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Notre approche méthodologique de l’histoire du coopérativisme agraire argentin croise l’examen critique de la littérature relative à ce sujet et l’analyse des données quantitatives établies à partir de sources primaires et secondaires. En ce qui concerne les statistiques sur le nombre des associations, les différents auteurs [1] s’accordent sur le manque de fiabilité des registres officiels depuis la fin du xxe siècle (Lattuada, Renold, 2004 ; Obschatko et al., 2011).

Les coopératives agricoles furent un acteur social important du pays, représentant collectivement des intérêts particuliers et impliquant – en termes gramsciens – des projets qui, selon le niveau de conscience et d’organisation atteint (économique corporatif, sectoriel ou politique) rivalisaient et/ou dialoguaient avec l’Etat et avec d’autres associations de l’espace social (Gramsci, 1980). C’est pourquoi nous analyserons dans cette étude les variables liées au niveau d’organisation de la coopérative, les modalités d’action des membres et la mise en perspective avec les événements politiques et économiques du pays. Depuis la fin du xxe siècle jusqu’à nos jours, l’Argentine a emprunté différents modèles socio-économiques (Rapoport, 2000 ; Basualdo et al., 2012), auxquels ont été liées les quatre phases du coopérativisme agricole qui se dégagent à partir de la conception théorique et des sources et de la bibliographie disponibles.

Les premières expériences associatives de forme coopérative ont émergé durant la période d’exportation agricole (1880-1930). Ensuite, le modèle agro-exportateur de substitution aux importations (1930-1955) a favorisé un processus de croissance et de consolidation. A partir de la période développementaliste (1955-1975) et du redressement financier [2] (1976-2001), on observe une stagnation du secteur coopératif traversé par un débat organisationnel interne. Avec le modèle plus récent, caractérisé par le mercado-internisme [3], la concentration, l’étrangérisation et l’extractivisme [4] (2001-2015), le coopérativisme a connu une succession de crises, disparitions et/ou reconversions, comme dans la décennie précédente.

Cette période longue de plus d’un siècle a été marquée par la domination économique de la région de la Pampa [5] qui fournissait les devises. En outre, l’oligarchie terrienne exerçait sa suprématie dans les prises de décisions concernant les cours nationaux, ce qui provoquait des situations conflictuelles (Barsky, Gelman, 2001 ; Giberti, 1984). Observant la trajectoire des différentes corporations agricoles sur le long terme, Mario Lattuada a remarqué que le premier et le dernier quart du xxe siècle ont constitué les deux moments clés de leurs processus de structuration, qu’il s’agisse de leur démarrage ou de leurs crises.

Naissance du mouvement coopératif agraire argentin au xixe siècle

Bien que des formes associatives aient existé dans toute l’Amérique latine chez les peuples autochtones de la période précolombienne, notre étude se concentre exclusivement sur le développement, à partir du xixe siècle, des associations issues de la matrice rochdalienne (Cracogna, 1968 ; Cardona, 1974).

La nation argentine s’est constituée en 1880 à partir de la subordination des intérêts des différentes régions du pays au projet agro-exportateur de l’oligarchie des éleveurs et des armateurs. Ce projet était fondé sur les conditions propres à la plaine de la Pampa : surproduction primaire et capacité d’adaptation (Rofman, Romero, 1974). Conformément à la division internationale du travail et aux directives de la métropole, il reposait sur trois piliers : la terre – par l’élimination de la population indigène –, le capital – sous forme de crédit – et le travail – grâce à l’immigration européenne. Entre 1870 et 1913, l’Argentine occupa le premier rang mondial de l’accroissement du PIB par habitant (Barsky, Gelman, 2001).

Ce modèle suscita cependant des résistances, comme la révolte paysanne de 1912 connue sous le nom de Cri d’Alcorta (Grito de Alcorta) dans le Sud de la province de Santa Fe. Les petits et les moyens fermiers, migrants pour la plupart, déclenchèrent une grève de la production pour réclamer l’amélioration des conditions de leurs contrats de fermage. A l’occasion de ce conflit, fut créée la Federación Agraria Argentina (FAA), qui initia au cours des décennies suivantes l’une des branches du coopérativisme agraire.

