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Introduction

Depuis la fin des années 1970, avec la crise économique, les restructurations se sont imposées comme l’un des dispositifs de gestion les plus utilisés par les managers pour gérer les entreprises. Avec la libéralisation et la mondialisation de l’économie, les restructurations ont cependant peu à peu changé de nature pour devenir essentiellement financières. Autrement dit, dans ce cas de figure, elles ne cherchent plus à redresser une activité ou un site, mais bien à en augmenter la rentabilité et la profitabilité.

Fort de ce constat, cet article s’intéresse à une restructuration intervenue en 2010-2011 dans une entreprise chimique de la région de Mons-Borinage en Belgique. L’entreprise en question est alors une filiale d’un grand groupe minier et métallurgique français, Eramet. Si cette appartenance offre des perspectives intéressantes par rapport à la question de l’articulation entre le global, qui est le champ d’action des entreprises multinationales, et le local, cet article s’intéresse surtout aux jeux stratégiques (Crozier et Friedberg, 1977 ; Adam et Reynaud, 1978) déployés par les acteurs locaux – direction du site, délégation syndicale… – et aux conséquences de cette restructuration pour les travailleurs et les organisations syndicales. Parmi elles, nous nous centrerons plus particulièrement sur l'évolution des relations collectives de travail et la montée des incertitudes.

De manière générale, à notre sens, la multiplication des restructurations financières n’est pas sans conséquence sur la négociation sociale (ses revendications, ses pratiques, ses rapports de force…) et sur la montée en puissance d’une société de plus en plus structurée par l’incertitude et l’angoisse du présent et du futur (Castel, 2009). Pour faire image, elles constituent en quelque sorte une épée de Damoclès dont le fil peut à tout moment se rompre. Les restructurations financières constituent actuellement sans aucun doute une des manifestations les plus fortes de l’emprise du capitalisme financier et de la pensée managériale qui l’accompagne sur l’ensemble de la société (De Gaulejac, 2009 et 2011 ; Benedetto-Meyer, Maugeri et Metzger, 2011).

Sur le plan méthodologique, l’article se base sur des entretiens semi-directifs individuels et collectifs réalisés avec des permanents et des délégués syndicaux de la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB), des documents primaires (procès-verbaux des conseils d’entreprise, rapports d’activités, tracts syndicaux, etc) et secondaires (articles de presse, émissions de télévision, etc). L’un des auteurs[1] de l’article a été impliqué en tant que permanent syndical dans la négociation du plan social accompagnant la restructuration, ce qui constitue une source d’information particulièrement importante.

Avant d’aborder la restructuration d’Erachem et certaines de ses conséquences, il nous a paru important de baliser, de manière idéale-typique, les notions de restructurations économiques et de restructurations financières afin d’en faire ressortir les grandes différences. Ensuite, dans un deuxième point, l’article s’intéresse aux éléments du contexte national et local dans lequel la restructuration analysée s’est déroulée. Cet effort de contextualisation apparaît tout à fait indispensable tant pour comprendre certains aspects du déroulement de la restructuration que pour discuter de ses effets sur le plan des dynamiques collectives notamment.

Les restructurations financières : quelques précisions

Dans l’introduction de leur ouvrage sur les restructurations d’entreprise, José Allouche et Janine Freiche soulignent que « les restructurations d’entreprise ont changé récemment de nature et de rythme en Europe » (2007 : 1). Pour eux, comme pour d’autres auteurs – dont, par exemple, Durieux A. et Jourdain S. (1999) –, on serait passé d’un type de restructuration à un autre. Les dénominations proposées pour qualifier ces types de restructuration varient quelque peu. Ainsi, les restructurations se voient parfois opposées sur la base du fait qu’elles sont défensives ou offensives, préventives ou réactives, de crise ou de compétitivité, économiques ou financières… Toutefois, ces différentes dénominations ne renvoient pas fondamentalement à des divergences de points de vue. Au contraire, comme on le verra, les restructurations économiques sont aussi massivement des restructurations que l'on peut qualifier de défensives ou de crises.

Les restructurations défensives ou économiques apparaissent plus anciennes dans le sens où elles ont dominé les années 1970 et 1980. Elles prennent la forme d’« opérations de sauvetage d’entreprises ou de secteurs d’activité menacés, en déclin » (Beaujolin-Bellet et Schmidt, 2012 : 17). En France, comme en Belgique, elles ont concerné des secteurs tels que le textile et la sidérurgie. Pour Rachel Beaujolin-Bellet et Géraldine Schmidt (2012), il s’agit donc de restructurations de crise.  

Indépendamment de la dimension historique, les restructurations défensives ou économiques sanctionnent les difficultés rencontrées par une entreprise, un site ou, plus largement, une activité économique. Les résultats d’exploitation, c’est-à-dire les résultats liés à l’activité, sont négatifs. Le carnet de commande est dans le « rouge ». L’entreprise ne trouve donc plus assez de clients pour écouler sa production. Les premières mesures prises – telles que, classiquement, la non-reconduction des contrats à durée déterminée (CDD) et des intérimaires – n’ont pas réussi à redresser la situation. Par conséquent, c’est la survie même de l’entreprise qui est en jeu. En ce sens, à partir d’un certain moment, la restructuration peut être considérée comme une décision managériale incontournable. Elle est en tout cas de nature clairement curative. Du fait de l’enfoncement dans la crise, la décision de restructurer est aussi hautement prévisible. Au niveau des travailleurs et des représentants syndicaux, la contestation de la restructuration porte in fine souvent moins sur sa légitimité que sur l’ampleur des pertes d’emplois, les mesures d’accompagnement des départs ou encore, bien que dans une moindre mesure, la politique d’investissement et à travers elle les perspectives d’avenir. De plus, ces restructurations sont souvent considérées comme faisant partie de la vie économique d’une entreprise, d’une région et même d’un pays.

