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Introduction

Le remplacement du conseil arbitral et du juge-arbitre par le Tribunal de la sécurité sociale est l’un des éléments les plus notables des modifications au régime d’assurance-chômage entrées en vigueur en 2013[1]. Ce changement marque la fin de tribunaux administratifs qui, pour l’essentiel, avaient subsisté malgré les transformations et les vicissitudes du régime depuis ses origines en 1940.

Le nouveau Tribunal de la sécurité sociale se caractérise par le fait que ses membres, tous nommés à sa discrétion par le Cabinet fédéral, forment une instance permanente, spécialisée, unifiée, comportant deux niveaux de recours – de première et de seconde instance – et compétente non seulement en matière de prestations d’assurance-chômage, mais aussi relativement aux prestations prévues au Régime de pensions du Canada[2] et à la Loi sur la sécurité de la vieillesse[3].

Le régime procédural applicable aux recours devant le Tribunal de la sécurité sociale présente des différences notables par rapport aux dispositions antérieures. Ainsi, il exige qu’un recours en révision ait été exercé au préalable auprès de l’auteur de la décision contestée. Il prévoit que le recours sera en principe traité par un décideur unique. Il marque l’abandon de l’audition présentielle comme mode procédural privilégié, au profit d’un traitement bureaucratique et informatisé des recours. Il autorise le rejet sommaire des recours en fonction de leurs chances apparentes de succès. Il réintroduit un dispositif d’autorisation préalable pour l’accès au second niveau de recours[4].

Pour comprendre la portée de ce changement, il convient de le situer dans une perspective historique qui tienne compte non seulement de l’appartenance de ces institutions au régime d’assurance-chômage, mais aussi de leur place dans l’évolution de la justice administrative. Ces deux aspects sont d’ailleurs intimement liés. En effet, le régime d’assurance-chômage a longtemps constitué, au Canada, la pièce maîtresse du système de sécurité sociale et donc un élément important de l’État providence. De son côté, la justice administrative, telle qu’on l’entend dans l’espace politique canadien, s’est elle aussi développée à la faveur de l’avènement de l’État providence[5].

Dans cette perspective d’histoire de l’État providence, le présent texte poursuit donc un double objectif.

D’une part, il s’agit de rappeler certaines données historiques relatives aux instances décisionnelles de l’assurance-chômage au Canada. Ces données concernent les origines de ces instances, leur contribution au renouvellement des institutions administratives et leur évolution au cours de leurs 70 années d’existence. Elles permettent notamment de comprendre les raisons de cette longévité.

D’autre part, le texte se propose de mettre en lumière l’apport du droit de l’assurance-chômage à la compréhension et à la pratique de la justice administrative. Aussi bien en ce qui concerne les recours administratifs ouverts aux bénéficiaires de prestations sociales que sous l’angle du processus décisionnel de premier niveau, l’expérience historique du régime canadien d’assurance-chômage est riche d’enseignements. Elle fournit un cadre de référence qui permettra d’évaluer les récentes modifications législatives dans ce domaine.

Même si ces propos prennent par moments la tonalité d’un « éloge funèbre » du conseil arbitral et du juge-arbitre, telle n’est pas leur visée première. Il s’agit plutôt d’esquisser une réflexion rétrospective sur le sens qu’il est possible de donner à l’aménagement du processus décisionnel en matière de prestations d’assurance-chômage, dans un effort de compréhension historique de la justice administrative et de l’État providence.

Ces intentions nous ont amené à rappeler d’abord une série d’événements et de données juridiques échelonnés sur tout le XXe siècle, puis à formuler, du point de vue de la justice administrative, quelques considérations sur la base de ce rappel historique.

Rappel historique

Les circonstances ayant conduit à l’adoption en 1940 de la première loi sur l’assurance-chômage[6] sont bien connues. Elles ont été analysées par la Cour suprême dans son avis de 2005 sur la constitutionnalité des prestations liées à la présence d’un nouvel enfant[7]. L’ouvrage incontournable de Georges Campeau en rend compte de manière détaillée (Campeau, 2001 : 47-133). Il suffira pour l’instant de rappeler que la loi de 1940 a été précédée en 1935 d’un autre texte instituant une assurance-chômage et envisageant, par l’action concertée de l’État fédéral et des provinces, la mise en place d’un ensemble de mesures de sécurité sociale[8]. Ce texte ayant été invalidé par les tribunaux faute de compétence législative du Parlement fédéral[9], la Constitution a dû être modifiée en 1940 pour conférer à ce dernier une compétence exclusive en matière d’« assurance-chômage[10] » qu’il a aussitôt exercée.

