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Depuis le début des années 2000, le secteur de l’aide à domicile intéresse les responsables politiques. Tantôt reconnues comme des activités sociales et médico-sociales (loi du 2 janvier 2002), tantôt considérées comme un gisement d’emplois (loi dite Borloo de 2005), ces activités sont au coeur des politiques publiques, qu’il s’agisse de politiques sociales, fiscales ou de l’emploi. Les acteurs historiques du secteur, les associations, sont ainsi confrontés à la nécessité de s’adapter aux différentes orientations politiques (Petrella, 2012), qui peuvent différer, voire entrer en contradiction entre elles (Devetter et al., 2015 ; Jany-Catrice et al., 2010). Or ces changements d’orientations politiques, et notamment l’ouverture à la concurrence engagée depuis 1996, concrétisée en 2005 et confirmée par la récente loi de décembre 2015, se répercutent sur les associations. En effet, l’introduction de la concurrence et l’évolution des modes de financement, via celle des pratiques tarifaires (Vatan, 2014), génèrent une régulation du secteur par le marché modifiant en profondeur l’environnement des acteurs de l’aide à domicile. C’est à ces modifications que cet article est consacré, faisant l’hypothèse que la vision de l’évaluation qu’elles engendrent percute les acteurs du secteur, et plus particulièrement les associations.

Les associations, nées dans les années 1950, ont préfiguré les premières politiques publiques d’aide à domicile (Puissant, 2010). Elles ont progressivement construit un modèle original de service à forte dimension relationnelle et structurée via une relation de service d’aide, par ailleurs appelée « relation d’usage » (Dussuet et al., 2012), qui peut être définie par quatre éléments. Les associations ayant été dans une position quasi monopolistique sur le secteur pendant plusieurs décennies, leur modèle d’organisation du service a fortement contribué à façonner et structurer le secteur dans son ensemble. La relation d’usage se définit d’abord par un ajustement mutuel entre les parties du service – prestataire/bénéficiaire – et une incomplétude volontaire et assumée des contrats d’aide. Dit autrement, la relation d’usage et la possibilité laissée aux ajustements tout au long de la relation est une manière d’assumer et d’organiser cette incomplétude des contrats relationnels. Ensuite, le processus importe au moins autant que le produit fini dans la relation d’usage. Ainsi, la manière dont une aide à domicile va mettre à contribution les bénéficiaires dans les tâches ménagères ou dans les préparations de repas pour prévenir la dépendance importe au moins autant, si ce n’est plus, que le produit fini « maison propre » ou « plats préparés ». Selon le troisième élément de définition retenu, la notion d’« usage » ne peut être ramenée à une simple utilisation, puisque « parler de l’usage, c’est choisir de laisser une place à toutes ces adaptations, tous ces accommodements et ces approximations successifs qui font le quotidien de celui qui a l’usage d’une chose » (Bourquin, 2001). Enfin, la relation d’usage va au-delà d’une relation de service interindividuelle, dans la mesure où c’est à des besoins collectifs, sociaux, que répondent les associations, irréductibles à une juxtaposition de demandes individuelles. Ainsi, l’objectif de couvrir l’ensemble du territoire français par des services associatifs d’aide à domicile est un objectif d’intérêt général.

Toutefois, ce modèle de service a progressivement été fragilisé par une succession d’évolutions institutionnelles et politiques depuis les années 1980. En effet, les différentes mesures d’exonérations de cotisations sociales et d’allègements fiscaux amorcent une orientation politique qui se poursuit aujourd’hui : celle de l’ouverture à la concurrence du secteur jusqu’à la création d’un marché des services à la personne (SAP) en 2005. Il s’agit alors de comprendre dans quelle mesure ces évolutions, débouchant sur la création d’un marché, véhiculent une vision du service qui percute la relation d’usage et transforme les fondements de l’évaluation des services d’aide à domicile. Un tel objectif analytique conduit à expliciter ce que signifie la création d’un marché des SAP englobant l’aide à domicile afin de mettre en exergue les nouveaux référentiels évaluatifs portés par cette régulation marchande et à l’origine de la mise en tension des associations.

