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Introduction

Ces dernières décennies, de nombreuses publications se sont intéressées aux difficultés importantes qui accompagnent l’insertion professionnelle des jeunes. On y traite essentielle- ment de jeunes sortis précocement du système scolaire et qui arrivent sur le marché de l’emploi avec peu de formation et de qualifications. Dans un marché du travail concurrentiel où le secteur tertiaire et l’économie du savoir sont en croissance, la formation et les qualifications sont bien souvent considérées comme un critère d’embauche incontournable, voire le seuil minimal que doit offrir l’individu à l’employeur visé. Mais nombre d’auteurs affirment que la formation ne suffit plus et qu’elle doit être bonifiée par l’expérience. Ces exigences compliquent l’accès à l’emploi pour certains jeunes. L’ampleur de cette problématique a d’ailleurs conduit au développement de programmes étatiques d’aide pour les jeunes en difficulté, des programmes qui visent à éviter leur enlisement dans des parcours professionnels précaires et à contrer leur dépendance vis-à-vis de l’assistance publique.

Plusieurs chercheurs se sont penchés sur les difficultés rencontrées par les jeunes, et ce, en adoptant des perspectives variées. Certains ont pris pour objet les politiques publiques, analysant le processus même de soutien à l’insertion des jeunes ainsi que les orientations qui le sous-tendent (Vultur, 2005; 2008; Trottier, 2000; De Gaulejac et Taboada Leonetti, 1994), alors que d’autres ont centré leurs analyses sur les changements sociaux qui accentuent la responsabilisation de l’individu face à la construction de sa trajectoire (Mercure, 2011; Dubet et Martuccelli, 1998) ou encore sur les stratégies que déploient les jeunes pour faire face aux aléas du marché du travail (Molgat, 2000; Malan, 1994). Enfin, tout un corpus de recherches sur la jeunesse accorde une attention particulière à l’évolution du rapport au travail (Grell, 2005; Cousin, 2002; Robert et Pelland, 2007; Hinault, 2000) et aux rapports intergénérationnels en entreprise (Delay, 2008; Flamant, 2005).

On note cependant que peu de recherches se sont intéressées spécifiquement au processus d’intégration organisationnelle à travers la réalité vécue des « embaucheurs » et des « embauchés ». C’est ce qui nous a conduits dans un premier temps à réaliser une recherche dans des secteurs où une pénurie de main-d’oeuvre apte à postuler à des emplois peu qualifiés offrait aux jeunes chômeurs ou assistés sociaux des possibilités d’accéder de façon durable au marché du travail. L’objectif général était de comprendre le processus de création et de consolidation du lien d’emploi chez des jeunes de moins de 25 ans dans des entreprises manufacturières de deux grandes régions du Québec[1].

Nos résultats ont montré que parmi les facteurs qui fragilisent l’insertion professionnelle des jeunes la pression engendrée par les modes dominants d’organisation du travail axés sur la performance immédiate et l’adhésion aux valeurs de l’entreprise exercent une influence déterminante (Malenfant et Bellemare, 2010). À la suite de ces conclusions, une nouvelle interrogation a vu le jour : comment se déroule l’insertion professionnelle des jeunes non qualifiés dans un milieu de travail où la logique de productivité qui caractérise l’économie capitaliste ne prédomine pas? Il nous est alors apparu fort pertinent, tant au point de vue social que scientifique, de poser le regard sur le processus d’intégration organisationnelle d’entreprises d’économie sociale qui s’appuient en principe sur des valeurs et des objectifs de développement différents.

La recherche étant exploratoire, nous n’avions aucunement envisagé au départ d'utiliser comme cadre d’analyse les théories du don. La seule perspective retenue était d’aborder l’insertion professionnelle comme un processus qui ne peut être réduit à une mécanique de recherche d’emploi ou de sélection de candidats ou à un simple jumelage employeur/aspirant à l’emploi. Nous nous sommes à cet effet inspirés des travaux de Paillé sur l’intégration organisationnelle (Paillé, 1994). C’est en analysant les données recueillies dans des entreprises d’économie sociale que nous est apparue la pertinence d’établir des liens avec les théories du don. Le contraste sur le plan de l’accueil des jeunes et le soutien qui leur est accordé à l’intérieur de ces entreprises, comparativement à ce que nous avions observé dans les entreprises privées étudiées, nous a menés à effectuer dans l’analyse des rapprochements avec les théories du don.

Nous présentons dans la première partie de cet article la perspective théorique initiale. En deuxième partie, nous faisons état des principaux résultats de la recherche réalisée auprès de jeunes embauchés dans des entreprises du secteur privé. Ce sont ces résultats qui nous ont amenés à ouvrir une nouvelle avenue de recherche exploratoire dans deux entreprises du secteur de l’économie sociale. Les parties subséquentes traitent de cette recherche et font une comparaison avec les résultats de la première pour ouvrir sur une analyse qui fait appel à certaines dimensions des théories du don.

Perspective théorique initiale et problématique

La société postmoderne est souvent associée à des formes ténues d’intégration sociale de même qu’à la perte des repères et des formes de soutien qui laissent les individus devant « un éventail de choix plus large pour mener à bien leur existence » (Molgat, 2000, p. 81). Si cette ouverture des possibles semble offrir à l’individu un espace de liberté appréciable, cette liberté peut être à la fois vertigineuse, plaçant celui-ci dans une situation d’incertitude plus grande (Threadgold et Nilan, 2009; Beck, 1992). Ajoutons à cela que la construction de la trajectoire de vie devient encore plus incertaine lorsque les ressources que possède l’individu sur le plan familial, scolaire et professionnel cantonnent l’exercice des choix à l’intérieur de parcours de précarité (Martuccelli, 2004).

Posséder un diplôme fait partie des conditions qui facilitent en principe l’entrée sur le marché du travail. Selon la théorie du signal, le diplôme est vu comme un indicateur des capacités générales de l’aspirant travailleur (Spence, 1974). Mais comme l’avance Vultur (2006), il est dans les faits de plus en plus dévalué au profit de l’expérience et du savoir-être en contexte de travail. Les changements rapides du contenu du travail, l’arrivée des technologies, l’accélération des délais de production et les réseaux internationaux d’entreprises haussent les exigences d’embauche même pour des emplois dits « non qualifiés », lesquels maintiennent par ailleurs un niveau de croissance assez élevé. Sans diplôme et sans expérience, l’insertion professionnelle semble un défi insurmontable pour les jeunes; mais la difficulté ne réside pas tant dans la création d’un lien d’emploi, c’est-à-dire la capacité de décrocher un emploi, que dans sa consolidation, c’est-à-dire la capacité de le garder à moyen ou à long terme. Il ne semble pas que les programmes d’aide ou les stages de formation en entreprise aient à cet égard l’effet escompté (Divay et Perez, 2010; Papinot, 2009; Vultur, 2005).

Ces constats sont renforcés par les conclusions de notre propre recherche menée dans le secteur manufacturier privé (Malenfant, Parenteau et Dussault, 2006)[2]. La recherche s’est concentrée sur la période souvent brève comprise entre l’embauche et un temps de probation plus ou moins formalisé puisque c’est au sein de cet intervalle que se mettent en place les bases qui vont mener ou non vers la consolidation du lien d’emploi. En effet, c’est durant cette période que s’ajustent les attentes de l’organisation et des apprentis travailleurs et que se construit une intégration réussie, à savoir l’intégration par l’entreprise et l’intégration à l’entreprise. Dans cette perspective, nous avons adopté le cadre conceptuel utilisé par Paillé (1994) pour une recherche menée également dans le secteur manufacturier, une dizaine d’années plus tôt. Paillé (1994, p. 221) définit l’intégration à l’entreprise par deux concepts : l’intégration organisationnelle qui réfère aux « aspects qui interpellent et concernent l’individu dans sa vie personnelle et organisationnelle » et la socialisation organisationnelle qui réfère à « l’ensemble des stratégies mises en branle par l’organisation dans un effort d’accueil et de socialisation de la nouvelle recrue ». Plus spécifiquement, on conçoit que l’accueil à l’arrivée dans l’entreprise et au sein de l’équipe de travail, l’apprentissage à la tâche et les modalités d’évaluation des capacités du jeune sont les principales dimensions de l’intégration auxquelles s’ajoutent ensuite les savoirs-être, les rapports de travail et l’adhésion aux us et coutumes du milieu.