Carte des régions actuelles de l’Argentine (INDEC, Instituto Nacional de Estadísticas y Censos)

Carte des régions actuelles de l’Argentine (INDEC, Instituto Nacional de Estadísticas y Censos)

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En 1898, cinquante-quatre ans après l’expérience des Pionniers de Rochdale, fut fondée à Pigüé, au sud-ouest de la province de Buenos Aires, la première association agraire de ce type en Argentine, appelée El Progreso. Sa création intervint dans le contexte d’un regroupement du coopérativisme argentin, avec la constitution des « coopératives de premier niveau », particulièrement influentes dans la région de la Pampa, mais aussi présentes dans différentes régions du pays où l’immigration européenne avait été importante. Rassemblant des petits et moyens producteurs, ces coopératives avaient pour objectif de répondre aux besoins élémentaires du monde rural, comme l’approvisionnement en produits de consommation de base, la lutte contre les abus des intermédiaires à tous les niveaux et l’intégration culturelle des nouveaux arrivants (Cracogna, 1968).

Le coopérativisme agricole est né de la conjonction entre l’impulsion de l’Etat et l’apport du capital social des divers groupes d’immigrés. Selon certains auteurs, le mouvement coopératif en Amérique latine s’est formé à partir des modèles créés par les immigrés de différents pays sur la base de leurs propres expériences (Coque, 2002). L’Etat fut un interlocuteur constant pour les coopératives agricoles, en tant que destinataire des commandes, des réclamations et des remerciements. De fait, les coopératives ont été considérées durant cette période, comme des vecteurs de colonisation et de technicisation de l’agriculture.

Ces coopératives s’occupaient d’abord de la commercialisation, couvrant un large éventail des productions primaires caractéristiques de chacune des régions du pays. On distinguait ainsi : les coopératives agricoles rizicoles et laitières dans la région de la Pampa ; les coopératives bovines et fruitières en Patagonie ; les coopératives cotonnières et productrices d’herbe à maté [6] dans le Nordeste ; les coopératives viticoles et vinicoles dans le Cuyo et les coopératives sucrières dans le Noroeste. Ainsi, tandis que s’imposait le modèle national agro-exportateur, les coopératives agraires se constituaient en organisations alternatives pour les producteurs de petite taille, face aux monopoles de commercialisation.

Au début du xxe siècle, furent créées les premières coopératives de second niveau dans le pays. En 1922, ce fut le tour de l’Asociación de Cooperativas Rurales de la Zone Centrale de Rosario, au Centre-Sud de la province de Santa Fe, qui fédérait les coopératives des provinces de Córdoba et de Santa Fe. Elle prit ensuite le nom d’Asociación de Cooperativas Argentinas (ACA), qui reste sa dénomination actuelle (Mateo, 2012). La province de Santa Fe, dans la région de la Pampa, se hissa rapidement au premier rang national pour le nombre et de l’activité des coopératives agricoles [7], du fait de son rôle dans la colonisation.

Croissance et consolidation au tournant de la première guerre mondiale

Si la Première Guerre mondiale avait entraîné des difficultés d’écoulement des produits primaires, la Grande Dépression de 1929 réduisit encore les débouchés. Le modèle agro-exportateur subit alors des modifications. Dans le domaine agricole, des conseils réglementaires vinrent relayer l’action de l’Etat pour garantir la commercialisation des différentes productions primaires en intervenant dans l’offre et la demande. Parallèlement, la mise en oeuvre du processus de substitution aux importations permit que l’industrie légère soit progressivement produite sur le marché domestique.

De ce fait, entre 1930 et 1960, la région de la Pampa connut une stagnation de la production et un recul de la production céréalière au profit de l’expansion de l’élevage. Par contre, dans les autres régions, les productions industrielles – comme le coton dans la province de Chaco – gagnèrent en superficie, ce qui répondait aux besoins de l’industrie substitutive. Dans la Pampa, la crise se traduisit par une augmentation du nombre de producteurs locataires de leur exploitation tandis que le nombre des propriétaires baissait du fait de la stabilisation par l’Etat des prix des loyers des terrains.