Création d’un marché : vers une conception marchande et industrielle du service

Depuis la fin des années 1990, les décisions publiques oeuvrent en faveur de la création d’un marché qui deviendra réalité en 2005 (loi Borloo). Or ce nouveau marché des SAP, fruit d’une création politique, conduit à une vision marchande et industrielle des services qui bouleverse les acteurs historiques de l’aide à domicile.

Le marché des SAP : une construction politique…

La création d’un marché des SAP, volonté politique ou « coup de force politique » (Jany-Catrice, 2010), va au-delà de la structuration de l’offre et de l’organisation d’un secteur d’activité sur une base concurrentielle : sa mise en oeuvre repose sur une représentation du service d’aide à domicile radicalement différente qui débouche sur un renouvellement des outils et dispositifs.

A partir de 2005, les entreprises lucratives d’aide à domicile se développent fortement (Dares, 2013), même si l’ouverture formelle des activités d’aide à domicile à la concurrence date de 1996. L’aide à domicile se trouve alors englobée dans un vaste marché des SAP, regroupant plusieurs types d’activité allant de l’aide à domicile au soutien scolaire, en passant par l’assistance informatique, le jardinage ou la coiffure à domicile, etc., venant ainsi modifier les compromis historiques résultant d’une « dynamique de coconstruction par l’Etat et les caisses de protection sociale d’une part, les collectivités locales et les associations d’autre part » (Gallois et al., 2015, p. 4).

Davantage encore que les lois, ce sont souvent les rapports pré-lois qui renseignent sur les orientations politiques et stratégiques des lois. Ainsi, le rapport du Conseil d’analyse économique sur « Productivité et emploi dans le tertiaire » (Cahuc et al., 2004) permet de comprendre les effets attendus et les mécanismes à partir desquels ils sont censés se réaliser. Cela revient à considérer, dans le prolongement des travaux de Thoenig (1985), que les politiques publiques ont une histoire. Des changements de paradigmes, ou de référentiels, sont ainsi susceptibles de se produire, expliquant l’émergence de nouvelles préoccupations ou justifiant la mise en oeuvre de moyens d’action différents (Muller, 2011). Aussi, l’analyse des rapports préparant la loi de 2005 permet de comprendre la théorie d’action sous-tendant la construction du marché des SAP, ses effets et leurs évaluations.

La lecture du rapport du CAE (Cahuc et al., 2004), et notamment de la partie consacrée aux services aux particuliers permet de déceler les objectifs et les moyens d’action activés : pour développer les emplois du secteur, il faut ouvrir et faciliter la concurrence entre différents types de prestataires. Dès lors, la conception du service d’aide à domicile fondée sur la valeur d’usage entre en tension avec le paradigme naissant et destiné à « favoriser l’émergence d’une offre productive de nouveaux services marchands aux particuliers en levant les obstacles de toutes natures qui en freinent le développement de masse » (Cahuc et al., op. cit., p. 8).

Le marché est supposé favoriser les gains de productivité et baisser les coûts de production : « La stratégie consistant à tenter de protéger des entreprises et des emplois existants en limitant l’entrée des compétiteurs utilisant des technologies a priori moins intensives en main-d’oeuvre n’est pas efficace. Elle se traduit à terme par moins d’innovation, moins de création de produits, moins de gains de productivité, des prix plus élevés […]» (p. 9)

La loi d’adaptation de la société au vieillissement votée en décembre 2015 ne constitue pas une rupture par rapport à la régulation marchande du secteur. Avec l’instauration d’un régime d’autorisation unique, une nouvelle étape est même franchie dans l’homogénéisation des règlementations, par leur assouplissement. Il n’y a donc aujourd’hui pas d’inflexion politique : la concurrence est toujours recherchée pour renforcer l’efficience d’une régulation marchande.

