présente dans la diffusion et l’implantation des recycleries-ressourceries dans les territoires. Elle peut également s’accompagner d’une logique d’essaimage ou d’apprentissage.

L’ensemble des éléments brièvement abordés ici est synthétisé dans le tableau 1 (pour des développements plus conséquents, voir Besançon et al., 2013).

Dans cette perspective, l’innovation sociale constitue moins un secteur clairement délimitable qu’une démarche incluant une hétérogénéité d’acteurs qui la produisent collectivement. Si cette hétérogénéité ne se limite pas à l’économie sociale et solidaire, elle constitue cependant un milieu favorable à l’émergence d’innovations sociales.

La proximité entre innovation et ESS a en effet été soulignée à de nombreuses reprises, si bien que l’une et l’autre sont souvent traitées ensemble (Bouchard, 2007, 2011 ; Lévesque, 2007 ; Richez-Battesti, 2008, 2011). Les spécificités institutionnelles et organisationnelles de l’ESS constituent une matrice favorable à l’innovation sociale : propriété collective, participation citoyenne et démocratique par la constitution de mini-espaces publics, dimension politique souvent occultée dans l’innovation sociale, économie plurielle, etc. (Lévesque, 2007). La capacité d’innovation des acteurs du secteur s’exprime dans leurs projets de société et dans la visée de changement dont ils sont porteurs, si bien que l’ESS est souvent considérée comme un « laboratoire d’innovations sociales » (Lévesque, 2007, p. 22).

Tableau 1

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Selon Bouchard (2011), « l’économie sociale serait porteuse d’innovations sociales, [notamment] parce qu’elle émerge pour répondre à des aspirations et à des besoins collectifs, souvent dans des secteurs d’activité nouveaux ou peu développés, en proposant de nouvelles manières de faire qui correspondent à des valeurs d’équité, d’égalité et de justice sociale » (p. 7). Elle favoriserait l’innovation sociale à travers ses aspirations, ses modalités d’action et les changements de représentations et de pratiques qu’elle induit. Aussi, ce processus débute « souvent par la contestation de normes ou de règles, suivie de la proposition de solutions nouvelles, puis par la diffusion de celles-ci dans d’autres organisations ou secteurs d’activité » (Bouchard, 2011, p. 9). Ces changements institutionnels peuvent alors reposer sur une diffusion par voie d’essaimage, d’apprentissage ou encore de sélection.

L’ensemble des éléments de cette approche institutionnaliste de l’innovation sociale a servi de base à la construction des marqueurs d’innovation sociale, outil collectif d’analyse des éléments porteurs d’innovation sociale, que nous expliciterons dans la seconde partie de cette contribution.

Les marqueurs d’innovation sociale : construction et fonctionnement de l’outil

L’outillage d’une politique régionale en faveur de l’innovation sociale

Eléments de contexte

La conception des marqueurs d’innovation sociale s’inscrit dans la perspective ouverte par les assises régionales de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui se sont tenues en Picardie en 2011, sous l’égide du conseil régional, de l’Etat et de la chambre régionale de l’économie sociale et solidaire (Cress), et ont rassemblé plus de 250 acteurs. En abordant l’innovation sociale comme un vecteur de développement endogène des territoires, les assises ont montré que celle-ci constitue une approche clé pour le changement d’échelle par la coopération entre acteurs hétérogènes (associations, coopératives, PME, collectivités locales, institutions publiques, société civile). L’axe de développement stratégique numéro trois du plan d’action issu de cette rencontre propose trois voies complémentaires à investir en vue de favoriser l’innovation sociale sur les territoires :

  • l’ouverture des dispositifs de droit commun à l’innovation sociale, en vue d’inscrire cette dernière dans l’ensemble des règles juridiques applicables à l’innovation ;

  • la création d’outils et de moyens dédiés ;

  • le soutien à la recherche et au développement sur l’innovation sociale en encourageant le partenariat entre acteurs.

L’élaboration des « marqueurs » s’inscrit dans une approche croisée de ces trois voies. Elle s’est par ailleurs appuyée sur un appel à manifestation d’intérêt (AMI) sur l’innovation sociale lancé par le conseil régional début 2013.

Finalité et construction de l’outil

Les marqueurs d’innovation sociale sont issus d’un travail collaboratif mené par l’agence régionale de l’innovation (ARI) Picardie, le Centre de transfert Institut Jean-Baptiste-Godin, le conseil régional et le Secrétariat général pour les affaires régionales (Sgar ; pour l’Etat). L’objectif principal de ce groupe de travail était de construire un outil d’analyse des éléments porteurs d’innovation sociale en vue d’évaluer le plus objectivement possible les projets déposés dans le cadre de l’AMI.

