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Introduction

La rue est un espace chargé de multiples significations. Contestée dans son appropriation en tant qu’espace public, elle est symbole de dangerosité ou d’inconfort. Elle rend visibles les grandes inégalités que l’on ne veut pas voir, rend plus évidente la vulnérabilité de chacun et constitue un espace dans lequel une multitude d’abus et d’injustices prennent place. Dans une société qui carbure à un rythme effréné, la rue se résume pour plusieurs à un espace nécessaire pour circuler d’un endroit à un autre, espace que l’on tente de parcourir le plus rapidement possible, en évitant du regard les passants que l’on croise et les réalités que l’on côtoie. Toutefois, on oublie que la rue offre à chacun la possibilité de voir ce que sa réalité l’empêche de remarquer, d’aller à la rencontre des autres dans un espace qui est le sien, dans lequel on partage une commune humanité. On oublie aussi que la rue est un milieu de vie pour certaines populations qui ne bénéficient pas de lieux privés pour vivre leur quotidien. Aux yeux des passants, les personnes itinérantes, dont les comportements et l’utilisation de l’espace public dévient de la norme sociale, sont perçues comme un signe de désordre ou d’incivilité qui doit être géré, contrôlé. Ces personnes sont, de ce fait, exclues.

Cette exclusion s’appuie sur une construction sociale qui a rendu problématique une certaine forme d’occupation des lieux publics. Le profilage social s’avère l’outil par excellence de cette exclusion. Dans leur rapport pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJ), Campbell et Eid (2009) expliquent que le profilage social se différencie du profilage racial en ce qu’il cible les signes visibles de pauvreté ou de marginalité plutôt que la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion. Ainsi, en s’appuyant sur la définition du profilage racial de la CDPDJ, il est possible de définir le profilage social comme toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur la condition sociale, réelle ou présumée, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2015).

En se fondant sur les signes visibles de pauvreté ou de marginalité, on intercepte des individus parce que leur apparence laisse croire qu’ils appartiennent à un groupe qui a été identifié comme dérangeant ou dangereux (Lemonde, 2010; O’Grady, Gaetz et Buccieri, 2011; Sylvestre, 2010b; Sylvestre, et collab., 2011). De ce fait, on cible des individus non pas sur la base d’une menace réelle, mais plutôt en fonction d’une menace socialement perçue. Le profilage social, en ciblant des populations perçues comme déviantes, renforce la croyance que ces dernières sont en effet « dangereuses ». Ainsi, le profilage social cristallise, institutionnalise et reproduit cette construction problématique de l’itinérance et de son occupation non normative de l’espace public. Par le fait même, on légitime et perpétue une pratique discriminatoire en prétendant qu’elle protège les gens d’une menace qui est en réalité sans fondement. Ainsi s’installe un cercle vicieux d’exclusion et de stigmatisation.

Les politiques de gestion des incivilités et du désordre qui sous-tendent le profilage social s’appuient d’abord sur un discours croissant sur la sécurité, notamment par l’entremise de la théorie du carreau brisé (Broken Windows Theory). Cette théorie postule que si l’on omet de réparer un carreau brisé dans un immeuble, s’ensuivra une prolifération de carreaux brisés, puisque les signes de désordre encouragent les incivilités et la criminalité en donnant l’impression que la communauté ne se préoccupe pas de préserver l’ordre (Wilson et Kelling, 1982). « Selon cette théorie, les mendiants, clochards et autres flâneurs sont autant de carreaux brisés et de menaces à la paix et à la sécurité » (Sylvestre, et collab., 2011, p. 540). Ainsi, si l’on tient pour acquise une causalité entre environnement et criminalité, la meilleure façon de réduire le crime serait de combattre le désordre (Wilson et Kelling, 1982). La pratique du profilage social s’appuie donc sur la validité perçue d’une telle théorie, et la répression qui en découle se base d’abord et avant tout sur une lecture des risques éventuels à l’ordre social, plus particulièrement des risques associés à la pauvreté visible.

Suivant la thèse des « carreaux brisés », la gestion des incivilités est devenue une priorité des services de police depuis les années 1990 et a permis de justifier l’adoption de politiques de tolérance zéro (Beauchesne, 2010; Bernier, et collab., 2011; Boivin et Billette, 2012; Douglas, 2011). Ces politiques de tolérance zéro, « comme [leur] nom l’indique, consiste[nt] à appliquer la loi au pied de la lettre, avec une intransigeance sans faille, en réprimant toutes les infractions mineures commises sur la voie publique de sorte à restaurer le sentiment d’ordre et à forcer les membres des classes inférieures à “moraliser” leurs comportements » (Wacquant, 1999, p. 129). Ces pratiques de gestion des incivilités qui pénalisent des comportements, tels que flâner, s’adonner à la sollicitation, être trouvé ivre, uriner en public ou occuper plus d’une place sur un banc, pratiques qui, à première vue, peuvent sembler neutres et non discriminatoires, s’attaquent directement aux stratégies de survie des personnes itinérantes, les contraignant à commettre ces délits et à en subir les conséquences (Campbell et Eid, 2009). Ces politiques viennent aussi légitimer des « pratiques agressives et discriminatoires de nettoyage des rues » (Colombo et Larouche, 2007, p. 113). Certains auteurs parleront alors de discrimination systémique (Douglas, 2011; Lemonde, 2010). Plusieurs auteurs soulignent que la tendance vers des politiques de tolérance zéro s’inscrit dans une nouvelle pénologie qui élargit la notion de criminalité pour y introduire celles de risque, de désordre et d’incivilité, justifiant de ce fait une approche préventive basée sur la gestion du risque (Colombo et Larouche, 2007; Lemonde, 2010). C’est ainsi que « les politiques pénales et criminelles prennent le relais des politiques sociales et de santé publique dans une logique plus répressive que protectrice à l’égard des populations définies comme des “groupes à risque” » (Sylvestre, et collab., 2011, p. 539).