… dont la mise en oeuvre repose sur une nouvelle représentation de l’aide à domicile

Dans la littérature économique standard, le mécanisme d’ajustement par les prix aurait des vertus équilibrantes et fournirait à chaque intervenant une information précise déterminant son comportement. Ainsi, pour qu’un marché fonctionne d’une manière idéale, il doit correspondre à un marché de concurrence pure et parfaite (Postel, 2008). C’est le cas si cinq conditions sont remplies : (1) l’accessibilité de l’information pour tous et sans coût, (2) l’atomicité du marché renvoyant à une multitude d’offreurs et de demandeurs afin qu’aucun de ces acteurs ne puisse imposer ses prix, (3) la libre entrée sur le marché, (4) la libre circulation des facteurs de production (travail et capital) et (5) l’homogénéité des biens ou services échangés.

Les deux mesures politiques principales, conduisant à la création d’un marché, sont le renforcement de la concurrence entre les prestataires et l’aide à l’intermédiation entre offreurs et demandeurs.

La mise en concurrence des services d’aide à domicile fait suite à de nombreuses mesures prises depuis les années 1980 cherchant à diversifier les prestataires, tout en baissant la régulation tutélaire et en faisant évoluer les modes de financement des services. Les premières mesures favorisant la diversification des prestataires sont les politiques d’exonérations de cotisations sociales pour les particuliers employeurs, qui concernent, en 1986, les particuliers handicapés ou de plus de 70 ans, puis, à partir de 1991, l’ensemble des particuliers employeurs. Ces dispositifs de politique de la demande incitent à l’emploi direct, aux côtés des emplois associatifs et publics. La deuxième étape dans le processus de diversification des prestataires s’inscrit dans une politique d’offre et incite au développement des entreprises lucratives (en 1996 et en 2005). La troisième étape est l’assouplissement des règlementations : d’une règlementation et tarification sociales et médico-sociales, on passe à des agréments beaucoup moins contrôlés et à une liberté de prix de plus en plus importante (Vatan, 2014). La loi d’adaptation de la société au vieillissement de décembre 2015 va dans ce sens avec la consécration d’un régime d’autorisation unique se rapprochant de l’ancien système de l’agrément. Le marché des SAP est donc bien une construction politique dont le fonctionnement repose largement sur des politiques publiques, que ce soit par le biais d’exonérations sociales et fiscales, ou d’assouplissements des règlementations. Enfin, la mise en concurrence des prestataires est accentuée par d’importantes évolutions des modes de financement des services d’aide à domicile par la collectivité : d’un financement global par structure prenant en charge les coûts réels des organisations prestataires, on passe à un financement individuel, via des allocations versées directement à l’usager, telles que l’APA – allocation personnalisée d’autonomie – et la PCH – prestation de compensation d’un handicap.

Après la mise en concurrence des prestataires, la deuxième grande mesure d’instauration d’un marché consiste à faciliter l’intermédiation entre l’offre et la demande de services. Comme nous l’avons rappelé, le cadre théorique sous-tendant la création du marché des SAP lie l’efficacité d’une régulation marchande à la réalisation de cinq conditions, dont une renvoie à l’existence d’une information accessible à tous. Si nombre de travaux ont montré que des biens ou services peuvent s’échanger sur un marché où l’information est asymétrique, l’accès à une information jugée suffisante pour exercer un choix reste déterminante. A ce titre, la mise en oeuvre du plan de développement des SAP, dit plan Borloo, se traduit par l’élaboration d’outils de diffusion de l’information. L’Agence nationale des services à la personne – l’ANSP – est ainsi créée [1], dont l’une des missions était de soutenir le développement d’enseignes, étant considérées comme des « marques associées à un engagement de qualité de service » (Cahuc et al, op. cit.). Les modalités de diffusion de l’information et d’envoi de signaux sur la qualité des services par les offreurs s’inscrivent dans une régulation marchande exigeant que les concurrents soient identifiables. Les départements, au coeur de la politique de l’action sociale en charge des personnes âgées et handicapées, vont alors avoir pour mission de diffuser l’information aux « clients » [2] potentiels de SAP, la plus complète et neutre possible, afin de garantir le « libre choix » des demandeurs [3].