Le second type de restructuration aurait, pour sa part, « émergé au cours des décennies 1990 et 2000 » et il serait lié « à une recherche de compétitivité économique et financière des entreprises, sans impératif de survie économique à court ou à moyen terme » (Beaujolin-Bellet et Schmidt, 2012 : 18). Autrement dit, la restructuration n’a pas pour but de réagir à de mauvais résultats ou de sortir l’entreprise d’une impasse économique. L’acteur managérial la justifie par des prévisions alarmistes telles qu’un contexte économique difficile, l’hostilité des concurrents, un chiffre d’affaires en baisse… Comme l’indiquent Allouche et Freiche (2007), ce type de restructuration peut être vu comme « financière » dans la mesure où ce ne sont pas des critères économiques qui la justifient mais bien « des enjeux simultanés de rentabilité, de puissance financière et de conquête de positions sur un marché mondial ». Il est d’ailleurs souvent présenté comme une conséquence de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie.

Les arbitrages, souvent basés sur la mise en compétition interne des sites et des services, sont réalisés à l’échelle du groupe. Les décideurs – managers et actionnaires dominants – n’apparaissent pas forcément attachés à une production ou à une région particulière. Pour les travailleurs et leurs représentants, ces restructurations, du fait de leur caractère préventif, sont peu prévisibles. Il y a donc un effet de surprise qui est important et le désarroi ressort comme une tonalité forte des discours. En conséquence, ces restructurations sont souvent jugées beaucoup plus durement et ce d’autant plus lorsque les salariés ont été préalablement amenés à consentir des « sacrifices » au niveau de leurs conditions de travail. Dans ces circonstances, le discours des salariés fait souvent part d’un sentiment de trahison lié à une rupture brutale et unilatérale du contrat psychologique les liant à l'entreprise.

Le contexte national et local de la restructuration

La compréhension du déroulement et de l'impact de la restructuration analysée ici impliquent de donner quelques précisions quant aux spécificités légales régissant les restructurations en Belgique et au contexte socio-économique local dans lequel elle est intervenue.

Le cadre légal belge

En Belgique, les restructurations sont encadrées par un dispositif légal à la fois très développé et précis. La dernière modification majeure de ce cadre a été apportée par la loi « Renault » votée en février 1998. Elle est une conséquence de la manière dont le groupe Renault a géré, en février 1997, la fermeture pure et simple de son usine de Vilvorde – une commune limitrophe de la Région bruxelloise – entraînant la suppression de 3 100 emplois directs et la perte de très nombreux emplois indirects (Richter, 1998 et Van den Heule, 2009). Pour rappel, l’annonce de la fermeture faite presque simultanément au conseil d’entreprise extraordinaire et à l’hôtel Hilton pour la presse, a provoqué un très vif émoi parmi les travailleurs et la population. Cette décision a même été qualifiée de « brutale et unilatérale » par le Premier ministre belge de l’époque. Si le groupe Renault avait clôturé l’année 1996 par une perte de 30 milliards FB, son site belge était réputé rentable. L’entreprise venait d’ailleurs d’investir dans sa modernisation technologique et les travailleurs avaient consentis à d’importantes concessions, notamment en matière de flexibilité du temps de travail. Dans les faits, les raisons de cette fermeture étaient surtout de nature géostratégique. En réaction, les travailleurs ont immédiatement occupé l’usine, installé des piquets et organisé des manifestations. Le 16 mars, une manifestation de solidarité réunissait près de 70 000 personnes dans les rues de Bruxelles dont de nombreuses délégations syndicales belges et étrangères. Cette manifestation est d’ailleurs souvent considérée comme l'une des premières « euromanifestations » (Bevort et Jobert, 2008) de l’histoire sociale européenne.

La loi « Renault » a été conçue et votée afin que les travailleurs et leurs représentants ne soient plus mis devant le fait accompli. Dans le cas où plus de 10 % des travailleurs sont visés par une restructuration, la procédure à suivre débute par l’annonce faite par l’employeur de son intention de procéder à un licenciement collectif. Cette annonce doit se faire, dans les entreprises occupant 100 Equivalents Temps Plein et plus, lors d’un conseil d’entreprise extraordinaire auquel des permanents syndicaux[2] peuvent être conviés.

Sur le plan de la procédure, la loi « Renault » fait la distinction entre deux phases. La première, qui commence avec l'annonce de l'intention de restructuration[3], est dite d'information. Durant celle-ci, l’employeur doit préciser par écrit les raisons qui l’ont amené à vouloir se restructurer. Les représentants syndicaux peuvent alors poser des questions, demander des éclaircissements et faire des contre-propositions visant à annuler ou limiter l’ampleur de la restructuration en termes d’emplois. Ce n'est qu'au terme de cette phase que la décision de restructurer peut réellement se prendre. La procédure entre alors dans une seconde phase qui est celle la négociation du plan social, c’est-à-dire de la fixation des conditions dont bénéficieront les travailleurs en cas de départ ou de prépension. Si la première phase n'est pas soumise à une contrainte de temps, la seconde doit en principe se clôturer 60 jours après son commencement.

