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Introduction

L’action collective comme l’action communautaire (telle qu’on la désigne au Québec) se sont depuis longtemps nourries de la dynamique militante[1]. On pourrait même dire que cette dynamique de militance est intrinsèque à l’action communautaire[2] puisque le militantisme dont il sera question dans ce texte renvoie à une manière d’être et de faire, à une façon de percevoir la réalité et à certaines dispositions de la personne face à cette réalité qui l’amène à s’engager en faveur d’une cause précise pour défendre les intérêts de collectivités souvent marginalisées. Le militantisme est donc alimenté par des attitudes, des savoir-être et des savoir-faire, eux-mêmes issus de certaines idées ou opinions qu’on pourrait qualifier de politiques dans le sens d’une prise de position affirmée pour une transformation institutionnelle globale ou partielle de la société (règles, politiques, programmes). Au sein des milieux de l’intervention collective, on parle plus spontanément de valeurs que d’idées ou d’opinions politiques (malgré le sens générique donné ici au terme). La justice sociale, la solidarité, l’autonomie et la démocratie sont parmi les valeurs les plus fréquemment associées aux pratiques communautaires.

Dans ce contexte, les militants — qui peuvent être à la fois bénévoles ou rémunérés, intervenants, professionnels ou citoyens — sont ceux et celles qui prennent parti en faveur des plus démunis, des personnes exclues sur les plans social, économique, politique et culturel. L’objectif de transformation sociale se rapporte alors à des luttes où s’exercent des rapports de pouvoir visant à remodeler les structures institutionnelles sur la base des valeurs évoquées plus haut, afin d’apporter des réponses aux besoins ou de satisfaire les aspirations des personnes et des communautés qu’ils desservent, qu’ils représentent ou dont ils sont issus.

Pour autant, nous verrons que l’histoire de cette action militante n’est pas toujours linéaire, qu’elle est même multipolaire sur les plans historique, politique et sociologique et qu’elle rend compte d’une certaine diversité dans ses pratiques et ses objectifs, malgré des origines prenant racine dans le même creuset d’une pensée collective et solidaire. C’est ainsi que nous reviendrons dans ce texte sur l’histoire et le développement de l’action collective et du militantisme en Amérique, en Europe et en Amérique latine afin de montrer comment cette action collective peut être considérée en tant que pratique d’émancipation sociopolitique dans les sociétés dans lesquelles elle s’est implantée. Pour ce faire, nous opérerons d’abord un retour historique sur l’émergence et l’essor de l’action communautaire en Europe et dans les Amériques. Nous constaterons par le fait même que les questions sociopolitiques se sont trouvées dès le départ au coeur des préoccupations exprimées par les artisans et les militants de l’intervention collective.

Par la suite, nous tracerons à grands traits le parcours de certaines des figures les plus marquantes de l’intervention communautaire sur le plan international. Cette section permettra d’examiner plus attentivement la trajectoire militante de ces pionniers de l’intervention collective ainsi que les contextes sociaux, économiques et politiques ayant présidé à l’émergence de diverses formes d’intervention collective en Europe, aux États-Unis, au Québec et dans certains pays d’Amérique latine. Nous nous attarderons également sur les principaux principes et valeurs véhiculés par les intervenants et les théoriciens de l’action communautaire en tant que mode d’action orientée vers des objectifs de transformations institutionnelles et de changements sociaux.

Enfin, la dernière partie du texte constituera une tentative de théorisation de l’action communautaire et du militantisme à partir de la théorie de la reconnaissance de Honneth. À cet égard, nous identifierons trois vecteurs qui alimentent la dimension sociopolitique de l’organisation communautaire : 1) l’impact sur les personnes et les communautés des méthodologies d’intervention issues de l’action communautaire; 2) les objectifs de transformation sociale visés par les interventions de type collectif; 3) les transformations culturelles et sociétales résultant de la mise en oeuvre dans la pratique et dans la sphère publique de principes d’action étrangers aux règles du marché et de la concurrence.

En conclusion, nous reviendrons sur quelques enjeux de l’action communautaire et du militantisme, principalement concernant la nécessité d’assurer une plus grande cohérence de leur action sur le plan politique.

Les settlement houses : pépinières du militantisme communautaire

L’action communautaire est une pratique d’intervention collective largement répandue sur le plan international et qu’on retrouve sous diverses variantes et dénominations : action collective, organisation communautaire, développement communautaire, community-based organization, community organization, community development. Elle puise ses racines dans l’action menée par de petits groupes d’activistes et de militants issus de milieux relativement aisés (souvent des universitaires) qui ont mis sur pied, à la fin du XIXe siècle en Angleterre, de nouveaux organismes appelés settlement houses (résidences sociales ou maisons sociales en France), afin d’apporter des réponses aux problèmes suscités par l’industrialisation dans les milieux ouvriers : pauvreté, insalubrité des logements, intégration des immigrants, etc. Les promoteurs de ces résidences sociales n’ont pas hésité à l’époque à s’installer au sein même des quartiers défavorisés (d’où l’appellation de settlement) pour partager la vie des résidents afin de mettre en place certaines initiatives visant à améliorer leurs conditions de vie.

La plus célèbre d’entre elles a probablement été la Toynbee Hall, qui a été créée à Londres en 1884 et qui est devenue une inspiration pour les settlement houses mises sur pied par la suite ailleurs dans le monde, notamment aux Pays-Bas, en Allemagne, en France, au Canada, aux États-Unis et même en Asie. En France, la création des maisons sociales à la fin du XIXe siècle, directement inspirées des settlement houses anglo-saxonnes, sera à l’origine du travail social collectif. Le développement de ces maisons sera toutefois entravé par les retombées négatives d’un procès très médiatisé intenté à une des « résidentes » par ses parents, qui s’opposaient à l’engagement de leur fille auprès des plus démunis, jugeant cette implication indigne de leur rang social. C’est ainsi que Marie-Jeanne Bassot, enlevée puis séquestrée dans un établissement psychiatrique, réussira à s’échapper et poursuivra en justice sa mère. Malgré sa victoire en cour, la publicité négative entourant le procès entraînera la fermeture de la plupart des maisons sociales en France à partir de 1909. Elles réapparaîtront sous forme de centres sociaux au cours des années 1920 (Dessertine, et collab., 2004). Par contre, pour des raisons d’ordre politique, culturel et institutionnel, les désignations « d’action communautaire », « d’intervention communautaire » et « d’organisation communautaire » n’ont jamais véritablement été adoptées, celles-ci s’apparentant de trop près à une approche communautariste faisant craindre « le développement de groupes de pression animés par une somme d’intérêts particuliers s’opposant à l’intérêt général » (Bouquet et Dubasque, 2011, p. 115). Culture jacobine, faiblesse des communautés ethnoculturelles et méfiance envers ces mêmes communautés se sont conjuguées pour marginaliser et limiter, en France, le développement de pratiques communautaires pourtant largement reconnues et adoptées ailleurs en Europe. C’est d’abord sous le terme d’animation sociale, puis d’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC)[3] que vont se développer en France les pratiques diffusées ailleurs sous la désignation d’action communautaire ou d’organisation communautaire.