Une première recherche : le dur apprentissage du travail en usine

Les jeunes embauchés dans le secteur manufacturier privé que nous avons rencontrés avaient une connaissance limitée du marché du travail en général et du travail en usine en particulier. Les exigences physiques y étaient élevées et les communications entre les niveaux hiérarchiques très dures. Les jeunes écopaient des horaires les plus difficiles, des tâches monotones et dans la plupart des cas, ils ne recevaient aucune formation en santé et sécurité au travail. De plus, les conclusions de notre recherche ont révélé des lacunes importantes dans le processus d’intégration : un apprentissage à la tâche basé sur des critères d’efficacité immédiate, une philosophie d’embauche privilégiant la mise à l’essai sélective et une dynamique de rapports sociaux excluante pour les travailleurs inexpérimentés, s’appuyant sur des rapports de domination (Malenfant et Bellemare, 2010; Malenfant, 2008). Les entreprises qui ont participé à cette recherche géraient la main-d’oeuvre « jeune » selon une « logique de coûts » et une « logique de réserve » (Franck, Barré et Leloup, 2000), c’est-à-dire comme une main-d’oeuvre disponible, faiblement rémunérée à laquelle on aime avoir recours lors de pics de production, mais vis-à-vis de laquelle on ne souhaite pas s’engager. Peu d’efforts étaient donc consentis à la formation, à l’embauche ou en cours d’emploi, parce que selon les employeurs qui ont participé à la recherche, un « jeune » peut décider à tout moment « d’aller voir ailleurs ». C’est donc à des travailleurs expérimentés qu’il incombait de former et de « surveiller » ces jeunes, durant une brève période variant de quelques heures à quelques jours et cela, sans être dégagés de leurs tâches régulières. Perçue par les travailleurs comme une surcharge de travail, cette tâche les motivait peu à s’impliquer auprès de jeunes qui pouvaient leur faire perdre temps et argent.

La représentation négative des jeunes que laissaient transparaître les employeurs rencontrés était partagée par les collègues de travail plus âgés. Les attentes de l’employeur envers l’implication du jeune, soit sa loyauté, son esprit d’initiative, sa ponctualité ou encore sa rapidité d’exécution, détonnaient avec le peu de considération avec laquelle ces jeunes se disaient traités. De plus, les critères d’évaluation de la performance n’étaient pas clairement expliqués. L’intégration au collectif de travail s’en trouvait d’autant plus ardue que les collègues de la chaîne de montage étaient utilisés par le superviseur de premier niveau comme relais pour l’évaluation des capacités du jeune.

Comme l’affirme Papinot (2009, p. 521), pour le jeune qui en est à sa première expérience sur le marché du travail dans un emploi « investi comme “boulot de jeune”, le souci d’en sortir prime sur celui d’en améliorer les conditions ». En effet, peu de liens de solidarité dans l’entreprise sont développés par les jeunes. Le fait qu’ils « bougent » beaucoup, parce qu’ils sont affectés à différents postes de la chaîne de montage, là où le besoin est le plus pressant, n’est pas sans entraver l’émergence de ces liens. Cette polyvalence dont ils doivent faire preuve, non reconnue officiellement comme une habileté, devient un « passage obligé d’évolution vers d’autres statuts […]. Ce sont alors les critères personnels de jugement de la hiérarchie qui prévalent dans la sélection, la formation et l’évaluation des polyvalents » (Hinault, 2000, p. 58), encourageant le développement de rapports de méfiance de part et d’autre. Les jeunes dénonçaient d’ailleurs ce manque de reconnaissance personnelle et sociale qui mine leur confiance en situation d’apprentissage dans un monde où ils connaissent mal les règles formelles et informelles et où ils maîtrisent peu les outils et les procédés de travail (Malenfant et Bellemare, 2010; Malenfant, 2008; Vanden Driessche, 1997).

Difficile, dans un tel contexte, de ne pas s’imprégner d’une image négative et ardue de l’insertion professionnelle, voire du marché du travail en général. Cette expérience laisse chez la plupart des jeunes une amertume durable qui va même jusqu’à entacher la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes.

Une nouvelle question de recherche

Il apparaît que les défaillances sur le plan du processus d’intégration organisationnelle provoquent des comportements de retrait ou de rejet qui renvoient les jeunes peu qualifiés dans le cercle vicieux de la précarité sociale. Le problème qui se pose alors est de réussir à motiver ces jeunes à poursuivre leur formation professionnelle et de leur faire acquérir des qualifications. La littérature offre à ce sujet différentes orientations qui vont vers la prise en compte, dans les modalités d’apprentissage et de formation des jeunes, des valeurs de ces derniers, de leur rapport au travail et à l’autorité, de leur besoin de reconnaissance (Hinault, 2000) jusqu’à une révision en profondeur des politiques qui guident l’aide à l’insertion professionnelle (Divay et Perez, 2010). Dans le même sens, en parlant des jeunes en situation d’échec scolaire et ayant peu d’expérience professionnelle, Vanden Driessche (1997, p. 77) avance qu’« il est plus facile de légitimer l’étiquetage social d’incapacité que de chercher à comprendre leur mode d’apprentissage, leur logique de fonctionnement, leurs potentialités malgré leur inadaptation au traditionnel mode d’apprentissage qu’est l’école, ou de chercher à comprendre comment éviter la rupture entre existence et savoir ». Selon ces chercheurs, c’est pourtant ce qu’il faudra être en mesure d’accomplir pour viser un processus d’insertion efficace.

Pour ajouter à cette nécessité, mentionnons à la suite de Divay et Perez (2010) que la plupart des politiques visent à rendre l’acteur responsable de son parcours professionnel et capable de se projeter dans l’avenir. Cette logique est congruente avec les résultats de recherche avançant qu’une « insertion mal vécue provoque une représentation négative de l’avenir; mais une représentation négative de l’avenir finit par retentir sur la manière dont on vit son insertion dans la société » (Malan, 1994, p. 364). Si la plupart des experts voient à travers la responsabilisation et le dynamisme dans la construction d’un projet professionnel la clé du succès des politiques d’insertion professionnelle, certains auteurs et intervenants auprès des jeunes soulignent toutefois les effets pervers que peut comporter une telle orientation lorsqu’elle n’est pas accompagnée du soutien et de la compréhension dont ces derniers ont besoin. C’est dans cette logique que s’inscrivent les trois principes priorisés par Pascual (2007) en ce qui concerne l’insertion professionnelle : une approche individualisée, une autonomisation des individus et la contractualisation, c’est-à-dire des engagements formels pris de part et d’autre. Ces principes nous semblent compatibles avec ceux qui guident le développement de l’économie sociale dont « le sens premier et fondamental est de s’associer pour entreprendre autrement » (Favreau, 2005, p. 10). Selon Favreau, la définition de base de l’économie sociale repose, entre autres, sur les postulats suivants :

  • Des entreprises dont les finalités ne sont pas de servir les intérêts de détenteurs de capitaux, mais de remplir des fonctions sociales, au sens où l’activité vise à assurer conjointement et explicitement viabilité économique et utilité sociale;

  • Des acteurs qui s’associent pour créer des entreprises qui répondent aux besoins de base d’un groupe ou d’une collectivité locale;

  • Des structures et des règles orientées vers la participation démocratique et qui ne répartissent pas le pouvoir en fonction du capital détenu.