L'expérience montre que la première phase de la loi « Renault » est très souvent purement formelle dans le sens où les directions ne renoncent quasiment jamais à leurs projets de restructuration. Dès lors, pour certains observateurs, cette loi s'apparente plus à une hypocrisie législative (Venturi, 2010) qu'à une réelle avancée sociale.

La région de Mons-Borinage

Située en Wallonie, la région de Mons-Borinage est typiquement une région d'ancienne industrialisation dont l'activité était liée à la présence de charbon dans son sous-sol. Même si les premiers signes du déclin de l'activité charbonnière apparaissent dans les années 1930, le travail de la mine y est resté l’activité industrielle principale pendant toute la première moitié du XXe siècle. Lorsque les fermetures de puits de mine vont s’accélérer durant les trente glorieuses, l'emploi ouvrier va être porté par quelques secteurs d'ancienne industrialisation à forte intensité de main-d’oeuvre tels que la céramique, la chimie et le verre[4]. À partir du milieu des années 1970, sous le poids de la crise économique, ces industries vont elles-mêmes se restructurer et, pour certaines, disparaître du paysage régional. Entre 1974 et 1991, l'emploi dans le secteur secondaire va chuter de près de moitié sans que le relais ne soit pris par le secteur tertiaire (Honorez, 1994 : 86). Dès lors, le chômage va véritablement exploser et, dans les années 1990, la région de Mons-Borinage connaît « un taux de chômage quasi deux fois plus élevé que la moyenne belge » (Honorez, 1994 : 88).

Pour faire face à cette situation, les décideurs régionaux vont miser sur la création de zonings industriels pour attirer les investisseurs étrangers et développer des activités. Cette politique s’est notamment concrétisée par l’installation d’un Microsoft Innovation Center (mars 2009) et de Google (février 2010) dans la région. Ces deux entreprises sont en quelque sorte censées symboliser l’entrée de la région dans l’économie du XXIe siècle. Parallèlement, la région de Mons-Borinage s'est associée avec une autre région d'ancienne industrialisation pour donner naissance en 2010 à Coeur du Hainaut. À travers cette nouvelle dénomination, les forces vives locales – responsables politiques, entreprises, syndicats, universités, intercommunales... – ont voulu se détacher du poids du passé pour se tourner vers le futur. Comme dans d’autres régions d'ancienne industrialisation, la culture y est considérée comme un vecteur possible du redéploiement économique. La ville de Mons a d’ailleurs été désignée comme Ville européenne de la culture en 2015.

Sur le plan de l'emploi, la situation reste particulièrement problématique. Si les investissements réalisés par Microsoft et Google sont particulièrement symboliques, ils sont aussi peu créateurs d'emplois directs. Aujourd'hui, c'est le secteur des services (titres-services[5], nettoyage, gardiennage) qui a pris, dans une certaine mesure, la relève de l’industrie en termes d’offre d’emplois pour une main-d’oeuvre peu qualifiée. Toutefois, le taux de chômage reste globalement très élevé. Il est aujourd'hui de l'ordre de 19 % alors que la moyenne belge est de l'ordre de 9 %.

De par son passé industriel, la région de Mons-Borinage a été le lieu de nombreux conflits sociaux. Nombre de ces conflits ont été portés par les ouvriers mineurs. Ainsi, à titre d'exemple, 33 000 mineurs borains se mettent en grève en 1912 pour lutter contre la hausse des prix et, en 1924, ils sont 35 000 à arrêter le travail pour protester contre une diminution de 10 % de leur salaire. Même si la région est industriellement prospère, les conditions de travail et de vie des mineurs sont particulièrement rudes. Au tout début des années 1930, elles font l'objet d'une dénonciation forte sous la forme du documentaire Misère au Borinage réalisé par Henri Storck et Joris Ivens. La disparition des mines n'a pas conduit à une disparition de la conflictualité sociale. Ainsi, en 2009, les travailleurs de la multinationale Bridgestone ont arrêté le travail pendant plus de cinq semaines par solidarité avec un délégué licencié.

C’est la FGTB, syndicat de tendance socialiste, qui est majoritaire dans la plupart des entreprises de la région, ce qui constitue une exception dans la mesure où la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) est majoritaire au niveau national. Depuis le milieu des années 1970, sous le poids de la crise, une part importante du travail syndical a consisté à négocier des plans sociaux venant accompagner les restructurations. Entre 2006 et 2011, rien que pour les moyennes et grandes entreprises, les permanents syndicaux de la FGTB de la régionale de Mons-Borinage ont été impliqués dans une vingtaine de restructurations[6]. Ces dernières sont, d’après eux, de plus en plus de nature financière. Comme on le voit, les restructurations constituent un aspect important de la vie économique et sociale de la région. C’est sur une d’entre elles que nous allons maintenant centrer l’analyse.

La restructuration d’Erachem

L’intention de restructuration d’Erachem a été annoncée aux représentants syndicaux de l’entreprise en mai 2010. Avant d’aborder cette annonce, il nous a paru important de contextualiser cette restructuration notamment par rapport au groupe dont dépend l’entreprise et à son histoire récente. La restructuration de 2010 n’est en effet pas la première que subit le site. Quant aux deux derniers points, ils portent sur la négociation de la restructuration, qui a duré près d’un an, et sur la question des prévisions qui ont été avancées par la direction du site pour justifier la restructuration.