Dans le cadre du présent article, on étudie le contexte dans lequel le profilage social s’inscrit et se manifeste dans une région particulière et on examine l’identité des agentes et agents profileurs et des personnes profilées, le rôle des intervenantes et intervenants dans le processus de profilage social ainsi que les conséquences de ce phénomène sur les personnes qui en sont victimes, afin de mieux comprendre comment le profilage social contribue à l’institutionnalisation d’une construction de l’itinérance et d’une certaine occupation de l’espace public en tant que problématique dans la ville de Gatineau. Une lecture du concept de profilage social, faite à la lumière d’une perspective interactionniste et mettant l’accent sur la théorie de l’étiquetage de Becker (1985), permet de comprendre comment certains comportements viennent à être étiquetés comme dérangeants, voire dangereux, dans un contexte donné, et d’expliquer les répercussions qui en découlent.

Perspective interactionniste : la construction d’un problème social

Selon la perspective interactionniste, le comportement humain est le produit de symboles sociaux communiqués entre individus. C’est donc dans le processus de communication ou de symbolisation, c’est-à-dire dans l’interaction, que les êtres humains en viennent à se définir et à définir les autres. Cette perspective reconnaît également que la vie en société est complexe, relative et qu’il n’y a pas d’absolu. Ainsi, les interactions qui nous permettent de définir et d’interpréter le monde doivent être situées dans leur contexte précis (Williams III et McShane, 2014). Étudier l’individu dans son contexte, où se déroulent les interactions, permet donc de comprendre le sens donné aux comportements (Blumer, 1969). Suivant cette logique, la théorie de l’étiquetage s’intéresse au processus par lequel certains individus, comme les personnes itinérantes, en viennent à être identifiés comme « déviants » dans un contexte donné. S’il n’y a pas d’absolu, alors il n’y a pas de normes universelles qui gouverneraient les comportements humains. Or, la définition de ce qui constitue la déviance varie à travers le temps et d’une société à une autre.

Chaque société est caractérisée par une multitude de valeurs qui se réconcilient à des degrés variables. Ces valeurs sous-tendent les normes auxquelles adhèrent différents groupes au sein d’une même société. Certains groupes, par leur statut et le pouvoir que ce statut leur confère, réussissent à imposer leurs normes. En matière de profilage social, les groupes sociaux ayant la capacité de faire imposer leurs normes sont ceux en position d’autorité, notamment les membres des services de police, les actrices et acteurs politiques et judiciaires, les individus chargés de surveiller les lieux publics, mais également toutes les personnes qui constituent le groupe des « dérangés », c’est-à-dire les propriétaires de logements, les commerçants des centres-villes, les investisseurs immobiliers et les responsables de l’industrie touristique. Ces entrepreneurs de morale ont le pouvoir de déterminer ce qui est déviant en contribuant à une réaction sociale de réprobation envers ceux et celles qui nuisent à leurs intérêts.

Becker (1985) explique que les individus qui contreviennent à ces normes sont considérés comme des outsiders (étrangers) et en viennent à être étiquetés comme « déviants ». Ainsi, « la déviance n’est pas une propriété du comportement, mais de l’interaction entre ceux qui commettent l’acte et ceux qui réagissent » (Becker, 1985, p. 38). La déviance réside donc dans le regard de la personne qui observe le comportement; elle est une qualité de la réaction au comportement plutôt qu’une qualité du comportement en soi. Dès que le comportement est étiqueté comme déviant, la personne qui l’adopte le devient également. Pourtant, il n’est pas toujours nécessaire que le comportement soit présent pour qu’un individu soit étiqueté comme déviant. Il suffit simplement que la personne qui réagit, qui étiquette, croie que le comportement a eu lieu pour que le processus d’étiquetage s’enclenche (Williams III et McShane, 2014). Une fois le processus enclenché, il n’y a pas de remise en question de l’étiquette ou de la qualification du comportement comme déviant. Une fois une norme imposée, le sens commun maintient qu’il y a quelque chose de fondamentalement déviant dans les comportements qui l’ont transgressée.

Le concept d’outsider, concept à double sens, est au coeur de la théorie de l’étiquetage. Selon Becker (1985), l’outsider est celui qui est étranger au groupe social qui impose une norme, il est celui qui y contrevient, celui qui est déviant. Aux yeux de ce dernier, toutefois, ce sont ses persécuteurs qui sont extérieurs, qui sont outsiders. En matière de profilage social, l’outsider serait donc, au premier sens, la personne itinérante qui menace l’ordre public par son occupation « problématique » de l’espace. En revanche, au deuxième sens, les outsiders, pour la personne itinérante, seraient ceux qui « instituent les normes qu’elle a été déclarée coupable d’avoir transgressées » (Becker, 1985, p. 39), normes auxquelles elle n’adhère pas. Ainsi, la personne étiquetée, rejetée par le groupe dominant, rejette à son tour ce groupe qui l’étiquette.

