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Introduction

Dans le champ de la santé et des services sociaux, le malaise, voire la souffrance au travail, de bon nombre d’intervenantes ou d’intervenants est un phénomène à présent bien documenté en Amérique du Nord et en Europe (Cintas, 2007; Meagher et Healy, 2003; Molinier, 2004a; Pauly, Varcoe et Storch, 2012; Soares, 2010; Ulrich, Hamric et Grady, 2010; Vézina et St-Arnaud, 2011). En lien avec ce phénomène, le présent article se divise en deux parties. Dans un premier temps, nous ferons valoir l’intérêt de la contribution de l’éthique du care dans une perspective critique en tant que cadre d’analyse pertinent pour comprendre certaines sources de malaises actuellement observables dans le champ de la santé et du social. Dans un second temps, au-delà de sa pertinence pour mener une analyse critique des transformations managériales et technicistes, nous soulignerons la valeur de l’éthique du care sur un plan prospectif, à savoir la formulation de propositions visant à réaménager la place accordée aux activités du care (Lonne, McDonald et Fox, 2004; Meagher et Healy, 2003; Meagher et Parton, 2004). Ainsi, des pistes de réflexion et d’action seront identifiées : à quelles nouvelles façons de faire, mais aussi de penser les pratiques et les relations, sommes-nous invités par cette perspective?

Dans la première partie de notre article, l’idée suivante sera débattue : les professions qui oeuvrent à « fournir du care » (Tronto, 2010), dont le travail social, peuvent s’appuyer sur le cadre de l’éthique du care pour soulever les enjeux découlant des réformes organisationnelles et des politiques actuellement priorisées dans le secteur de la santé et des services sociaux (Gonin, Grenier et Lapierre, 2012), mais aussi plus largement pour examiner les normes morales et les rapports sociaux qui prévalent actuellement. Ainsi, nous aborderons les questions suivantes : en quoi l’éthique du care peut-elle constituer une lunette pertinente pour remettre en question les politiques sociales et les enjeux qui en découlent, leurs conséquences sur l’organisation du travail et sur tous les acteurs, incluant les bénéficiaires du care? Comment cette approche permet-elle d’analyser les enjeux moraux qui sous-tendent les orientations actuellement privilégiées? En quoi donne-t-elle, à un niveau sociopolitique, l’occasion de réfléchir aux choix et valeurs mis de l’avant dans le champ de la santé et des services sociaux?

La vision anthropologique de l’homo economicus en tant qu’être rationnel cherchant à maximiser sa satisfaction est contestée par le courant de l’éthique du care. Celui-ci souligne que l’existence humaine est marquée par des dimensions relationnelles et affectives et que l’interdépendance et la vulnérabilité ne caractérisent pas seulement certaines personnes, mais tous les êtres humains. Une importance est donnée à la question de la qualité des relations (en tout temps) et des soins (lorsqu’une situation de vulnérabilité — petite enfance, maladie, handicap, etc. — les requiert). Cela conduit à s’intéresser au care, terme peu traduisible du fait qu’il renvoie à la fois à l’idée de soin (activité) et de souci de l’autre (attitude, disposition). Dans cette perspective, une attention est prêtée aux rapports de pouvoir contribuant à maintenir des inégalités entre acteurs et la subordination de certains, notamment dans la répartition et la valorisation du travail du care (activité peu reconnue et majoritairement confiée aux femmes) et dans les relations avec ses bénéficiaires (enjeux de paternalisme, de contrôle, d’abus de pouvoir). En quoi ces aspects peuvent-ils alimenter une analyse critique du contexte et des conditions dans lesquels s’inscrit le travail du care et apporter des éléments de compréhension au malaise, voire à la souffrance au travail qui se manifeste dans champ de la santé et des services sociaux? Une argumentation principalement théorique sera développée à ce propos, en mobilisant toutefois des observations réalisées dans deux milieux de pratique. L’analyse de ces situations terrains sera réalisée à partir de l’éclairage que propose l’éthique du care.

Dans la deuxième partie de l’article, à l’issue de cette analyse critique développée dans le cadre de l’éthique du care, nous identifierons deux des avenues qui sont ouvertes par cette perspective et qui présentent un intérêt pour le champ du travail social. Nous développerons tout d’abord l’idée que le regard particulariste et la contextualisation privilégiés par l’éthique du care favorisent une prise en compte des rapports sociaux qui conduisent à des dynamiques de discrimination. Celles-ci faisant régulièrement partie des réalités des personnes avec lesquelles les intervenantes ou intervenants sociaux sont appelés à travailler, il s’avère pertinent de disposer de repères éthiques et théoriques qui permettent de les appréhender, de les analyser et de réaliser une critique sociale de ces dynamiques, en alliance avec la population concernée par des discriminations. Par ailleurs, la deuxième avenue ouverte par l’éthique du care est celle d’un projet social qui peut se traduire tant à un niveau macrosocial qu’au niveau mésosocial des organismes du champ du social et de la santé. Cela pourrait constituer une réponse à certains problèmes se manifestant, entre autres, par la souffrance éthique au travail d’intervenantes ou d’intervenants.