La construction de l’outil s’est faite en trois grandes étapes, qui ont toutes été marquées par leur dimension collective.

Le premier temps a réuni l’ARI Picardie, l’Institut Godin, le conseil régional et le Sgar de Picardie. Il émanait de la nécessité de créer un outil opérationnel fondé sur une approche partagée de l’innovation sociale par les acteurs en présence. Cette étape peut être analysée comme un double processus de coconstruction et d’appropriation d’une vision commune de l’innovation sociale. L’approche institutionnaliste est alors apparue comme la plus pertinente, car la plus proche des aspirations des participants, en insistant sur la rupture contextualisée des pratiques, la dimension processuelle de l’innovation, son résultat en termes d’accessibilité notamment, ainsi que sur les changements visés.

Dans un deuxième temps, l’élaboration d’une grille d’analyse synthétique et la détermination des marqueurs et leur « échelle de grandeur » [2] ont fait l’objet de nombreuses réunions de travail, au cours desquelles les échanges et les débats ont constamment permis d’enrichir et d’améliorer l’outil. La confiance et la réciprocité ont dans ce sens constitué deux facteurs essentiels contribuant à la formation d’une dynamique coopérative. Chacune des quatre structures a ainsi apporté ses connaissances et ses compétences (théoriques et techniques), ce qui a favorisé les apprentissages mutuels et créé de l’intelligence collective. A titre d’exemple, les éléments porteurs d’innovation sociale qui s’inscrivent dans le cadre d’une approche institutionnaliste ont été apportés par les chercheurs de l’Institut Godin sur la base des travaux menés ces dernières années (Besançon, 2 014 ; Besançon et al., 2 013). Ces éléments ont été répartis au sein d’une grille d’instruction à l’aide des connaissances techniques en la matière apportées par le conseil régional, l’ARI et le Sgar de Picardie. Enfin, l’identification des marqueurs et leur échelle de grandeur ont été déterminés par les quatre partenaires, qui se sont appuyés sur les travaux de l’Institut Godin.

Dans un troisième temps, l’outil a été testé dans le cadre de la procédure d’instruction collective de l’AMI réunissant les quatre partenaires. Présenté en mai 2013 à la vingtaine de membres [3] du comité d’évaluation, il a ensuite servi de support d’analyse commun aux différentes instances de délibération de l’AMI jusqu’au jury de sélection. Après à cette expérimentation pratique sur la base des quarante et un projets candidats à l’AMI, il a été retravaillé au regard des problèmes posés par l’échelle de grandeur de certains marqueurs, que nous aborderons dans la section suivante.

Le repérage des projets porteurs d’innovation sociale

Caractéristiques de l’outil

Cet outil a pour finalité de réaliser une analyse précise des éléments porteurs d’innovation sociale d’un projet quels que soient sa nature et son état d’avancement. Il est composé de deux parties.

La première consiste en une instruction collective des projets. Elle vise à recueillir, au regard de chacun, les données qualitatives qui permettront, dans la deuxième partie, d’obtenir une représentation graphique des pratiques porteuses d’innovation sociale. L’outil nécessite une instruction collective (pouvoirs publics-partenaires privés) en vue d’insérer ce travail dans un débat qui favorise le consensus. La détermination de ces éléments s’appuie par ailleurs sur l’approche institutionnaliste synthétisée précédemment. L’instruction se fait en effet sur la base des informations liées :

  • au contexte (besoin social, aspiration sociale, cibles, vision à long terme) ;

  • au processus (collectif associé, bénéficiaires associés, ancrage territorial, gouvernance élargie, hybridation des ressources) ;

  • aux résultats (logique d’accessibilité, logique de service, finalité sociale) ;

  • aux impacts directs (sur les individus, les organisations, les territoires) ;

  • aux éléments de diffusion et de changements (logique d’apprentissage des pratiques, d’essaimage, de sélection par les pouvoirs publics) ;

  • à une synthèse (éléments de rupture, pistes d’amélioration, attentes des porteurs de projet, remarques et avis du comité d’instruction).

La deuxième partie a pour objectif de donner une représentation graphique des pratiques porteuses d’innovation sociale. Elle est composée des marqueurs d’innovation sociale. Par « marqueurs », nous entendons un ensemble d’éléments susceptibles de produire de l’innovation sociale lorsqu’ils sont conjointement pratiqués dans un projet. Comme pour la première partie de l’outil, ces éléments sont issus de l’approche institutionnaliste de l’innovation sociale. Les marqueurs sont les suivants : place des bénéficiaires ; nature du collectif ; intervention du collectif ; place de la recherche ; ancrage territorial ; gouvernance ; ressources ; logique d’accessibilité ; logique de service ; rupture avec l’existant ; capacité de changement social.

