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Depuis plusieurs années, Jacinthe Michaud, professeure à l’École d’Études des femmes au Collège Glendon de l’Université York, s’intéresse au discours des femmes et des groupes de femmes. Dans cette veine, son livre traite, avec beaucoup de justesse, du discours des assistées sociales au sein des organismes féministes et communautaires. Le livre repose sur le postulat que « le workfare [travail obligatoire] affecte les femmes différemment et beaucoup plus durement que les hommes » (p. 6). Plus qu’une analyse sexuée selon le genre, ce livre cherche à montrer comment la politique de travail obligatoire instaure une dynamique particulière entre les assistées et les groupes féministes dont il s’agit de faire l’analyse critique (p. 5). À cette fin, elle a effectué des entrevues auprès d’assistées sociales (19) et d’intervenantes féministes travaillant dans des groupes de femmes ou des groupes communautaires (17).

D’emblée, l’auteure pose les assistées comme des sujets ayant un discours qui s’inscrit dans des rapports sociaux qui sont rarement égalitaires. On les considère trop souvent comme des subordonnées, donc en position d’infériorité. À tort, faut-il le préciser. Car si elles ne se racontaient pas, on ne connaîtrait pas leurs conditions de vie déplorables. On ne pourrait pas parler en leur nom ou défendre leurs droits, comme elles défendent les leurs au sein d’organismes féministes et communautaires.

L’auteure amorce son premier chapitre en retraçant les principaux justificatifs au fondement de la réforme de l’aide sociale et la mise en place du programme de travail obligatoire en Ontario. Elle montre que cette réforme souhaitait restaurer l’éthique du travail et établissait un principe de réciprocité selon lequel l’assistée avait l’obligation de s’insérer le plus rapidement possible dans le marché du travail en échange des prestations. Toutefois, les prestataires d’aide sociale n’ayant accès, la plupart du temps, qu’à des placements de bas niveau, elles ont beaucoup de difficulté à se trouver un emploi qualifié et à sortir du cercle de la précarité et de la pauvreté. Cela dit, l’auteure évoque que la notion de réciprocité avancée par le gouvernement est dénaturée. En effet, pour Michaud, si l’aide sociale doit être revendiquée comme un droit individuel et collectif, alors la réciprocité doit être comprise comme l’obligation sociale et étatique de permettre à toutes d’assurer leur bien-être et celui de leurs enfants et de conserver leur dignité en ayant accès à des moyens pour pouvoir assurer leur retour sur le marché du travail.

Le chapitre deux présente brièvement la loi qui régit Ontario au travail (travail obligatoire ou workfare). L’auteure montre comment cette loi a été modifiée afin de mettre en place de nouvelles règles sur la cohabitation, la judiciarisation croissante de la vie des prestataires et la place et l’importance des placements communautaires d’Ontario au travail. Ce que nous retenons dans ce mouvement de la droite conservatrice, c’est l’absence de protection des prestataires. Par ailleurs, la présence intrusive des agents d’Ontario au travail ne semble pas avoir de fin. Les assistées font face à des agents dont les approches sont moralisatrices, coercitives, punitives et axées sur la performance et le redressement individuel. Ainsi, l’auteure montre que le régime d’aide sociale combiné au travail obligatoire, tel qu’on le connaît actuellement, fait porter le poids de la pauvreté sur les individus, en plus de les rendre victimes d’oppression et de racisme.

Le chapitre trois présente les voix des assistées sociales dans leurs rapports aux institutions, plus particulièrement, Ontario au travail. Dans un premier temps, l’auteure indique que, peu importe le milieu qu’elles côtoient, les femmes feront tout en leur pouvoir pour cacher leur condition d’assistées sociales et la misère dans laquelle elles vivent. Ce qu’elles espèrent, c’est de voir la fin des humiliations qu’elles et leurs enfants subissent. Dans un second temps, elle montre que les assistées sont toujours victimes de préjugés, d’ostracisme et d’hostilité de la part de la population. De plus, le fait d’appartenir à une minorité linguistique ou culturelle est un obstacle supplémentaire dans leur tentative de quitter le système d’aide sociale. Quant aux femmes fuyant un conjoint violent, Michaud indique que recevoir de l’aide sociale afin de s’en sortir tient lieu de l’exploit. En effet, le soutien est peu fréquent et les exigences nombreuses, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de recouvrer la prestation des pensions alimentaires. Les expériences vécues par les femmes sont profondément négatives. Si les femmes assistées font tout ce qu’elles peuvent pour survivre avec leurs enfants malgré un maigre revenu, un manque de nourriture, de logement abordable ou de vêtements, leur espoir de formation et d’emploi à travers leur participation au programme de travail obligatoire est presque toujours peine perdue, les ramenant inlassablement à la case départ. Comme l’indique l’auteure en parlant des assistées :

Elles se considèrent malgré tout intrépides, déterminées à prouver qu’elles peuvent s’en sortir, même si elles savent que maintenant elles doivent coûte que coûte garder ce qui reste de prestations.

p.113

Aucune des femmes rencontrées ne nous a paru se complaire dans la passivité et être satisfaite de sa condition [d’assistée]. Toutes veulent se libérer de l’aide sociale et ont exprimé les difficultés et les obstacles qu’elles ont à surmonter pour y parvenir. […] Elles savent ce qu’elles veulent, décrivent les moyens qu’elles utilisent, mais le mieux qu’elles puissent faire, pour le moment du moins, c’est de continuer à lutter et à espérer.