Éléments du contexte

Erachem a vu le jour en 1962 sous le nom de SEDEMA (Société Européenne de Dérivés de Manganèse). Elle était alors sous le contrôle de la Société Générale de Belgique[7]. Après plusieurs changements de noms, elle est devenue dans les années 1990, une filiale du groupe français Eramet qui emploie près de 14 000 travailleurs dans vingt pays répartis sur les cinq continents. Le groupe détient des positions de premier plan au niveau mondial dans ses activités de base liées au nickel, au manganèse et aux alliages. En 2010, au moment de la restructuration, le groupe était contrôlé par deux grands actionnaires unis, depuis 1999, par un pacte d’actionnaire : la famille Duval pour près de 36 % du capital et le groupe nucléaire français Areva pour près de 26 %[8]. Les différentes sociétés appartenant au groupe sont liées entre-elles par d’importantes participations croisées, ce qui solidifie le groupe tout en rendant peu lisible les flux financiers internes. Le management du groupe mobilise les concepts les plus modernes à l’oeuvre dans le champ de la gestion tels que la culture d’entreprise, le «knowledge management», le «benchmarking», le «lean management» et la culture de projets. Depuis 2005, son projet managérial s’appuie sur le programme Leaders qui a « pour mission de déployer une culture commune à l’ensemble du Groupe et de mobiliser tous les collaborateurs autour d’un projet fort et fédérateur, au service de la performance et de l’identité d’ERAMET »[9]. Erachem est pour sa part spécialisée dans la chimie du manganèse et dans le recyclage du cuivre. Elle travaille presque exclusivement pour l’exportation.

Depuis le début des années 1990, l’entreprise a connu quatre restructurations, en 1992, 1994, 2002 et 2010. Les différents délégués et permanents syndicaux qui ont été interviewés dans le cadre de cette recherche considèrent tous que les trois premières étaient des restructurations de type économique ou défensif. Ainsi, à propos de celle de 2002, plusieurs délégués ont insisté sur le fait qu’Erachem « n’était pas loin de mettre la clé sous le paillasson. On n’avait pas pu trouver de nouveaux produits. On n’avait pas su innover. Il y a des produits que l’on vendait presque à perte. Cette restructuration était justifiée peut-être pas dans l’ampleur mais elle était justifiée » (Délégué syndical FGTB).

À la suite de la restructuration de 2002, les résultats d’exploitation sont redevenus positifs et les objectifs de rentabilité fixés par la direction ont été largement dépassés et cela beaucoup plus tôt que prévu : « Depuis 2003-2004, on n’a plus été en perte au niveau des résultats d’exploitation. En 2002, on était en négatif. Le plan prévoyait un résultat d’exploitation positif de 5 millions d’euros en 2008. En fait, cet objectif a été atteint en 2005 » (Délégué syndical FGTB). Par la suite, les résultats d’exploitation ont continué d’être positifs : 3,6 millions d'euros en 2007, 5,3 millions en 2008, 4,3 millions en 2009, 10,3 millions en 2010 et 8,2 millions en 2011.

En 2010, Erachem réalise un bénéfice avant impôt de 25 millions d'euros et distribue 77 millions d'euros à ses actionnaires. L’entreprise distribue donc beaucoup plus que les bénéfices réalisés, ce qui, pour l’acteur syndical, démontre la politique strictement financière poursuivie par celle-ci. Quant à la situation du groupe, elle apparaît tout aussi florissante. Entre 2009 et 2010, le chiffre d’affaires d'Eramet est passé de 2,7 à 3,6 milliards d’euros et son résultat opérationnel de – 163 à 739 millions d’euros[10].

L’annonce de l’intention de restructurer 

Lors du conseil d’entreprise extraordinaire de mai 2010 portant sur les informations économiques et financières d’Erachem, la direction du site se montre très rassurante quant aux perspectives d’emploi. Selon ses prévisions,  l’emploi devait juste connaître une légère baisse due à la non-reconduction des contrats à durée déterminée arrivant à échéance durant l’année. Pourtant, à peine quatre mois plus tard, la même direction annonce son intention de procéder au licenciement collectif de 42 personnes (18 ouvriers ainsi que 24 employés et cadres), soit 27 % des effectifs du site. Pour ce faire, elle envisage de recourir à des prépensions et à des licenciements sur la base de critères tels que la qualité du dossier personnel, la disparition de la fonction ou encore l’absentéisme.

Vu la situation de l’entreprise et en l'absence de signes avant-coureurs, l’annonce a surpris la plupart des travailleurs et des représentants syndicaux comme en témoigne le secrétaire régional de la CSC, pour qui « cette restructuration, c’est une surprise. C’est une entreprise qui fait des bénéfices. Les deux derniers bilans sont positifs » (La Province[11], 8 octobre 2010). Qui plus est, le représentant syndical belge au conseil d’entreprise européen, revenait d’une réunion où aucune allusion, même minime, n’avait été faite concernant l’intention de restructurer ce site en Belgique.

L'annonce de l'intention de la restructuration ne donnera pas lieu à des actions collectives particulières, telles que des arrêts de travail ou des grèves. La carte jouée est celle de la médiatisation par l’intermédiaire de la presse locale et de la mobilisation des relais politiques. Ainsi, une semaine après l'annonce de l'intention de restructuration, la ministre de l'Emploi et du Travail est interpellée à la Chambre des représentants par un député socialiste local afin de faire le point sur la situation et d'évoquer les possibilités d'un soutien au moins moral aux travailleurs de l'entreprise.