En Amérique, la création de la Hull-House à Chicago en 1889, sous l’inspiration de Jane Addams (et de sa collègue Ellen Starr), féministe et militante de la première heure aux États-Unis et lauréate du prix Nobel de la paix en 1931 pour ses actions sociales et ses efforts visant l’amélioration des conditions de travail et d’éducation des femmes, constitue à cet égard un tournant dans l’adoption de nouvelles approches d’intervention auprès des collectivités défavorisées (Glowacki et Hendry, 2004). Organismes à la fois d’éducation populaire, d’animation culturelle et de défense de droits, les settlement houses ont été à l’origine de nombreuses activités et de nombreux services sociaux inédits qui avaient la particularité d’être étroitement corrélés aux besoins et à la réalité sociologique des quartiers dans lesquels elles s’étaient implantées (grâce notamment aux enquêtes sociologiques que les intervenants de la Hull-House avaient menées dans ces quartiers) (Addams, 1990).

Aux États-Unis, la pertinence et l’efficacité de leurs actions n’avaient pas échappé aux autorités locales et aux institutions publiques, qui ont repris certaines de leurs activités afin d’en assumer elles-mêmes la responsabilité. Ainsi, ces settlement houses[4] ont constitué à l’époque un véritable mouvement réformiste sur le plan social ainsi qu’une pépinière d’innovations sociales et de politiques sociales dont la diffusion s’est fait sentir dans l’ensemble de la société américaine. Plusieurs militants des settlement houses — dont plusieurs étaient issus des milieux universitaires et bourgeois — avaient ainsi soutenu la candidature de Theodore Roosevelt à l’investiture républicaine au début des années 1900, en plus de lui fournir l’essentiel de sa plateforme électorale progressiste (Médard, 1969).

Par ailleurs, plusieurs ardents promoteurs du New Deal aux États-Unis au cours des années 1930 avaient d’abord été associés à divers titres aux settlement houses avant de militer pour l’adoption de ce programme mis sur pied pour lutter contre les effets de la Grande Dépression (notamment le philosophe John Dewey rattaché au courant pragmatiste). Ce programme interventionniste mis en place par le président Franklin D. Roosevelt constituait pour ces militants un prolongement sur le plan national des orientations et des actions mises en oeuvre sur le plan local dans les résidences sociales.

Certes, le paternalisme n’était pas absent des motivations et même des actions portées par les promoteurs de ces settlement houses pour venir en aide aux classes laborieuses. Néanmoins, audelà de cet « humanitarisme populiste » (Médard, 1969, p. 234), on ne peut ignorer la contribution décisive de ces organismes sur le plan de l’action collective et leur originalité par rapport aux charities organization societies, qui avaient été mises sur pied à la même époque en Amérique du Nord et en Europe pour répondre aux problèmes de pauvreté, mais dont les modes d’intervention reposaient sur des approches caritatives traditionnelles centrées prioritairement sur les carences individuelles plutôt que sur les problèmes structurels suscités par l’absence de politique sociale et les défaillances du modèle de développement économique libéral.

Évolution et figures marquantes de la pratique de l’organisation communautaire

Si les settlement houses ont été, à plusieurs points de vue, les précurseurs de l’organisation communautaire moderne, elles ne s’inséraient pas pour autant dans le cadre d’un modèle professionnel d’organisation communautaire. Médard, qui a bien étudié leur parcours aux États-Unis, parlera « d’amateurs de bonne volonté » pour qualifier le statut de ces pionniers et militants ayant oeuvré au sein des résidences sociales au début du siècle (Médard, 1969, p. 235). D’autant que le mouvement des settlement houses a connu un déclin important à partir de l’entre-deux-guerres, frappé de plein fouet par l’influence grandissante des méthodes d’intervention individuelle et de groupes inspirés de la psychanalyse qui touchait l’ensemble des dispositifs d’intervention auprès des démunis dans les pays occidentaux. Il s’agit d’un phénomène qui n’est pas étranger à ce que Robert Castel (1978) désigne, à la suite de Kathleen Woodroofe[5] (1962), comme le « déluge psychiatrique ». S’il faut néanmoins se garder de généralisations qui sont toujours abusives, il n’en demeure pas moins que plusieurs settlement houses ont perdu de leur ferveur d’origine au cours de cette période. Certaines se sont transformées en centres communautaires souvent administrés par des notables locaux et dont la programmation reste confinée à des activités de loisirs ou d’animation culturelle. Le retrait ou la mise à l’écart des militants de la première heure, davantage politisés, semble ici avoir joué un rôle important dans le déclin de ces organisations.

Pour voir le flambeau de l’action collective reprendre de la vigueur, il faudra attendre la fin du second conflit mondial aux États-Unis et l’avènement de jeunes militants issus de la mouvance des nouveaux mouvements sociaux, pour qui les stratégies conflictuelles vont exercer un attrait indéniable dans le contexte socioculturel et politique bouillonnant des années 1960, précurseur de mai 1968. Alimentée (en partie) par le nouvel engouement pour les analyses structurelles et marxistes, l’organisation communautaire va connaître un renouveau sur le plan de ses méthodes et de ses pratiques après une éclipse de deux décennies (Cefaï, 2007). À cet égard, l’action de Saul Alinsky au cours des années 1940 à 1970 dans les quartiers défavorisés de Chicago va constituer une référence incontournable dans l’apprentissage des méthodes d’action collective, ainsi qu’un formidable réservoir de connaissances pratiques pour une nouvelle génération d’animateurs sociaux et d’organisateurs communautaires soucieux d’agir concrètement et collectivement sur les conditions objectives de dénuement et d’exclusion des communautés défavorisées.

Lui-même issu d’un quartier pauvre et délabré de Chicago, Alinsky se met en demeure d’organiser au début des années 1940 l’un des secteurs les plus misérables de la ville — le Back of the Yards — constitué de malades, de chômeurs et de petits salariés et représenté sur le plan ethnoculturel par un mélange potentiellement détonnant d’Afro-Américains et d’immigrants slaves, polonais, allemands et mexicains. C’est un milieu où la pauvreté et les mauvaises conditions de vie font des ravages et où règnent en maître la haine et la suspicion. À l’instar des pionniers des settlemement houses, Alinsky s’intègre à la vie du quartier et cherche, parmi les caractéristiques de ce melting pot à l’américaine, les fondements d’une action commune permettant de tisser des alliances entre les membres de ces différentes communautés identitaires. Il la trouve dans la commune appartenance de ces immigrants à la religion catholique et, sur cette base, amorce un partenariat avec l’Église locale qu’il convainc de se joindre à son action en brandissant le spectre de l’éventuelle diffusion du communisme parmi la communauté. Plusieurs tactiques sont mises de l’avant pour améliorer la situation des gens du quartier : boycott des magasins, grève, rétention des loyers, sit-in. Après quelques mois, les pressions exercées sur les patrons et les élus municipaux sont si fortes qu’ils doivent réagir et céder sur plusieurs des revendications portées par ces militants : diminution des loyers, amélioration des services municipaux, ajustement des salaires, etc.