Le processus d’étiquetage peut donc avoir comme conséquence la perpétuation de la déviance. Tout d’abord, l’étiquette attire l’attention et le soupçon. Les personnes étiquetées sont plus visibles, en ce sens que l’on est davantage conscient de leur présence parce que celle-ci dérange. Cette visibilité mène à une surveillance accrue de tout un chacun qui craint la déviance ainsi que des services policiers qui sont responsables de la gérer (Williams III et McShane, 2014). En raison de cette surveillance amplifiée, on détecte plus aisément et plus fréquemment les comportements des individus qui transgressent les normes sociales. Ainsi, l’étiquette est renforcée et la déviance, perpétuée. Par ailleurs, les personnes étiquetées, surtout celles dont l’étiquette est constamment renforcée, en viennent souvent à intérioriser l’étiquette. L’individu étiqueté en vient à accepter, voire à adopter l’étiquette comme faisant partie de son identité, identité maintenant conçue et perçue comme déviante. Ainsi, l’individu agira en fonction de cette nouvelle identité, l’étiquette devenant une prophétie qui s’autoréalise et qui perpétue par le fait même la déviance.

Le fait d’analyser le profilage social des personnes itinérantes dans une optique interactionniste, par l’entremise de la théorie de l’étiquetage, permet d’examiner la construction de l’occupation des espaces publics par les personnes itinérantes comme étant problématique. Cette perspective permet également de comprendre comment les personnes itinérantes en viennent à être catégorisées comme population déviante et comment les divers dispositifs de l’État en viennent à légitimer cette classification et les actions de répression qui en découlent. Finalement, cette perspective permet de dévoiler certaines conséquences du profilage social sur la perception de soi des individus profilés. Plusieurs recherches sur le thème du profilage social portent notamment sur les conséquences judiciaires de ce profilage. Cette conséquence directe, certainement majeure dans la compréhension du phénomène, ne peut toutefois, à elle seule, expliquer l’étendue des dommages causés à l’identité des individus profilés.

Méthodologie

Le présent article s’inscrit dans le cadre d’une recherche communautaire en cours portant sur le profilage social à Gatineau (Québec) et à Ottawa (Ontario). Il s’agit de deux villes situées dans deux provinces distinctes, fréquentées par les mêmes populations, séparées uniquement par la rivière des Outaouais. Cette recherche privilégie une approche collaborative, cherchant à soutenir et à outiller les organismes partenaires quant à la problématique du profilage social. De même, elle vise à documenter cette problématique afin d’offrir une reconnaissance théorique et pratique à ce phénomène, permettant, de ce fait, de soutenir les revendications citoyennes, de formuler des propositions applicables à la réalité du milieu et d’agir comme levier à l’action communautaire. La recherche communautaire implique la participation conjointe d’actrices et d’acteurs universitaires et communautaires à chacune des étapes du processus de la recherche, allant de la problématisation à l’analyse des données. Elle suit les principes d’équité et de responsabilité partagée en fonction des compétences de chacun (Bekelynck, 2011).

La présente recherche comporte trois méthodes de collecte de données :

  1. une série d’observations participantes au sein d’organismes communautaires partenaires, notamment sous la forme d’ateliers d’éducation populaire;

  2. une série d’entretiens collectifs (groupes de consultation ou groupes de discussion) auprès d’agentes et agents professionnels du milieu (intervenantes et intervenants et gestionnaires d’organismes communautaires);

  3. une série d’entretiens semi-dirigés auprès de ces mêmes participantes et participants ainsi qu’auprès de victimes de profilage social.

Aux fins du présent article, les données recueillies lors de deux entretiens collectifs ainsi que les résultats d’une première ronde d’observation participante dans certains milieux partenaires ont fait l’objet d’une analyse préliminaire à la lumière de la perspective interactionniste pour permettre de comprendre comment, par l’entremise du profilage social, on arrive à construire la marginalité et à définir une certaine forme d’occupation des lieux publics comme étant problématique.

Lors des entretiens collectifs visés par le présent article, les participantes et participants ont été appelés à répondre à sept questions :

  1. Quelle est la définition du problème du profilage social et comment se manifeste-t-il à Gatineau?

  2. Quel est son contexte d’émergence?

  3. Quelles sont les populations ciblées?

  4. Quelles sont les interventions mises en place pour y faire face?

  5. Quelles sont les conséquences vécues par les usagers de services communautaires, selon vos observations et les témoignages que vous avez pu recueillir?

  6. Quelles sont les répercussions de ce profilage sur votre travail quotidien?

  7. Quelles sont vos propositions de solutions ou de démarches d’action collective?

Les données recueillies lors de ces entretiens collectifs ont été soumises à une analyse de contenu thématique de type déductive inspirée du cadre conceptuel adopté. Ainsi, les données ont été codées afin de faire ressortir les thèmes suivants des propos des participantes et participants aux entretiens collectifs :

  1. le contexte spécifique dans lequel s’inscrit et se manifeste le profilage social;

  2. les agentes et agents profileurs;

  3. les personnes profilées;

  4. le rôle que peuvent jouer les intervenantes et intervenants dans le processus de profilage;

  5. les conséquences du profilage pour les personnes profilées.

Il est à noter qu’aucune donnée nominative n’est présentée dans le cadre de cet article afin d’assurer l’anonymat et de respecter la confidentialité des participantes et participants.

Le premier entretien collectif s’est déroulé le 12 décembre 2014 dans les locaux d’un organisme communautaire partenaire; huit participantes et participants représentant cinq organismes communautaires de la ville de Gatineau étaient présents. Le deuxième entretien collectif s’est déroulé le 23 avril 2015 dans les locaux d’un organisme communautaire partenaire; six participantes et participants représentant quatre organismes communautaires de la ville de Gatineau étaient présents[1]. Le choix de présenter l’analyse préliminaire des données issues de ces entretiens collectifs découle du fait que les participantes et participants, qui sont des agentes et agents professionnels du milieu, côtoient, dans le cadre de leurs fonctions, à la fois les personnes profilées et les agentes et agents profileurs. Ainsi, les participantes et participants se trouvent dans une position privilégiée du fait qu’ils composent quotidiennement avec les réalités du profilage social tout en pouvant prendre un certain recul par rapport à la situation.