Ainsi, l’intégration au travail des jeunes non qualifiés trouve-t-elle une alternative positive du côté de l’économie sociale? Les valeurs et les objectifs de développement des entreprises de l’économie sociale favorisent-ils une meilleure intégration des jeunes, permettant de répondre adéquatement aux besoins d’écoute, de soutien et de compréhension? De telles questions se posent.

Une seconde recherche : s’insérer autrement par le biais de l’économie sociale

Une recherche exploratoire a donc été menée en 2008 dans deux entreprises d’économie sociale de la région de l’Outaouais au Québec. Comme dans la recherche précédente, les organisations visées devaient embaucher des jeunes de moins de 25 ans, peu scolarisés et ayant peu d’expérience sur le marché du travail. À l’origine du projet, ces entreprises devaient également oeuvrer dans le secteur manufacturier et affecter des jeunes à des postes exigeant peu de qualifications formelles afin de permettre la comparaison des processus d’intégration avec la recherche effectuée dans le secteur privé.

Il nous a toutefois été impossible de recruter des entreprises de type manufacturier oeuvrant dans le secteur de l’économie sociale et embauchant une main-d’oeuvre répondant à nos objectifs de recherche. De multiples tentatives effectuées auprès d’un grand nombre d’entreprises (24), avec l’aide de personnes-ressources oeuvrant dans ce secteur et d’un portrait régional de l’économie sociale réalisé en 2007 (MEC Conseils), nous ont révélé que peu de jeunes correspondant à nos critères de recherche travaillaient dans des entreprises d’économie sociale. Les entreprises de services et les organismes offrant des soins aux personnes préfèrent recruter du personnel plus âgé tandis que les quelques industries manufacturières à vocation sociale de la région n’embauchent des jeunes qu’exceptionnellement, surtout des étudiants durant la saison estivale. Finalement, une main-d’oeuvre relativement jeune est présente au sein d’entreprises de commerce équitable, mais ce sont surtout des étudiants ayant une scolarité postsecondaire.

Compte tenu des objectifs de la recherche, nous avions au départ écarté les entreprises qui avaient déjà pour mission l’insertion professionnelle des jeunes. Il nous semblait que l’inclusion à notre recherche d’entreprises ouvertes à accueillir des jeunes dans le cadre de programmes d’emploi subventionnés dans le but de faciliter leur intégration au marché du travail risquait de « biaiser » dès le départ les résultats en faveur de l’économie sociale. Nous avons toutefois dû réviser nos critères, sans quoi la recherche n’aurait pu être réalisée. L’expérience du terrain nous a aussi rassurés sur nos craintes. En effet, nous avons pu constater que ce n’était pas parce qu’une entreprise bénéficiait de subventions pour l’aide à l’emploi qu’elle s’attribuait une mission d’intégration professionnelle ou qu’elle se percevait comme une entreprise d’économie sociale. Deux entreprises ont donc été sélectionnées. L’entreprise A est clairement associée à un organisme régional ayant pour mission l’insertion professionnelle. Oeuvrant dans le domaine du recyclage de matériel informatique, cette entreprise possède une structure de fonctionnement et un environnement physique de travail comparables aux entreprises manufacturières du secteur privé. L’entreprise B, quant à elle, n’a pas l’insertion professionnelle pour mission et n’est pas associée à un organisme ayant une telle mission. Faisant affaire dans le secteur de la protection et du commerce animaliers, elle présente une organisation du travail qui s’apparente à ce qui se retrouve dans des secteurs industriels.

Caractéristiques des entreprises participantes

Les entreprises choisies sont des organisations à but non lucratif s’inscrivant dans un contexte de marché local et national non concurrentiel. Au moment de la recherche, elles étaient implantées dans la région de l’Outaouais depuis plus de 15 ans. Il s’agit de petites entreprises non syndiquées de moins de 50 employés présentant une gestion de type familial, une ligne hiérarchique réduite et des caractéristiques similaires à de petites entreprises du secteur privé. Toutes deux reçoivent des revenus de subventions gouvernementales en plus de ceux générés par la vente de leurs produits.

Pour l’entreprise A, l’approvisionnement de même que l’écoulement de la marchandise sont garantis bien que variables, ce qui peut occasionner des périodes creuses sur le plan de la production. Ses revenus de subventions sont cependant suffisants pour assurer sa survie et le défi réside essentiellement dans la régulation de l’approvisionnement et de la main-d’oeuvre afin d’assurer une production continue. Cette entreprise a comme mission de préparer les jeunes à s’insérer sur le marché du travail et participe à plusieurs programmes d’aide à l’emploi. Les jeunes rencontrés en entrevue étaient des jeunes peu scolarisés et peu expérimentés sur le marché du travail ayant postulé à l’entreprise A afin de bénéficier d’un emploi à durée déterminée leur permettant d’acquérir une expérience de travail.

Pour l’entreprise B, l’approvisionnement seulement est garanti et varie selon les périodes de l’année. Il arrive donc qu’il y ait des surplus de production à gérer. Ses revenus de subventions sont suffisants pour lui assurer une survie modeste, mais insuffisants pour atteindre l’expansion nécessaire permettant d’écouler les surplus. Le défi réside donc dans la vente de produits. L’entreprise B est une entreprise de services où les emplois comportent aussi des tâches s’apparentant à des emplois en entreprise manufacturière. Bien qu’elle n’ait pas pour mission de favoriser l’insertion socioprofessionnelle de jeunes, l’entreprise B en emploie toutefois un grand nombre. En plus de permettre à des étudiants d’y compléter un stage non rémunéré, elle offre à des jeunes des emplois réguliers à temps complet ou à temps partiel. Ce sont ces derniers que nous avons recrutés et rencontrés en entrevue.

Collecte de données

Basée sur une approche qualitative, la méthode de recherche a privilégié le récit d’expérience comme mode de collecte des données. L’entretien narratif, qui laisse place au langage et à son interprétation, nous semblait le plus approprié pour atteindre les objectifs de la recherche (Bertaux et de Singly, 2005). Nous voulions en effet recueillir le point de vue des acteurs en situation, leur perception et leur évaluation des expériences telles qu’ils les ont vécues. Les entrevues semi-dirigées ont été réalisées auprès de jeunes travailleurs (9), des superviseurs-formateurs et des responsables de l’embauche (6) ainsi que des gestionnaires (2) pour un total de 17 entrevues individuelles. Deux guides d’entrevue, un pour les jeunes et un pour les superviseurs-formateurs et les gestionnaires, ont été préparés et ont été adaptés au fil des rencontres selon le principe de la théorisation ancrée (Mucchielli, 2009; Paillé, 1994). Les entrevues, d’une heure en moyenne, ont été effectuées sur les lieux de travail.

Comme pour la recherche menée dans le secteur privé, nous avons reconstitué avec les répondants le processus d’embauche et d’intégration à l’entreprise. L’entrevue s’est principalement attardée aux caractéristiques des jeunes et à l’analyse de l’expérience de travail selon le jeune et selon son milieu d’accueil. La trajectoire de travail des jeunes comme des superviseurs a également été abordée. Pour ces derniers, nous discutions aussi des principes et des valeurs qui sous-tendaient l’embauche et la gestion de jeunes travailleurs peu qualifiés de même que les procédures de mise à pied.

Caractéristiques de la main-d’oeuvre jeune et conditions de travail

Bien que de provenance diversifiée, la main-d’oeuvre retrouvée dans chacune des entreprises présentait un profil homogène. On y retrouve majoritairement des jeunes dont l’âge moyen est de 20 ans et dont la scolarité s’est arrêtée pour la plupart avant la fin du secondaire. Conscients de l’importance de l’obtention du diplôme secondaire dans l’atteinte de leur objectif professionnel, certains poursuivent leurs études à temps partiel parallèlement à leur emploi. Peu qualifiés, ces jeunes ont également peu d’expérience sur le marché du travail, laquelle se résume souvent au cumul de petits boulots précaires demandant peu d’implication. Si nous avons retrouvé une main-d’oeuvre majoritairement masculine dans l’entreprise A, l’entreprise B emploie pour sa part une main-d’oeuvre majoritairement féminine.