L’analyse de la création de ce marché des SAP atteste que les politiques publiques sont définies à partir d’une certaine représentation d’un problème et de ses solutions envisageables. Comme le souligne Pierre Muller (2011, p. 13), « élaborer une politique publique consiste d’abord à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action : cette vision du monde est le référentiel d’une politique ». Autrement dit, la politique d’aide à domicile est définie selon une représentation du statut de cette dernière dans la société moderne et de celui des personnels chargés de mettre en oeuvre ces systèmes.

Or les inflexions introduites par les derniers dispositifs publics dans le cadre de la création du marché des SAP laissent entrevoir le passage d’un service d’aide à domicile fondé sur une relation d’usage à un service marchand conçu en référence à une vision industrielle du service d’aide, reposant sur son hypothétique homogénéisation. Ainsi émerge un nouveau référentiel politique.

Un nouveau référentiel politique : une vision marchande et industrielle du service d’AD

Dès les premières pages du rapport préfigurant la loi Borloo (Cahuc et al., op. cit.), on comprend qu’on s’oriente vers un nouveau référentiel politique à l’origine d’une vision marchande et industrielle du service : homogénéisation et gains de productivité deviennent les mots clés.

Depuis les années 1970, de nombreux travaux en France (Delaunay et al., 1987 ; De Bandt et al., 1994 ; Gadrey, 2003) et à l’étranger (Hill, 1977) interrogent la pertinence des concepts et mécanismes économiques conçus dans le cadre d’une économie industrielle pour les activités de services. Pour autant, l’analyse développée dans le rapport de 2004 s’appuie de façon explicite sur une approche standard et industrielle du marché des SAP, dont le dynamisme repose sur une standardisation de produits homogènes permettant une production à grande échelle, source de gains de productivité et de baisses des prix [4].

La mise en place d’un marché repose sur le présupposé de l’homogénéité des produits ou services échangés sur ce marché. Autrement dit, la création du marché des SAP donne à ce champ d’activité une existence en tant qu’ensemble d’activités supposées être suffisamment homogènes pour pouvoir s’échanger et être règlementées sur un même marché. Est ainsi supposé que les mêmes offreurs peuvent être en mesure de proposer des services d’aide scolaire, de jardinage ou d’aide auprès de publics dits fragiles. Cela suppose aussi que les « clients » de ces différents types de services regroupés dans les SAP procèdent de la même manière pour « choisir » leur prestataire de services. D’où l’idée de grandes enseignes nationales, ou encore de numéros uniques, pour choisir son prestataire. On assiste ainsi à une banalisation des activités d’aide à domicile, qui deviennent des activités marchandes, au même titre que l’assistance informatique à domicile (Jany-Catrice, 2010). Dit autrement, les particularités de ces activités, reconnues médico-sociales en 2002, réalisées exclusivement auprès des publics dits fragiles, sont niées. C’est donc une nouvelle représentation des services d’aide à domicile qui est retenue, une image remodelée par rapport aux compromis construits par les acteurs historiques du secteur fondé sur la relation d’usage (Dussuet et al., op. cit.).

Des gains de productivité pour une production de masse

Par ailleurs, le rapport insiste sur « la montée en productivité des services, y compris des “services aux particuliers” où se trouve le seul véritable gisement d’emplois non qualifiés » (p. 8). Pour cela, la préconisation est claire : il faut aller vers une industrialisation du service permettant une production de masse. Cette industrialisation est appelée à s’appuyer sur les « nouvelles technologies de l’information et des télécommunications », dont l’« utilisation permet non seulement de rendre plus productifs les secteurs existants, mais aussi d’industrialiser et de faire se développer en services de masse ces nouveaux services aux particuliers, ce que n’avait pas pu faire la mécanisation. […] Le mécanisme est tout à fait similaire à celui qui a fonctionné pour les ouvriers qui faisaient fonctionner les machines issues de la mécanisation ; il devrait donc être possible de créer beaucoup d’emplois “peu qualifiés” sans avoir à les subventionner » (p. 8). Ainsi, les « grandes entreprises » sont appelées à se développer pour organiser l’offre, car elles seules « sont capables de financer les coûts fixes des plates-formes [de services] qui permettent l’accès à ces services et donc leur développement industriel ».