La négociation de la restructuration

Pour justifier la restructuration, la direction avance qu’Erachem a perdu « près de 30 % de son chiffre d'affaires annuel global sur 2009 et 2010 par rapport à 2008 [...]. Le résultat d'exploitation du 1er semestre 2010 est certes bon mais il est constitué d'éléments exceptionnels non récurrents; une fois ceux-ci neutralisés dans le cadre d'une analyse en profondeur, le résultat devient malheureusement négatif[12] ». Cette dégradation est présentée comme étant la conséquence « de divers facteurs : les effets de la crise économique et financière que nous traversons, une parité euro/dollar qui favorise nettement nos concurrents hors Europe [...], une concurrence (notamment chinoise et des pays émergents) très agressive. De plus, la situation économique de certains de nos clients est devenue difficile; ils ont dû et doivent encore opérer des restructurations significatives ».

Pour la direction, « aucune amélioration significative n'est [...] prévisible dans le futur » et « les perspectives de croissance à moyen terme sont faibles. » Dès lors, « face à ce contexte structurel très défavorable, il est – selon elle – nécessaire, impératif même, de prendre des mesures d'adaptation importantes pour recouvrer rapidement la compétitivité » et assurer ainsi « de manière responsable le futur de l’entreprise ». Il faut, selon elle, se « doter d’une structure compétitive permettant de faire face aux pertes d’activité que nous anticipons » alors même que les mesures prises se sont avérées « insuffisantes en regard de l’évolution de la situation ».

L'argumentation patronale a immédiatement fait l'objet de fortes critiques de la part de l’acteur syndical. Parmi celles-ci, relevons le fait que la référence à l'exercice 2008 donnerait une image délibérément tronquée de la réalité dans le sens où les années 2007 et 2008 « avaient été exceptionnelles[13] ». Replacé dans une perspective plus large, « le chiffre d'affaires réalisé en 2009 s'avère relativement proche de celui des exercices “normaux” antérieurs (de 2004 à 2006) ». Concernant le résultat d'exploitation, une note syndicale souligne qu'« il n'a jamais été aussi élevé qu'au cours des trois derniers exercices [...]; y compris pour l'année 2009 qui a permis d'engranger 5,1 millions d'euros hors taxes en dépit du ralentissement de l'activité (ce qui rend compte d'une rentabilité commerciale de l'ordre de 10 %, laquelle s'avère nettement supérieure aux performances des autres entreprises du secteur). Cette excellente rentabilité a notamment permis la distribution de 42,7 millions d'euros aux actionnaires en février 2010 ». Les bénéfices réalisés par l'entreprise relativisent évidemment la question du « coût du travail »[14] comme le souligne une autre note syndicale[15]. Selon cette dernière note, chaque travailleur aurait rapporté en moyenne annuelle au moins 50.000 euros de bénéfice à l'entreprise en 2008 et 2009, ce qui est qualifié d'« énorme ».

Dans un premier temps, la stratégie syndicale a surtout consisté à demander les informations économiques et financières relatives au premier semestre 2010 afin d’avoir une vision juste de la situation de l'entreprise. Parallèlement, les syndicats ont tenu à rappeler que le conseil d'administration du groupe venait d'« adresser ses remerciements à l'ensemble du personnel de la société pour les efforts soutenus qui ont permis l'amélioration des résultats constatée en 2009[16] ». Dans la logique syndicale, il est clair que si l'entreprise « déclare se rendre compte des efforts des travailleurs, elle devra [...] le montrer dans le cadre de la procédure Renault et plus précisément dans la négociation du plan social ». Comme on le voit, l’acteur syndical n’a pas cherché à s'opposer à la restructuration. Au contraire, sa stratégie a consisté à essayer de se mettre dans la meilleure position possible pour en atténuer les conséquences et négocier un plan social acceptable pour les travailleurs.

Lors de la première phase de la loi Renault, du 7 octobre 2010 au 7 janvier 2011, le conseil d’entreprise s’est réuni sept fois. Les représentants des travailleurs ont multiplié les questions afin d’obtenir le plus d’informations possible sur la situation de l’entreprise et les intentions de la direction. La nouvelle organisation du travail voulue par la direction a fait l’objet de discussions avec, du côté syndical, une volonté d’en atténuer l’impact quant aux pertes d’emplois. Sur ce point, les syndicats obtiendront assez vite le reclassement de quatre employés et de cinq ouvriers. La longueur inhabituelle de la phase 1, un an et trois mois au total, s’explique par le fait que les représentants du personnel ne partageaient pas les raisons de la restructuration vu les bons résultats économiques et financiers – d’où un grand nombre de questions et de demandes d’éclaircissement – ainsi que par le fait que la direction et les représentants du personnel n’arrivaient pas à s’entendre sur la nouvelle organisation du travail. Selon les syndicats, cette organisation n’était pas humainement tenable. La réduction du personnel était, selon eux, trop importante pour que les services puissent fonctionner normalement.

Comme le prévoit la législation, la deuxième phase de la loi Renault s’est focalisée sur la négociation d’un plan social. Lors de cette phase, les permanents syndicaux de chaque organisation syndicale sont présents à chaque réunion et ils mènent la négociation.