Durant la première moitié du xxe siècle, la coopération agricole bénéficia constamment de l’attention des gouvernements successifs, démocratiques ou dictatoriaux, qui les considéraient comme des outils pour la mise en oeuvre des politiques territoriales, qu’il s’agisse de la colonisation ou des mesures économiques (Girbal-Blacha, 2001 ; Mateo, 2012 ; Olivera, 2014).

Selon Olivera (2014), pendant les années 1930, pour atteindre leurs objectifs dans un contexte d’interventionnisme croissant de l’Etat, les coopératives alternèrent divers moyens de pression, de la participation dans des organismes publics à la confrontation directe avec l’Etat, « Les organisations coopératives menèrent des politiques différentes concernant la commercialisation des matières premières (grains, lait etc.), les productions agro-industrielles et sur le crédit coopératif » (Olivera, 2014, p. 267).

Durant cette décennie, trois organisations importantes, sur le plan économique et idéologico-institutionnel, de la coopération agricole en Argentine, virent le jour dans la région de la Pampa [8]. Deux d’entre elles étaient des coopératives agricoles et d’élevage, la Federación Argentina de Cooperativas Agrarias (FACA) et ACA, et la troisième, SANCOR, était une coopérative laitière. Née au sein de l’organisation corporative FAA, FACA présentait un caractère revendicatif. La seconde organisation, ACA, se situait sur le plan purement économique, tandis que la troisième, SANCOR, jouait un rôle intermédiaire entre revendication et action économique.

Avec la mise en place du modèle substitutif aux importations sous le gouvernement péroniste (1946-1955), les coopératives occupèrent une place essentielle comme interlocutrices pour les fonds destinés au secteur agricole, notamment lorsqu’en 1950 le gouvernement décréta la centralité de l’agriculture. L’Instituto Argentino para la Promoción del Intercambio (IAPI) [9], créé en 1946, fer de lance de l’intervention de l’Etat, donnait la priorité aux coopératives pour la commercialisation de la production primaire (en particulier céréalière et oléagineuse), en leur garantissant des prix minimaux et le Crédit Agricole pour les semences. Elles devinrent ainsi les représentantes institutionnelles des intérêts des petits et moyens producteurs, et leur nombre quintupla durant le gouvernement péroniste (Lattuada, Renold, 2004 ; Mateo, 2012), passant de 353 en 1943 à 1484 en 1955 ; ces chiffres avancés par Mario Yuri Izquierdo (1972) sont confirmés par divers auteurs.

La Confederación Intercooperativa Agropecuaria Limitada (CONINAGRO) fut fondée en 1956, après plusieurs tentatives infructueuses durant le péronisme [10]. Cette organisation de troisième niveau regroupait les coopératives agraires de second niveau et remplissait une fonction corporative.

Ainsi, grâce à un modèle qui leur conférait un rôle économique et syndical central, la capacité des coopératives agricoles argentines à représenter les intérêts des agriculteurs parvint à maturité. L’arrivée d’une entité de troisième degré consacra le passage de la représentation isolée du début du xxe siècle vers un organisme de représentation corporative sectorielle au niveau national.

Stagnation et débat organisationnel après la chute du péronisme

Dans la série de gouvernements démocratiques et dictatoriaux qui se succédèrent après la chute du péronisme (1955-1976), le dénominateur commun était un Etat dirigiste et interventionniste qui céda progressivement la place au libre jeu de l’offre et de la demande. Ce fut une « expérience pilote » pour les décennies suivantes. Le gouvernement du général Perón engagea en 1952 une réforme agraire avec l’appel du « retour aux champs », qui tenta – sans succès sur le moment – d’impulser des changements majeurs dans le secteur. La période suivante fut marquée par la mise en oeuvre de « politiques plus favorables au secteur agricole, dont l’aspect le plus marquant fut la combinaison de prêts bonifiés et d’avantages fiscaux » (Barsky, Gelman, 2001, p. 332). En outre, il fut mis fin à la reconduction des baux de location qui avait été une constante dans les années antérieures.

