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L’intervention communautaire est une composante fondamentale du service social. Pourtant, très peu d’écrits ont été publiés sur cette approche et sur la façon dont elle est pratiquée dans les communautés francophones en milieu minoritaire. L’un des principes particuliers au service social est celui selon lequel la solution aux difficultés vécues par les individus, spécialement ceux qui vivent dans des communautés défavorisées, passe par des actions collectives orientées vers l’amélioration des conditions de vie et de l’environnement. En plus de s’attarder sur le potentiel individuel et sur les dimensions politiques et économiques des rapports sociaux, il est possible d’envisager que grâce à la mobilisation, à la participation et au pouvoir des individus rassemblés, on puisse agir sur les réalités qui génèrent des problèmes sociaux, entre autres, la pauvreté, la discrimination, l’oppression et la précarisation.

Par cette possibilité d’agir sur les réalités génératrices de problèmes sociaux, l’intervention communautaire vise donc à favoriser l’action, le développement et le changement social et institutionnel, voire, à faire émerger : 1. les forces et les capacités des individus, des groupes et des collectivités en vue d’atteindre un mieux-être individuel et collectif; 2. un projet de société. On comprend alors mieux pourquoi chez les intervenants communautaires il est difficile de dissocier la praxis de cette volonté de promouvoir la justice sociale, de défendre les droits économiques, sociaux, culturels, bref, de l’objectif de transformation sociale. Nous pouvons observer ce phénomène chez les collaboratrices et collaborateurs du présent numéro de Reflets. Leurs efforts visant à permettre aux communautés francophones d’atteindre un mieux-être passent par cette sollicitation de leurs capacités, de leurs ressources et de leurs forces communes en vue de changer les institutions et toutes conditions d’existence jugées discriminatoires sur les plans psychosocial, socio-économique, politique et juridique.

Au cours des deux dernières décennies, la littérature québécoise portant sur l’organisation communautaire a été très prolifique (Doucet, et Favreau, 1994; Lamoureux, et collab., 2003; Shragge, 2006; Bourque, et collab., 2007; Comeau, Turcotte et Duperré, 2009, Lavoie, et Panet-Raymond, 2011). Au Canada anglais, les écrits ont été moins nombreux, malgré la parution récente de trois monographies sur cette thématique : (Parada, et collab., 2011), (Brown, et Hannis, 2011) et (Lee, 2011). Mais aucun de ces ouvrages, en français ou en anglais, n’a abordé de front la question de l’intervention communautaire dans les communautés francophones en contexte minoritaire, et ce, même si ces publications ont influencé ses pratiques.

Ce numéro de Reflets veut pallier cette lacune en réunissant des textes qui participent à la réflexion sur l’agir collectif visant le changement social, principalement dans le contexte des communautés francophones minoritaires. Il propose de comprendre le phénomène de l’intervention communautaire auprès de ces dernières, et ce, sur la base des populations qui y vivent et des acteurs du domaine qui y oeuvrent.

Le numéro s’ouvre sur la saisissante entrevue que Ghislaine Sirois, une militante de longue date dans la défense des droits des femmes et de la lutte contre toutes les formes de violence envers les femmes, a accordée à notre collègue Marie-Luce Garceau. Le portrait de l’intervention communautaire, de son évolution et de ses défis actuels est d’une grande richesse. Le mouvement communautaire franco-ontarien doit sa survie et son épanouissement à des femmes qui à l’instar de Ghislaine Sirois se sont battues sur tous les fronts pour défendre les droits de leurs semblables à la sécurité, à l’équité et à des services adaptés à leurs besoins.

Les deux premiers textes du Dossier, ceux de Denis Bourque et d’Yvan Comeau, ne portent pas précisément sur la situation des communautés francophones en contexte minoritaire. Cependant, les auteurs nous proposent des analyses qui ne peuvent qu’inspirer les acteurs et les penseurs de l’intervention en milieu minoritaire francophone. Par exemple, après avoir présenté une courte synthèse de l’histoire de l’organisation communautaire au Québec comme pratique professionnelle et avoir décrit les grandes stratégies d’intervention, Bourque s’intéresse à un modèle d’intervention qu’il situe entre l’approche du développement local et l’approche socio-institutionnelle participative, qu’il nomme développement intégré des communautés. Cette approche mise sur la mobilisation des acteurs locaux en vue de favoriser le développement social, économique et environnemental. Elle présente toutefois ses propres défis et ne prétend pas répondre à tous les enjeux de développement. Par contre, elle peut certainement inspirer des initiatives dans les communautés francophones minoritaires.

Pour sa part, Yvan Comeau propose une réflexion très intéressante sur le concept de stratégie dans les actions collectives de type sociopolitique. Cette approche, moins évidente dans la pratique professionnelle depuis que les gouvernements fédéral et provinciaux imposent de nombreuses contraintes aux organisations ayant la défense des droits comme partie de leur mandat, demeure tout de même très pertinente et demande même à être revisitée. Comme le mentionne Comeau dans son article, « les luttes sociales constituent un apport indispensable au développement social et personnel, et représentent une des formes d’expression de la société civile ». Il importe cependant de comprendre les différentes contingences qui vont influer sur le choix des stratégies à être privilégiées par le groupe. À l’aide de la théorie de la structuration de Giddens, Comeau se livre à une analyse de la littérature et d’études de cas issues de diverses luttes sociales. De plus, il identifie différents facteurs qui influencent les directions à donner à l’articulation des moyens envisagés pour atteindre des objectifs.