Du côté des ouvriers, une proposition de plan fait l’objet d’un vote les 10, 11 et 12 avril. Elle comprend des compensations financières qui « vont bien au-delà du prescrit légal » (Permanent syndical FGTB). Pour les prépensionnés, elle prévoit une indemnité mensuelle complémentaire de 1 000 euros pour les ouvriers à feu continu et de 900 euros pour les autres. Quant aux primes de départ, elles vont selon l’ancienneté de 90 000 à 110 000 euros pour les ouvriers à feu continu et de 95 000 à 100 000 euros pour les autres ouvriers, ce qui constitue des montants vingt fois plus élevés que le minimum légal. Vu les tensions entre les centrales ouvrières de la CSC et de la FGTB[17], deux votes distinctifs ont été organisés. Si les affiliés de la CSC ont majoritairement approuvé l’accord (89 % pour), les affiliés de la FGTB l’ont majoritairement rejeté (82% contre). Au total, 55 % des ouvriers se sont prononcés pour l’accord.

Pour les employés[18], la conclusion du plan social a été beaucoup plus laborieuse. Le projet d’accord a été rejeté par 95 % des employés en raison de la perte de revenu engendrée par la prépension. Du côté syndical, cette perte est évaluée à quelque 800 euros par mois. Du côté patronal, les conditions proposées sont, au contraire, considérées comme tout à fait acceptables – couverture de 70 à 85 % du salaire annuel net – et le directeur du site insiste sur le fait qu’il est arrivé « au bout de son mandat » et qu’il ne peut pas « donner cette petite chose en plus » que demandent les employés[19]. Dès lors, ces derniers se mettent en grève et bloquent l’accès au site, dans un premier temps, pour les sous-traitants et, dans un deuxième temps, pour les camions. De son côté, la direction introduit une action en justice afin de rendre le site à nouveau accessible, ce qu’elle obtient. Au sixième jour de grève, un huissier de justice, accompagné de la police, vient signifier aux membres du piquet de grève que l’ordonnance rendue en référé par le tribunal interdit de bloquer l'accès à l'entreprise sous peine d’une astreinte de 1 000 euros par infraction constatée. Les grévistes décident de lever le piquet et l’usine redémarre progressivement. Finalement, un accord est trouvé et accepté par les employés après neuf jours de conflit ouvert. Il prévoit une prime supplémentaire de 11 500 euros par employé qui sera octroyé par la suite aux ouvriers.

En mai, l’entreprise est reconnue comme « entreprise en restructuration », ce qui lui permet d’obtenir une dérogation concernant l’âge de l’accès à la prépension. Les travailleurs peuvent ainsi bénéficier d’une prépension à partir de 52 ans alors que, dans le secteur de la chimie, les départs sous cette forme se font au plus tôt à 56 ans sous certaines conditions d’ancienneté et 58 ans sans condition.

De source syndicale, la restructuration aurait coûté plus de 5 millions d’euros à l’entreprise.

Quid des prévisions patronales ?

Les organisations syndicales ont directement contesté les arguments mis en avant par la direction de l’entreprise pour justifier la restructuration. Pour elles, le seul argument plausible était celui de l’augmentation du prix des minerais. Les incertitudes étaient grandes à l’époque et les prévisionnistes tablaient sur des hausses importantes du prix des matières premières. Deux années après la restructuration, les prévisions de la direction ne se sont pas concrétisées. Lors du conseil d’entreprise extraordinaire portant sur les informations économiques et financières de 2012, la direction a même reconnu s’être trompée sur celles-ci.

Par ailleurs, le résultat d’exploitation de l’entreprise est resté positif en 2011 (8,29 millions d’euros contre 8,56 millions en 2010). Au total, l’entreprise a réalisé 66,5 millions d’euros de bénéfices en 2011 et elle a rétribué ses actionnaires à hauteur de 69,9 millions d’euros. Elle a donc une nouvelle fois distribué plus que ce qui avait été gagné durant l’année. Les résultats du premier semestre 2012 s’annoncent également très bons. Du côté de la centrale ouvrière de la FGTB, la persistance de bons résultats vient démentir les propos de la direction selon lesquels les résultats de 2010 étaient influencés par des éléments exceptionnels[20]. Pour elle, la restructuration de 2010 « n’avait aucune justification économique » et la seule stratégie de la direction était de « gagner plus d’argent avec moins de personnel occupé ».

Pour la centrale, l’analyse des résultats de l’entreprise sur une période de 10 ans montre, qu’à trois reprises (2004, 2010 et 2011), les dividendes distribués ont été supérieurs au résultat net. Autrement dit, l’argent gagné (que ce soit au niveau de l’activité même de l’entreprise (économique) ou au niveau financier) n’est pas resté dans l’entreprise. De plus, la mise en parallèle des capitaux propres et des dividendes permet de faire ressortir, qu’à deux reprises sur les dix dernières années, les capitaux propres ont été mobilisés pour payer des dividendes.

Sur les relations collectives de travail et l’incertitude

La restructuration intervenue chez Erachem constitue, à nos yeux, un point d’appui intéressant pour réfléchir aux conséquences possibles des restructurations financières sur les relations collectives de travail, d’une part, et la question de l’incertitude, d’autre part.