Ces premières expériences de mobilisation collective touchant les communautés défavorisées de Chicago sont suivies de nombreuses autres initiatives lancées par Alinsky un peu partout aux États-Unis en vue de modifier le statu quo et les rapports de pouvoir. Alinsky s’allie notamment à César Chavez en Californie afin d’organiser les travailleurs saisonniers mexicains « honteusement exploités » (Alinsky, 1976, p. 8). Il met également sur pied en 1940 l’Industrial Areas Foundation afin de soutenir la création et le démarrage d’organismes communautaires. À la fin des années 1960, il tente même de mobiliser les petits actionnaires américains ayant investi dans certaines grandes sociétés privées afin de les sensibiliser au pouvoir qu’ils détiennent au sein des structures de ces entreprises. Cette dernière initiative ne donnera pas tous les résultats espérés, mais elle démontre la diversité des approches promues par Alinsky, son originalité et son sens aigu de l’organisation et de la mobilisation des collectivités.

Si nous avons pris la peine de décrire brièvement ces premières expériences de mobilisation collective d’Alinsky, c’est pour démontrer la dimension pragmatique de son action et son refus de s’enferrer dans une idéologie révolutionnaire classique, notamment celle des groupes politiques radicaux de gauche qui exerçaient à cette époque un attrait certain auprès d’une partie de la jeunesse éduquée fréquentant les campus universitaires américains. Alinsky disait d’ailleurs de ces groupes et de leurs militants qu’ils sont à la recherche d’une « révélation » au sens presque mystique du terme, alors que c’est d’une « révolution » dont la société a besoin; une révolution qui ne peut se faire si on n’accepte pas d’abord « le monde tel qu’il est » afin d’être en mesure par la suite « d’agir à l’intérieur du système » (Alinsky, 1976, p. 58). Paradoxalement, c’est donc à une action résolument réformiste à laquelle sont invités les « radicals » qui doivent « organiser les gens de façon qu’ils aient un jour le pouvoir et qu’ils sachent surmonter les obstacles imprévisibles qu’ils rencontreront en chemin dans leur quête d’égalité, de justice, de liberté, de paix, de respect de la vie humaine et de ces droits et valeurs affirmés par la religion judéo-chrétienne et la tradition démocratique » (Alinsky, 1976, p. 74).

Pour Alinsky, l’intérêt individuel et collectif est le principal vecteur de la mobilisation des communautés, qui doit servir de tremplin pour la mise en place de stratégies d’acquisition de pouvoir visant à modifier précisément les structures de pouvoir et à forcer la partie adverse à la négociation et au compromis. Sa conception du compromis n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle que vont théoriser plus tard les tenants de l’approche de la régulation (Boyer et Saillard, 2002). Pour Alinsky, le compromis est une composante essentielle de l’évolution de la société puisqu’« une société libre et ouverte est fondée sur le conflit, périodiquement interrompu par des compromis. Le compromis déclenche un autre conflit qui débouche sur un autre compromis, et ainsi de suite » (Alinsky, 1976, p. 118). Radicalisation du conflit et négociation puis compromis plutôt que renversement des systèmes politique et économique : c’est à partir de cette vision de l’action qu’Alinsky va d’abord exposer les rudiments de son art de la mobilisation et des principes qui guident son action (pouvoir, intérêt et conflit) dans Reveille for Radicals, paru en 1946. Ce premier livre sera suivi en 1971 de Rules for Radicals (qui sera en quelque sorte son testament puisqu’il mourra l’année suivante en 1972), dans lequel il reprend plusieurs des principes déjà exposés dans Reveille for Radicals, mais qu’il enrichit d’une analyse politique peu conventionnelle (du moins pour l’époque). Dans un appel qui s’avérera en quelque sorte prophétique trente ans plus tard, il exhorte ainsi les organisateurs communautaires à la mobilisation des classes moyennes qui sont, selon lui, « engourdies, désemparées, épouvantées au point d’en être réduites au silence ». Car à défaut de réussir une alliance avec cette majorité souvent silencieuse et passive, avertit Alinsky, « ils glisseront à droite » (1976, p. 59).

Les enseignements et l’action directe d’Alinsky vont connaître un retentissement important dans les milieux de l’intervention sociale aux États-Unis[6] et au Canada, et particulièrement au Québec où ils sont considérés comme un des trois principaux fondements sociopolitiques de l’organisation communautaire (avec l’action catholique progressiste et l’action syndicale). Mais cette popularité de l’organisation communautaire dépasse largement le cadre strict de l’Amérique du Nord et gagne aussi l’Europe, notamment la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et les pays scandinaves. La France, quant à elle, du moins dans un premier temps, manifeste un intérêt mitigé pour ces nouvelles pratiques d’action collective dont le regain de popularité autour des années 1950 et 1960 n’est pas étranger à la multiplication des échanges bilatéraux entre l’Europe et les États-Unis dans le cadre du plan Marshall. Le processus de reconstruction en Europe entraîne en effet l’organisation de plusieurs missions exploratoires aux États-Unis. Les émissaires européens reviennent ainsi sur le Vieux Continent avec l’expérience de nouvelles stratégies de développement industriel, mais aussi avec celle de nouvelles pratiques d’action collective et territoriale (comme le fameux programme de la Tennessee Valley Authority) qui, combinées aux traditions d’éducation populaire et de mobilisation déjà en place, vont donner une couleur nationale particulière à la pratique de l’organisation communautaire dans plusieurs pays européens (Baillargeau, 2007).

Ces émissaires ne reviennent pas toutefois avec une vision monolithique des pratiques d’organisation communautaire. L’adoption ou l’adaptation de pratiques collectives territoriales comme celles de la Tennessee Valley Authority relève davantage de stratégies d’action collective consensuelle que de pratiques conflictuelles à l’image de celles mises en oeuvre par Alinsky à Chicago. Ainsi, simultanément au déploiement de nouvelles stratégies conflictuelles en Europe, vont se développer des stratégies d’action collective à caractère plus consensuel et moins radical dans leur tactique et leur méthode. Ces nouvelles pratiques, théorisées notamment par Ross (1955), mettent davantage l’accent sur la coopération et la collaboration dans les communautés afin de combler leurs besoins et d’atteindre leurs objectifs de développement. Sur le plan stratégique, il s’agit de créer une association qui regroupe la population, divers leaders et notables locaux et qui assume un rôle de leadership dans l’action du groupe.