Les deux entreprises offrent des conditions salariales plutôt faibles qui s’apparentent à ce que l’on a retrouvé auprès des entreprises étudiées du secteur privé. Le salaire horaire s’y situe entre 10 $ et 12 $. Au sein de l’entreprise A, les contrats de travail sont d’une durée limitée puisqu’ils sont soumis aux règles des subventions gouvernementales. Les jeunes qui y travaillent ne bénéficient d’aucun congé en cas de maladie ni de jours de vacances rémunérés. L’entreprise A offre également des emplois réguliers où le salaire maximal s’apparente à celui des contrats de travail de durée limitée. Il s’y s’ajoute cependant un accès à des assurances collectives, des congés maladie et des vacances annuelles, ces avantages variant selon l’ancienneté. Si cette catégorie d’emploi est théoriquement accessible à des jeunes répondant à nos critères de recherche, aucun n’occupait un tel poste au moment de l’étude. Les perspectives d’emploi pour de tels postes semblent d’ailleurs rares puisque leur nombre est plutôt réduit et que les personnes qui les occupent tiennent à les conserver. La semaine de travail dans l’entreprise A est établie à 35 heures, selon un horaire fixe.

L’entreprise B offre des conditions un peu plus avantageuses, aux dires des gestionnaires, dans le but d’assurer la rétention du personnel. Chaque employé est embauché selon un contrat de travail de durée indéterminée et une augmentation salariale annuelle est prévue jusqu’à ce que le maximum salarial soit atteint. Chaque employé bénéficie de congés maladie, de vacances et d’assurances collectives et la semaine de travail varie en fonction des disponibilités de chacun, le maximum étant fixé à 40 heures. On peut dire de manière générale que les employés bénéficient d’une bonne stabilité d’emploi. Ces emplois sont toutefois précaires puisque la survie de l’entreprise dépend directement de l’attribution d’une subvention gouvernementale annuelle. Peu d’insécurité à cet égard a toutefois été exprimée de la part des employés, ces derniers évoquant le fait que leur organisation est déjà bien établie et reconnue depuis un certain nombre d’années.

Chacune des entreprises affiche un roulement de main-d’oeuvre élevé en ce qui concerne les postes occupés par les jeunes. Pour l’entreprise A, le taux de roulement est directement lié à la durée prédéterminée du contrat (9 mois maximum) puisque le but est seulement de fournir aux jeunes une expérience de travail afin de mieux les outiller et les motiver à se trouver un emploi ou à retourner aux études par la suite. Dans l’entreprise B, il est plutôt question d’un problème de rétention de la main-d’oeuvre (± 2 ans) en raison de la nature particulièrement éprouvante du travail selon ce qu’a affirmé le directeur de l’entreprise. On peut toutefois dire que le scénario se compare dans chacune des entreprises puisqu’en bout de piste, les jeunes finissent par quitter pour occuper un autre emploi ou pour retourner aux études.

Ajoutons que les deux entreprises présentent des possibilités de mobilité interne réduites puisqu’il y a peu de niveaux hiérarchiques, donc peu de postes de supervision et de gestion, et que ceux-ci affichent un taux de roulement quasi nul. Tout poste qui en vient à se libérer est très prisé par les jeunes. C’est d’ailleurs ainsi que la plupart des employés réguliers et formateurs ont été recrutés dans l’entreprise A. Ces employés connaissent donc très bien la trajectoire des jeunes, l’ayant eux-mêmes vécue, et considèrent leur expérience personnelle comme un atout dans leur approche avec ces derniers.

L’intégration organisationnelle dans des entreprises d’économie sociale

On remarque tout d’abord que les superviseurs accordent une grande importance à l’arrivée du nouvel employé au sein de l’organisation. Son accueil est prévu et bien préparé de sorte qu’il n’est jamais laissé à lui-même. Ces propos sont corroborés par les jeunes rencontrés en entrevue. La première journée de travail débute généralement par une visite des lieux, dirigée par le gestionnaire de l’organisation ou par un superviseur. Cette visite est également l’occasion pour le nouvel employé de rencontrer ses futurs collègues de travail. On lui explique ensuite les règles en vigueur et le renseigne au sujet de la santé et de la sécurité au travail.

Puis le superviseur passe à la formation à la tâche. Bien que celle-ci soit plus ou moins structurée, aucune surprise n’attend le nouvel employé : les conditions de travail et les tâches lui ont déjà été expliquées lors de la rencontre en entrevue d’embauche. Cette formation a lieu au poste de travail de l’employé et le superviseur est présent en tout temps afin d’accompagner le jeune dans chacune des tâches. C’est dans une atmosphère rassurante et sans stress que le superviseur explique et démystifie le travail.

On n’est pas sur une chaîne de production et ici les [superviseurs] sont conscients qu’ils sont là pour aider les jeunes. […] Le [superviseur] est là pour répondre à tes questions, tes interrogations. T’encadrer. Le lien est là… comme un peu professeur-élève. C’est pas une compétition.

Marc, superviseur, entrevue n° 3, entreprise A

La première journée j’ai pas… j’ai regardé les autres travailler. Ils montraient quoi faire. Deux jours. Comme ça il faut apprendre… […] Il y a toujours du monde. Je ne suis pas sûr si c’est bon ou pas. Je demandais à la personne, au superviseur c’est-tu bon? c’est pas bon ?

Tony, jeune, entrevue n° 10, entreprise A

Je la [superviseure] suivais beaucoup. […] On la suit et elle nous montre comment. Là, elle nous fait faire un bord et elle fait l’autre. Elle est avec nous autres là vraiment. Elle est là. Il y avait [aussi] tous les autres, tous les autres animaliers. Eux autres aussi ils étaient là pour nous autres. Comme tu peux leur poser des questions et ils sont tous fins.

Mireille, jeune, entrevue n° 16, entreprise B

La formation s’ajuste à la facilité d’apprentissage du jeune et peut s’étaler sur une période variant d’une journée à une semaine. Il arrive que le nouvel employé soit jumelé avec un collègue plus expérimenté qui l’aidera à compléter sa formation par des conseils et des trucs. C’est donc à la suite d’une préparation appropriée que le jeune commence à travailler seul. De plus, bien que pour la plupart le début du travail autonome soit une source de stress, la présence d’un superviseur disponible et à l’écoute réduit beaucoup l’inconfort et l’incertitude.

La première fois que j’ai commencé à travailler toute seule, j’étais un peu stressée par rapport à oublier quelque chose. […] J’allais tout le temps voir ma superviseure : ah! je pense que j’ai oublié ça. Elle venait voir à chaque fois dans ma salle et tout était correct. J’avais tellement peur d’oublier quoi faire… Oui, j’étais vraiment stressée par rapport à ça. Mais ça s’est bien passé. J’ai passé par-dessus ça, là.

Julie, jeune, entrevue n° 14, entreprise B

Ce que nous disent ces jeunes montre que l’employeur est prêt à investir le temps nécessaire et à fournir les ressources adéquates afin de leur apprendre les tâches à accomplir et de leur permettre d’acquérir une bonne vitesse d’exécution, et aussi de se familiariser avec les comportements à adopter au travail. Selon les superviseurs, le jeune n’a pas la pression de devoir réussir à tout prix, dès le premier essai. Plusieurs « chances » lui sont laissées et l’on se permet de lui expliquer la façon de faire sous plusieurs angles.

Quand on s’aperçoit après quelques jours que ça va pas trop, ben là, on le remet avec [un superviseur] pour lui dire : “regarde, là je vais te le montrer comme il faut”.