Lors du processus de coconstruction de l’outil, les participants se sont accordés sur l’impératif que chaque marqueur ait un poids identique, aucun d’entre eux ne pouvant avoir un poids supérieur ou inférieur aux autres. L’échelle de grandeur concernait cependant l’appréciation de la mise en pratique du marqueur, allant de 0 à 3 avec une échelle de 1. Par exemple, pour le marqueur 1, il a été considéré que, plus les bénéficiaires interviennent dans et en amont du projet, plus celui-ci produira de l’innovation sociale [4]. L’échelle de grandeur est donc la suivante :

  • 0, les bénéficiaires sont exclus du processus ;

  • 1, les bénéficiaires sont inclus dans la coproduction ou la coconception ;

  • 2, les bénéficiaires sont inclus dans la coproduction et la coconception ;

  • 3, les bénéficiaires sont porteurs du projet.

Chaque marqueur a ainsi fait l’objet d’une notice explicative semblable, les 10 et 11 ayant la particularité d’être évalués au regard de l’ensemble des autres marqueurs. Ils ont par ailleurs tous un point commun : leur nature et leur échelle de grandeur sont imparfaites, donc toujours perfectibles. Cette volonté de ne pas aboutir sur un outil trop rigide a notamment pris forme à travers un retour réflexif sur l’échelle de grandeur de certains marqueurs après l’appel à manifestations d’intérêt. Par exemple, le marqueur 5, relatif à l’ancrage territorial, était initialement lié à la localisation des acteurs. Son échelle de grandeur était alors la suivante :

  • 0, pas d’acteurs du territoire ;

  • 1, bénéficiaires issus du territoire ;

  • 2, nombre des bénéficiaires et des acteurs issus du territoire inférieur à 50 % ;

  • 3, nombre des bénéficiaires et des acteurs issus du territoire égal ou supérieur à 50 %.

Si la localisation est une dimension importante de l’ancrage territorial, elle n’éclaire cependant que le positionnement géographique des acteurs, sans tenir compte d’éléments plus dynamiques comme la nature des interactions qui peuvent participer à la construction progressive d’une identité territoriale. A l’instar de la proximité géographique, les formes de proximité organisationnelle et institutionnelle que peuvent générer ces interactions (Pecqueur, Zimmermann, 2004 ; Richez-Battesti, 2008) ont été intégrées. La proximité organisationnelle correspond à la coordination des agents. Elle passe par des règles qui vont permettre l’action collective organisée – les apprentissages et l’apport de ressources complémentaires en découlent. La proximité institutionnelle a une dimension plus identitaire. Elle concerne les valeurs et les principes communs qui guident et rassemblent les agents autour d’un objectif partagé par le développement d’une confiance (et conscience) collective. C’est dans cette perspective que l’échelle de grandeur du marqueur a été remaniée comme suit :

  • 0, absence d’ancrage territorial ;

  • 1, proximité géographique ;

  • 2, proximité organisationnelle ;

  • 3, proximité institutionnelle.

Si ces éléments apportent plus de rigueur à l’analyse tout en permettant d’approfondir une dimension fondamentale de l’innovation sociale, ils ne sont pas sans faire intervenir une certaine forme d’abstraction et de subjectivité.

Cependant, la construction collective de l’échelle de grandeur retenue pour chaque marqueur, dans une logique d’amélioration continue, a constitué un facteur important dans le processus d’apprentissage et d’appropriation de l’approche institutionnaliste, se traduisant notamment par une modification du vocabulaire utilisé par les participants. A titre d’exemple, les termes « rupture » et « changement » ont progressivement été préférés à « nouveauté » et « besoin social », et des formulations comme « projet porteur d’innovation sociale » témoignent d’une approche plus centrée sur les pratiques produisant de l’innovation sociale que sur une conception binaire (« en être ou pas »).

Les marqueurs ont donc été utilisés lors du premier appel à manifestations d’intérêt sur l’innovation sociale, en 2013, à des fins de repérage des éléments porteurs de ce type d’innovation dans les projets ayant fait l’objet d’une candidature. Ils ont également été exploités lors d’un deuxième appel, en 2014, et le sont maintenant dans le cadre d’un AMI permanent.