Mais l’Amérique du Nord n’a pas été le seul foyer d’émergence et de diffusion des pratiques d’organisation communautaire au XXe siècle. Les pratiques pédagogiques de Paulo Freire expérimentées d’abord en Amérique latine, puis en Afrique, ont constitué à leur tour une source d’inspiration importante pour l’organisation communautaire. Tout comme celles d’Alinsky, les méthodes de Freire s’adressent à des militants « radicaux » qui souhaitent transformer les rapports de pouvoir entre les possédants et les opprimés (Freire, 1974, p. 15). Pour Freire, « le but de l’éducateur n’est plus seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur, mais de rechercher avec lui les moyens de transformer le monde dans lequel ils vivent » (Freire, 1974, p. 9). À partir d’expériences d’alphabétisation mises en place d’abord au Brésil, puis au Chili, Freire cherche à briser la culture du silence des masses populaires et des paysans dominés par une petite élite politique et économique afin de leur redonner un pouvoir d’agir sur leurs conditions de vie.

Sa méthode, développée à partir de la fin des années 1950, est fondée sur l’engagement des éducateurs avec les personnes et les communautés dans leur milieu dans le cadre de groupes d’éducation populaire baptisés « cercles culturels ». On pourrait la résumer (trop brièvement) ainsi : observation et interaction avec les acteurs du milieu, recherche de thèmes générateurs ainsi que de mots et d’expressions liés à leur vécu, mise en situation de ces mots par rapport à des événements réels et des images, et discussions afin de briser le silence et de favoriser une action où les personnes deviennent davantage sujets de leur destinée.

Ce procédé, appelé aussi « méthode de conscientisation », a connu un énorme succès au Brésil au cours des années 1960. Deux mille « cercles de culture » ont ainsi été mis sur pied, auxquels ont participé près de deux millions d’hommes et de femmes analphabètes (Freire, 1974, p. 7). En fait, le succès de son approche a été tel qu’il a été chargé d’un programme d’alphabétisation par le gouvernement brésilien. Un coup d’État en 1964 l’a toutefois obligé à s’exiler au Chili (après un bref séjour d’une vingtaine de jours en Bolivie, interrompu par un autre coup d’État). Sa méthode d’alphabétisation et de conscientisation a été perfectionnée et surtout adaptée au Chili à la situation des petits agriculteurs et est devenue la méthode officielle du gouvernement chilien. Freire quitte le Chili au début des années 1970 après le coup d’État contre le gouvernement socialiste de Salvator Allende. Il se rend alors aux États-Unis où il est invité à l’Université Harvard.

Son ouvrage le plus connu et le plus célèbre est sans nul doute Pédagogie des opprimés (Freire, 1974), publié en anglais et en espagnol en 1970 (Freire, 1970), dans lequel il met de l’avant une pédagogie révolutionnaire ayant pour objectif la conscientisation et la mise en action des groupes populaires en vue de leur émancipation. Si sa conception des sciences de l’éducation est d’abord neutre dans ses premiers écrits, au service de l’apprentissage et de la liberté — L’éducation : pratique de la liberté (Freire, 1971; 1965) —, avec la publication de Pédagogie des opprimés, elles prennent un tournant résolument révolutionnaire. L’objectif de l’éducation devient alors de contribuer à une transformation radicale de la société (Gerhardt, 1993).

Les fondements théoriques de la pratique de Freire restent toutefois assez éclectiques (Jaspers, Mounier, Marx, Sartre, Hegel, etc.) (Baillargeon, 2005). Taxé d’idéaliste et de réformiste, surtout par les critiques marxistes latino-américains, il a paradoxalement développé au cours des années 1970 et 1980 des accointances avec la théorie de la lutte des classes et la nécessité de militer dans le but de transformer les structures du système socioéconomique. Pourtant, il s’est toujours défié du sectarisme et des visions idéologiques « mécanicistes » qui, selon lui, sont « un obstacle à l’émancipation des hommes » (Freire, 1974, p. 15). D’ailleurs, il cessera d’utiliser le terme de « conscientisation » au cours des années 1980, car il se méfie des stratégies visant simplement à critiquer le système établi sans amorcer simultanément une action transformatrice sur les structures sociales (Gerhardt, 1993).

Malgré les succès de ses méthodes et la notoriété internationale qui l’ont accompagné, Freire semble toutefois n’avoir jamais été en mesure de résoudre le problème de la mise en application d’activités d’éducation populaire dans le cadre d’institutions soutenues ou gérées par l’État. Que ce soit au Brésil, au Chili ou ailleurs, l’élaboration de programme d’éducation populaire visant une refondation des structures de pouvoir a toujours présenté des défis qui n’ont jamais été complètement surmontés : appui politique inconsistant, relation difficile entre le secteur public et les mouvements sociaux, réformes incompatibles avec les structures économiques en place, etc.

Cela n’a toutefois pas empêché les pratiques conscientisantes de Freire de marquer profondément toute une génération de militants et d’organisateurs communautaires qui vont s’en inspirer et qui continuent de s’en inspirer dans leurs pratiques au quotidien, notamment dans le domaine de l’éducation populaire. Sa pensée reste encore bien vivante, surtout en Amérique latine, mais aussi au Québec, au Canada, aux États-Unis et en Europe (Freire a été traduit en français, en anglais, en néerlandais, en allemand et en portugais). Elle continue d’évoluer non seulement dans le cadre des pratiques d’action concrètes expérimentées sur le terrain, mais aussi à travers la mise sur pied d’institutions qui lui sont vouées (par exemple l’Université et l’Institut Paulo Freire au Brésil) et l’organisation de colloques et de séminaires destinés à actualiser ses méthodes un peu partout dans le monde (Mafra, 2009).

Enfin, nous ne pouvons terminer ce panorama assurément impressionniste de l’action communautaire sans faire référence aux pratiques de développement économique communautaire qui se sont développées surtout à partir des années 1980 et qui ont participé à la résurgence de l’économie sociale et solidaire (ÉSS), notamment au Québec (Comeau, 2007). Comme bien d’autres pratiques communautaires, celles-ci sont nées d’un constat d’échec des stratégies publiques et marchandes face au chômage et à l’exclusion qui frappaient certaines communautés sur des territoires locaux ou régionaux. Ces pratiques de développement économique communautaire s’intègrent généralement à l’intérieur de cadres d’action plus larges associés au développement local. Elles font appel à une pluralité d’acteurs (public, marchand et communautaire) qui mettent en commun leurs ressources et leur connaissance des milieux afin de mettre en place des stratégies concertées visant la mise sur pied de nouveaux projets à caractère socioéconomique. Il peut s’agir de projets de formation pour la main-d’oeuvre, de diversification de l’activité industrielle, de création de cuisines collectives, de tables de concertation, d’entreprises d’insertion, de coopératives de travail ou de consommation, etc. Le point commun de ces projets se réfère au partage d’un leadership collectif et à la participation des populations concernées, qui permettent de combiner une grande diversité de ressources endogènes et exogènes aux territoires avec pour objectif d’établir les conditions (et les compromis) nécessaires au développement d’initiatives locales (Klein, et collab., 2013).