Restructuration financière et relations collectives de travail

Les restructurations financières peuvent être considérées comme moins légitimes que les restructurations de crise. Ainsi, pour Rémi Bourguignon, on sait « combien les licenciements opérés dans les entreprises bénéficiaires, souvent labellisés “licenciements boursiers”, prêtent le flanc à une opposition. Ils apparaissent comme marqués d’une profonde injustice puisqu’ils reviennent à augmenter la richesse produite au détriment des salariés » (2012 : 79).

Dans le cas d’Erachem, les témoignages syndicaux – oraux et écrits – insistent fortement sur le manque, voire l’absence de légitimité de la restructuration de 2010. Ce jugement se construit sur la base de la santé financière de l’entreprise et du peu de crédit accordé à l’argumentaire patronal pour justifier la restructuration[21]. En outre, dans le cas d’Erachem, comme dans d’autres restructurations intervenues à la même époque, le contexte de crise a sans doute constitué un « effet d’aubaine » (Bourguignon et Guyonvarch, 2010). En d'autres termes, on peut supposer que la direction de l'entreprise a profité du contexte de crise pour faire passer un plan de restructuration qu'elle comptait de toute façon mettre en oeuvre.

À partir de ce constat, on peut s’interroger sur les conséquences possibles de ce manque voire de cette absence de légitimité au niveau des travailleurs et des organisations syndicales. Par rapport à ce questionnement, relevons d’abord que le manque ou l’absence de légitimité de la restructuration est abordée de manière assez froide ou, pour le dire autrement, sans émotion excessive dans les discours analysés. Cela s’explique, sans doute d’abord, par le fait que les entretiens ont été réalisés près d’un an et demi après l’annonce de la restructuration. Les réactions à chaud sont effectivement plus propices à la manifestation d’émotions fortes contrairement aux commentaires et analyses à froid (Bingen et Martinez, 2012 : 57). Toutefois, les recherches menées dans les médias à propos de cette restructuration ne témoignent pas d’un émoi particulier. Force est aussi de constater que l’annonce de l’intention de restructurer n’a pas généré des manifestations collectives de colère ou d’indignation de la part des travailleurs. De leur côté, les organisations syndicales n’ont pas appelé à la grève. Et, lorsque les employés se mettent en grève, c’est près de 7 mois après l’annonce de l’intention de restructuration et dans le but d’améliorer le contenu du plan social.

Plusieurs raisons, en interaction les unes avec les autres, peuvent être avancées pour expliquer l’absence de réactions collectives fortes, alors que la restructuration est considérée comme peu ou pas légitime. Parmi celles-ci, relevons d’abord la banalisation même de l’acte de restructurer. Avec le temps, la restructuration s’est, par la force des choses, imposée comme un acte somme toute banal de management des entreprises et des organisations. La région de Mons-Borinage n’échappe pas à cette réalité. Les restructurations y sont, comme on l’a mentionné, nombreuses. Dans le cas d’Erachem, le délégué syndical le plus ancien en a connu quatre, dont des « très dures sur le plan humain ». L’une des hypothèses possibles est que la banalisation participe à la remise en question de la grève comme réponse adéquate à la situation.

Une deuxième raison, qui transparaît dans les entretiens, réside dans le caractère presque irréversible de l’intention de restructuration. Par expérience, les acteurs syndicaux savent qu’une telle décision n’est pas ou alors très exceptionnellement remise en question par les directions. Au mieux, ils peuvent espérer en limiter les impacts en termes de perte d’emplois et obtenir les meilleures conditions de départ possible. Dès lors, la grève, avec ses implications financières pour les travailleurs mais aussi pour les syndicats, n’apparaît pas comme la solution la plus optimale. Dans le cas d’Erachem, ce point de vue semble conforté par le fait qu’il s’agit d’une restructuration et non d’une fermeture – autrement dit, l’avenir du site doit également être intégré dans les décisions sur les actions à mener –, que la situation financière de l’entreprise permet d’espérer des bonnes conditions de départ et que la direction de l’entreprise ne cherchait pas à fuir ses responsabilités en la matière.

Une troisième raison renvoie au contexte sociohistorique. Ainsi, parlant de sa carrière professionnelle, un permanent syndical a souligné qu’un des premiers dossiers dont il a eu la responsabilité concernait la faillite d’une entreprise d’ameublement dont le personnel n’avait plus été payé depuis plusieurs mois. Ne parvenant pas à débloquer la situation, les travailleurs et les responsables syndicaux ont finalement décidé d’organiser une vente sauvage de meubles. C’était au début des années 1970. C’était, selon ses termes, « l’époque de l’autogestion ». Pour ce permanent, ce qui était possible ou évident à l’époque ne l’est plus aujourd’hui. Par rapport aux années 1970, les organisations syndicales sont aujourd’hui dans une posture essentiellement défensive. La financiarisation et la mondialisation de l’économie n’ont fait que renforcer cette posture. Dans le cas d’Erachem, le siège social du groupe se situe à Paris et les actionnaires principaux sont un groupe familial et, depuis 2012, un fonds stratégique d’investissement. Bref, pour reprendre les propos d’un délégué syndical, l’usine belge est « un petit truc » à l’échelle du groupe.

Enfin, soulignons que l’absence de réactions collectives dans le cas de la restructuration d’Erachem n’est pas une exception à la règle. Au contraire, la majorité des plans sociaux sont négociés sans qu’il y ait d’actions de grève. Selon les décomptes d’un permanent de la CSC, sur 86 dossiers de licenciements collectifs intervenus en 2011 dans des entreprises de plus de 20 travailleurs installées en Wallonie, seuls 13 plans ont donné lieu à des conflits et « tous les autres ont été réglés par le dialogue » (Le Soir, 8 février 2012).