Le repérage des éléments porteurs d’innovation sociale

En s’inscrivant dans la perspective d’une approche institutionnaliste, l’outil met en lumière un ensemble d’éléments constitutifs de l’innovation sociale à travers les marqueurs. Le repérage des projets porteurs d’innovation sociale au regard de leurs pratiques s’appuie notamment sur une représentation graphique des éléments, comme le montre l’exemple 1.

Exemple 1

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Il s’agit ici d’un projet culturel qui ambitionne de renouveler les formes de théâtre par l’ouverture d’espaces participatifs interrogeant l’époque et ses mutations. Les nombreux bénéficiaires de ce « laboratoire » (habitants, chercheurs, associations, espaces culturels, etc.) interviennent tout au long du projet par leur implication au sein de séminaires de recherche, de groupes d’échanges sur les concepts étudiés, mais aussi dans la production théâtrale qui s’inspire de ces échanges. Prenant notamment place dans un quartier défavorisé de la ville d’Amiens, ce processus de compréhension de l’époque à travers l’art vise également à changer les représentations individuelles et collectives, en vue de permettre aux personnes de se réapproprier un pouvoir d’action sur leur quotidien, dans une logique d’empowerment. L’ensemble de ces éléments liés au processus de l’innovation sociale et aux changements recherchés, brièvement exposés ici, se traduit visuellement par les marqueurs 1 à 8 et le marqueur 11. Il est cependant possible qu’au fur et à mesure de l’avancement du projet ces marqueurs ou d’autres puissent évoluer.

Par ailleurs, les exemples 2 et 3 (en page suivante) nous permettent de souligner que deux initiatives se situant dans le même champ d’intervention peuvent obtenir deux représentations graphiques tout à fait différentes. Les deux projets dont il est question s’inscrivent en effet dans le domaine de la petite enfance, répondant à un même besoin social lié à la garde d’enfants. Néanmoins, en dépit de cette finalité sociale semblable, le processus mis en oeuvre distingue fortement les deux initiatives l’une de l’autre.

Exemple 2

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Exemple 3

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Dans le premier cas, la dimension collective est effectivement très marquée, la plupart des marqueurs liés au processus apparaissant de ce fait à leur maximum, tandis que, dans le second cas, la dimension collective se révèle bien plus timide. Ces exemples nous enseignent ainsi l’importance de prendre en considération la dimension processuelle de l’innovation sociale, sans privilégier la seule réponse à un besoin social, qui ne permet pas d’en apprécier toute l’étendue, la richesse et le potentiel de transformation sociale.

Cette mise en avant de la dimension processuelle forme une première différence entre les marqueurs d’innovation sociale et d’autres outils, qui privilégient la finalité en termes de réponse à un besoin social non pourvu [5]. D’autres spécificités peuvent être également explicitées. Tout d’abord, les marqueurs ne forment pas un outil d’auto-évaluation : il s’agit d’un outil utilisé dans le cadre d’une politique publique dédiée à l’innovation sociale prenant forme à travers plusieurs instances collectives (comités d’instruction et d’évaluation, jury). Ensuite, l’échelle de grandeur qualitative de chaque marqueur a été élaborée en vue d’apprécier la mise en oeuvre pratique du marqueur selon une approche institutionnaliste, et non selon une échelle du type « faible, moyen, fort ». Enfin, les marqueurs ne constituent pas un outil clés en main, leur diffusion repose sur une reconstruction collective de l’outil aboutissant à la détermination de marqueurs ancrés dans le territoire [6].

Conclusion

Dans le cadre de la construction d’un outil de politique publique permettant l’analyse des éléments porteurs d’innovation sociale, le choix de l’approche privilégié n’est pas neutre sur la détermination de ces derniers. En orientant ce choix sur une approche institutionnaliste de l’innovation sociale, les marqueurs retenus en Picardie donnent une place aussi importante au processus qu’au résultat. Dans cette perspective, l’analyse des projets s’attache en effet à éclairer les pratiques sur lesquelles repose le processus de l’innovation sociale, comme l’implication des bénéficiaires et des acteurs du territoire dans la conception et la réalisation des projets.

Par ailleurs, la dynamique locale qui s’est fait jour en Picardie montre que la construction collective d’une approche et d’un outil peut permettre une appropriation active de la notion, dans la perspective d’une mise en application concrète et objectivée dans le cadre d’une politique publique. Cette expérience nous invite ainsi à penser que la mise en pratique de l’innovation sociale peut également se faire dans un processus ascendant et démocratique, autrement dit dans la coconstruction par les acteurs et les institutions, sur le mode de la recherche partenariale, d’une approche qui leur est propre tout en enrichissant l’ensemble des travaux menés sur le sujet.