L’éthique du care comme cadre d’analyse de la souffrance éthique dans le champ de la santé et du social

Les apports théoriques du courant de l’éthique du care sont ici présentés, puis mis en lien avec la question du malaise observable chez des intervenantes ou intervenants du champ social. Cela permet d’identifier que ce malaise peut être relié d’abord à la méconnaissance et à l’invisibilité du travail du care, ensuite à des conditions peu favorables pour l’exercer au sein des organisations du champ de la santé et des services sociaux, et finalement aux normativités sociales qui tendent à dévaloriser non seulement les récipiendaires du care, mais aussi les personnes qui le dispensent.

Penser la pluralité des « voix morales » et le travail du care

L’éthique du care prend source notamment dans les travaux de Gilligan (1982), qui critique certaines thèses jusque-là couramment admises en éthique, plus particulièrement par le biais des travaux de Kolhberg (1973) sur les stades du développement moral. Ce dernier affirme que « l’individu pleinement moral est celui qui agit selon des principes universels » (dans Garrau et Le Goff, 2010, p. 40). Gilligan critique ce point de vue en affirmant que de par leur socialisation, les femmes sont porteuses d’une « voix morale différente », qui table sur une reconnaissance de l’interdépendance et qui priorise ainsi les responsabilités que l’on a envers autrui et la préservation des relations. Cette proposition se situe donc sur le plan métaéthique : « Il s’agit de rompre avec les prétentions des théories morales à l’objectivité et à l’universalité pour engager une interprétation des différentes voix morales » (Garrau et Le Goff, 2010, p. 45). En adoptant plus souvent le rôle de pourvoyeuses de soins, les femmes développeraient un savoir moral différent de celui des hommes :

La philosophie morale occidentale a marginalisé et parfois même condamné des valeurs telles que la responsabilité et la sollicitude à l’égard de personnes particulières, valeurs qui présupposent que l’on conçoive les êtres humains comme des êtres interdépendants, contraints et inégaux. Or, selon de nombreuses féministes, cette conception traduit l’expérience qu’ont les femmes du soin et de l’éducation de leurs enfants.

Jaggar, 2004, p. 719

Partant de ces observations, deux courants traversent les réflexions sur l’éthique du care. D’une part, un courant essentialiste et différentialiste qui s’est manifesté dans les années 1980. Principalement porté par Noddings (1984), ce courant célébrait la différence de la femme en matière morale, légitimant par ailleurs du même coup certaines formes d’oppression (Garrau et Le Goff, 2010, p. 63). À l’opposé, le courant politique de l’éthique du care cherche à mettre à jour les formes d’oppression qui en traversent les activités. Ainsi, le care « n’est pas centralement une histoire de sentiments, ni un travail de l’amour, mais un enchaînement complexe d’activités dont l’organisation même produit des inégalités diversifiées : d’accès aux soins, mais aussi de chances, de capacités de vie et de pouvoir » (Paperman, 2008, p. 279). De cette dimension politique découle une définition du care qui s’avère davantage descriptive que normative; il est conçu comme un travail, une activité, plutôt qu’une disposition morale particulière féminine, empreinte de sollicitude envers autrui. Tronto, l’une des figures phare du courant politique du care, en propose avec Fisher la définition suivante :

Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et « réparer » notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.

Fischer et Tronto, 1990, p. 40

En posant le care comme activité, cette définition adopte une orientation descriptive qui distancie l’éthique du care de l’éthique des vertus (Pullen-Sansfaçon, 2010).

Le care est ainsi compris comme une activité complexe engageant aussi bien des dimensions cognitives et affectives — nécessaires au fait de se préoccuper, d’avoir un souci de l’autre —, que des dimensions matérielles (présence ou action du corps, utilisation d’outils, etc.). En ce sens, le fait de traduire « éthique du care » par « éthique de la sollicitude », comme le propose par exemple Brugère (2008), pose deux problèmes. D’une part, cela réduit la dimension complexe du travail du care en mettant de côté ses aspects concrets. D’autre part, cette traduction met de l’avant les émotions positives et tend ainsi à occulter le fait que l’activité du care suscite régulièrement des émotions moins avouables : « Le care se décompose donc en deux dimensions, c’est un geste — une activité — accompagné d’une émotion faite généralement de sollicitude, d’empathie, mais aussi, ce qui est peut-être moins admis et peu visible, de dégoût, colère ou haine. » (Bachmann et collab., 2004, p. 6) En effet, quelle intervenante ou quel intervenant n’a jamais éprouvé de sentiments négatifs vis-à-vis d’une personne récipiendaire d’aide? Le dépassement de ces émotions controversées, afin de pouvoir remplir son mandat au mieux, correspond à un travail émotionnel (Hochschild, 2003) qui fait partie intégrante de l’activité du care. Comme le souligne Pirard (2006, p. 81), c’est d’ailleurs « au nom même de la mobilisation de cette dimension affective que le soin est considéré comme travail ». Loin de considérer l’empathie et le souci de l’autre comme une disposition naturelle qui serait plus présente chez certains (chez les femmes en particulier) que chez d’autres, cette définition politique et critique comprend le care à la fois comme attitude et comme pratique, toutes deux impliquant un travail cognitif et émotionnel. Or, les modèles de gestions tendent souvent à sous-estimer ces exigences cognitives et émotionnelles, ce qui contribue à rendre invisible le travail du care (Laugier, 2009; Soares, 2011). Cette invisibilité, en particulier sur le plan du travail émotionnel effectué, peut en partie expliquer le malaise, voire la souffrance au travail, des intervenantes ou intervenants. Nous y reviendrons.