L’objectif de « développement », comme ce fut le cas au niveau international, commença à déterminer toutes les actions de l’Etat argentin. L’impulsion donnée par les Etats-Unis à la « Révolution verte » entraîna la promotion des machines et outils agricoles pour une meilleure productivité. Dans la Pampa, l’agriculture gagna en superficie sur l’élevage [11], impactant les associations en milieu rural, comme en témoigne l’évolution quantitative des coopératives agraires selon la branche de production. A partir des années 70, plus de la moitié des coopératives étaient des coopératives agricoles (Lattuada, 2006).

La coopération agricole continua à être une référence pour les politiques publiques de « développement » (loi n° 19.039 du 14 mai 1971). Cette orientation était encouragée par les Etats-Unis, par le biais de l’Organización de los Estados Americanos (OEA) et de la Food and Agriculture Organisation (FAO). Contemporain de ces événements, Yuri Izquierdo affirmait : « Si au-delà de la bonté de sa doctrine et de ses objectifs louables, le mouvement coopératif n’est pas un outil efficace pour le développement économique et social, son intérêt, dans ces moments de la vie latino-américaine, ne serait rien de plus qu’une référence utopique, ainsi qu’on l’a toujours considéré. » (1972, p. 4).

Après une période de prospérité pour les coopératives, la chute du gouvernement marqua le début d’une stagnation progressive de trente ans. Selon plusieurs auteurs (Lattuada, Renold, 2004 ; Lombardo et al., 2009), ce processus découlait des mutations du modèle agricole qui avaient progressivement mis en difficulté la base sociale, mais aussi du déclassement du rôle des coopératives dans les politiques économiques et d’un affaiblissement des modèles organisationnels adoptés. Le secteur avait également été fragilisé par les politiques des gouvernements militaires successifs, hostiles à toutes les organisations sociales, ainsi que par la diminution des financements, qu’ils soient d’origine coopérative ou publique (Obschatko et al., 2011).

L’une des conséquences, et non des moindres, fut l’apparition d’un élément propre aux lieux d’action collective, connu sous le terme de « free rider » [12]. Ce phénomène est apparu principalement dans les organisations de premier niveau, où il traduisait un certain « relâchement » des liens internes de solidarité. Les free riders étaient des individus qui profitaient de leur appartenance à un collectif social (en l’occurrence, les membres d’une coopérative) pour promouvoir leurs propres actions. Par exemple, ils sollicitaient des crédits auprès de la coopérative pour acheter des semences et des fertilisants, mais ils se gardaient ensuite de donner leur production à l’organisation. Un changement s’était donc produit dans la logique interne des organisations : le délitement des valeurs et des principes qui avaient prévalu lors de leur fondation. Décrivant la dynamique d’une coopérative de premier niveau, Yuri Izquierdo évoquait la présence de tensions entre la doctrine et la recherche de l’efficacité économique laquelle, selon lui, n’était pourtant pas incompatible avec les objectifs sociaux que devait remplir la coopérative (1972, p. 85). Mario Lattuado a cependant livré plus récemment une analyse différente de ce processus « les organisations se sont éloignées progressivement de leurs principes originaux et elles se sont transformées en entreprises capitalistes, recherchant le profit sans en mesurer les conséquences » (Lattuada, 2006, p. 222).

Caractéristiques de cette nouvelle rationalité économique, les systèmes de capitalisation progressèrent à partir du milieu du xxe siècle dans les coopératives de premier niveau, qui cherchaient à augmenter leur capital social et à limiter la fuite des ressources des associés (free riders), à l’aide de divers mécanismes leur permettant de disposer d’une plus grande quantité de capital liquide pour investir ou pour faire face à d’éventuelles crises (Yuri Izquierdo, 1972 ; Basañes, 2011).