L’ouverture à la concurrence et l’industrialisation du secteur, via l’homogénéisation et la production de masse, apparaissent être les deux conditions pour « favoriser l’émergence d’une offre productive de nouveaux services marchands aux particuliers en levant les obstacles de toutes natures qui en freinent le développement de masse » (Cahuc et al., op. cit., p. 8). Parmi les obstacles sont identifiées les règlementations sociales et médico-sociales de l’aide à domicile qui protégeaient ce segment d’activité de la concurrence. Un autre type d’obstacles mentionné est lié aux protections de l’emploi, à savoir au statut des personnels chargés de mettre en oeuvre l’aide à domicile [5]. Les auteurs parlent du « poids négatif d’un coût élevé du travail peu qualifié sur l’emploi », de la « règlementation de la protection de l’emploi [qui] doit être adaptée », et appellent à « lever les barrières au développement du travail à temps partiel » (p. 9).

L’évolution des dispositifs destinés au service d’aide à domicile met donc l’accent sur les capacités productives et la création quantitative d’emplois au sein d’un secteur. Or cela remet en cause la « relation d’usage », se définissant comment un service médico-social auprès de publics fragiles dont la régulation incombe à la puissance publique et requiert des qualifications et des conditions de travail et de rémunérations permettant l’exercice d’un travail social. Ainsi apparaissent des tensions entre ces deux visions des services d’aide à domicile.

Nouveau référentiel et tensions autour de l’évaluation des associations d’aide à domicile

Le changement de référentiel politique se traduit par une forte évolution des pratiques évaluatives, qui percute les associations. Evaluer des activités de services à forte composante relationnelle à partir des outils conçus, pensés et appréhendés par et pour un environnement industriel, revient à nier certaines réalités à l’origine d’un nouveau référentiel évaluatif qui entre en tension avec celui utilisé jusqu’alors, notamment parce qu’il répond à un besoin social et sociétal.

La réalité relationnelle écartée

Les travaux dédiés à une meilleure compréhension des activités relationnelles de service se sont multipliés depuis les années 1960, et ont permis de progresser dans la définition positive des services, c’est-à-dire ce que les services sont, sans se référer systématiquement à leurs différences par rapport à l’industrie.

Dans les situations dans lesquelles il y a une « production économique de services » (Gadrey, 2003), quand une organisation ou un salarié « vend à un agent économique le droit d’usage de cette capacité et de ces compétences pour une certaine période, pour produire des effets utiles sur l’agent lui-même […] » (p. 20). Les activités de service se caractérisent par une relation de service, qui peut se définir à partir de trois éléments (De Bandt et al., op. cit.). D’abord, l’effet ou la valeur du service-produit dépend de la coopération entre le prestataire et l’utilisateur du service : il y a « coproduction » du service. On ne peut donc pas séparer radicalement production et consommation, ou production et usage. C’est bien dans la relation que la valeur du service rendu est produite. Ensuite, les interactions liées à la coproduction engagent des relations sociales, irréductibles aux formes marchandes (même si elles s’inscrivent dans des rapports marchands). Enfin, du fait de la coproduction et des interactions qui sont nécessaires à la constitution d’une relation de service, le résultat est difficilement totalement prévisible ex ante. La relation de service est marquée par l’incertitude, car le résultat dépend « des capacités des uns et des autres à s’ajuster et à gérer des interfaces et des situations non prévues initialement » (Gadrey, 2003, p. 71).

Les services appellent donc une coproduction qui rend le consommateur actif en participant à la formation de la valeur d’usage. La valeur d’un service-produit est révélée lors de la consommation, plus simplement contenue dans le produit. Et le service est un processus défini par ses contenus mais aussi par les modalités par lesquelles l’usager participe. C’est alors l’ensemble de nos références et pratiques qui se trouve modifié, comme le résume le tableau 1, en page suivante.