Au Québec, ces pratiques ont connu un essor particulier au début des années 1990 et ont mené à la création de nouvelles infrastructures d’action collective et de concertation à vocation économique, telles les corporations de développement économique communautaire (CDEC). Cet investissement de la dimension économique des problématiques sociales par certaines composantes de l’action communautaire a joué un rôle important dans la relance de certains quartiers dévitalisés de la ville de Montréal (Gareau, 1990). Ces nouvelles initiatives ont pu voir le jour grâce au travail de certains leaders et militants des milieux communautaires qui ont su faire le pont entre les dimensions sociales et économiques des problématiques vécues par les populations. Nous pensons notamment à Nancy Neantam (aujourd’hui directrice du Chantier de l’économie sociale) et à Michel Blondin, qui a été tour à tour animateur social, coopérant international, formateur syndical et finalement conseiller spécial au Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) (Blondin, Comeau et Provencher, 2013).

Militantisme, valeurs et action communautaire

Ce rappel, dans la section précédente, de certaines expériences en Europe et dans les Amériques n’avait pas la prétention de dresser un bilan exhaustif du développement des pratiques en action communautaire sur le plan international. Pour ce faire, il aurait fallu couvrir beaucoup plus large en termes d’époques, de spécificités nationales et de champs de pratique. Néanmoins, la mise en relief de certains épisodes décisifs du développement historique de l’action communautaire et de l’apport de certaines des figures marquantes de sa pratique permet d’entrevoir à la fois les traits communs qui la caractérisent et la diversité des pratiques à laquelle elle donne lieu. Elle nous permet entre autres de voir la constance de l’engagement militant parmi ceux et celles qui se sont investis dans l’action collective. Pour reprendre une grammaire propre à Castoriadis, on peut penser que le militantisme nourrit en quelque sorte l’imaginaire radical de transformation de la société (Castoriadis, 1975), tout en luttant contre une réification que Honneth définit comme « une habitude intellectuelle, une perspective figée par la routine qui, lorsqu’elle est adoptée par le sujet, fait perdre à ce dernier l’aptitude à participer de façon intéressée au monde dans lequel il intervient, et le prive tout autant de l’ouverture qualitative à ce monde » (Honneth, 2007, p. 44). Ainsi perçu, le militantisme se présente comme une forme de praxis agissant à l’encontre de cette réification. Il se conjugue alors avec des pratiques de participation sociale, communautaire et citoyenne qui permettent de co-construire de nouvelles entités institutionnelles (règles, politiques et programmes) dans divers champs d’intervention.

Militantisme et action communautaire ont donc besoin de mettre en oeuvre une démocratie plurielle (Lévesque, 2003), c’est-à-dire de recourir à des dispositifs et à des pratiques faisant appel à la participation et à la délibération des parties prenantes touchées par les enjeux qui les concernent. L’avènement de cette démocratie plurielle, corollaire à l’action communautaire, est rendu nécessaire si on tient compte des leçons qui doivent être tirées de l’histoire des institutions politiques traditionnelles (qui n’ont pas toujours permis une pleine reconnaissance des groupes les plus défavorisés de la population) et de la crise de confiance que manifestent les citoyens envers la démocratie représentative en tant qu’instance de représentation et de régulation des intérêts divergents au sein de la société.

Compte tenu des objectifs de transformation qu’elles visent, les pratiques d’organisation communautaire sont exigeantes sur le plan éthique pour les intervenants et les militants et s’appuient dès lors sur un certain nombre de valeurs et de principes qu’on peut résumer de la manière suivante (Bourque, et collab., 2007) :

  1. La justice sociale en tant que principe mis en oeuvre pour éliminer toute forme d’exploitation, d’oppression et de discrimination. Elle réfère aux principes d’égalité, d’équité et de respect des droits des personnes, des groupes et des communautés.

  2. La solidarité en tant que principe accordant une priorité aux intérêts collectifs plutôt qu’individuels et faisant appel aux dynamiques de réciprocité, d’entraide, de coopération et de concertation.

  3. L’autonomie en tant que renforcement des compétences et du pouvoir des personnes, des groupes et des communautés. Elle renvoie au principe d’autodéveloppement et, surtout, d’empowerment, c’est-à-dire au processus d’acquisition de pouvoir et de mise en action de ce pouvoir d’agir des communautés sur leur développement.

  4. La démocratie en tant que participation active aux décisions et aux choix de société à partir de la création d’espaces de délibération. La dynamique démocratique s’articule ici avec les principes de participation et d’expression des besoins individuels et collectifs, de citoyenneté active et de transformation sociale.

Certes, ces principes et ces valeurs représentent un idéal à atteindre, une sorte de visée utopiste qui guide l’action des intervenants communautaires et des militants dans leurs interactions avec les communautés. Dans la réalité, ces principes et valeurs s’expriment selon des configurations variables et à des degrés divers, selon les contextes et les besoins (ou les aspirations) à combler. Ils prennent surtout des modalités différenciées à partir des modèles d’organisation communautaire qui se sont développés historiquement au cours du XXe siècle. Les pratiques diversifiées expérimentées dans les settlement houses, les pratiques d’action conflictuelle d’Alinsky, celles plus consensuelles développées par Ross et l’approche conscientisante de Freire ne sont que quelques-unes des approches les plus connues et diffusées d’un vaste ensemble de pratiques qui sont regroupées sous la dénomination de pratiques d’action communautaire (et que certains associent par extension — du moins, sur le plan théorique — à l’économie sociale et solidaire) et qui n’auraient pu se développer sans l’engagement militant d’hommes et de femmes pour qui l’actualisation des principes de justice sociale donne un sens même à la vie (Laville, 2000).

Les dimensions sociopolitiques et militantes de l’action communautaire : une lutte pour la reconnaissance

L’histoire et le contenu des pratiques en action communautaire démontrent bien la présence constante de la dimension politique militante dans les objectifs d’intervention de l’organisation communautaire (même si elle peut être parfois refoulée ou intentionnellement ignorée, selon les formes d’intervention et les acteurs impliqués). Mais qu’entend-on au juste par dimension politique? Et à quoi cela réfère-t-il précisément?