Les conditions d’un bon travail du care

Partant de cette définition large et descriptive du care comme activité, il est pertinent de nous interroger sur cette activité d’un point de vue normatif. En effet, « il ne s’agit pas seulement de prendre soin, mais de bien prendre soin » (Garrau et Le Goff, 2010, p. 81). Molinier (2004b) indique elle aussi l’importance d’articuler les dimensions descriptive et normative. Molinier souligne que les travailleuses ou travailleurs du care ont pour elles-mêmes ou pour eux-mêmes des exigences normatives, que les conditions de travail ne permettent cependant pas toujours de rencontrer. Un écart important entre ce que l’on conçoit d’une part comme un bon travail, et d’autre part le travail que l’on peut ou doit faire, a tendance à créer une insatisfaction, voire un inconfort. Comme l’a identifié Dejours (2006, p. 132), un inconfort de ce type peut aller jusqu’à la souffrance éthique, « c’est-à-dire la souffrance que fait naître le conflit entre les convictions morales et l’injonction à participer à des actes qu’on réprouve ». Le travail du care exige attention et disponibilité; les personnes qui exercent cette activité sans disposer des conditions de travail qui leur permettent de mettre en oeuvre ces attitudes peuvent vivre une certaine souffrance (Melchior, 2008; Weinberg, 2009). Partant du cadre d’analyse que fournit l’articulation des dimensions descriptives et normatives du care, le malaise éprouvé dans le champ social et de la santé (Larivière, 2007; Bourque, 2009; Soares, 2010; Vézina et St-Arnaud, 2011) peut être analysé en termes d’empêchement du travail du care, tel que les intervenantes ou intervenants jugeraient bon de le réaliser. Les sources d’un tel empêchement peuvent être variées et se situer aussi bien sur le plan individuel (limites du champ de compétences, réelles ou perçues) qu’interpersonnel (relation difficile, ou encore dynamiques transférentielles), professionnel (articulation formation/pratique) ou organisationnel (conditions de travail).

Dans le but de mieux comprendre la réalité vécue sur le terrain, nous avons interrogé, à la fin de l’année 2010, 10 intervenantes sociales d’un centre hospitalier de la région de Montréal, dans le cadre d’une formation sur l’éthique et la déontologie. Les participantes ont été questionnées sur les enjeux qu’elles percevaient et les changements observés sur le terrain[1]. Elles ont nommé un certain nombre d’éléments pouvant être vus comme des obstacles objectifs ou subjectifs au bon déroulement de l’activité du care :

  • une diminution des ressources, alors que la clientèle présente des problématiques multiples et complexes, est de plus en plus âgée et en grande perte d’autonomie;

  • la clientèle âgée n’a plus le choix de certaines décisions, leur autodétermination est malmenée face à certaines décisions relatives à l’orientation;

  • une pression est exercée pour diminuer la durée de séjour;

  • la charge de travail a augmenté;

  • les programmes changent sans cesse, et jamais pour le mieux;

  • l’aspect technique et administratif a préséance sur l’humanisation des soins;

  • on assiste à un mode de gestion de plus en plus « style entreprise »;

  • le manque de personnel gêne le bon déroulement du fonctionnement dans certains secteurs.

Cette liste traduit un malaise important par rapport au contexte et aux conditions dans lesquels s’effectue leur travail. Le portrait tracé est, pour le moins, sombre : une charge de travail de plus en plus lourde, associée à un délai relativement court pour répondre aux demandes, dans le cadre de ressources limitées et d’exigences administratives qui s’arriment parfois difficilement au travail social. Les participantes étaient par ailleurs préoccupées par certaines manières de faire. En particulier, les questions relatives à la durée de séjour et à la gestion des lits peuvent être conflictuelles; elles estimaient que les congés sont parfois donnés prématurément et disaient devoir à certaines occasions défendre farouchement les personnes en s’opposant à des décisions médicales. Finalement, d’autres commentaires portaient sur le sentiment de se sentir peu reconnues dans une organisation qui de leur point de vue valorise peu l’approche psychosociale.

Ces éléments illustrent qu’aux yeux des intervenantes ou intervenants, il s’agit de répondre à des impératifs qui vont régulièrement à l’encontre de ce qu’ils définissent être un bon travail — en d’autres termes, de leurs valeurs professionnelles. Comme le souligne Biron (2006, p. 209), « [les professionnels de la relation d’aide] paraissent tiraillés entre, d’une part, le modèle productiviste qui domine les milieux de travail et, d’autre part, les idéaux éthiques au fondement d’un travail de solidarité humaine ».

Comme ces valeurs contribuent à donner sens au travail, « le sens du travail est ici mis en souffrance » (De Gaulejac, 2005, p. 237) dans le contexte de politiques centrées sur les résultats et la performance. Les politiques sociales d’activation tendent en effet à uniformiser les pratiques, en objectivant et en normalisant les besoins de leurs récipiendaires à partir de grilles qui ne tiennent pas compte de la singularité des acteurs et des contextes et qui transforment les modalités d’intervention par les différentes contraintes qu’elles font peser sur les acteurs et par les modèles qu’elles prescrivent (Gonin, Grenier et Lapierre, 2012). Par ailleurs, la mesure quantitative de l’activité ne prend pas en considération la dimension qualitative du travail effectué (Chénard et Grenier, 2012). Or, c’est dans celle-ci que se déploie de manière privilégiée le travail du care : souci de l’autre (connaissance et compréhension de ses besoins et réalités), travail affectif en vue d’une qualité de la relation (création d’un lien de confiance, convivialité des échanges, etc.), mise à disposition de connaissances et d’habiletés permettant une intervention adaptée et personnalisée. Dans le contexte actuel, non seulement ces dimensions, essentielles au bon déroulement d’une intervention, sont en bonne partie ignorées au sein des organisations, mais de plus, les conditions de travail leur sont peu propices, du fait de l’accent placé sur une vision technique, voire procédurale et standardisée, de l’intervention. Bref, il est difficile de rencontrer les exigences normatives d’un bon travail du care, et l’évaluation quantitative du travail ne permet pas de le reconnaître lorsque les intervenantes ou intervenants y parviennent. Cela constitue deux motifs de malaise, voire de souffrance au travail, pour les intervenantes et les intervenants.