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Le chapitre quatre est consacré au discours sur la responsabilité et l’action collective du point de vue des assistées. Il décrit les formes de résistance des femmes dans leur lutte pour leur survie et celle de leurs enfants. Plusieurs des femmes interrogées sont engagées et font du travail volontaire dans les groupes de base et les groupes communautaires. Leurs actions ont une double visée : améliorer le sort individuel et collectif des femmes, malgré leur vulnérabilité. Toutefois, lorsqu’elles font un placement de travail obligatoire dans les organismes, leur statut devient ambigu. Ni bénévoles, ni travailleuses, mais stagiaires, elles sont reléguées à une position plus inférieure encore. En fait, la position de la stagiaire sera « plus inférieure que dans le passé, d’autant que le groupe de base devra accomplir son travail de surveillance pour le bénéfice de l’aide sociale » (p. 134). Face au programme, certaines assistées ont à prendre position. Ni totalement contre, ni entièrement pour, elles sont en quelque sorte prises au piège. Compte tenu des conditions des placements en milieu de travail et du contrôle social qui s’y exerce, le programme nourrit l’espoir et pourrait ultimement leur apporter des avantages.

Le chapitre cinq porte sur les entrevues effectuées dans les groupes de femmes. Selon l’auteure, ceux-ci sont coincés entre les exigences du programme Ontario au travail qui reposent en grande partie sur les groupes communautaires afin de favoriser l’intégration des prestataires et la nécessité de survie des femmes assistées. De plus, l’auteure met en relief la part de travail bénévole de ces groupes et surtout, le rôle des assistées dans l’orientation de l’action collective de ces mêmes groupes. Cela dit, la situation des assistées n’est guère reluisante. Selon l’auteure, la « situation ira en se dégradant avant de s’améliorer. Il y aura encore plus de compressions, plus de criminalisation, plus de stigmatisation » (p. 167). Ainsi, l’image que donnent les groupes des femmes assistées est davantage, celle d’un groupe dans le besoin et exigeant le soutien de la collectivité que d’un groupe agissant, défendant ses opinions et revendiquant ses droits.

Dans le chapitre six, l’auteure analyse les relations entre le programme de travail obligatoire et les politiques d’embauche dans le secteur de l’économie sociale, particulièrement dans celui des services à domicile. En effet, pour un grand nombre d’assistées, l’économie sociale est un lieu de prédilection propre à favoriser leur employabilité. Toutefois, Michaud montre que les assistées obtenant un emploi dans les services à domicile – au bas de l’échelle et dont les critères d’embauche sont discriminatoires – ont peu de chance d’obtenir un meilleur emploi dans d’autres secteurs pour lesquels elles ont pourtant des compétences. Finalement, l’auteure remet en question le sens de l’économie sociale : alternative ou bouée de sauvetage du couple marché et État.

Le livre de Jacinthe Michaud permet d’illustrer avec force les effets dévastateurs de la pauvreté vécue par les femmes assistées sociales qui, par tous les moyens à leur disposition, tentent de s’en sortir. Depuis la mise en place du programme de travail obligatoire Ontario au travail, son livre s’ajoute aux nombreux rapports d’organismes critiquant vertement les politiques en matière d’aide sociale du gouvernement ontarien. Généralement, on s’entend pour dénoncer celles-ci et demander une réorganisation radicale du système de soutien au revenu de l’Ontario. L’objectif est de donner aux personnes pauvres, plus de possibilités de combiner un revenu suffisant avec des programmes de formation et d’éducation facilitant ainsi leur autonomie. On s’entend aussi pour revendiquer un revenu garanti et suffisant, une augmentation du salaire minimum et le rehaussement des prestations d’aide sociale afin qu’elles correspondent aux coûts réels de la vie des assistées et de leur famille. Finalement, on souhaite ardemment l’accroissement des possibilités de formation et de perfectionnement des compétences et une modification de la façon dont le programme Ontario au travail répond aux besoins des femmes dans toute leur diversité.

Selon Mme Deb Matthews, auteure du rapport Examen des programmes d’aide à l’emploi et du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées et adjointe parlementaire de Mme Sandra Pupatello, ministre des Services sociaux et communautaires, le programme de travail obligatoire doit être remis en question en décembre 2004. En effet, Mme Matthews propose certains correctifs susceptibles d’inciter à l’emploi, tels un éventail plus vaste de soutien individuel pendant la transition entre l’aide sociale et l’emploi, une simplification des règles des programmes et l’élimination des politiques répressives. Selon elle, « le temps est venu de reconnaître qu’il faut transformer le système et trouver des façons nouvelles et novatrices d’aider les bénéficiaires de l’aide sociale à réaliser leur plein potentiel »[1]. Si on peut saluer l’abandon du caractère répressif de la politique de travail obligatoire et des mesures plus adaptées au profil individuel de chaque prestataire d’aide social, on n’y affirme pas pour autant une responsabilité collective et étatique visant à assurer le bien-être de tous et de toutes. Il y a encore loin de la coupe aux lèvres.

Dans son livre, Jacinthe Michaud présente la voix des assistées sociales et des groupes féministes et communautaires qui les défendent et revendiquent de meilleures conditions de vie pour cette population. Quand donc l’État ontarien les entendra-t-il? Quand prendra-t-il la décision de soulager leur misère?