Si rien ne s’oppose à l’implication militante des intervenants professionnels ou des groupes qu’ils accompagnent au sein de la politique formelle, c’est-à-dire au sein des processus et des dispositifs formalisant la démocratie représentative, l’objet d’intervention politique prioritaire auquel est rattachée l’organisation communautaire, et sur lequel nous souhaitons nous attarder, se situe sur un autre registre qui s’avère à la fois plus général et plus fondamental. Il renvoie à la capacité des individus, des groupes et des communautés d’être partie prenante des décisions et des actions menant à l’établissement et à la configuration des règles institutionnelles qui régulent la société et, ce faisant, à l’autoréalisation de l’individu au sein d’une collectivité. En cela, l’organisation communautaire rejoint la dimension sociopolitique de la vie démocratique de nos sociétés qui ne s’épuise pas, comme l’a si bien montré Tocqueville avec l’expérience américaine, dans la démocratie représentative. Nous avons vu dans les sections précédentes quelques-unes des méthodes et des stratégies mises en oeuvre dans le cadre de l’action communautaire pour forcer le jeu politique et apporter un rééquilibrage des rapports de pouvoir dans le cadre de situations où s’affrontent des acteurs sociaux disposant d’un capital économique, social et symbolique fortement différencié : action directe, grève, mobilisation, manifestation, éducation populaire.

Mais pour saisir toute leur portée, il faut être en mesure de dépasser les analyses traditionnelles qui confinent souvent ces actions à de simples luttes pour l’obtention de ressources financières ou matérielles. À cet égard, les théories développées par Axel Honneth s’avèrent particulièrement pertinentes[7]. Suivant Honneth, en effet, c’est non seulement au sein d’un affrontement pour une meilleure répartition des ressources matérielles (comme l’a fait le marxisme hérité de l’École de Francfort), mais aussi, et surtout, dans le cadre d’une « lutte pour la reconnaissance » que doivent se comprendre les luttes sociales menées par les divers groupes marginalisés pour s’extirper des « pathologies sociales » qui portent atteinte aux conditions de réalisation de soi et qui sont à l’origine du mépris ressenti par les individus et les communautés face aux institutions bureaucratiques et aux impératifs de la société de marché (Honneth, 2008). Dès lors, leur émancipation sera possible dans la mesure d’une participation à « des rapports sociaux d’interactions » qui permettent d’expérimenter des formes de reconnaissance nécessaires « pour apparaître en public sans avoir honte » (Honneth, 2006, p. 175), c’est-à-dire une reconnaissance obtenue par l’entremise d’un accès à la sphère de l’Amour — ou, comme le dit Caillé (2007), à un réseau de socialité primaire stable — comme premier degré de reconnaissance réciproque et de condition de participation à la vie publique. Mais cette première condition ne s’avère pas suffisante pour permettre une pleine intégration de l’individu à la société. À cette socialité primaire, il faut adjoindre les prérogatives du droit en tant que protection sociale de la dignité humaine et de la liberté individuelle, et la solidarité comme valeur sociale construite à partir de l’apport spécifique de l’individu à la collectivité et comme relations d’estime symétrique entre les individus (Honneth, 2006, p. 113-159).

Dans cette lutte pour la reconnaissance, le conflit apparaît davantage qu’une simple réaction cathartique à une souffrance sociale et psychologique; il devient un vecteur d’intégration sociale puisqu’il sous-tend une action positive pour remédier à la violation des règles de cette reconnaissance. Dans ce contexte, comme le dit Voirol dans la préface du livre d’Honneth, « c’est par les multiples luttes pour la reconnaissance sans cesse rejouées qu’une collectivité peut accroître les chances de réunir les conditions nécessaires à l’autoréalisation de ses membres » (Voirol, 2006, p. 21).

Or, c’est ici que se croisent l’outillage conceptuel développé par Honneth et les pratiques empiriques issues de l’action communautaire. Les processus et les méthodes utilisés par l’action communautaire permettent en effet aux personnes et aux communautés impliquées d’expérimenter des formes de reconnaissance sociale qui sont nécessaires pour pouvoir participer à la vie démocratique. À la lumière des caractéristiques que nous avons cernées précédemment concernant l’action communautaire, il se dégage de sa pratique trois vecteurs sociopolitiques qui peuvent être mis en parallèle avec chacune des formes de reconnaissance identifiées par Honneth. Ces trois vecteurs qui alimentent la dimension sociopolitique de l’action communautaire se définissent ainsi :

  1. l’impact sur les personnes et les communautés des méthodologies d’intervention issues de l’organisation communautaire;

  2. les objectifs de transformation sociale visés par les interventions de type collectif;

  3. les transformations culturelles et sociétales résultant de la mise en oeuvre dans la pratique et dans la sphère publique de principes d’action étrangers aux règles du marché et de la concurrence.

Explicitons maintenant à tour de rôle chacun de ces vecteurs.

1) Formes d’intervention et confiance en soi

Il est commun dans les milieux de l’intervention collective d’affirmer qu’au-delà des objectifs de transformation ou de réponse à des besoins sociaux exprimés par une communauté, le processus même de mobilisation auquel recourt l’intervention communautaire permet aux personnes concernées de retrouver une certaine confiance en soi, une dignité perdue dans les affres de la marginalisation, de la pauvreté et de l’impuissance vécues souvent depuis des années, voire des générations dans certains cas. Le soutien, la convivialité, l’accompagnement et la proximité des rapports vécus au sein des organismes communautaires offrent aux personnes requérantes la possibilité de vivre de nouvelles expériences axées sur leurs besoins et le respect de leur rythme d’évolution ainsi que la reconnaissance de leurs capacités et aptitudes individuelles et collectives, tout en tenant compte du contexte social et des particularités des milieux où elles évoluent. L’investissement de temps et d’énergie et la mobilisation au sein d’activités porteuses d’un potentiel de développement insèrent ces personnes dans un processus de création ou de régénération du lien social agissant comme un tremplin pour une prise en charge — souvent avec l’appui de professionnels et de militants aguerris — et une implication accrue dans les affaires qui les concernent.

Or, nonobstant l’atteinte des objectifs visés par les interventions communautaires, il est désormais reconnu que cette dynamique de collectivisation, d’expérimentation et de mise en solidarité insuffle aux participants une nouvelle confiance en soi qui peut trouver son expression bien au-delà des opérations militantes et/ou professionnelles mobilisées dans le cadre des plans d’intervention proposés par les intervenants professionnels ou militants. En d’autres termes, les acquis personnels découlant directement d’une participation à une action collective (que les objectifs de cette action aient été atteints ou non) trouvent par la suite leur actualisation dans bien d’autres sphères de la vie sociale des individus. Cette montée en reconnaissance, Honneth l’explique en s’appuyant sur la philosophie de Hegel, qui démontre comment « l’identité d’un sujet est fondamentalement liée à certains modes de reconnaissance par d’autres » (Honneth, 2008, p. 50). Or, c’est précisément ce qu’apportent les modes d’action de l’intervention communautaire : une reconnaissance de la valeur intrinsèque et de la capacité des personnes d’agir et de modifier leurs conditions d’existence, malgré les échecs qu’elles peuvent avoir connus au cours d’expériences antérieures. Comme nous l’avons souligné précédemment, cette reconnaissance associée à l’expérimentation d’une vision positive de soi s’avère une condition essentielle de la participation des personnes à la vie publique. En cela, elle rend compte d’un premier vecteur dynamique de la dimension politique de l’action communautaire (développement de la confiance en soi) puisque la participation constitue la base même de toute forme de processus démocratique visant une transformation des institutions sociétales.