Les circonstances : le contexte du profilage social à Gatineau

Suivant les principes de la perspective interactionniste, Becker (1985) explique que le contexte dans lequel la collectivité impose des normes à d’autres individus, les catégorisant ainsi comme « déviants », s’appuie sur des facteurs relatifs au temps et à l’espace, facteurs découlant de jugements de valeur. Cette explication démontre le caractère « construit » de ce qui pose problème. Dans le cas du profilage social, la littérature montre qu’en effet, les personnes visées par des mesures répressives ont varié selon les villes, les périodes historiques et ce qui était considéré, dans ces moments et ces endroits spécifiques, comme les catégories d’individus jugés indésirables. Par exemple, au cours des dernières années, à Québec, les pratiques de profilage ciblaient davantage les jeunes appartenant au mouvement « punk », alors qu’à Montréal, elles ciblaient davantage les personnes itinérantes plus âgées consommant des drogues ou de l’alcool dans l’espace public. En revanche, à Ottawa, c’étaient davantage les personnes autochtones ou issues de l’immigration qui étaient ciblées. De plus, on a assisté à une fluctuation du nombre de constats d’infraction émis au cours des dernières années dans les différentes villes étudiées. Par exemple, à Québec, l’année 2006 a affiché un pic de judiciarisation, ce qui correspond à la mise en place d’une stratégie de tolérance zéro. Les années subséquentes ont affiché une baisse des constats d’infraction émis. Donc, les constats d’infraction émis fluctuent en fonction des années (des stratégies mises en place) ainsi qu’en fonction des saisons (la répression étant plus forte en période estivale) (Bernier, et collab., 2011; Campbell et Eid, 2009; Sylvestre, et collab., 2011).

Il est donc important de replacer le profilage social et les politiques qui le sous-tendent dans un contexte social plus large de représentations sociales de la marginalité (O’Grady, Gaetz et Buccieri, 2011). En fait, selon la littérature, se cacheraient derrière ces pratiques discriminatoires des intérêts économiques, politiques et institutionnels particuliers (Sylvestre, et collab., 2011). Des préoccupations liées au tourisme, à l’industrie et à la revitalisation ainsi que le phénomène de gentrification auraient exacerbé les conflits liés à l’occupation des espaces publics (Chesnay, Bellot et Sylvestre, 2013; Colombo et Larouche, 2007; Morin, Parazelli et Benali, 2008; O’Grady, Gaetz et Buccieri, 2011). C’est pourquoi nous avons demandé aux agentes et agents professionnels participant aux entretiens collectifs de nous décrire la spécificité du profilage social tel qu’il se dessine dans la ville de Gatineau.

Selon ces participantes et participants, comme dans toutes régions, le profilage cible les individus qui « sont différents » parce que la différence déclenche le soupçon. Une importante particularité de la ville de Gatineau est sa proximité par rapport à la capitale nationale, Ottawa. Le centre-ville, où sont concentrés les populations marginalisées ainsi que les services qui leur sont offerts et, par conséquent, où le profilage social est le plus fréquent, regroupe plusieurs bureaux du gouvernement fédéral canadien. La région comporte ainsi une grande proportion de fonctionnaires fédéraux. De ce fait, la différence se fait frappante. Deux mondes qui ne se côtoient habituellement pas sont appelés à partager un même espace. Par ailleurs, la proximité [de la ville de Gatineau] par rapport au centre-ville d’Ottawa fait en sorte que les gens transigent entre les deux villes — et les deux provinces — ce qui engendre un double profilage : les mêmes populations se voient profilées des deux côtés de la rivière.

Les participantes et participants expliquent que bien que la tolérance de la part des résidents et des commerçants de la région semble s’être améliorée au cours des dernières années, la présence policière demeure importante dans le « Vieux-Hull » (centre-ville). En tentant d’expliquer le maintien d’une présence policière aussi importante malgré le déclin de plaintes citoyennes, les participantes et participants indiquent qu’il s’agit d’une ville de fonctionnaires — une ville tranquille — et que, par conséquent, les membres des services de police se « cherchent quelque chose à faire ». Ils expliquent que le Vieux-Hull a une histoire qui fait en sorte que l’on maintienne une « conception policière du quartier » : on veut prévenir la déchéance, alors on intervient avant que quoi que ce soit n’arrive. On finit donc par se « créer » de l’action.

Tout comme la littérature le mentionne, les participantes et participants expliquent que le profilage, ici comme ailleurs, sert un but ultime, un but politique. Ils affirment que la région de Gatineau, notamment le centre-ville, soit le secteur du Vieux-Hull, connaît présentement une intense période de revitalisation qui contribue au profilage social et l’exacerbe. Les participantes et participants précisent qu’en fonction du quartier, le profilage a différentes causes et prend différentes formes. Ils expliquent que, dans le centre-ville, on tend à repousser les gens en raison d’un désir de revitalisation et de gentrification, tandis que, dans d’autres quartiers où la gentrification n’est pas un enjeu, on tente de contenir les gens, de les restreindre à certains espaces.

Un important problème soulevé par les participantes et participants relève du fait que le profilage social n’est pas reconnu dans la région, ni au niveau politique, ni au niveau policier. Le discours officiel maintient que le profilage social n’est pas pratiqué dans la ville de Gatineau. Cependant, selon les participantes et participants, en coulisse, dans des échanges informels entre organismes communautaires et représentants municipaux ou policiers, on admet que le profilage social existe et qu’il est une problématique dans la région. Pourtant, on ne le nomme pas, on le nie publiquement.