Claude, gestionnaire, entrevue n° 11, entreprise B

Je pense qu’on leur laisse un petit peu plus de chances, pour justement qu’ils s’intègrent et leur montrer qu’un emploi, c’est un emploi.

Francine, superviseure, entrevue n° 12, entreprise B

L’analyse des entrevues réalisées auprès des jeunes nous révèle que l’attitude du formateur et des collègues de travail, leur patience, leur ouverture, leur disponibilité et leur considération à l’égard du nouvel employé, de même qu’une ambiance de travail conviviale, permettant une intégration rapide, sont les points les plus appréciés des jeunes en ce qui concerne la période de formation.

Ici, on me respecte beaucoup, c’est une belle ambiance.

Maryse, jeune, entrevue n° 9, entreprise A

Les points positifs. C’est qu’on rit tout le temps ensemble. […] Personne va dire : “y’es-tu tata”. 

Alain, jeune, entrevue n° 18, entreprise B

Je savais pas nécessairement à qui parler si j’avais besoin d’aide [dans mon ancien emploi]. Tandis qu’ici, regarde tu as besoin d’aide, tu appelles, dans le fond tous les techniciens… ils ont le temps de venir te voir et répondre à tes questions.

Julian, jeune, entrevue n° 7, entreprise A

Selon leurs propos, il s’agit également des éléments faisant le plus contraste avec leurs expériences antérieures de travail où l’accueil et la formation étaient peu structurés, voire inexistants, et où il fallait faire ses preuves à la dure sans trop savoir à quoi s’attendre.

C’est une très bonne place pour apprendre […] Icitte, c’est la première fois dans mes trois jobs que je perds pas mon temps. J’ai l’impression de faire de quoi qui va servir à de quoi. […] IIs m’enlignent comme il faut.

Jess, jeune, entrevue n° 8, entreprise A

L’organisation du travail, le climat de travail et les rapports de travail : intimement liés

De manière générale, le travail que les jeunes sont appelés à effectuer est un travail individuel composé de tâches routinières. Ils jouissent toutefois d’une assez grande autonomie, à condition de respecter le code de conduite et les procédures de travail. Le superviseur, dont le rôle est de vérifier la qualité du travail effectué, représente toujours une source d’aide pour le jeune qui peut en tout temps lui demander conseil ou lui poser des questions.

Lorsqu’il y a surcharge de travail, notamment pour l’entreprise B, les travailleurs ont recours à l’entraide. L’ambiance de travail, l’équipe de travail réduite, la proximité physique du personnel et la similitude de leur parcours socioprofessionnel favorisent la création de liens entre les employés. La métaphore de la famille a d’ailleurs été relevée à plusieurs reprises lors des entrevues et on remarque que dans les deux entreprises, le climat de travail est convivial. Les superviseurs s’attendent d’ailleurs à ce que les jeunes s’intègrent à l’équipe et se conforment à l’esprit d’équipe, concourant ainsi à la bonne ambiance de travail. Les personnes qui ne peuvent s’adapter à cette contrainte doivent quitter.

Je vous dirais que les personnes qui avaient de la difficulté à travailler en équipe, on essaie… pas de mettre fin à leur travail, mais si ça fonctionne pas, on est tellement peu que s’il y a une personne qui s’adapte pas, ça fonctionne pas avec le restant de l’équipe... Souvent ces gens-là vont partir par eux-mêmes ou on va mettre fin à leur travail.

Sylvie, superviseure, entrevue n° 13, entreprise B

Une grande importance est accordée au climat de travail, aux rapports harmonieux, au respect des autres et des règles de conduite et à la participation de chacun lorsqu’il est question de l’évaluation de la performance. Il est attendu que les jeunes aient de bonnes capacités d’apprentissage, fassent preuve de débrouillardise et de motivation et adoptent « un bon rythme de travail », sans toutefois que ce dernier soit défini de manière quantitative et rigide. Au moment de l’étude, l’entreprise A venait de se doter d’une procédure d’évaluation des jeunes, celle-ci s’inscrivant au sein du programme d’expérience de travail auquel les jeunes participent. L’évaluation y est vue comme un outil réflexif pour ces derniers, un moment leur permettant de se situer par rapport à leur performance de travail et de prendre conscience de leurs forces et faiblesses. Elle se déroule sous la forme d’une discussion concernant les différents critères d’évaluation.

Comme… chaque mois on avait… j’avais une entrevue avec [le coordonnateur]. […] C’est lui qui venait et il nous demandait c’est quoi les expériences qu’on a acquis récemment. Il y avait comme 15-20 minutes d’entrevue pis… c’est ca. Il posait des questions. Qu’est-ce qu’on voudrait comme… améliorer? Ce que je trouve qui n’est pas normal si je ne suis pas d’accord, mais… J’étais tout le temps comme… satisfait.

Roger, jeune, entrevue n° 6, entreprise A

L’entreprise B, quant à elle, n’a aucun outil d’évaluation. Les superviseurs et le gestionnaire ne voient pas le besoin de recourir de façon formelle à une telle pratique puisque des commentaires sur le travail sont donnés régulièrement par le superviseur, de manière conviviale, directement sur les lieux de travail; et le jeune peut exprimer librement son point de vue en tout temps s’il rencontre des difficultés.

Quant aux mesures disciplinaires, on remarque de manière générale qu’elles sont graduelles, allant des avertissements verbaux aux avertissements écrits, puis à des suspensions d’une durée variable avant le congédiement définitif. Les deux entreprises se disent toutefois assez tolérantes en ce qui concerne les écarts de conduite malgré que les messages envoyés invitant à un changement de comportement soient directs et que les superviseurs fassent preuve d’autorité lorsqu’ils le jugent nécessaire.

Vu qu’on est à but non lucratif, on peut se permettre d’être tolérants. On va donner comme plusieurs chances. […] On va comme l’avertir, essayer de l’aider et encore une deuxième fois. Jusqu’à tant qu’il y ait plus rien d’autre à faire, on n’a pas le choix de terminer. Heureusement, ça arrive pas souvent.

Steve, superviseur, entrevue n° 2, entreprise A

La taille de l’équipe de travail, la qualité des communications, le climat de travail et la reconnaissance du travail bien fait sont les éléments qui nourrissent le sentiment d’appartenance des jeunes à l’équipe de travail. La plupart expliquent d’ailleurs que ce qu’ils préfèrent de leur emploi, ce sont les collègues de travail.

Qu’est-ce que tu trouves le plus positif dans ton emploi ici? Le plus positif? Qu’on soit des amis.

Alain, jeune, entrevue n° 18, entreprise B

Qu’est-ce que tu aimes le plus dans ta job? Ben, je pense que j’aime tout. J’aime le monde avec qui je travaille. L’ambiance qu’il y a. C’est ça que j’aime.

Gérald, jeune, entrevue n° 10, entreprise A

Un emploi idéal?

Lors de la recherche effectuée dans le secteur privé en 2006, nous avions demandé aux jeunes de définir l’emploi idéal. Les propos qui revenaient sans cesse en entrevue décrivaient un emploi qui présente un intérêt marqué, qui donne « envie de se lever le matin », que l’on veut garder longtemps et dans lequel on est heureux. L’idéal était également un emploi de jour qui faciliterait la conciliation travail-famille, avec une belle ambiance, et qui permettrait de s’acheter une maison ou encore une voiture neuve. Cet emploi devait de plus offrir une stabilité d’emploi, des possibilités d’avancement et un environnement salubre. Bien que certains de ces critères soient présents dans le discours des jeunes au sein des entreprises d’économie sociale étudiées, « l’emploi idéal », tel que défini par les jeunes lors de la recherche en 2006, ne trouve pas d’équivalent parmi eux.