Aussi, reconnaître le caractère relationnel et spécifique des services conduit à (1) appréhender l’analyse d’une production à partir d’une approche globale de l’économie reposant sur les relations économiques et sociales liant les activités et acteurs économiques, (2) différencier les activités et les organisations non plus selon leurs caractéristiques intrinsèques mais selon la nature des relations entre offreurs et demandeurs, et (3) évaluer les organisations productrice au-delà du « produit final service » en prenant en compte le processus collectif dont il résulte. Aussi, le « produit de ces services apparaît clairement comme une construction sociale mettant en jeu des points de vue différents » (Gadrey, 2003, p. 68).

Tableau 1

Economie des services versus économie industrielle

Economie des services versus économie industrielle

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Autrement dit, adopter une posture marchande et industrielle revient non seulement à s’écarter de cette réalité relationnelle mais aussi à recourir à un nouveau référentiel politique sous-tendant l’évaluation pensé à partir de biens industriels.

Un nouveau référentiel « industriel » en tension avec la relation d’usage

Dans le registre d’action industrielle (Salais et Storper, 1993), un produit industriel qui s’échange sur un marché est homogène et standard. Son évaluation passe par une analyse de la performance des organisations productives à partir d’une mesure du volume de l’activité productive et de la productivité du travail.

Or retenir ce type de démarche et de métrique suppose que (1) l’on soit en capacité d’identifier par avance ce qui est produit, la valeur de la production étant contenue dans les produits, et que (2) ce produit soit de qualité unique inchangée c’est-à-dire homogène. L’évaluation de l’activité productive repose sur une mesure de la production physique réalisée – nombre de lits produits, de voitures produites (De Bandt, 1988) – dont la performance pourra être appréhendée en divisant cette dernière par une mesure des intrants, comme le travail – productivité du travail. Les produits doivent être mesurables, c’est-à-dire constitués d’unités de produits spécifiées et de qualité constante. Aussi, l’industrialisation des services d’aide à domicile, encouragée par les pouvoirs publics depuis une vingtaine d’années, se traduit logiquement par une volonté de standardiser les prestations à partir d’une unité homogène de produit alors mesurable. Cette dernière, base de toute métrique relative au service-produit, conduit à séquencer le processus de la prestation et à ne retenir que ce qui est mesurable. Les services d’aide à domicile s’écartent de la relation d’usage pour devenir une succession d’actes auxquels est associé une mesure – le coucher d’une personne âgée, une demi-heure, le portage d’un repas, quinze minutes, l’entretien d’un domicile, quinze minutes par mètre carré… Et tout ce qui fait que le processus existe parce qu’il met en lien prestataire et usager est exclu de la mesure du service rendu : seul le service-produit est mesuré, et non le service fruit d’un processus de coproduction.

Par ailleurs, dans ces approches fruits d’une transposition de concepts industriels à une réalité de service, les mesures de l’activité productive et de sa performance ne visent pas à refléter la dimension qualitative et relationnelle d’un produit, bien au contraire. En effet, toute structure engageant des ressources supplémentaires sur ces aspects verra, par une hausse de ses intrants mais pas des produits qui en résultent, baisser la productivité de son organisation. Or on ne peut pas pour autant parler de baisse de sa performance puisque ce résultat chiffré résulte de la non-prise en compte d’évolutions qualitatives. Une autre aporie engendrée par cette transposition d’outils concerne l’unité de production homogène qui s’avère bien difficile à envisager lorsqu’on a affaire à des prestations de services réalisées sur mesure en fonction des besoins de l’usager. Et, in fine, la productivité « réelle » ou performance d’une organisation de SAD ne se trouve-t-elle pas au-delà de la réalisation du service lui-même, soit dans sa capacité à générer un mieux-être de l’usager ? Nous retrouvons là les conclusions de Stanback et Noyelle pour qui « les mesures de la productivité, telles qu’elles sont conçues, ne permettent pas de rendre compte du degré d’amélioration de la qualité du produit et par conséquent ne mesurent pas la contribution réelle du bien-être économique » (Stanback et al., in De Bandt, 1991, p. 88).