La théorie de Honneth sur la lutte pour la reconnaissance ouvre ainsi des voies d’explication et de validation à ce phénomène — souvent observé empiriquement sur le terrain de la pratique — de confiance en soi développée ou retrouvée par les participants, mais dont les mécanismes sont restés jusqu’à présent peu explicités théoriquement. Et même si l’ensemble des formes d’action communautaire est évidemment susceptible d’amorcer un tel processus, puisque celui-ci est au fondement même des objectifs poursuivis par l’action communautaire, on peut penser que les groupes faisant appel à l’approche sociocommunautaire sont particulièrement interpellés, étant donné leur mission d’intégration sociale et de création ou de revalorisation du lien social. Ce travail, qui a pour but la socialisation et donc la reconnaissance par l’autre, constitue ainsi un travail de fond sur les prémisses de la participation à la vie démocratique de la Cité. À cet égard, et compte tenu des réserves émises par certains chercheurs quant à la prise en compte par les intervenants des aspects sociopolitiques de l’intervention sociocommunautaire (voir la section précédente), il apparaît donc fondamental que les artisans de cette approche renouent avec le fil qui relie leurs actions de proximité avec une dimension politique qui semble jusqu’à un certain point (et pour certaines de leurs composantes) leur échapper, afin d’éviter la banalisation et l’obsolescence de leurs pratiques. Sans cette attention portée au potentiel démocratique de leurs pratiques, celles-ci risquent fort d’être reléguées au rang de simple palliatif aux vicissitudes suscitées par le caractère anomique de l’organisation sociale contemporaine, notamment en milieu urbain.

2) Les objectifs de transformation de l’action sociale

Les objectifs de transformation de l’action sociale constituent le deuxième vecteur que nous avons identifié de la dimension politique de l’action communautaire. La composante politique de ce deuxième vecteur est beaucoup plus explicite, en ce qu’elle renvoie aux résultats attendus des actions collectives mises en branle afin de combler les besoins ou de satisfaire les aspirations des individus ou des communautés. Certes, nous l’avons dit précédemment, l’action initiée par l’action communautaire n’a pas toujours besoin d’atteindre pleinement ses objectifs de transformation des conditions d’existence sociale ou matérielle pour amorcer un changement chez les individus. Le processus d’intervention collective étant en lui-même créateur de lien social, il est par conséquent initiateur d’un contexte potentiellement favorable au déploiement d’une vie démocratique plus riche. Mais c’est d’abord dans ses visées de transformation sociale que l’action communautaire trouve sa pertinence et sa raison d’être.

À ce titre, le spectre des activités et des stratégies utilisées est large et rend compte de la diversité et de la multiplication des initiatives mises en oeuvre par les militants de l’action communautaire : construction de logements sociaux, lutte contre la discrimination sous toutes ses formes, éducation populaire, défense de droits, préservation des écosystèmes, développement de nouvelles ressources, insertion par l’économique. La liste est longue et pourrait remplir des pages entières. Chacun de ces modes d’action en lien avec l’action communautaire vise explicitement une transformation des conditions d’existence sociales ou matérielles des populations visées, ce qui correspond à des enjeux de nature politique, compte tenu des rapports de force et des rapports de pouvoir qui s’exercent dans le cadre de luttes et de conflits pour le contrôle de ressources rares, qui deviennent autant de figures de représentation d’une reconnaissance sociale dont ces populations ont été spoliées. C’est ainsi que les promoteurs de l’action communautaire tentent de remodeler ces rapports de pouvoir sur la base des valeurs que nous avons évoquées précédemment : justice sociale, autonomie, solidarité, démocratie. Dans cette optique, le politique est donc considéré comme un moyen de modifier les rapports sociaux dans la société et d’influer sur la configuration des formes institutionnelles qui la structurent afin de permettre aux populations concernées de se libérer du mépris suscité par la domination sociale.

Ces remarques rejoignent la conception développée par Honneth du rôle du droit dans la société en tant que régulateur des normes intersubjectives portées par l’ensemble des individus qui la composent. En effet, « pour autant qu’ils obéissent à la même loi, les sujets juridiques se reconnaissent mutuellement comme des personnes capables de porter un jugement rationnel et indépendant sur des normes morales » (Honneth, 2008, p. 134). En d’autres termes, étant assujettis aux mêmes règles du jeu déterminées collectivement, les individus et les communautés deviennent ainsi porteurs d’une légitimité de contestation de situations qu’ils jugent injustes, discriminatoires ou préjudiciables pour leurs conditions d’existence et la pleine reconnaissance de leurs droits sociaux. Cette reconnaissance par le droit est fondamentale puisque « l’expérience de la discrimination juridique conduit à un sentiment paralysant de honte sociale, dont on ne parvient à se libérer que par le militantisme et la résistance » (Honneth, 2008, p. 147).

Or, militantisme et résistance sont deux dynamiques qui caractérisent l’action communautaire, particulièrement l’action communautaire de type action sociale, qui se définit comme une action de défense de droits des personnes et des communautés défavorisées sur le plan de leurs conditions de vie ou discriminées par rapport à leur mode de vie (Bourque, et collab., 2007). L’action sociale constitue ainsi une voie privilégiée de libération et de reconnaissance active ainsi qu’un puissant antidote à l’impuissance des populations marginalisées. Ce type d’action concourt ainsi à l’évolution démocratique de la société, d’une part, en favorisant le respect des règles juridiques édictées pour rendre effective l’égalité entre tous les citoyens et, d’autre part, en faisant la promotion (et parfois même en forçant l’adoption) de nouvelles règles de justice sanctionnant les inégalités et permettant aux individus et aux communautés le respect de leur dignité.

3) La promotion et la reconnaissance du principe de réciprocité

Le troisième vecteur politique de l’action communautaire recouvre une volonté de transformation à la fois sociale, politique, économique et culturelle. Elle rejoint en cela et recoupe à la fois les pratiques de l’économie sociale et solidaire dans la lutte pour une plus large reconnaissance du principe de réciprocité au sein de la société. Incarné dans l’organisation communautaire précisément par les pratiques de militantisme, d’entraide et de participation démocratique, le principe de réciprocité est étroitement associé au célèbre triptyque du don défini par Mauss (1950) : « donner, rendre, recevoir ». Cette dynamique, que Godbout (2007) qualifie de « force sociale élémentaire », apporte ainsi une alternative à la pensée unique et tend du même souffle à restituer à la dynamique du don une forme de légitimité en tant que principe d’échange institutionnalisé au sein des sociétés. Elle s’oppose alors aux pratiques marchandes exacerbées du néolibéralisme et rend tangible la réalité d’une économie véritablement plurielle, qui permet de souscrire à un nouvel équilibre des principes d’échanges économiques qui dépassent les principes de l’échange marchand et ceux de la redistribution. Non pas qu’elle s’y substitue, mais elle favorise le développement « d’un nouvel esprit solidaire » (Frère, 2009) qui vient faire contrepoids aux deux autres principes (échange marchand et redistribution) et compléter, sur le plan économique, les principes sociopolitiques de participation et de délibération de la démocratie plurielle. Elle participe, comme le souligne Laville, « d’un mouvement de réappropriation de l’économie par la société (qui) ne devient envisageable que si la diversité économique est non seulement préservée, mais accentuée » (2010, p. 271).