Pour saisir la portée de la Loi de 1940 sur l’assurance-chômage du point de vue de la justice administrative, il est nécessaire d’en rappeler la teneur et les origines, avant de revenir sur l’évolution ultérieure des institutions apparues à cette époque.

L’assurance-chômage et les origines de la justice administrative

La loi de 1940 attribuait le pouvoir décisionnel, relativement au droit d’un travailleur à des prestations d’assurance-chômage, à trois instances successives : le « fonctionnaire de l’assurance », le « tribunal arbitral » et l’« arbitre »[11]. Un dispositif à peu près identique figurait déjà dans la loi de 1935[12]. La relation entre ces trois paliers décisionnels ne se résumait pas uniquement au fait que les deux derniers exerçaient une compétence de recours. En effet, le fonctionnaire de l’assurance avait la faculté, en présence de faits qui lui semblaient justifier le rejet d’une demande de prestations, de déférer la demande au tribunal arbitral plutôt que de statuer lui-même[13]. Cette possibilité offerte au fonctionnaire de l’assurance de soumettre les cas pressentis comme difficiles au jugement du tribunal arbitral montrait la valeur accordée par le Parlement aux connaissances particulières des membres du tribunal arbitral[14]. La montée en charge du régime après 1945 rendait cependant improbable un recours fréquent à cette procédure de renvoi[15]. Les trois paliers décisionnels ont donc très tôt été reliés uniquement par des voies de recours. Le travailleur pouvait de plein droit interjeter appel devant le tribunal arbitral de la décision du fonctionnaire de l’assurance, dans un délai de 21 jours[16]. Quelle que soit la voie par laquelle le tribunal arbitral était saisi, le règlement reconnaissait au travailleur le droit d’être entendu, y compris celui de demander une audition de vive voix par le tribunal, audition dont le président du tribunal déterminait l’opportunité[17].

Le droit d’appel à l’arbitre à l’encontre de la décision du tribunal arbitral appartenait de plein droit au fonctionnaire de l’assurance et au syndicat dont le travailleur était membre au moment de la perte de son emploi[18]. Le travailleur lui-même ne pouvait en revanche l’exercer de plein droit que si la décision du tribunal n’était pas unanime ; dans le cas contraire, il lui fallait obtenir l’autorisation du président du tribunal arbitral, qui ne l’accorderait que si un « principe important » était en jeu en l’espèce ou si une « circonstance spéciale » le justifiait. Le délai d’appel à l’arbitre était de six mois[19]. Le travailleur et toute personne ou association directement intéressée pouvaient déposer des observations et demander une audition orale devant l’arbitre[20]. L’arbitre décidait de l’opportunité de tenir une audience et pouvait y convoquer une personne, qui aurait alors droit d’être indemnisée de ses frais et d’une perte de revenu[21]. La décision de l’arbitre, définitive, n’était pas susceptible de recours et avait vocation à faire jurisprudence[22].

L’aménagement des instances décisionnelles en matière de prestations d’assurance-chômage instauré dès les origines du régime nous paraît donc familier : il correspond déjà, par plusieurs aspects, à celui qui a prévalu jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 2012[23]. À l’époque, cependant, cet aménagement était novateur à plus d’un titre. Avec le fonctionnaire de l’assurance, en effet, apparaissait la figure d’un décideur chargé de statuer sur des situations individualisées, intégré à un appareil administratif mais investi de son pouvoir décisionnel directement par la loi, et non pas seulement par délégation interne du pouvoir attribué à un ministre ou à une commission[24]. Avec le tribunal arbitral apparaissait une juridiction relativement indépendante, spécialisée dans l’application d’une loi fédérale et dont la majorité voire la totalité des membres n’étaient pas des juristes et fondaient une partie de leur légitimité sur leur appartenance à une organisation sociale et à un milieu local. Avec l’arbitre apparaissait le moyen de faire bénéficier cette loi novatrice d’une interprétation juridiquement crédible, sans pour autant devoir supporter les inconvénients du processus judiciaire classique. Ces trois instances prenaient ainsi valeur de prototype de ce qu’on engloberait plus tard sous le vocable de justice administrative.

Chacune de ces trois instances représentait par ailleurs une fissure dans la paroi imposante d’un principe constitutionnel.