La dévalorisation des personnes qui reçoivent des soins et de celles qui les donnent : l’éthique du care comme critique de normes morales dominantes et de leurs effets de marginalisation

Afin d’illustrer en quoi l’éthique du care présente une pertinence pour analyser des enjeux qui traversent actuellement le champ du travail social, cette section mobilise des extraits d’entrevues réalisées en 2010 et en 2011 auprès de travailleuses sociales et de travailleurs sociaux exerçant au sein d’un CSSS à Montréal. Neuf (9) intervenantes ou intervenants ont été interrogés au sujet du rôle joué dans leur travail et d’expériences représentatives de leur activité. Ces entrevues semi-dirigées ont été transcrites puis analysées selon la méthodologie de l’analyse de contenu thématique. Les aspects théoriques de l’éthique du care abordés ci-après seront mis en lien avec certaines des observations réalisées au cours de cette recherche.

Tel que souligné précédemment, des visions différentes de l’éthique du care sont développées, mais elles partagent néanmoins selon Garrau et Le Goff (2010, p. 7-8) deux prémisses : premièrement, « nous sommes tous fondamentalement vulnérables » et deuxièmement, « cette condition partagée est obscurcie par un certain nombre de pratiques et de représentations sociales ». L’éthique du care décortique les relations humaines pour démontrer l’interdépendance de chacun et la vulnérabilité ontologique de l’être humain — chaque personne est récipiendaire d’une forme du care (Paperman, 2009, p. 59), non seulement dans les situations de handicap, dans les périodes de grande vieillesse ou de petite enfance, mais tout au long de l’existence. Il s’agit d’une remise en question radicale du mythe selon lequel l’homme d’affaires blanc, en tant que symbole ultime de la « réussite sociale », serait autonome; une certaine idéologie de l’indépendance occulte les pratiques du care dont ils bénéficient eux-mêmes. Les représentations sociales posant les vieillards, les enfants et les handicapés comme principaux — ou seuls — récipiendaires du care masquent du même coup les soins dont profite le chef d’entreprise qui confie son agenda à sa secrétaire, qui elle-même délègue les tâches ménagères à une aide domestique, qui a laissé ses propres enfants à leur grand-mère. Chacun dépend du travail de l’autre, mais « certains ont, davantage que d’autres, la possibilité de méconnaître leur inscription dans des relations du care, notamment en tant que bénéficiaire du care. » (Garrau et Le Goff, 2010, p. 87). Or, le problème est que l’occultation des liens d’interdépendance qui unissent une multitude d’acteurs sociaux tend à produire des effets de marginalisation :

Pour des sociétés valorisant l’autonomie, les relations qui s’organisent à partir de la nécessité de répondre aux besoins des personnes vulnérables risquent d’être considérées comme marginales par rapport aux relations sociales conçues sur la base d’un présupposé normatif d’autonomie et d’égalité.

Paperman, 2010, p. 58

Ce présupposé mésestime l’interdépendance constituant les relations sociales, ainsi que les inégalités liées au genre, au statut social ou économique qui se manifestent au sein de ces relations. L’éthique du care critique le fait que certaines places sociales et certains rôles soient dévalorisés — en particulier les récipiendaires d’un travail du care et celles et ceux qui le produisent — au profit d’individus et de groupes sociaux qui incarnent, supposément, un certain idéal d’autonomie. La centralité de la norme d’autonomie contribue à amplifier la dimension négative liée à l’absence ou à la perte de facultés qui certes sont souvent problématiques pour un individu, mais qui n’engendrent pas nécessairement une vie amoindrie.

Comme l’indique Salles (2009), la personne dépendante tend à avoir un statut particulier au sein des institutions. Selon cette auteure, les attributs et qualificatifs décernés à la personne âgée « dépendante », vue comme « diminuée », conduisent à une lecture pernicieuse de sa situation, et ce regard négatif incite à remettre en question la légitimité, la capacité de la personne à exercer son agentivité, en tant que capacité et droit à s’autodéterminer. Ainsi, « l’exercice de la citoyenneté est donc subordonné à l’âge et, plus généralement, aux “capacités” physiques et psychiques des individus, puisque l’on rencontre le même phénomène pour les “adultes handicapés” » (Scodellaro, 2006, p. 84). En tant qu’obstacles à un certain idéal d’autonomie, l’âge et l’état de santé deviennent ainsi des facteurs préjudiciables à la personne, tant sur le plan subjectif de la perception de soi que sur celui du statut social :

Avec l’entrée en dépendance, les personnes vieillissantes connaissent d’ailleurs un brusque et complet réaménagement de leur identité sociale et politique. L’identité est modifiée dès le moment où la réduction des possibilités physiques ou psychiques de la personne — ou de son conjoint — donne lieu à l’intervention d’un tiers.