Enfin, recourir à des outils d’évaluation pensés pour des productions industrielles, c’est recourir à des dispositifs destinés à accompagner des organisations dont l’objectif est la maximisation de leur production, dont la valeur est contenue dans les produits. Or, pour les services d’aide à domicile, la valeur est révélée lors de l’utilisation, donc non connue par avance. Aussi, l’objectif de rentabilité économique et financière maximale des prestataires ainsi mesurée conduit à exclure de toute évaluation la relation d’usage. Cela alors même que c’est cette dernière qui définit le service d’aide à domicile, puisqu’elle constitue la réponse apportée au besoin social pour lequel il a été mis en place. De sorte qu’ignorer cette dimension relationnelle et collective contenue dans la relation d’usage peut conduire à opter pour des outils inventés dans le cadre industriel allant à l’encontre de ce que l’aide à domicile considère devoir faire pour « bien faire [son] travail », comme le révèle la mise en place de la télégestion, qu’il s’agisse de structures associatives ou lucratives [6].

Avant, on arrivait chez les personnes, on pouvait dire bonjour, prendre le temps d’entrer doucement chez les personnes, pour ne pas les brusquer. Parce que, dans ce métier, c’est important de ne pas s’imposer, de bien faire comme les personnes veulent. Mais maintenant, avec leur pointeuse, la première chose à laquelle il faut qu’on pense, avant de dire bonjour, de prendre des nouvelles de la personne, avant d’enlever nos chaussures, c’est d’aller pointer [7].

Cet extrait d’entretien montre bien que des outils industriels d’organisation du travail entrent en conflit avec la qualité d’ordre relationnel d’un service. Plusieurs salariées vont plus loin, en émettant l’idée que pour « bien faire [leur] travail », elles contournent cet outil de télégestion, usuellement nommé « pointeuse » par les salariées :

C’est pas rare que, quand l’heure arrive, je badge, pour leur faire plaisir. Mais je pars pas tout de suite, pour terminer ce que j’étais en train de faire, ou alors quand je sens la personne trop mal, je prends le temps de discuter avec elle, je lui fais une petite chose à manger que je sais qu’elle aime pour lui remonter le moral. Faut pas le dire, mais je pense qu’on est beaucoup à faire ça… On peut pas repartir comme ça, en laissant les personnes mal, ou en n’ayant pas eu le temps de tout faire, c’est pas possible. C’est chez des gens qu’on travaille, pas chez des machines [8].

Le nouveau référentiel né de l’adoption d’une approche industrielle et marchande des services d’aide à domicile s’avère fondamentalement différent de celui pensé à partir de la réalité du service et de l’incertain qui l’entoure dans le cadre d’une évaluation globale de la prestation, de sa conception à la réalisation.

Déterminer la juste évaluation

Le passage à une vision marchande et industrielle du service associatif d’aide à domicile a pour conséquence que l’évaluation est profondément repensée, passant d’une évaluation globale du processus de prestation à une évaluation du service-produit. De fait, reprenant le vocable de Pierre Muller, l’objet évalué diffère et le référentiel de la politique en question se renouvelle.

Emerge alors une interrogation relative à l’objet afin de savoir ce qui sera évalué : les services d’aide à domicile répondent-ils à des demandes individuelles, à des besoins sociaux et collectifs ou aux deux simultanément ? Si répondre à cette question devrait être le point de départ de toute réflexion évaluative, il est remarquable de noter qu’elle ne s’est pas posée en ces termes. Or cela revient, in fine, à ne pas chercher à mettre en débat ce qu’il convient d’évaluer ; alors même que l’évaluation qui en découlerait serait par essence différente, à l’instar de la question évaluative et de la démarche retenues (Perret, 2015). De fait, évaluer une réponse à une demande individuelle n’est pas la même chose qu’évaluer une réponse à un besoin social : d’un côté, on évaluera une satisfaction individuelle, de l’autre, une réponse globale à un besoin social. Il importe de convenir collectivement de ce qu’on évalue.