Les participantes et participants ajoutent qu’une autre spécificité de la région réside dans le fait que la ville de Gatineau est un petit milieu. Une fois qu’une personne est profilée, elle est rapidement connue de tous, ce qui n’est pas la réalité dans de plus grandes régions. De ce fait, les mêmes personnes sont interpellées de multiples fois par différents agents et agentes profileurs, une situation qui est perçue par les intervenantes et intervenants et les personnes profilées comme une forme d’abus. Comme il a été soulevé lors d’un entretien collectif :

Dans un petit milieu, on sait où trouver les gens qu’on a ciblés, particulièrement dans un milieu comme l’Outaouais [région du Québec dans laquelle se trouve la ville de Gatineau], où les services sont centralisés dans un petit centre-ville […]. C’est de l’acharnement, les gens ont l’impression d’être carrément suivis et ils ont peur, peur d’être ciblés et donc peur de dénoncer.

La dénonciation du profilage social est certes toujours difficile, car les personnes profilées ont peur des représailles. Toutefois, dans un petit milieu où il est difficile de dénoncer le profilage dans l’anonymat, les représailles sont d’autant plus préoccupantes.

Les participantes et participants ont aussi souligné certaines réalités particulières de la région qui contribuent au profilage social. Tout d’abord, il y a de moins en moins de lieux publics libres pouvant être fréquentés gratuitement par les personnes itinérantes afin de répondre à certains de leurs besoins de base. Il n’y a en effet aucun accès à des installations sanitaires, ce qui les expose davantage aux infractions pour incivilité. Par ailleurs, à ce jour, la Ville n’offre pas de centre de dégrisement ni de centre d’injection supervisé. De plus, les intervenantes et intervenants ne sont pas toujours présents (24 heures sur 24) pour offrir un soutien aux personnes ci blées par le profilage social. Finalement, comme c’est le cas dans d’autres régions, le profilage n’est pas le propre de la police municipale. Les participantes et participants expliquent que les services de sécurité privés sont des agentes et agents profileurs importants dans la région. De ce fait, les individus profilés sont également expulsés de lieux publics, tels les centres commerciaux.

Insiders/outsiders : les agentes et agents profileurs et les personnes profilées

Selon la théorie de l’étiquetage, certains groupes réussissent à imposer leurs normes à l’ensemble de la collectivité. Les comportements qui transgressent ces normes sont alors étiquetés par le groupe dominant comme déviants. Comme il a été présenté plus haut, en matière de profilage social des personnes itinérantes, ce sont les personnes en position d’autorité qui enclenchent le processus d’étiquetage, mais les normes qui sous-tendent ce phénomène sont celles du groupe dominant, celles du groupe des « dérangés ». Bellot et Sylvestre appuient cette idée en notant que « certains semblent avoir le droit de définir ce qu’est un usage inapproprié [de l’espace public] et d’exiger de la ville une intervention dont “l’objectif est la réappropriation du domaine public” et “de favoriser le sentiment de sécurité” ainsi que de “favoriser une cohabitation harmonieuse et réduire les comportements inappropriés” » (2013, p. 10).

Les participantes et participants aux entretiens collectifs indiquent que la crainte généralisée de la marginalité et des incivilités dans la société est soutenue sur le plan sociétal par la problématique systémique du profilage social. Ils soutiennent que malgré le fait que les taux de criminalité aient diminué, le sentiment de peur perdure. Ainsi, la population générale approuve le profilage social en raison de la peur qu’elle entretient à l’égard de certains groupes dont les comportements transgressent ses normes sociales. Les participantes et participants considèrent que ce sentiment général d’insécurité découle d’une forme d’ignorance ou d’incompréhension. Le profilage social, en ciblant certains groupes, renforce et reproduit la croyance que ces groupes sont en effet dangereux.

Les participantes et participants estiment que les agentes et agents profileurs utilisent alors cette peur pour justifier leurs interventions. La littérature sur le profilage social abonde dans le même sens. À titre d’exemple, Lemonde explique que, selon les documents d’orientation du Service de police de la Ville de Montréal, « les incivilités seraient au coeur des préoccupations des citoyens et seraient, plus que la criminalité, génératrices d’insécurité. Ainsi, les interventions répressives à l’endroit de la population itinérante reposent sur la “demande sociale” et sur le sentiment de peur des bons citoyens. » (2010, p. 7). Cette justification de la part du Service de police démontre que la répression des incivilités est soutenue et justifiée par la réaction de peur de « bons » citoyens qui ont étiqueté la présence des personnes itinérantes dans les espaces publics comme déviante.

Ainsi, l’intervention policière s’autojustifie et renforce cette peur en nourrissant le sentiment d’insécurité. Les participantes et participants expliquent que la présence policière près des lieux où se rassemblent les personnes itinérantes, notamment autour des centres de services sociaux qui leur sont destinés, donne l’impression aux résidents et aux commerçants qu’il y a un danger. Les organismes doivent donc transiger avec les résidents et les commerçants pour restaurer la confiance qui s’effrite et qui renforce la réaction « pas dans ma cour » qui n’existait pas jadis.