Thomas, 1996, p. 171

Selon Renault (2004), le déni de reconnaissance est le produit du fonctionnement même des institutions sociales et de leurs valeurs normatives. La marginalisation des personnes vivant avec un handicap ou dites « en perte d’autonomie »[2] peut donc en partie être analysée en termes d’écart vis-à-vis de normes morales dominantes. Les propos suivants, recueillis auprès d’une travailleuse sociale intervenant dans le cadre des services de soutien à domicile d’un CSSS, illustrent l’omniprésence de la norme d’autonomie :

Tous les gens que je vois, quand ils demandent de l’aide, c’est qu’ils ne sont plus capables de faire les choses par eux-mêmes; ils ne trouvent plus les solutions. Généralement c’est une confrontation. [...] La majorité des gens que je rencontre veulent être autonomes. Les gens sont fiers d’être indépendants, comme ils disent, et c’est d’ailleurs une valeur très véhiculée dans notre société d’être libre, indépendant et tout ça.

Mme A., travailleuse sociale en CSSS pour le soutien à domicile

Ces propos nous laissent entendre la dimension de honte associée au fait d’avoir besoin d’aide ou de soins, au-delà des difficultés liées à la perte de capacités. Or, la souffrance de ces personnes, sur le plan identitaire, peut être (partiellement) reliée au fait que ces pertes correspondent à une déviance vis-à-vis de la norme d’autonomie, qui se traduit ultimement dans l’idéal du self-made man (Douglass, 1992 [1895]). Du côté des intervenantes et des intervenants, nous remarquons qu’ils peuvent adhérer à cette norme qui a souvent pour corollaire de mettre l’accent sur la responsabilité individuelle :

Je suis très pro autonomie. […] Je suis un intervenant qui est responsabilisant. […] J’essaie d’intervenir pour que la personne sente que la situation ne repose pas sur mes épaules à moi, mais sur les siennes. Je peux appeler, je sais comment ça marche, mais je vais quand même insister pour que la personne le fasse. […] “C’est ton chemin à toi, c’est pas mon chemin à moi. Tu sais, tu fais des choix”. C’est aussi ça mon rôle, c’est de ramener la personne dans la réalité.

M. F., travailleur social en CSSS pour le soutien à domicile

Les propos de ce travailleur social illustrent en quoi la norme d’autonomie, lorsqu’elle est rabattue à un niveau fonctionnel — et c’est souvent le cas — peut s’éloigner d’une posture de solidarité vis-à-vis des difficultés que rencontrent les individus. La norme d’autonomie devient alors une injonction à se montrer « responsable », voire à « se débrouiller » seul, bien plus qu’un principe de respect de l’agentivité, des choix, désirs et préférences de l’autre. Il y a là un risque de renforcer l’isolement de groupes sociaux dont l’inclusion est d’ores et déjà fragile.

En plus de la marginalisation dont les récipiendaires du care font l’objet, ce phénomène touche aussi par ricochet les personnes qui leur apportent aide et soins. En effet, ces dernières sont témoins et souvent dépositaires de la souffrance induite par une telle marginalisation; au travers des mécanismes d’identification et d’empathie (Decety, 2010), l’état émotionnel d’un individu affecte la personne qui le côtoie. Par ailleurs, des phénomènes de contagion du stigmate (Goffman, 1975) peuvent toucher les individus qui, tels les intervenantes ou intervenants sociaux, réalisent un travail du care. Comme le souligne Hallée (2006, p. 765), « le prestige d’un emploi, sa valeur, repose sur ce qu’une société donnée valorise ». Or, il est aisé de constater que les emplois correspondant à un travail du care ne sont pas les plus rémunérateurs. La dévalorisation des activités du care a des conséquences sur un plan économique, mais se traduit aussi par un défaut de reconnaissance sociale concernant leur utilité pour la collectivité. Par exemple, une travailleuse sociale interrogée mentionne que « la reconnaissance n’est pas toujours là », au-delà d’une reconnaissance personnelle de la valeur du travail réalisé :

On vit pas pour la reconnaissance, parce que sinon on pourrait pas faire ce métier-là. […] On le sait quand même qu’on les a aidés, puis on peut se dire que c’est un peu grâce à nous quand même. Des fois, on en a des mercis. Ça fait du bien là, c’est sûr.

Mme F., travailleuse sociale en CSSS pour le soutien à domicile

Il y a certes une connotation morale positive accordée socialement aux conduites dites altruistes, ou d’entraide. Toutefois, le prestige des professions du care reste limité, ce qui se traduit par exemple dans la hiérarchie salariale et organisationnelle du système de santé et de service social. La critique de normes morales fortement valorisées dans la culture qui est formulée dans la cadre de l’éthique du care est à entendre comme une critique sociopolitique : elle dénonce la dévalorisation dont font l’objet en premier lieu les personnes visiblement récipiendaires du care et en second lieu, celles qui leur prodiguent des soins ou leur donnent de l’attention. Le malaise de ces dernières peut être rapporté à la souffrance des premières, ainsi qu’au peu de reconnaissance accordée à une activité qui a pourtant une forte utilité sociale.