Le fait de conférer un pouvoir décisionnel propre au fonctionnaire s’écartait du schéma classique fondé sur le principe de responsabilité des ministres. Dans ce schéma classique, le ministre est le titulaire formel de tous les pouvoirs attribués par la loi, mais, pour des raisons pratiques, ces pouvoirs sont très fréquemment exercés en fait par des fonctionnaires de son ministère, en vertu d’une délégation dite implicite. La responsabilité des actes de ces fonctionnaires continue cependant d’incomber au ministre. Quant à la constitution du tribunal arbitral à partir de personnes légitimées par leur caractère représentatif d’une catégorie sociale, elle atténuait le principe selon lequel il revient au Parlement ou au gouvernement de choisir souverainement les titulaires non élus d’un pouvoir public. Enfin, le recours à un juge en exercice pour composer une instance prenant part à l’exécution d’une loi faisait violence à la séparation étanche des pouvoirs judiciaire et exécutif.

C’est – entre autres raisons – parce qu’elle combine ainsi plusieurs innovations constitutionnelles que la Loi de 1940 sur l’assurance-chômage représente un moment capital dans l’édification de l’État au Canada : le début de la construction d’un État providence. Dès le départ, la construction de ce nouveau type d’État impliquait un nouvel aménagement des rapports, devenus plus nombreux et fréquents, entre son appareil exécutif et le citoyen engagé individuellement dans ces rapports. La notion de justice administrative décrit ce nouvel aménagement.

Si novatrice qu’ait été, en droit fédéral canadien, la loi de 1940, elle s’avançait sur un terrain déjà balisé depuis quelques décennies en Grande-Bretagne. En effet, le fonctionnaire de l’assurance (insurance officer), le tribunal arbitral (court of referees) et l’arbitre (umpire) prévus à la Loi sur l’assurance-chômage de 1940 après l’avoir été à la Loi sur le placement et les assurances sociales de 1935 étaient directement calqués sur les institutions portant la même désignation dans la première législation britannique sur l’assurance-chômage. Ce régime britannique avait été mis sur pied par le National Insurance Act de 1911[25], dans le cadre de la « guerre contre la pauvreté et l’insalubrité » déclarée en 1909 par le gouvernement libéral (Gilbert, 1966 : 273) et à l’issue de la crise constitutionnelle déclenchée par ce programme de réformes sociales[26]. Cette version originaire du cheminement décisionnel à trois paliers mérite qu’on s’y arrête.

L’insurance officer, décideur de premier niveau pour la plupart des cas, appartenait à la fonction publique et se trouvait sous l’autorité hiérarchique d’un ministre ; mais il était en même temps placé en situation de décideur indépendant, de sorte que ses décisions, rendues de manière « judiciaire », échappaient au contrôle du ministre et n’engageaient pas la responsabilité de celui-ci.

Le court of referees, composé de la même manière que le tribunal arbitral canadien, statuait comme instance d’appel dans la majorité des cas, mais pouvait être saisi comme décideur de premier niveau dans les affaires plus délicates (inconduite, abandon injustifié d’emploi, refus d’offre d’emploi, etc.). Il assumait donc lui aussi un rôle « judiciaire », souligné par l’appellation « court » et par le fait qu’il était en général placé sous la présidence d’un juriste. Comme son équivalent canadien, il se caractérisait à la fois par son ancrage local et sa composition paritaire[27].

L’une et l’autre de ces caractéristiques méritent d’être relevées, puisqu’elles se sont avérées très durables, aussi bien au Canada qu’en Grande-Bretagne. Le court of referees était en effet attaché au bureau local du ministère, tout comme une autre instance paritaire, à fonction consultative, le Local Employment Committee. Ce paritarisme dans la gestion du service public d’assurance-chômage répondait à celui que venait d’instaurer le Trade Boards Act de 1909 pour la fixation du salaire minimum[28]. Le législateur britannique s’était ainsi engagé dans la voie de la cogestion du marché du travail salarié, ouverte par le Factories and Shops Act adopté en 1896 dans l’État de Victoria (Australie)[29]. Ensemble, paritarisme et ancrage local répondaient de manière optimale au souci du législateur britannique de voir attribuer les prestations d’assurance-chômage à la lumière d’une connaissance intime du marché de l’emploi (Tillyard et Ball, 1949 : 29).

Enfin, l’umpire se présentait d’emblée comme un personnage judiciaire. Nommé par le conseil des ministres, il exerçait en 1911 une compétence englobant l’ensemble des questions nées de l’application du régime d’assurance-chômage. Dès 1920, cependant, on en a détaché celles relatives à l’assujettissement des employeurs au prélèvement de cotisations, pour ne laisser à l’umpire que la compétence de dernier ressort quant au droit individuel à des prestations[30]. Ce juge, cependant, en 1934 encore, n’entendait généralement pas l’intéressé, statuant plutôt sur la base du dossier transmis par le ministère (Chegwidden et Myrddin-Evans, 1934 : 224).