Restructuration financière et incertitude

Plus personne n’est à l’abri et plus personne ne se sent à l’abri. Ce sentiment d’incertitude touche de plus en plus de travailleurs. Certains auteurs parlent à ce sujet de déstabilisation des stables (Linhart et Maruani, 1982). Auparavant, la précarité concernait principalement les travailleurs peu diplômés, précarisés, n’ayant pas de CDI. Le fait de posséder un contrat stable et des qualifications représentait un gage de stabilité de l’emploi[22]. Sous cet aspect, les travailleurs d’Erachem appartiennent à la catégorie des travailleurs ayant un emploi de qualité (Vandenbrande et coll., 2012). Toutefois, les restructurations successives ont remis en question certains acquis tout en participant à l’extension du sentiment d’incertitude.

Par rapport aux restructurations de crise, les restructurations de compétitivité ont sans doute un pouvoir beaucoup plus déstabilisant. D’une part, elles interviennent alors que les comptes d’exploitation de l’entreprise sont positifs. D’autre part, il est fort difficile d’en déceler des signes avant-coureurs. Autrement dit, les restructurations financières prennent les travailleurs et les responsables syndicaux de court. Le fait de travailler dans une entreprise en « bonne santé économique et financière » ne peut donc plus être considéré comme un gage de sécurité, d’avenir professionnel. Erachem est, de source syndicale, une des entreprises les plus rentables de la région de Mons-Borinage. Le paradoxe soulevé est que « dans d’autres entreprises qui n’arrivent même pas à être bénéficiaires depuis plusieurs années, l’activité perdure sans réduction de personnel. Le lien entre la restructuration et les difficultés économiques et financières se distend ce qui complexifie le travail syndical » (Permanent syndical FGTB).

Face à cette incertitude, une réponse observable consiste à privilégier le plan social au détriment de la lutte pour l’emploi. Le plan social devient, pour une partie des travailleurs et des délégués, une opportunité de quitter, temporairement ou définitivement, le monde du travail dans de bonnes conditions. L’enjeu, comme cela a été souligné, est de toucher le jackpot ou le gros lot, un peu comme à la loterie. Dans le cas d’Erachem, les travailleurs ont pu bénéficier de conditions de départ particulièrement intéressantes tant pour les prépensions que pour les départs volontaires. Ces conditions se situaient en effet largement au-dessus des prescrits légaux, ce qui a conduit à un nombre de demandes de départ plus important que celui souhaité par la direction. Pour y faire face, la direction n’a pas eu d’autre choix que de recruter des jeunes travailleurs.

Conclusion

En guise de conclusion, il convient de souligner que la restructuration analysée ici n'est en rien un cas atypique ni dans sa nature ni dans son déroulement. En Belgique, comme dans de nombreux pays, les restructurations financières se sont multipliées ces dernières années. Les justifications avancées ne varient guère d'un cas à l'autre. Il s'agit presque toujours de faire face à une concurrence de plus en plus rude. En Belgique, bon nombre de ces restructurations ne donnent pas lieu à des conflits ouverts ni au moment de l'annonce ni par la suite. En outre, lorsqu'il y a un conflit, celui-ci vise moins à combattre la restructuration qu'à lutter pour limiter ses impacts sur l'emploi et à obtenir les meilleures conditions de départ possible. Cela doit sans doute être interprété comme l'expression d'une forme d'impuissance face à la logique du monde économique et de son mode contemporain d’accumulation financière.

Vues par les managers, les restructurations financières peuvent être considérées comme des actes de bonne, voire de très bonne gestion. Une gestion qui, globalement, anticipe plutôt qu'elle ne subit. Une gestion qui, selon le discours managérial, permet de rester compétitive grâce à l'amélioration permanente de la performance et de la rentabilité. Une posture qui, à terme, permet aussi, selon les managers, de préserver de l'emploi dans les sites restructurés. Cela dit, les restructurations financières, plus que les restructurations économiques, sont porteuses d'une forme de violence particulièrement forte qui amène des travailleurs à perdre leur emploi alors même qu'ils travaillent dans une entreprise rentable. Cette violence va évidemment à contresens des appels managériaux à la responsabilité sociale ou sociétale des entreprises.

Enfin, il nous semble que les restructurations financières participent pleinement au façonnage d'une société de l'incertitude dans laquelle, du jour au lendemain, un travailleur peut perdre son emploi, et ce, sans aucun signe avant-coureur. En d'autres termes, par rapport à l'emploi, cette société n'offrirait plus guère de garantie pour les travailleurs, y compris pour ceux qui sont actifs dans des entreprises et des secteurs performants et rentables. Dans le discours managérial, cette incertitude se voit en quelque sorte atténuée ou compensée par « une forte valorisation de la mobilité, de l'instabilité professionnelle et des ruptures considérées comme autant de “transitions” dans un parcours “nécessairement discontinu” » (Flocco et Guyonvarch, 2012). Par rapport aux interviews réalisées, on peut se demander si une autre réponse à l’oeuvre ne revient pas à considérer les restructurations comme une opportunité de quitter, temporairement ou définitivement, le monde du travail dans de bonnes conditions. Dans cette perspective, l'enjeu serait moins de défendre l'emploi que de chercher à décrocher le « gros lot » lors du départ.