Il faut cependant préciser que le principal objectif des jeunes rencontrés au sein des entreprises d’économie sociale visées n’est pas d’y décrocher l’emploi idéal. Ces jeunes cherchent plutôt à y acquérir une expérience de travail susceptible de leur servir de levier d’intégration au marché du travail, leur permettant ainsi d’être plus concurrentiels et d’accéder plus facilement à des emplois en lien avec leurs intérêts. Ils expriment clairement qu’ayant peu de qualifications et peu d’expérience de travail, le bassin d’emplois auxquels ils peuvent postuler est restreint. C’est pourquoi ils misent sur l’acquisition d’expériences de travail pour ainsi faire augmenter leur « valeur » comme l’explique Jess.

Moi, je vois ça comme au hockey. La valeur des joueurs […]. Crosby c’est un bon c.v. dans le fond! Mais c’est ça. Il faut que tu fasses monter ta valeur. Monter ta valeur c’est des années d’expérience et des quantités de diplômes et des quantités de contacts.

Jess, jeune, entrevue n° 8, entreprise A

En plus d’être un facteur de valorisation personnelle, le fait de travailler nourrit leur sentiment d’utilité. C’est ce que Julie a trouvé dans le secteur de l’économie sociale.

Tsé, je dis merci au travail dans le fond. Parce que chaque jour, je me lève et je suis fière. Je me fais pas regarder en voulant dire : “Ah ben, elle, elle fait rien de sa vie”. Au moins, je fais un pas vers l’avenir.

Julie, jeune, entrevue n° 14, entreprise B

Bien que la plupart des jeunes rencontrés ne sachent pas en quoi consiste l’économie sociale, la majorité des jeunes de l’entreprise B disent être grandement motivés par le fait de travailler pour une « cause » et de partager cette passion de travail avec leurs collègues. C’est cette passion et le sentiment d’utilité qui leur permettent de renouveler leur intérêt pour l’emploi, jour après jour, malgré certaines tâches de travail difficiles. Il faut toutefois préciser que leur engagement n’est pas en lien avec des valeurs de l’économie sociale ou la mission sociale de l’organisation. Tout comme chez les superviseurs, la passion des jeunes tient essentiellement à la nature du travail, en l’occurrence la protection des animaux dans l’entreprise B et, dans les deux entreprises, aux contacts qu’ils ont noués avec les collègues de travail et à ce sentiment qu’ils ont d’être respectés malgré leurs faiblesses. On peut donc dire que l’attachement aux autres travailleurs est basé majoritairement sur une identification aux valeurs et à ce qu’ils interprètent comme étant la mission de l’entreprise, ce qui les incite ensuite à fournir des efforts de coordination et de coopération spontanés (Davister, 2007).

Si ces facteurs rapprochent les emplois dans les entreprises d’économie sociale de l’emploi idéal tel que défini du moins par les jeunes de la recherche réalisée dans le secteur privé, les nécessités financières que vivent ces organisations les contraignent à offrir des salaires plutôt faibles, qui n’offrent pas aux jeunes la possibilité d’acquérir des biens, telles une maison ou une voiture. De plus, les perspectives de promotion interne sont limitées. À cet effet, les propos des superviseurs de l’entreprise B qui ont connu sensiblement la même trajectoire que les jeunes dont ils ont aujourd’hui la responsabilité sont assez révélateurs. Bien que plusieurs disent souhaiter conserver leur emploi pour encore plusieurs mois, la plupart admettent cependant que ce dernier ne correspond pas totalement à l’emploi idéal. Certains affirment sans hésiter que le climat de travail prime sur les conditions salariales; mais l’idée de tenter leur chance ailleurs trotte dans leur tête. Avec l’expérience acquise, auraient-ils maintenant un emploi plus satisfaisant dans le secteur privé? Ils ne peuvent répondre à la question sans faire le saut et la décision semble loin d’être facile puisqu’ils ont le sentiment d’avoir beaucoup à perdre.

Comprendre l’insertion sous l’angle du don dans les entreprises d’économie sociale?

Des données recueillies se dégage le fait que les conditions de travail comptent pour beaucoup dans la balance décisionnelle de ces employés et si l’emploi ne correspond pas totalement à l’emploi idéal, il s’en rapproche toutefois beaucoup plus que la plupart de leurs expériences de travail passées. À ce sujet, il est intéressant de préciser que l’écart entre les expériences de travail antérieures et l’expérience de travail dans l’entreprise d’économie sociale est tel qu’il semble alimenter le sentiment chez les travailleurs que cet emploi n’en est pas vraiment un. On remarque en effet, tant chez les superviseurs que chez les jeunes, que l’expérience de travail dans les entreprises étudiées est considérée comme atypique et peu représentative de la situation qui prévaut dans le secteur privé. Certains superviseurs et certains jeunes vont même jusqu’à se demander si l’expérience de travail offerte, en termes de savoir-faire et de savoir-être, est réellement considérée comme valide par les employeurs du secteur privé tant elle présente un décalage avec le marché du travail « réel » selon eux. À leurs yeux, la gestion compréhensive et l’absence de pression à la production, bien que grandement appréciées, s’apparentent à un monde du travail « trop beau pour être vrai ».

C’est plus permissif. […] Ici, c’est quand même relax comme travail. Tu es quasiment assis à journée longue. Tu peux écouter de la musique. Tsé je veux dire… c’est… aller aux toilettes… quand tu veux. Il y a pas grand emploi qui peut permettre ça, là.

Charles, superviseur, entrevue n° 4, entreprise A

Mais icitte, on te donne un ordre et tu le fais à ton rythme. C’est pas mal plus relaxe.

Julie, jeune, entrevue n° 14, entreprise B

À travers le regard que Charles pose sur le secteur privé se dessine un marché du travail compétitif et dur, où il faut faire sa place et où ceux et celles qui n’ont pas en main des atouts qui les démarquent ont peu de chances d’être accueillis favorablement. Les jeunes, bien que majoritairement certains de pouvoir se trouver un emploi à leur mesure, demeurent donc avec un sentiment d’appréhension lorsqu’ils se projettent dans l’avenir. Ils sont bien conscients que la recherche d’emploi sera ardue et qu’ils pourraient ne jamais rencontrer des conditions de travail aussi bonnes que celles vécues dans les entreprises A et B où ils se sentent respectés et écoutés.

Qu’y a-t-il de si différent en termes d’insertion socioprofessionnelle dans les entreprises d’économie sociale? Basé sur les enquêtes empiriques réalisées en 2006 et en 2008, un tableau comparatif présenté ci-dessous fait état des dissemblances qui apparaissent lorsque l’on compare le processus d’intégration des entreprises du secteur privé avec celui des entreprises du secteur de l’économie sociale. À travers les façons de faire de part et d’autre se dessine une différence sensible. La notion de « don » qui ne nous était pas apparue pertinente au moment de la conception de la recherche s’est imposée en cours d’analyse et ajoute de la profondeur à cette dernière.

Comparatif des principales dimensions de l’intégration dans les entreprises étudiées du secteur privé et du secteur de l’économie sociale

Comparatif des principales dimensions de l’intégration dans les entreprises étudiées du secteur privé et du secteur de l’économie sociale

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Prendre les lunettes du don nous amène à porter un regard alternatif sur les dynamiques de l’insertion au sein des entreprises d’économie sociale. Le don, affirme Godbout (2000; 2008), oblige à sortir des paradigmes dominants, lesquels insistent sur l’analyse d’un individu stratégique, guidé par ses intérêts et principalement ses intérêts économiques. À travers ce paradigme, il ne s’agit pas de nier les comportements stratégiques des individus, mais plutôt de considérer que ces derniers ne sont pas exclusivement guidés par leur instinct stratégique : ils alternent, comme l’explique Alter (2008), les « moments égoïstes » et les « moments altruistes », articulant simultanément les registres du calcul et du don. Par le don, rappelle Chanial (2008), c’est le caractère hybride de la nature et de la sociabilité humaines qui se révèle puisqu’il est possible d’observer à travers le don la poursuite de l’avantage individuel en même temps que l’ouverture à l’autre par des actes généreux. C’est d’ailleurs cette polarisation chez l’individu qui fait dire à Mauss que l’homme n’a pas fondamentalement une mentalité de marchand et que ce sont plutôt les sociétés occidentales qui, par leur valorisation du discours économique, tentent de le façonner ainsi (Chanial, 2008).