Par ailleurs, durant cette période eurent lieu des débats sur les formes d’organisation des coopératives, en particulier des fédérations : « Il n’est pas raisonnablement justifié de s’accrocher à des structures déjà dépassées, au seul motif d’une idée-force partagée, ou par simple tradition, ou encore par simple affinité ou sympathie personnelle » (Cracogna, 1968, p. 87). Il fut donc proposé de réorganiser les entités de second niveau (ACA et AFA) avant de les répartir par branches de production, sous l’égide d’une entité de troisième niveau, en l’occurrence CONINAGRO. Cette proposition n’aboutit pas, en partie à cause des divergences de modes d’action et d’appartenances idéologiques des unes et des autres, selon qu’elles jouaient un rôle plutôt revendicatif ou plutôt économique.

La dictature militaire de 1976, à défaut de provoquer la ruine de l’acteur social coopératif, provoqua l’endettement des producteurs agricoles. En effet, bien qu’ayant pu obtenir des crédits pour acquérir du matériel agricole, ceux-ci ne parvenaient pas à rembourser les intérêts à taux élevé.

Au cours des années 80, le mouvement coopératif national subit un renversement de sa croissance qui était à son apogée au milieu du xxe siècle. Il maintint cependant son poids dans l’activité agricole du pays. Au début de cette décennie, une politique de crédit restrictive conduisit les coopératives à financer leurs sociétaires au lieu de capitaliser les excédents et de les redistribuer. Cette situation provoqua l’endettement des producteurs, et conséquemment l’insolvabilité des coopératives (Obschatko et al., 2011).

Tableau

Nombre de coopératives agricoles et d’adhérents en Argentine (1937-2013)

Nombre de coopératives agricoles et d’adhérents en Argentine (1937-2013)

* En l’absence d’informations sur le nombre d’adhérents en 2013, nous avons repris le chiffre du recensement de 2007 (CINEA, 2007). Les faiblesses méthodologiques de ce recensement sont expliquées dans cet article.

Source : tableau établi par l’auteur à partir de : Lattuada, Renold, 2004 ; Base de cooperativas a nivel nacional : mantenidas, suspendidas y canceladas, INAES, 2013

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L’ACA, quant à elle, orienta différemment sa production, en développant un complexe portuaire à San Lorenzo (Santa Fe) et à Quequén (Buenos Aires). Par ailleurs, en réaction au modèle d’agrobusiness qui commençait à s’installer, la coopérative envisagea de fabriquer des intrants et de la technologie, des pépinières de ses propres semences, des aliments pour animaux et agrochimiques. Elle organisa également le dispositif de formation Acción Cooperativa de Extensión Rural, afin de répondre à la demande de technicisation.

Crise et reconversion à partir des années 90

A partir des années 90, les coopératives agricoles argentines amorcèrent une nouvelle phase de leur évolution, marquée par deux modèles politico-économiques successifs. Tout d’abord, le néolibéralisme du Consensus de Washington, fondé sur le secteur financier et qui découlait historiquement des changements structurels opérés par la dictature militaire de 1976. Ensuite, 2003 signa le début d’une décennie de politiques économiques établies sur le prix élevé des produits de base (soja, dans le cas argentin). Sans rompre totalement avec le modèle antérieur, ces politiques relancèrent la consommation intérieure pour une large frange de la société.

Durant la première période, le monde agricole a connu des bouleversements sociaux. Entre 1988 et 2002, au niveau national 20,8 % des petites exploitations ont disparu, tandis que la taille moyenne des exploitations existantes augmentait (CNA 1988 puis 2002). De nouvelles stratégies de production délocalisées furent mises en oeuvre, comme les pools de semis. La propriété de la terre est devenue secondaire par rapport à son usufruit, tandis que le soja devenait la culture majoritaire. L’Etat a abandonné son rôle régulateur, supprimant les conseils créés durant les années 30. Ceux-ci furent remplacés par des programmes qui répondaient de manière « cosmétique » – en l’absence de moyens pour remédier aux maux structurels – aux menaces qui pesaient sur l’existence des petits producteurs.