La perception de la pauvreté et les discours qui sont entretenus à son égard s’articulent depuis longtemps autour des pôles « bons pauvres » et « mauvais pauvres », la personne itinérante tombant généralement dans la catégorie des « mauvais pauvres ». Sylvestre, Bellot et Chesnay (2012) ont étudié les discours légitimateurs de la judiciarisation de l’itinérance au Canada et ont constaté que cette distinction entre bons et mauvais pauvres est au coeur du traitement réservé aux personnes itinérantes. Les personnes itinérantes étant perçues comme choisissant de manière libre et autonome de contrevenir à la loi, ou du moins aux normes sociales, deviennent alors responsables de leur sort. Les auteures notent que « le droit pénal, par ses injonctions individualisantes, devient l’outil par excellence qui permet de distinguer et de différencier les méritants et les non-méritants, octroyant des alternatives et de l’aide à certains, tout en renforçant la répression pour les autres » (2012, p. 308). Sylvestre et Bellot (2013) affirment que la primauté de la conception de l’itinérance choisie « permet de faire état d’une logique de différenciation sociale qui marque la distance entre des individus qui choisissent de participer à la société et d’autres qui s’en excluent » (Sylvestre et Bellot, 2013, p. 9). Cette distinction contribue alors à justifier le profilage social.

À cet effet, il est intéressant de noter que les participantes et participants ont insisté sur le caractère systémique du profilage. Bien que le profilage social se manifeste par des interventions individualisantes qui distinguent les « bons citoyens » des « citoyens dérangeants/dangereux », les enjeux qui sont ciblés sont des enjeux systémiques et/ou structuraux, notamment l’itinérance et la pauvreté. Les participantes et participants expliquent que les règlements municipaux, outils privilégiés du profilage social, affectent différemment certains groupes. Par exemple, les personnes itinérantes deviennent la cible d’interventions policières, car elles n’ont pas de lieu privé où consommer ou flâner – des comportements considérés comme anodins lorsqu’ils sont adoptés dans le confort d’une résidence privée. Les participantes et participants expliquent que l’on profile des individus en raison de leur réalité personnelle, de leur réalité de vie, une réalité qui découle d’enjeux systémiques. Force est de constater que le profilage social cible également les stratégies de survie que les personnes itinérantes adoptent pour pallier ces réalités. N’ayant aucun autre moyen de subvenir à leurs besoins, ces populations se voient ainsi judiciarisées parce qu’elles mendient ou s’adonnent au travail du sexe, par exemple.

Le profilage social cible les signes visibles de la pauvreté qui sont perçus comme une menace aux normes sociales du groupe dominant. Il judiciarise des comportements de survie et, par le fait même, permet d’occulter les enjeux systémiques qui sous-tendent ces comportements. Ainsi, les personnes itinérantes se voient profilées dans toutes les sphères de leur vie. Leur occupation des lieux publics dérange, menant ainsi à leur exclusion. Il n’est donc pas surprenant que ces individus développent une méfiance à l’égard des agentes et agents profileurs, méfiance qui peut se généraliser à l’ensemble de la société. Ainsi, les agentes et agents profileurs (ceux qui imposent leurs normes — normes qui sont étrangères aux personnes itinérantes) deviennent des outsiders aux yeux des personnes qu’ils étiquettent comme déviantes. Les participantes et participants rendent compte d’un climat de peur qui s’installe chez les personnes itinérantes qui doivent désormais être constamment vigilantes. Le profilage social, permettant d’individualiser des enjeux systémiques, rend la personne itinérante responsable de son sort. Selon les participantes et participants, la société croit généralement que si un individu est méfiant de la police ou qu’il est arrêté, c’est parce qu’on avait quelque chose à lui reprocher. Ainsi, le profilage social s’autojustifie tout en renforçant une conception négative de l’itinérance comme étant un choix, le choix des « mauvais pauvres ».

Insiders/outsiders : les intervenantes et intervenants comme agentes et agents profileurs

Bien que les intervenantes et intervenants jouent un rôle important en ce qui a trait à la dénonciation et au combat contre le profilage social et ses répercussions, il importe néanmoins de se pencher sur le rôle que ces actrices et acteurs peuvent jouer dans le processus de profilage : ils peuvent y participer tantôt directement, tantôt indirectement. Bien que la question du rôle des intervenantes et intervenants dans le profilage social n’ait pas été abordée lors des entretiens collectifs, il est tout de même intéressant d’étudier, à partir de leurs échanges, les moyens par lesquels ils peuvent y participer.

Tout d’abord, il est important de reconnaître que plusieurs intervenantes et intervenants font partie du groupe dominant, le groupe des « dérangés ». Au-delà de leurs fonctions en tant qu’intervenantes et intervenants, ils sont des citoyennes et citoyens, propriétaires de logements, parents, etc. Bien qu’ils offrent un soutien aux personnes itinérantes et défendent leurs droits, ils demeurent néanmoins membres d’un groupe dont les normes ont été transgressées. Ainsi, les défenseurs peuvent, dans leur vie privée, devenir profileurs, si ce n’est pas en signalant eux-mêmes des comportements qui transgressent les normes sociales, tout au moins en participant à instituer celles-ci. En fait, certains participants et participantes ont signalé qu’au sein d’une même équipe, cette réalité peut créer des tensions du fait que certains intervenants et intervenantes adhèrent plus fortement que d’autres aux normes du groupe dominant.

Il est aussi possible que les intervenantes et intervenants participent indirectement au profilage social en raison de leur collaboration avec les agentes et agents profileurs. Par la nature de leur mandat, certains intervenants et intervenantes doivent interagir avec divers agents et agentes profileurs : membres des services de police, représentantes et représentants du conseil municipal ou de l’aide sociale, etc. Les participantes et participants expliquent que les intervenantes et intervenants sont perçus par plusieurs comme des agentes et agents de normalisation. De ce fait, les membres des services de police ont souvent des attentes envers eux. Bien que les intervenantes et intervenants puissent parfois servir à mitiger les conflits entre les agentes et agents profileurs et les personnes profilées, ils peuvent aussi être perçus comme des instruments pouvant être mobilisés pour gérer des populations qui dérangent (par exemple en désamorçant des situations de crise). Ainsi, les intervenantes et intervenants peuvent eux-mêmes involontairement devenir des agentes et agents profileurs en soutenant les membres des services de police dans leurs interventions.