Carol Kauppi, Henri Pallard, Thomas Matukala Nkosi et Suzanne Lemieux traitent d’un sujet au coeur de toute réflexion portant sur le développement des communautés francophones minoritaires, soit la lutte à la pauvreté et à l’itinérance. Selon leur article, la problématique de l’itinérance et de l’extrême pauvreté se vit de façon différente dans les communautés francophones. Nous apprenons par exemple que les sans-abri francophones sont moins susceptibles que leurs pendants anglophones ou autochtones de compter parmi les sans-abri absolus, qu’ils ne se reconnaissent pas les mêmes facteurs à l’origine de leur itinérance et qu’en plus grande proportion, ils ont déjà vécu en couple ou été mariés.

La rubrique Despratiques à notre image fait écho de plusieurs expériences d’intervention communautaire s’étant pour la plupart déroulées dans différentes communautés francophones minoritaires. Se référant à ses vingt ans d’expérience dans le mouvement communautaire, Joscelyne Lévesque présente une grille d’analyse et de diagnostic organisationnel serait fort pertinente pour des organismes oeuvrant auprès de populations francophones en contexte minoritaire. Cet outil permet en effet à des gestionnaires, à des administrateurs et à des militants d’organismes communautaires de réfléchir et de se positionner sur les choix organisationnels qu’ils prennent ou qu’ils s’apprêtent à prendre dans l’élaboration de leurs règles de fonctionnement et de leurs orientations stratégiques. Sont-ils des acteurs de changements sociaux et des promoteurs de justice et de citoyenneté active? Continueront-ils de l’être? Cette grille devrait les aider à répondre à ces questions.

La communauté franco-manitobaine s’invite dans les pages de Reflets, d’abord sous la plume d’Halimatou Bâ. Par l’arrivée de nouveaux arrivants provenant surtout d’Afrique francophone et d’Haïti, cette communauté vit actuellement une période de transition qui lui apporte un nouveau dynamisme, mais qui en même temps la confronte à de nouveaux défis.

Toujours dans la rubrique Des pratiques à notre image, un deuxième article nous amène à connaître davantage cette communauté franco-manitobaine. Cette fois, Danielle de Moissac et ses collaborateurs nous informent d’un projet fort intéressant qui cherche à réduire le nombre et l’intensité des épisodes de dépression en combinant une intervention traditionnelle (antidépresseurs et thérapie) avec des approches alternatives telles l’activité physique, la consultation nutritionnelle ou la bibliothérapie. Les résultats obtenus sont très encourageants et ce projet mérite d’être mieux connu.

En intervention communautaire, la clé du succès d’un projet passe souvent par le jeu des alliances, la capacité à mobiliser un ensemble d’actrices et d’acteurs sensibles à la cause et désireux de contribuer à la réalisation du changement souhaité et de mettre fin à la situation d’oppression que vivent des groupes sociaux. Kathryn Penwill rappelle ce principe de base en relatant l’expérience du projet Ça commence avec toi, qui vise à rallier les hommes et les jeunes garçons à la lutte contre la violence faite aux femmes. Ne plus considérer les hommes et les garçons comme des agresseurs potentiels, mais comme des partenaires, est une initiative des plus motivante qui mérite d’être partagée.

Actuellement, la pauvreté et l’insécurité alimentaire sont deux problématiques au centre de beaucoup d’initiatives communautaires, autant dans les communautés francophones minoritaires que dans d’autres milieux frappés de plein fouet par les bouleversements économiques récents que sont la mondialisation, la crise dans l’industrie de la forêt, la délocalisation ou la tertiarisation de l’économie. La pauvreté frappe des populations plus ou moins épargnées jusqu’à ce jour et écrase encore davantage les groupes traditionnellement éprouvés, entre autres, les familles monoparentales et les autochtones. En plus de faire face à des enjeux de survie, les personnes démunies doivent également lutter contre les préjugés qui les ciblent sans ménagement. C’est pourquoi l’article Retour sur un projet d’organisation communautaire axé sur la lutte à la pauvreté à Sudbury de Stéphanie Chevrette est important. En effet, il montre que des projets comme le Défi faites le calcul permettent de sensibiliser les citoyens aux difficultés vécues par les plus démunis pour se nourrir convenablement en les mettant au défi de se nourrir eux-mêmes pendant une semaine uniquement à partir de paniers d’épicerie fournis par les banques alimentaires. Les personnes qui ont relevé le défi en sont sorties bouleversées, un peu à la façon de ce ministre anglais qui n’a pas réussi à subsister avec le chèque d’assistance sociale.

En intervention communautaire, l’objectif central qui transcende tous les autres est certainement celui de mobiliser et d’impliquer les citoyens dans le développement de leur communauté et dans l’amélioration de leur condition de vie. Cet objectif est cependant au moins aussi difficile à relever qu’il est important. À partir d’une expérience qu’il a vécue dans le secteur de la Basse-Ville d’Ottawa, Xavier Pierre propose un ensemble de principes et de conditions qui favorisent l’implication citoyenne dans des comités de citoyens mis sur pied par un centre de ressource communautaire. Ce pas tout de regrouper des citoyens autour d’une structure formelle, encore faut-il mettre en place des règles et des principes de fonctionnement qui leur permettent de contribuer efficacement au développement de leur milieu et de maintenir leur engagement. Ceux et celles qui ont eu à relever ce magistral défi trouveront certainement dans cet article des réponses à certaines de leurs questions.

Nous croyons que ce numéro de Reflets offre un portrait riche et nuancé de pratiques de développement communautaire mises en oeuvre dans divers milieux francophones du pays.