Avec les trois points discutés dans cette première partie, nous avons développé l’idée que l’éthique du care constitue un cadre d’analyse pertinent pour le malaise observable chez des intervenantes ou intervenants du champ de la santé et du social. Celui-ci permet en effet d’identifier les sources culturelles, sociétales et organisationnelles qui alimentent la marginalisation des récipiendaires d’aide et de soins, principalement, mais aussi celle des personnes qui mettent en oeuvre cette activité. Elle tend de plus à être occultée et dévalorisée sur le plan sociétal. Plus spécifiquement, le fait de prendre appui sur cette perspective théorique conduit à souligner que le champ de la santé et des services sociaux lui donne peu de place (peu de reconnaissance institutionnelle du travail du care, organisation peu centrée sur cette dimension de l’activité). Parallèlement à l’analyse critique qui peut être produite dans ce cadre, l’éthique du care formule des propositions qui peuvent être mobilisées pour réaménager la place donnée aux activités du care sur le plan sociétal et sur le plan organisationnel. En ce sens, elle apporte une vision utile à la prospective.

L’éthique du care comme soutien à la prospective

En quoi l’éthique du care ouvre-t-elle des avenues pour repenser et réorganiser les pratiques dans le champ de la santé et des services sociaux? Meagher et Parton (2004) estiment que l’essor des approches managériales en travail social constitue une menace pour certains aspects de la profession. D’une part, la dimension démocratique du travail social et son potentiel de transformation sociale peuvent être mis à mal par ce type de transformations; d’autre part, le pôle rationnel-technique est valorisé au détriment de la prise en compte de la particularité de chaque situation. Devant ce constat, ils affirment que l’éthique du care ouvre sur une autre façon de penser les rapports humains. En continuité de cette analyse, deux avenues ouvertes par cette perspective vont être identifiées : d’une part, l’avenue d’un raisonnement moral alternatif favorisant la prise en compte des inégalités sociales et des discriminations et d’autre part, l’avenue de la revalorisation des activités du care et de leurs acteurs (récipiendaires et pourvoyeuses ou pourvoyeurs).

Une perspective morale alternative permettant de prendre en compte les discriminations systémiques

Par opposition à des principes moraux généraux et abstraits, considérer qu’il existe une « pluralité des voix morales » (Gilligan, 1992; Laugier, 2009) a pour implication d’adopter un regard particulariste (Paperman, 2010, p. 53). L’éthique du care a en effet pour fondement la prise en compte des contextes; prendre soin de quelqu’un, c’est porter attention à l’unicité de ses besoins et leur apporter une réponse individualisée, en lien avec les conditions concrètes dans lesquelles s’inscrivent ces besoins, et dans le respect des préférences et désirs singuliers. La sensibilité est introduite comme condition nécessaire de la justice (Laugier, 2009, p. 83), car les principes moraux universels oblitèrent la particularité de chaque situation que seule une présence attentive et attentionnée peut percevoir. Cette épistémologie morale alternative postule que les décisions morales, plutôt que de s’appuyer sur des principes impersonnels, peuvent s’actualiser dans un processus partagé de découverte, d’expression, d’interprétation et d’ajustement entre les personnes. L’éthique du care s’inscrit dans l’expérience humaine où la question du lien est en jeu au quotidien : comment faire, dans telle ou telle situation, pour préserver et entretenir les relations humaines qui y sont en jeu? Elle peut permettre une reconnaissance de l’aspect unique et dialogique de chaque relation, ainsi que de penser les relations hors du paradigme dominant, selon une analyse féministe : « As a feminist discourse, the ethics of care provides the conceptual space and a vocabulary for recognising and valuing care absent from rational-technical approaches to knowledge and practice, whether professional, bureaucratic, or managerialist. » (Meagher et Parton, 2004, p. 20)

L’ancrage particulariste de l’éthique du care offre par ailleurs la possibilité de prendre en compte les contextes sociaux, politiques et culturels dans lesquels s’inscrivent les individus; cela remet en question le fait de fonder le raisonnement et l’action éthiques sur de grands principes. D’une part, le critère exigeant qu’un principe d’action soit universalisable pour être moral (Kant, 1999 [1785]) est remis en cause par la reconnaissance de la pluralité des normes morales — celle-ci étant rendue particulièrement visible par un contexte de multiculturalisme et de postmodernité. D’autre part, l’éthique des droits est remise en question par les limites qu’elle rencontre; malgré la dimension performative de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), selon laquelle « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », d’importantes inégalités de fait sont observables. Or, des inégalités sont liées à des aspects (la couleur de peau, le genre, le handicap, etc.) qui ne peuvent légitimer une différence d’accès aux biens et ressources, comme le théorise l’éthique de la justice (Rawls, 1971).

Les processus de discrimination ont une dimension subtile. Ils se logent discrètement dans les interactions et s’opèrent souvent à l’insu de celles et de ceux qui s’en font les vecteurs (Legal et Delouvée, 2008). En conséquence, les dynamiques de discrimination (application de stéréotypes, attitudes ou décisions défavorables à tel ou tel groupe social, etc.) peuvent difficilement être identifiées avec certitude dans des cas particuliers et passent donc en grande partie sous le radar des mécanismes par lesquels des atteintes aux droits peuvent être repérées et dénoncées. Alors qu’il est difficile de les appréhender concrètement sous le prisme de l’éthique de la justice ou de l’éthique des droits, l’éthique du care permet de considérer les disparités de conditions sociales et leurs impacts sur les individus. Sans remplacer l’éthique de la justice par l’éthique du care, ni les envisager comme complémentaires, elles sont considérées comme intrinsèquement liées : « In short, for social workers, justice and care are inseparable, rights to care are essential and care is a social obligation. » (Gray, 2010, p.1804). En somme, le souci d’égalité et de reconnaissance recherché dans l’éthique du care entre en cohérence avec une recherche de justice.