La période plus récente a vu se poursuivre le modèle de l’agrobusiness de la décennie antérieure. La dévaluation intervenue en 2002 et l’abandon de l’économie « dollarisée » constituèrent des leviers pour l’économie exportatrice. Les agro-industries renforcèrent une matrice économique reprimarisée, avec une forte concentration des acteurs et des chaînes (Basualdo et al., 2012).

Les orientations néolibérales de la dernière décennie du xxe siècle furent déterminantes pour un mouvement coopératif qui subissait les mutations de la période précédente. « Cependant, le système coopératif tel qu’il s’était mis en place à la fin du xixe siècle, puis épanoui dans le cadre du modèle de substitution aux importations des années 90 ne pouvait plus être considéré comme un outil adéquat pour participer efficacement au nouveau scénario, alors même que ses organisations n’avaient pas procédé à des réformes structurelles. » (Lattuada, Renold, 2004, p. 10).

Sur le plan national, au cours des années 90, la répartition géographique des coopératives rurales resta inchangée, 60 % d’entre elles étant localisées dans la région de la Pampa (Lattuada, 2006). L’endettement hérité de la décennie antérieure « conditionna leurs capacités entrepreneuriales dans le nouveau contexte macroéconomique et sectoriel » (Obschatko et al., 2011, p. 77). Si ce type d’organisations demeura le plus fréquent entre les petits et les moyens producteurs (CNA, 2002), le nombre des organisations et de leurs sociétaires baissa significativement (Lattuada, 2006). En outre, avec la déréglementation économique de la décennie néolibérale, le mouvement coopératif perdit son caractère d’organisation normative.

Les données de l’Instituto Nacional de Asociativismo y Economía Social (INAES), organisme public d’enregistrement et de réglementation de l’activité coopérative au niveau national, traduisent l’évolution de la coopération agricole pour toute la période étudiée : entre 1995 et 2003, 348 coopératives avaient cessé leurs activités, pour seulement 178 enregistrées. Parallèlement, la décennie 1990 connut un renouveau du mouvement coopératif, grâce à l’impulsion des politiques publiques qui leur octroyèrent quasiment les mêmes caractéristiques qu’aux sociétés anonymes. Dans sa base de données actualisée en 2013, l’institut signalait l’existence de 835 coopératives agricoles. En lien avec l’information statistique des années précédentes, notamment l’année 1998, les données de 2013 mettaient en évidence une continuité dans la stagnation.

Graphique

Coopératives agricoles inscrites et annulées en Argentine (1928-2012)

Coopératives agricoles inscrites et annulées en Argentine (1928-2012)

Les coopératives « annulées » sont celles qui n’ont pas fourni régulièrement leurs informations à l’INAES, ainsi que le règlement les y oblige.

Source : graphique élaboré par l’auteur à partir de : Base de cooperativas a nivel nacional : mantenidas, suspendidas y canceladas, INAES, décembre 2013

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Par conséquent, le coopérativisme agricole se trouva confronté au défi de se maintenir dans une économie de marché jusqu’en 2003. Ensuite, la mondialisation et l’instabilité croissante des économies mondiales bouleversèrent le cadre de l’activité économique et sociale, soumise à l’exacerbation des logiques gestionnaires. Cette transformation s’enclencha à partir de la fin du modèle productif de marché intérieur, au temps de l’Etat providence, vers le milieu du xxe siècle.

L’adaptation de l’ACA à ces mutations est exemplaire, bien qu’elle ait perdu 40 % de ses coopératives adhérentes entre 1990 et 2010. En effet, l’ACA a étendu sa zone d’influence territoriale jusqu’au nord du pays, en mettant l’accent sur la production et la commercialisation des intrants qui sont centraux dans le modèle de l’agrobusiness. En 2012, cette association de second niveau a assuré 10 % de l’exportation du volume total des grains exportés par l’Argentine.

Certains auteurs ont soutenu que lors de son évolution le coopérativisme s’est éloigné des réalités de l’Amérique latine, car « au fur et à mesure qu’on avançait dans le xxe siècle, les effets des modèles coopératifs les plus endogènes (le modèle indigéniste et celui apporté par les premiers immigrants européens), ont été dépassés par l’influence extérieure des Etats Unis et relayée par les gouvernements nationaux ou l’Eglise catholique » (Coque, 2002, p. 155).