Or les associations d’aide à domicile, et plus globalement les organisations d’économie sociale, se sont constituées autour de besoins sociaux collectifs (Demoustier, 2001). Leur manière d’approcher les problématiques socio-sanitaires ont eu une portée sociétale, dans le sens où les responsabilités sociétales des situations individuelles dramatiques (misère des personnes âgées, exclusion des personnes handicapées, etc.) ont été posées avec force dès le départ, comme l’attestent ces propos relatifs aux personnes handicapées : « [...] la centration sur l’individu présentant des différences d’ordre biomédical occulte le rôle de la société pour expliquer comment ces différences aboutissent à un désavantage ou une limitation de la participation sociale. Il s’agit, pour ces mouvements, de refuser d’expliquer le handicap par les caractéristiques individuelles des personnes, mais plutôt par l’ensemble des barrières socio-culturelles faisant obstacle à la participation sociale et à la pleine citoyenneté des personnes » (Schaller, 2000, p. 104). Dans ce cadre, l’enjeu est moins celui de la satisfaction individuelle des destinataires d’un service que de savoir « comment on se donne les moyens, financiers mais pas seulement, de répondre de manière pertinente, égalitaire », à ces besoins sociaux qui ne relèvent pas de la responsabilité individuelle et qui peut entrer en tension avec la satisfaction individuelle [9].

Par ailleurs et au-delà de la dimension sociale et collective des SAD, l’égalité d’accès à un service ne peut être ni mesurée ni évaluée à l’aune de la seule satisfaction individuelle des clients. Alors que les entreprises lucratives se concentrent aujourd’hui dans les villes, les associations couvrent l’ensemble du territoire, y compris dans les zones rurales alors même que cela est moins rentable au regard des temps de déplacement et de l’intensité de la demande. Comment continuer à faire travailler les salariées embauchées sur ce territoire sans mettre en péril la structure, alors même que la répartition des services sociaux et médico-sociaux sur le territoire est un des objectifs recherchés par les politiques de maintien à domicile, non remis en cause par la dernière loi ? Quels outils se donne-t-on pour évaluer l’effort fait pour couvrir l’ensemble du territoire par les structures d’aide à domicile répondant à un besoin sociétal largement reconnu, comme l’atteste l’intitulé de la dernière loi la concernant : loi d’adaptation au vieillissement de la société ?

Conclusion : vers une évolution des pratiques

Les différentes modifications institutionnelles et politiques dédiées au secteur de l’aide à domicile sont parvenues à construire un nouveau référentiel politique qui véhicule une vision de l’évaluation du service rendu entrant, par essence, en tension avec les pratiques des acteurs historiques du secteur. Face à ces tensions, les associations peuvent recourir à différentes stratégies : diversification de leurs activités et développement de « bouquets de services » proches des SAP, ajustements par la maîtrise des coûts et la rationalisation de leur organisation, résistance et défense du modèle collectif d’organisation qui a un coût, etc.

L’évolution des référentiels politiques de l’aide à domicile renvoie à la question de la nature et de la finalité des services d’aide à domicile, les réponses apportées impactent les choix concernant les modalités des financements publics. Ces évolutions ont progressivement conduit à exclure les temps de travail collectif, les postes de coordination et d’encadrement mais aussi les dépenses relatives à la qualification de la construction des coûts de production et donc de la tarification sociale (Gramain et al., 2012 ; Vatan, 2014). Selon la définition du service que l’on retient, l’objet évalué diffère, ainsi que les critères d’évaluation retenus. Des éléments, comme le travail collectif ou le temps hors domicile, peuvent alors être considérés comme inutiles au service-produit. A travers ces questions évaluatives, c’est la nature du service qui est questionnée et, au-delà, la place de nos aînés dans la société.