Le travail du care exige de prendre en compte les problèmes rencontrés par les personnes dans leur vie quotidienne (Hareng, 2009). Or, les discriminations font partie des expériences habituelles des populations marginalisées; il est donc utile pour les intervenantes ou intervenants de disposer de repères éthiques et théoriques permettant de reconnaître ces enjeux. En ce qu’elle permet de penser les inégalités sociales ou les différentiels de pouvoir, l’éthique du care représente une opportunité épistémologique pour le champ du travail social (Meagher et Parton, 2004). D’autre part, « le concept de justice présuppose le concept de reconnaissance » (Renault, 2004, p. 57); reconnaître la singularité des besoins peut être compris comme donnant une expression concrète à la reconnaissance et, a contrario, le déni de reconnaissance amène à vivre différentes expériences d’injustices. La visée de justice passe ainsi par l’exigence éthique de reconnaître la personne dans ses différentes dimensions : comme sujet, individualité en mesure de s’autodéterminer, et comme sujet social intégré au monde et à sa culture, à même de participer aux décisions sociales.

Dans cette perspective, une distance très claire est prise vis-à-vis de postures maternalistes ou paternalistes, où l’on veut « le bien de l’autre » sans tenir compte de ses aspirations. À ce titre, la version politique de l’éthique du care s’inscrit dans une perspective d’émancipation qui entend la critique sociale formulée par celles et ceux qui vivent des processus de marginalisation et de discrimination (Boltanski, 2009). Pour les intervenantes et les intervenants, cela appuie les possibilités d’alliances avec ces personnes, dans différents contextes et avec différentes modalités ou méthodes d’intervention. Ces alliances sont une condition de base pour établir un lien de confiance, lui-même indispensable à une relation satisfaisante de part et d’autre. La souffrance professionnelle actuellement observable peut aussi être analysée comme conséquence d’une perte de confiance de la population à l’endroit du système de santé et de services sociaux, dont les intervenantes ou intervenants sont les représentants. Dans ce contexte, le renouvellement d’une visée émancipatoire qu’ouvre l’éthique du care peut donc présenter une grande pertinence.

L’éthique du care comme projet social

L’éthique du care propose un cadre d’analyse qui appuie une critique de normes morales et de rapports sociaux actuellement prévalents. Cette critique a pour pendant un versant positif : celui de la promotion d’autres repères moraux, ultimement porteurs d’un projet social et politique pouvant se traduire sur un plan organisationnel, dans le champ des politiques sociales, mais aussi aux niveaux national et international (Martin, 2008; Garrau et Le Goff, 2010). Nous commencerons par indiquer la dimension de prospective que peut contenir l’éthique du care sur le plan macrosocial, avant de nous pencher sur ses implications possibles sur le plan mésosocial, celui ici des organismes appelés à offrir et encadrer des activités du care.

Cette perspective affirme la validité éthique de la reconnaissance de l’autre dans sa singularité, mais aussi en tant que sujet interdépendant inséré dans un réseau de relations sociales ayant des dimensions à la fois affectives (lien social) et sociopolitiques (rapports sociaux de genre, ethnoculturels, etc.). C’est sur cette base que Held affirme (2010, p. 121-122) : « The ethics of care provides guidance for meeting the needs of persons, including needs for peace and security from violence, in ways that are liberating, effective, sensitive, and responsible. »

Sur un plan macrosocial, de nouvelles avenues sont ouvertes par la promotion de valeurs et de pratiques s’inscrivant dans la perspective du care, comme le souligne Hallée :

Cette forme de citoyenneté [féministe] permettrait l’émergence d’une société marquée par des valeurs d’entraide, une identité façonnée par une conscience de l’autre. Ces valeurs devraient transcender le niveau privé et être reconnues publiquement afin que les femmes puissent jouir d’une citoyenneté équivalente ou, en d’autres termes, d’une reconnaissance équitable et continue de leurs contributions. […] Non seulement les valeurs liées à la dispense de soins aux personnes peuvent être universellement partagées, mais les parcours associés à l’un ou l’autre des sexes pourraient être davantage répartis.

Hallée, 2006, p.776

Un projet social visant une répartition plus équitable du travail du care peut se traduire par des politiques (telles que celles sur les congés de paternité qui favorise la participation des hommes aux soins requis par un enfant en bas âge), mais aussi par une plus grande reconnaissance de son utilité sociale et de sa valeur éthique.