Si l’influence de l’Eglise n’a pas joué dans le cas argentin, en revanche, par rapport aux expériences du début du xxe siècle, des plans de développement et des politiques publiques de nature exogène ont bien été mis en oeuvre.

D’autres études affirment au contraire qu’« au début de la seconde décennie du xxie siècle, le coopérativisme agricole se présente comme un secteur social et économique dynamique qui compte plus d’un millier d’organisations, couvrant la majeure partie des produits agricoles et engagé dans des processus de modernisation institutionnelle »(Obschatko et al., 2011, p 79).

Cette description contredit les chiffres officiels qui montrent la disparition d’un nombre significatif d’organisations coopératives.

Questionnements et défis contemporains

Ce bref survol historique a permis de tracer les lignes de continuité et de rupture dans la trajectoire de la coopération agricole en Argentine. Notre réflexion s’inscrit dans un champ d’analyse qui va – de façon non linéaire – des lectures doctrinaires aux lectures académiques et révisionnistes. En mettant l’accent sur le niveau de l’organisation et les changements structurels, nous avons cherché à enrichir l’exercice difficile de synthèse critique.

Le mouvement des coopératives agricoles s’est structuré par étapes successives, avec la création d’organisations coopératives de premier, second et troisième niveaux. Ce processus est arrivé à son apogée au milieu du xxe siècle avec l’établissement de CONINAGRO (1956). Les débats sur les modifications possibles de cette structuration n’ont abouti qu’à des projets sans lendemain, mais leur étude permet de comprendre les défis qui interpellaient les auteurs et les acteurs.

La base sociale des coopératives agricoles, composée principalement de petits et moyens producteurs, a subi une perte progressive qui s’est accentuée à la fin du xxe siècle, affectant les conditions même d’existence de ces organisations. Dans ce mouvement de fracture entre producteurs et associations, sont apparues d’autres expériences organisationnelles qui sont devenues des canaux alternatifs de représentation (Lattuada, 2006). Cette même période a vu l’émergence du débat sur la rationalisation et/ou le rôle social des coopératives. Lattuada et Renold analysent ainsi le chemin parcouru : « chaque étape marque le saut vers une forme d’organisation institutionnelle différente de la forme antérieure, et le processus tend vers une rupture inévitable entre les principes, les valeurs et les pratiques qui ont généré cette forme particulière d’organisation sociale » (2004, p 81).

La présence dominante de ces organisations solidaires dans la région de la Pampa témoigne des inégalités territoriales qui sont une caractéristique de l’Argentine rurale, et qui ont pris des formes diverses au cours de l’histoire.

L’examen de l’attitude de l’Etat à l’égard des coopératives a montré que celle-ci s’est ajustée au modèle qui prévalait selon les époques. De fait, tout au long du xxe siècle le mouvement coopératif a été successivement considéré comme un vecteur de colonisation, de modernisation et de développement.

Ce parcours historique permet d’ouvrir des pistes de réflexion sur l’actualité et l’avenir du coopérativisme agricole, ainsi que sur les défis qu’il doit affronter. Dans le contexte de la tension inhérente au modèle rochdalien entre valeurs solidaires et contraintes économiques, l’agrobusiness a généré de nouveaux dangers en opérant une marchandisation des relations. Face à la « radicalisation » du capitalisme, on peut comprendre la flexibilité inévitable des actions de cet acteur social.

A cet égard, un principe élémentaire et néanmoins important, est que les coopératives perdent leur entité lorsqu’elles dissocient leurs intérêts de ceux de leurs sociétaires. Au cours des dernières décennies, une des préoccupations des organisations coopératives argentines a été d’éviter les effets de la perte de sociétariat, à savoir l’hypothèque de leur capital et même, dans de nombreux cas, leur propre disparition. Peut-être le défi reste-t-il, comme pour les Pionniers, de parvenir, tout en gardant les pieds sur terre, à générer des projets sociaux illustrant les capacités alternatives ?