Les entretiens collectifs révèlent que les participantes et participants sont divisés sur la question de la collaboration policière. Certains expliquent que la nature de leur mandat exige une certaine collaboration avec les agentes et agents profileurs, alors que d’autres prônent la non-collaboration, considérant qu’une telle collaboration peut participer au profilage social. Les participantes et participants expliquent que les intervenantes et intervenants sont souvent confrontés à un dilemme : soutenir et aider la personne ou respecter la loi. À titre d’exemple, l’une des personnes participantes explique qu’en matière de réduction des méfaits, les intervenantes et intervenants sont particulièrement confrontés à ce dilemme puisqu’ils distribuent des accessoires de consommation tout en sachant que ceux-ci seront utilisés comme preuve de comportements criminalisés.

Si une distinction est faite par les agentes et agents profileurs entre « bon pauvre » et « mauvais pauvre », cette distinction est également faite au niveau des organismes communautaires et des intervenantes et intervenants. Selon les participantes et participants, les organismes qui offrent du soutien sont bien vus par les services de police parce qu’ils « s’occupent du problème ». Cependant, les organismes de défense des droits, les organismes qui « dérangent », ne bénéficient pas du même statut aux yeux de la police. Comme l’a rapporté une personne participante :

Quand on est dans la rue et on aide quelqu’un à s’en sortir, là on est bien vus, mais quand on est dans la rue pour observer, dénoncer, là on est moins bien vus. […] Si on aide, on est voulu; si on observe, dénonce, on tente de nous pousser. Les sorties médiatiques dans une perspective de service sont bien reçues, tandis que les sorties médiatiques sur la défense de droits, c’est moins sexy, moins vendeur, donc la réception médiatique est moindre. Quand on dénonce une réalité, c’est moins vendeur… c’est comme si on dérangeait le beau vernis qu’on a mis sur notre société.

Par ailleurs, les participantes et participants ajoutent qu’une apparence physique « marginale » peut également brimer la crédibilité d’une intervenante ou d›un intervenant vis-à-vis des agentes et agents profileurs. Les intervenantes et intervenants dont l’apparence entre dans la norme sont perçus par les agentes et agents profileurs comme des agentes et agents normalisateurs avec qui ils peuvent collaborer, tandis que ceux et celles qui ont l’air marginaux sont perçus comme des agentes et agents perturbateurs.

Répercussion de l’étiquette : les conséquences du profilage social

L’interactionnisme symbolique s’intéresse non seulement au processus d’étiquetage, mais aussi aux répercussions de l’étiquette sur l’individu. Il est donc pertinent de se pencher brièvement sur les répercussions du profilage social sur les personnes itinérantes de même que sur les personnes qui les soutiennent. Étroitement lié au concept d’étiquette de Becker, le concept de stigmate développé par Goffman (1975) est présenté comme suit : une « marque » ou un attribut qui rend différent l’individu et le discrédite aux yeux des autres en fonction de préjugés sociaux. Le profilage social renforce la stigmatisation vécue par les personnes marginalisées. Les effets de cette stigmatisation sont multiples et importants.

Becker explique que l’étiquette perpétue d’autres comportements qui transgressent les normes, tout d’abord parce qu’elle mène à une surveillance accrue. Cette surveillance augmente les possibilités de détection de nouveaux comportements qu’on étiquettera comme déviants. À cet égard, les participantes et participants expliquent que les lieux où se situent les services de santé et les services sociaux qui desservent les populations profilées deviennent des lieux de profilage importants. Puisque ces lieux sont reconnus comme des lieux fréquentés par les personnes en situation d’itinérance, les membres des services de police ont tendance à patrouiller davantage dans le voisinage. Les participantes et participants expliquent que les personnes itinérantes se sentent, par le fait même, surveillées en raison de cette présence policière accrue. À ce chapitre, les participantes et participants ajoutent que certaines personnes itinérantes n’osent plus fréquenter les organismes communautaires qui offrent des repas gratuits, de l’hébergement d’urgence, des centres de jour, des services d’échange de seringues. De plus, elles n’osent plus fréquenter certains organismes publics tels les hôpitaux. Ceci met évidemment leur santé et leur sécurité à risque. En ce qui a trait à la santé physique, une personne participante donne l’exemple de personnes qui n’utilisent plus les services d’urgence, bien qu’elles en aient besoin, de peur d’être arrêtées. Au-delà des conséquences sur la santé physique, le profilage social engendre également d’importantes conséquences psychologiques. À cet égard, les participantes et participants évoquent les séquelles qu’entraînent la peur, la méfiance et la vigilance constante. Ils ajoutent que certaines autres personnes marginalisées ont peur de sortir de chez elles parce qu’elles sont profilées dès qu’elles se présentent en public. En résultent l’isolement, la perte de solidarité et la détresse.

Becker discute aussi de l’intériorisation de l’étiquette : l’individu en vient à accepter, à adopter l’étiquette comme faisant partie de son identité. Dorénavant, il agira en fonction de cette nouvelle identité, et les comportements considérés comme déviants se perpétueront. Bien que les participantes et participants n’aient pas parlé de l’intériorisation de l’étiquette comme perpétuant les comportements jugés déviants, ils ont par contre soulevé les répercussions de l’intériorisation du profilage social. Ainsi, les participantes et participants expliquent que le profilage social fait tellement intrinsèquement partie de la vie de certaines personnes — celles-ci étant profilées dans toutes les sphères de leur vie — qu’elles ne reconnaissent plus qu’elles sont profilées. Elles en viennent à intérioriser le profilage, voire à le banaliser. Une personne participante explique que cette pratique discriminatoire devient tellement normale que les personnes profilées ne se perçoivent plus comme victimes de profilage et cessent de dénoncer la discrimination qu’elles subissent.