Ainsi, le lien social oscillerait entre l’intéressé et le désintéressé, l’instrumental et le non instrumental. Si l’analyse des rapports sociaux de travail à travers ce mouvement s’avère très riche, nous croyons que celui-ci peut être d’autant plus éclairant pour l’analyse du processus d’insertion des jeunes qui nous intéresse, cette lecture étant susceptible de mettre en exergue la sensibilité que nous semble recéler à travers les témoignages recueillis « l’autrement » de l’économie sociale. Car ce qui est particulièrement frappant de la recherche réalisée au sein des entreprises d’économie sociale, c’est le temps qu’ont eu les jeunes pour s’adapter à l’entreprise, à ses règles formelles et tacites, mais c’est également cette patience, cette compréhension et cette ouverture dont font preuve les superviseurs et les gestionnaires et que cautionnent les règles du travail en place. En ce sens, il apparaît que la période d’accueil et d’apprentissage n’est pas vécue à sens unique : bien que le jeune doive s’adapter aux structures en place, on remarque que du côté de la gestion on cherche également à s’adapter au jeune. On lui laisse des chances, on lui explique le travail à effectuer de différentes manières, on le jumelle avec d’autres au besoin, et ce, dans une ambiance conviviale où les rapports sociaux sont empreints de respect aux dires des jeunes. Bien que le rapport d’autorité soit clairement défini et que de nombreuses coercitions s’exercent sur les jeunes, on remarque que les dynamiques relationnelles au travail ne glissent pas dans un rapport d’oppression ni d’abus de pouvoir, tel qu’on a pu l’observer dans la recherche au sein du secteur privé.

C’est à travers cette dynamique particulière que s’élaborerait dans la situation qui nous intéresse le don initiateur, celui qui amorce la « spirale de don ». Car selon Gouldner (2008), le don est articulé par deux normes : la norme de bienfaisance et la norme de réciprocité. Si la norme de réciprocité, toujours conditionnelle à un premier don, met l’accent sur l’obligation de rendre, la norme de bienfaisance, elle, est caractérisée par son inconditionnalité, c’est-à-dire par son obligation de donner. Il s’agit en fait de donner quelque chose sans attendre un retour quelconque. Cela fait de la norme de bienfaisance un mécanisme propre à initier la relation tandis que la norme de réciprocité pour sa part maintient le cycle des échanges mutuels. Et pour bien saisir la complexité de ce jeu de normes, il faut ajouter que ce n’est pas parce que le donateur définit uniquement son action selon la norme de bienfaisance que le receveur, lui, l’interprète ainsi. Il peut fort bien se sentir obligé de payer en retour. De même, un donateur motivé par la bienfaisance au départ peut tout de même apprécier le retour du receveur.

Analysés sous cet angle, l’accueil et la période d’apprentissage des jeunes s’apparentent fortement au don initial. En effet, on remarque que cette période s’inscrit dans une dynamique un peu floue où les formateurs « donnent » un support et des explications sur le travail de manière ouverte, sans savoir exactement ce qu’ils auront en retour et sans connaître « les délais » et les « modalités » de ce retour (Alter, 2008). En fait, l’esprit même de la formation qui anime les deux entreprises se veut beaucoup plus large qu’une simple formation associée à un savoir-faire technique et l’on remarque que cette particularité vient affecter la perception qu’ont ces entreprises de la notion d’efficacité en ce qui concerne la main-d’oeuvre nouvellement arrivée. Bien sûr, on attend du jeune qu’il se présente au travail à l’heure convenue, qu’il respecte les règles établies et qu’il effectue correctement les tâches demandées, mais ce qui compte avant tout, c’est qu’il fasse preuve de bonne volonté et qu’il soit possible d’observer des améliorations dans son comportement relativement à son apprivoisement du marché du travail.

Cette attitude de la part de l’employeur, fort différente de ce que la majorité des jeunes disent avoir vécu dans leurs expériences de travail antérieur, semble être perçue comme un don. D’ailleurs, la vision qu’ils entretiennent de leur emploi dans le domaine de l’économie sociale, un emploi atypique et en décalage face au marché du travail « normal », semble directement rattachée à ce don. En échange de cette attitude de l’employeur, les salariés « donnent » leur contribution active au fonctionnement de l’organisation, une dynamique similaire à celle que décrit Alter (2008). Les jeunes s’investissent dans l’entreprise et ont à coeur leur travail, une attitude favorisant la coopération, alimentant un lien social fort et qui, considéré sous l’angle du contre-don, vient compléter la suite « donner-recevoir-rendre » et ainsi stabiliser positivement les échanges (Godbout, 2000).

Chanial (2008, p. 569) propose une carte où l’articulation des normes de bienfaisance et de réciprocité sous la forme d’axes permet d’étudier les relations humaines par l’entremise du paradigme du don. Le long du premier axe, les relations se distinguent selon l’importance qu’y revêt la norme de réciprocité — et l’obligation de rendre qu’elle implique — dans leur structuration. Cet axe présente la dynamique réciprocité/pouvoir. Le long du second axe, les relations se distinguent au regard de l’obligation de donner. C’est la dynamique générosité/violence qui y est illustrée. Il se forme donc quatre cadrans au sein desquels il est possible de classer les relations, constituant ainsi la base d’une théorie sociologique générale.

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À l’intérieur de ces cadrans se retrouvent différents registres que nous présenterons brièvement. Tout d’abord, dans le cadran inférieur gauche, on retrouve les registres de la bienfaisance et de l’autorité. Le registre de la bienfaisance illustre une relation marquée par la générosité sans réciprocité, où l’obligation de donner prime sur l’obligation de rendre, posant au bénéficiaire une obligation de recevoir. Le registre de l’autorité se distingue par le charisme ou le rôle du donateur qui lui confère un certain pouvoir sur le bénéficiaire. On peut penser, par exemple, à la relation maître-élève où le maître donne son savoir à l’élève qui lui en sera toujours redevable et ne pourra jamais totalement rendre ce qui lui a été donné. Dans le cadran inférieur droit on retrouve les registres propres au don et aux jeux de rôle et statuts. Au sein du registre du don, on ne donne pas contre quelque chose, mais bien à quelqu’un, précise Chanial. On n’envisage pas la contrepartie, contrairement à ce que l’on retrouve dans le registre propre aux jeux de rôle et statuts où les relations demeurent stables tant que le « donner » et le « rendre » s’équilibrent.

Dans le cadran supérieur droit sont présents les registres de l’échange et de la vengeance. Au sein du premier, c’est le « rendre » qui prévaut. La logique de donnant donnant dans laquelle s’engagent les partenaires ne se met en place que dans la perspective d’un bénéfice à venir. À l’opposé, le registre de domination apparaissant dans le cadran supérieur gauche voit le don comme un outil afin de marquer une position de pouvoir. La dette ainsi contractée n’est pas censée être rendue, puisque le bénéficiaire en est incapable. Dans ce cas, le don enfermerait le bénéficiaire dans la dépendance et la soumission, confortant l’inégalité dans les relations sociales. Finalement, ne reste que les registres de la vengeance et de la guerre où, dans le premier règne la loi du talion, enjoignant de répondre maux pour maux, alors que dans la seconde il ne s’agit plus de donner ou de rendre, mais de prendre (des biens ou la vie d’autrui).