En ce qui concerne le niveau mésosocial, Tronto (2010) soutient qu’il serait possible de mettre en place des institutions qui pratiquent le care (caring institutions). Elle remet toutefois en question l’idée selon laquelle le care institutionnel devrait soit s’inspirer du fonctionnement familial, soit se soumettre aux lois du marché. Car d’une part, si la famille peut fournir intuitivement des lignes d’action pour le care (par exemple, attention à l’autre, qualité des relations), son fonctionnement — largement implicite — doit être explicité lorsqu’il s’agit de le transposer à l’institution. D’autre part, les prémisses d’un fonctionnement de marché qui pose le consommateur comme un être rationnel, autonome, capable de faire des choix possédant toute l’information requise pour ce faire, ne reflètent pas nécessairement la situation des récipiendaires du care. Tronto soutient qu’une organisation peut offrir d’excellentes pratiques du care, à condition qu’elle s’interroge sur ses façons de fonctionner. Aussi, elle affirme que les enjeux des relations de pouvoir, de particularisation des soins et des finalités du care doivent être explicités pour permettre un débat démocratique sur son processus, à un niveau politique ou institutionnel :

Thus, to imagine a world organized to care well requires that we focus on three things: politics: recognition and debate/dialogue of relations of power within and outside the organization […]; particularity and plurality: attention to human activities as particular and admitting of other possible ways of doing them and to diverse humans having diverse preferences about how needs might be met; and purposiveness: awareness and discussion of the ends and purposes of care.

Tronto, 2010, p. 162

Tronto plaide ainsi en faveur de l’ouverture d’un espace de discussion public et politique pour mettre à jour ces enjeux et démocratiser les prises de décision. Ce faisant, il est possible d’éviter les deux écueils qui menacent les pratiques du care : le paternalisme, qui laisse croire aux pourvoyeurs de soin qu’ils savent mieux que leurs destinataires ce qui est bon pour eux; et le favoritisme (parochialism), qui peut amener à accorder de meilleurs soins aux personnes avec qui un lien plus prononcé est entretenu. Car la proximité et l’attention unique à l’autre qu’implique le travail du care comporte intrinsèquement les dangers de l’abus de pouvoir et de l’arbitraire; seule la mise en place au sein des institutions d’un espace de discussion concernant ces enjeux pourra permettre d’en réduire les impacts. Un certain nombre de balises peuvent être posées pour soutenir des exigences de qualité dans le travail du care. Pour pouvoir porter ces exigences, il est important de réunir deux conditions, celle d’une revalorisation économique et symbolique des activités du care et celle d’une meilleure reconnaissance de la citoyenneté de leurs récipiendaires. Comme le soulignent Billette et Lavoie (2010, p. 481) :

Un des défis d’une société inclusive et solidaire est de concevoir des espaces, des moments qui permettraient de reconnaître les personnes comme citoyens et citoyennes, légitimes de jouer un rôle dans leurs propres soins, mais aussi dans le développement des politiques et des programmes qui les concerne sur le plan collectif et encore plus largement.

L’avenue d’une plus grande participation des personnes auxquelles se destinent l’aide et les soins est alors pensée en termes éthiques et politiques, plutôt qu’en termes de « satisfaction » vis-à-vis de services conçus sur le mode de l’économie de marché. Ainsi, l’envers des critiques formulées dans la première partie du présent article constitue une prospective possible pour la transformation des pratiques reliées au travail du care, que ce soit au niveau des intervenantes ou des intervenants qui l’exercent directement, ou sur le plan des pratiques organisationnelles d’encadrement et d’évaluation de l’activité, ou encore sur celui des orientations données aux politiques sociales. En effet, l’éthique du care identifie une voie pour repenser les fondements, valeurs et logiques sous-tendant des choix politiques et institutionnels qui constituent des options parmi d’autres possibilités — même si ces choix sont souvent présentés comme étant les seules avenues possibles. De manière plus spécifique, aux niveaux microsocial et mésosocial, l’éthique du care permet de repenser les soins; elle donne une occasion de réfléchir sur l’organisation des services pour « soutenir et promouvoir la citoyenneté de chacun », mais également sur les services proposés autour du soin et comment ils « reflètent et affectent les identités des receveurs de soins » (Boitte, 2002, p. 59).

Les propositions formulées à partir de cette perspective orientent vers des changements institutionnels, mais aussi plus largement vers une reconfiguration des normativités (norme d’autonomie) et des rapports sociaux qui tendent à marginaliser et discriminer les personnes avec lesquelles les intervenantes et les intervenants du champ social et de la santé sont appelés à travailler. Cela repose sur le fait de mobiliser une autre vision anthropologique des êtres humains et de leurs relations, une vision qui prête attention à l’interdépendance, à l’affectivité, aux situations de vulnérabilité et aux enjeux de pouvoir, dans une reconnaissance de la pluralité des voix morales. Celle-ci permet de donner une autre place sociale aux récipiendaires du care, ainsi que de revaloriser les activités consistant à prendre soin d’autrui, à prêter attention à ses désirs et ses besoins, à fournir de l’aide, à veiller à ce que les relations humaines soient satisfaisantes, bref à fournir un travail physique, cognitif ou affectif en vue du bien-être de l’autre. La vie en société ne se réduit certes pas à ces aspects, mais le fait qu’ils concernent tous les êtres humains est largement méconnu dans le cadre du paradigme de l’homo economicus. L’éthique du care place cette dimension de la vie humaine au coeur de ses préoccupations, et permet de penser le travail du care se mettant en oeuvre dans des espaces privés, mais aussi institutionnels. Cet article a tâché d’illustrer sa pertinence pour le champ de la santé et des services sociaux, de par l’analyse critique qui peut être produite dans son cadre, et par les avenues ouvertes pour répondre à certaines des difficultés actuellement rencontrées dans ce champ, entre autres effets délétères, la souffrance éthique d’intervenantes ou d’intervenants.