Les participantes et participants expliquent également que le profilage social se présente comme un obstacle à l’atteinte d’une meilleure qualité de vie. Tout d’abord, le profilage social fait obstacle aux démarches de réinsertion. Les participantes et participants indiquent qu’il est difficile de travailler sur des objectifs de réinsertion, par exemple l’obtention d’un logement ou d’un emploi, lorsque l’on est ciblé par le profilage social. Non seulement les conséquences psychologiques du profilage social rendent-elles difficile l’engagement dans un processus de réinsertion, mais chaque intervention policière se présente comme un nouvel obstacle. Les participantes et participants expliquent que le profilage social mène trop souvent à la judiciarisation. Le profilage se solde souvent par une comparution devant les tribunaux et, si une personne néglige de se présenter pour sa comparution, elle finit par faire l’objet d’un mandat, devenant à nouveau la cible d’une intervention policière. Le profilage nourrit le profilage. Selon les participantes et participants, ce cercle vicieux est vécu comme une perte de contrôle sur la vie, menant certains individus à abandonner leurs acquis (travail, logement, etc.). Comme le soulève une personne participante, « on tente de s’en sortir, mais on se fait taper sur la tête ». Ceci accentue davantage la précarité, la marginalité et la vulnérabilité d’une population déjà fragile : « On travaille avec des personnes qui ont de multiples besoins, qui vivent de multiples problématiques, et ça ne fait qu’ajouter une couche, un obstacle ».

Les participantes et participants notent également qu’en raison de leur « dangerosité » perçue, les personnes victimes de profilage social ne bénéficient pas de la même protection que les autres citoyennes et citoyens. Elles ne peuvent pas faire appel aux services policiers — ou du moins ne croient pas pouvoir faire appel à ces services — de peur de devenir la cible de l’intervention. Les participantes et participants expliquent que les personnes profilées qui sont victimes d’actes criminels, par exemple d’agression physique ou sexuelle, ne portent généralement pas plainte parce qu’elles ont perdu confiance dans le système. Il est intéressant de noter que certains participants et participantes considèrent que ces populations courent un risque accru d’être victimes d’actes criminels.

Les participantes et participants soulèvent aussi certaines conséquences du profilage social pour les organismes communautaires travaillant auprès de personnes profilées. Ils affirment que le profilage social monopolise leur temps et leurs ressources. Une part importante de leur temps étant passée à tenter de pallier les conséquences du profilage, plusieurs finissent par s’éloigner de leur mandat. De plus, selon les participantes et participants, le profilage social affecte la solidarité entre les groupes communautaires puisqu’il crée une division quant aux pistes de solution envisagées, notamment sur la question de la collaboration avec les services policiers.

Finalement, les participantes et participants évoquent plus largement certaines conséquences sociales du profilage social. Ils soulignent que certains droits, notamment le droit de cité[2], n’existent pas pour tous et toutes. Un certain nombre va jusqu’à discuter — notamment au sujet de l’accès aux services et à l’espace public — d’une perte de citoyenneté. Par ailleurs, les participantes et participants soutiennent aussi que le profilage social met à risque la santé et la sécurité collectives puisqu’il pose obstacle à la réduction des méfaits, par exemple, en poussant le travail du sexe dans des lieux cachés et en décourageant les utilisateurs de drogue d’accéder aux services dont ils ont besoin. Selon les participantes et participants, en ce qui a trait au profilage social, il existe un « amalgame », un système de pensées qui justifie ses propres abus et actions discriminantes. Le sentiment d’insécurité de la population générale, émanant de préjugés, est validé par les pratiques de profilage social. Statistiques et présence policière accrue à l’appui, on se laisse croire que les craintes éprouvées sont justifiées, et on continue donc de légitimer les pratiques malavisées de profilage social. Continuent donc le cercle vicieux, la prophétie qui s’autoréalise.

Conclusion

En adoptant une perspective interactionniste mettant l’accent sur la théorie de l’étiquetage de Becker, nous avons voulu mieux comprendre le phénomène du profilage social tel qu’il se dessine à Gatineau. Nous avons ainsi étudié le contexte dans lequel le profilage social s’inscrit et se manifeste dans cette région et examiné l’identité des agentes et agents profileurs et des personnes profilées, le rôle des intervenantes et intervenants dans le processus de profilage social ainsi que les conséquences de ce phénomène sur les personnes qui en sont victimes. Le choix d’adopter une perspective interactionniste nous a permis de comprendre, en faisant des liens entre la théorie de l’étiquetage et les propos des participantes et participants à deux entretiens collectifs, comment les personnes itinérantes en viennent à être catégorisées comme déviantes et comment le profilage social contribue à cette stigmatisation.

La recherche dans laquelle s’inscrit cet article se poursuit toujours. La prochaine étape consistera à réaliser des entretiens semi-dirigés avec des personnes victimes de profilage social afin de connaître leur expérience subjective et ainsi d’apporter un autre éclairage sur la problématique. La collecte de données à Ottawa, par l’entremise d’observations participantes, d’entretiens collectifs et d’entretiens semi-dirigés, débutera aussi en 2016 et nous permettra de comprendre la réalité du profilage social dans une région où les populations profilées circulent entre deux villes et sont donc profilées sur deux territoires. C’est ainsi que nous espérons mettre en lumière le double profilage dont sont victimes les personnes itinérantes de la région de Gatineau-Ottawa, tout en relevant les spécificités du profilage dans les deux villes.