Bien que cette carte des relations présente des idéaux types qui selon Mauss dégagent une certaine universalité puisqu’ils reflètent le caractère inhérent à la nature sociale de l’homme, il est tout de même possible d’établir certaines hypothèses — ou du moins poser certains questionnements — propres à l’économie sociale. Bien sûr, les dynamiques de don sont déjà bien présentes de manière générale au sein des rapports de travail. Toutefois, il semble que les principes et valeurs de l’économie sociale font ici office de levier, permettant à ces dynamiques de teinter fortement les rapports de travail et le rapport au travail. Se pourrait-il que les principes et valeurs de l’économie sociale favorisent des rapports sociaux se situant essentiellement dans les cadrans inférieurs de la carte de Chanial, oscillant entre l’autorité, la bienfaisance, le don et le jeu de rôle? Dans un même ordre d’idées, pourrait-on dire que les résultats de la recherche de 2006 au sein d’entreprises privées démontrent plutôt un glissement des rapports sociaux vers les registres de l’échange, de la vengeance, de la domination, et même de la guerre?

Les caractéristiques des entreprises d’économie sociale où nous avons mené la recherche, tant sur le plan de la gestion de la main-d’oeuvre que de la considération des employés, et les réponses des jeunes qui ont vécu « autrement » leur insertion socioprofessionnelle justifient selon nous la pertinence de pousser plus loin l’exploration de cette « différence », notamment sous l’angle des théories du don, et de sa transférabilité. L’expérience d’insertion en emploi au sein d’entreprises d’économie sociale, si elle est vécue par certains comme une insertion dans un marché du travail alternatif, demeure toutefois, aux dires de tous, une expérience positive, motivante et édifiante.

Conclusion

L’intégration au travail des jeunes non qualifiés se présente différemment au sein de l’économie sociale. À la suite de nos résultats, on peut formuler l’hypothèse que les valeurs et les objectifs de développement des entreprises de l’économie sociale favorisent une meilleure intégration des jeunes en répondant à leurs besoins de soutien et de compréhension. Les rapports de travail qui s’y développent, et notamment les dynamiques de don et de contre-don qui les caractérisent, facilitent l’intégration par l’entreprise et à l’entreprise malgré la nature des tâches que l’on peut qualifier de répétitives et difficiles. Ce sont d’ailleurs la nature du travail, les faibles conditions salariales et les perspectives de croissance limitées qui semblent être un obstacle à la consolidation du lien d’emploi. Mais la confiance en eux-mêmes et envers les figures d’autorité qu’y acquièrent les jeunes contribue à construire une expérience de travail positive et change le regard qu’ils posent sur le monde du travail et sur les rapports sociaux qui s’y vivent. Il s’agit là d’un impact significatif du travail au sein de l’économie sociale.

Un second aspect ressort de cette étude exploratoire, tout au moins à titre de deuxième hypothèse. Il s’agit de la combinaison de trois dimensions permettant d’expliquer la meilleure intégration des jeunes dans ces milieux de travail. La première dimension est la mise en place de pratiques de gestion centrées sur l’intégration au travail que l’on a peu retrouvées au sein des entreprises privées manufacturières étudiées. La deuxième dimension est l’approche avec laquelle ces pratiques sont actualisées : dans les entreprises d’économie sociale, l’approche n’est pas bureaucratique, mais davantage personnalisée et axée sur l’écoute de l’expérience du jeune. Même si la direction et les superviseurs font preuve d’autorité et attachent de l’importance au fait de travailler avec « discipline », et que leurs attentes en matière d’efforts et de ponctualité rejoignent celles des employeurs du secteur privé, les pratiques de gestion et les rapports sociaux qui en découlent diffèrent sensiblement. Troisième dimension : le soutien gouvernemental qui est offert pour l’insertion en emploi ou pour la mission de l’entreprise d’économie sociale et qui peut contribuer à soutenir les deux premières dimensions qui expliquent la réussite de l’intégration. Il faut souligner que tant les entreprises du secteur privé que celles de l’économie sociale reçoivent des aides financières gouvernementales à l’insertion en emploi. Ces entreprises se distinguent toutefois quant à leurs objectifs de rentabilité et c’est ce qui semble avoir un poids prépondérant dans les pratiques de gestion et les attentes de productivité à court terme vis-à-vis des nouvelles recrues.

Quant à savoir si le processus d’intégration organisationnelle des entreprises étudiées est transférable au secteur privé, selon l’avis des superviseurs rencontrés, l’approche pourrait en principe être envisageable dans de petites et moyennes entreprises. Mais ils affichent un certain pessimisme face à cette possibilité. Les impératifs financiers risquent en effet de mettre en échec les conditions qui assurent un processus d’intégration réussie. Selon nous, cela n’écarte pas la nécessité de changer la gestion autocratique qui prévaut dans plusieurs entreprises du secteur privé, particulièrement dans le secteur manufacturier. Un tel changement suppose d’opérer une véritable transformation de la philosophie de gestion des ressources humaines. On peut toutefois supposer que cette transformation teinterait les rapports sociaux, ceux-ci s’apparentant davantage à ceux, forts appréciés, retrouvés dans les entreprises d’économie sociale étudiées et qui semblent correspondre aux registres de l’autorité, de la bienfaisance, du don ou encore du jeu de rôle. Les superviseurs que nous avons rencontrés dans une entreprise d’insertion, lesquels avaient passé en majorité par la même trajectoire socioprofessionnelle que les jeunes, nous ont d’ailleurs avoué que leur volonté de décrocher un emploi et de se maintenir dans l’entreprise qui les avait formés n’est pas étrangère au peu d’espoir qu’ils nourrissent de retrouver des rapports de travail similaires dans des emplois peu qualifiés du secteur privé.

Les prochaines recherches devront se concentrer sur ces diverses hypothèses et dimensions explicatives auprès d’un échantillon plus large d’entreprises de l’économie sociale afin d’évaluer de quelle manière leur degré d’exposition à la concurrence affecte leurs pratiques d’insertion au travail, et plus largement, leurs pratiques de ressources humaines.

Ajoutons également que les recherches devront tenir compte de l’effet de la mission des entreprises sur leurs pratiques de gestion, par exemple, en comparant des entreprises privées et d’économie sociale dans des secteurs où la mission est économique et sociale, tel le secteur des services aux personnes. Alors que la thèse de l’isomorphisme institutionnel (Powell et DiMaggio, 1991) plaide qu’en contexte de concurrence, les organisations à but non lucratif auront tendance à imiter les pratiques du secteur privé dominant, diluant de plus en plus les valeurs et pratiques spécifiques de ces organisations, une étude réalisée auprès d’entreprises de services de garde en Nouvelle-Zélande (Mitchell, 2002) soutient plutôt que les pratiques spécifiques aux organisations à but non lucratif tendent à être maintenues et affirmées dans des contextes de concurrence identiques. Dans ce cas spécifique, il a été observé que face à un important retrait du financement gouvernemental aux services de garde, mais de même ampleur à l’égard des services de garde privés et d’organisations à but non lucratif, les gestionnaires des services privés avaient tendance à réduire la qualité des services et à préserver le plus possible la qualité de leurs biens immobiliers alors que les services de garde sans but lucratif avaient tendance à faire exactement le contraire, entre autres, maintenir des ratios plus élevés d’éducatrices. Malgré une offre de services ou de produits comparables et des conditions de marché identiques, il demeurerait une différence dans les pratiques de gestion des ressources humaines et l’efficacité des entreprises, laquelle semble particulière selon le statut de l’entreprise, privé, de l’économie sociale ou encore à but non lucratif, et son mode de gouvernance plus ou moins démocratique.

Dans un contexte où les gouvernements se préoccupent de l’efficacité de leurs politiques et de leurs programmes publics, la question de l’efficacité et de la qualité relative de la gestion et des emplois constitue un enjeu majeur. L’approfondissement de la recherche dans ce domaine devrait pouvoir aider les gouvernements à répondre à cette question : dans quel type d’entreprise, de l’économie sociale ou du secteur privé, le financement public aura les effets les plus durables tant sur le volet de la revitalisation socio-économique que sur celui du développement des communautés?