Par ses revendications sur le plan politique et ses pratiques faisant largement appel à la réciprocité, et donc au militantisme, l’action communautaire rend concrète la double dimension politique et économique de l’économie sociale et solidaire. Elle contribue de manière significative à la reconnaissance d’une dynamique ayant une portée civilisationnelle dans la mesure où la poursuite sans discernement du paradigme productiviste et consumériste menace la survie du monde tel que nous le connaissons (réchauffement climatique, destruction de l’environnement, atteinte à la diversité des écosystèmes) (Lipietz, 2012). L’idée d’une extension du paradigme solidaire à l’intérieur des structures institutionnelles de la société réfère ainsi autant à des enjeux humanistes et éthiques qu’à des enjeux politiques et économiques (Jetté, 2010, p. 17-18).

Comme le dit Honneth (2008, p. 152-155), les temps modernes ont amené avec eux une nouvelle définition de l’estime sociale dont jouissent les individus et les communautés. Cette estime individuelle et collective est désormais détachée des statuts figés de l’ordre ancien, pour devenir tributaire des luttes permanentes menées par les groupes et les individus dans la sphère publique pour faire valoir leurs qualités et leurs capacités, et faire en sorte de démontrer leur pertinence et leur utilité pour les fins communes de la société. Or, c’est là un combat politique incessant que se livrent les individus et les groupes afin de faire triompher leur vision du monde et leur anticipation des conditions de la vie bonne. Et s’il est vrai que « l’issue — toujours provisoire — de telles luttes ne dépend pas seulement de la possibilité qu’ont les différents groupes d’accéder aux instruments du pouvoir symbolique, mais aussi de leur aptitude à orienter l’intérêt du public » (Honneth, 2008 , p. 154-155), l’action politique découlant des stratégies de l’action communautaire devient d’autant plus cruciale qu’elle permet à des groupes négligés de faire valoir leurs besoins, mais aussi leurs qualités et leurs capacités. Ce faisant, elle met en relief le pouvoir de transformation de la dynamique réciprocitaire (c’est-à-dire l’échange par le don). Non seulement elle tend à faire la promotion des besoins et des aspirations des personnes et des communautés avec lesquelles elle travaille, renforçant ainsi la solidarité entre les différents groupes de la société, mais également elle oeuvre à la reconnaissance et à la légitimation d’un principe d’action qui n’appelle rien de moins qu’une profonde transformation culturelle au sein de la société.

Conclusion

L’action communautaire, telle que nous l’avons définie dans ce chapitre, renvoie à un ensemble de pratiques d’intervention qui ont pour principales caractéristiques la mise en tension d’une citoyenneté active et militante dans divers champs d’action, et de revendications à caractère social, économique et politique auprès de communautés souvent marginalisées. Ces pratiques se déploient au sein d’organismes qui peuvent être désignés de manières différentes, selon les époques et les réalités nationales : organismes communautaires au Québec, community-based organizations dans les pays anglo-saxons, organizaciones comunitarias en Amérique latine et dans les Caraïbes, associations en France et dans d’autres pays francophones européens et, plus récemment, organisations d’économie sociale et solidaire (Economía social y solidaria). Toutes ces organisations ont en commun de dépendre ou d’avoir profité, à un moment ou à un autre de leur histoire, d’un contingent de militants animés par des valeurs de justice sociale, d’équité et de solidarité. Ces militants, en donnant temps, énergie et expertise, s’insèrent dans une dynamique de réciprocité (échange par le don), qui remet en question la domination des principes et des pratiques de l’économie marchande au sein des sociétés en développant des activités à caractère social, économique et politique qui intègrent dans leur mode de fonctionnement et leur orientation une participation effective des personnes et des communautés dans une optique d’intérêt général. Ce faisant, ces militants (ré)introduisent, comme socle de l’organisation sociale dans nos sociétés, les questions de la reconnaissance et du lien social, tout en oeuvrant au développement d’une société plus solidaire et d’une économie qui soit véritablement plurielle.

Toutefois, pour que l’ensemble de ces actions aboutissent à une véritable transformation sociale, il faudra que ces militants soient davantage attentifs à ce qui les rassemble plutôt qu’à ce qui les divise, et qu’ils développent de manière plus intense un réflexe fédératif et un sentiment d’appartenance à un même secteur, ou du moins à une même cause. Le mouvement de grève des militants et des organismes communautaires au Québec en novembre 2015 semble aller dans ce sens, puisqu’il a été rendu possible grâce au dépassement des inégalités et même parfois des divisions sectorielles et territoriales qui caractérisent ces milieux : logement, emploi, santé mentale, développement économique, femmes, jeunes, personnes handicapées, etc. Les passerelles sont donc possibles et même souhaitables entre les diverses composantes de l’action communautaire, y compris avec les organisations liées à l’univers de l’économie sociale et solidaire, tant dans ses composantes marchandes que non marchandes. Mais, surtout, il faut se rappeler que l’histoire montre que sans engagement politique clair, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des institutions déjà établies, il n’y a pas de transformation possible de nos sociétés.

Comme l’a démontré l’histoire du développement des pratiques de l’action communautaire, notamment des settlement houses, les luttes pour l’amélioration des conditions de vie des populations soulèvent des enjeux d’ordre social, économique et politique — voire culturel et aussi environnemental — qui sont liés de manière inextricable et qui ne peuvent être traités catégoriellement à partir d’un seul front de résistance. Il requiert la présence d’une multitude d’acteurs et de militants prêts à s’investir à divers niveaux (local, régional, national et international) et sur divers plans (éducation, action politique, coopération, services, production collective) afin d’avancer vers la constitution d’un nouveau paradigme d’intérêt général qui renverserait la tendance forte à considérer la concurrence et la compétition comme seules véritables dynamiques propres à réguler les sociétés modernes. S’il apparaît évident aujourd’hui que les diverses composantes militantes de l’action communautaire ne peuvent être fondues dans une même entité fédérative (l’exemple du mouvement altermondialiste le démontre bien), il faudrait, à tout le moins, éviter les positionnements politiques et idéologiques qui ont pour effet d’exacerber la perception de leurs distinctions respectives, afin de favoriser plutôt des passerelles et des compromis susceptibles de nourrir des visions convergentes du développement et de l’émancipation des individus et des communautés. Car ce n’est qu’à cette condition qu’il sera possible d’envisager un réel mouvement militant, communautaire et politique susceptible d’amorcer une nouvelle Grande transformation.