Le régime britannique d’assurance-chômage reflétait donc une conception novatrice de l’administration publique et des recours ouverts aux citoyens à l’encontre des décisions de celle-ci. Son homologue canadien de 1940 était tout aussi novateur dans son contexte propre. Qui plus est, dans les deux pays, comme on va le voir maintenant, l’aménagement de la justice administrative conçu initialement aux fins de l’assurance-chômage a constitué par la suite un modèle dont l’influence s’est étendue à mesure que se développait l’appareil de l’État providence.

L’assurance-chômage et l’évolution de la justice administrative

Au Canada, nous l’avons souligné dès le départ, la caractéristique la plus notable de l’aménagement de la justice administrative en matière d’assurance-chômage est la persistance de certains de ses éléments essentiels depuis 1940 jusqu’à 2013. Néanmoins, l’évolution subséquente des textes législatifs et réglementaires, mais aussi celle des pratiques administratives, a sensiblement modifié le rôle des trois paliers décisionnels prévus à la loi de 1940 et fait apparaître, à compter de 1971, deux paliers supplémentaires. Il convient de retracer cette évolution avant d’observer l’influence de ce modèle de justice administrative sur d’autres secteurs du droit social fédéral.

Les attributions du fonctionnaire de l’assurance se sont d’abord élargies. Dès 1943, l’obligation qui lui était faite de déférer certains cas au tribunal arbitral était atténuée ; une disposition réglementaire lui permettait de trancher lui-même certains de ces cas et d’exercer dans d’autres cas le pouvoir discrétionnaire, déjà attribué au tribunal arbitral et à l’arbitre, d’imposer à l’assuré une exclusion d’une durée maximale de six semaines[31]. Dès 1946, il était habilité à statuer sur l’antidatation d’une demande de prestations et sur l’annulation d’une « année de prestations » en cours[32]. La possibilité de déférer une demande au tribunal arbitral subsista jusqu’en 1996[33]. À compter de 1971, le fonctionnaire de l’assurance disparut en tant que titulaire de pouvoirs directement attribués par la loi : depuis lors, il exerce par délégation les pouvoirs attribués à « la Commission » (CAC jusqu’en 1977, puis CEIC jusqu’en 1996 et, enfin, CAEC)[34]. Le principe de subordination hiérarchique a retrouvé son plein effet, même si par ailleurs l’interposition de la Commission continue de faire obstacle au jeu normal de la responsabilité ministérielle. L’informatisation progressive des rapports avec les assurés n’a pu qu’accentuer les effets de l’intégration du décideur de premier niveau à un modèle de justice administrative dominé par la perspective gestionnaire[35].

Quant au conseil arbitral, la conception initiale selon laquelle il pouvait être associé à l’exercice du pouvoir décisionnel de premier niveau n’a pas résisté à la croissance inévitable du volume de décisions. Depuis 1996 selon les textes – en réalité, depuis 1971 au moins –, le conseil a été strictement une instance d’appel. Le cadre législatif et réglementaire dans lequel s’exerçait cette compétence a peu varié dans ses éléments essentiels. L’aspect le plus problématique de l’activité du conseil arbitral aura sans doute été, à toutes les époques, la préservation de son indépendance ; il en sera question plus loin.

Les dispositions relatives au juge-arbitre, troisième palier décisionnel prévu en 1940, ont également connu en apparence une grande stabilité. Trois facteurs ont cependant fait très sensiblement évoluer le rôle de cette institution.

Le premier de ces facteurs est la croissance quasiment ininterrompue du volume des appels portés devant le juge-arbitre[36]. Cet accroissement a amené à désigner un plus grand nombre de juges-arbitres[37], a donné lieu à des décisions « en série » sur des situations semblables et a ajouté un important corpus jurisprudentiel aux sources législatives et réglementaires, dont parallèlement s’accentuaient la mobilité et le caractère très technique[38].

Le second facteur d’évolution, quant à la place et à la portée de cette jurisprudence dans le droit de l’assurance-chômage, est la modification à compter de 1980 du droit d’en appeler au juge-arbitre d’une décision du conseil arbitral[39]. Dans le dispositif originaire de 1940, on l’a vu, l’appel au juge-arbitre était ouvert de plein droit au fonctionnaire de l’assurance et au syndicat représentant le travailleur ; il ne l’était cependant, pour le travailleur lui-même, qu’en présence d’une décision non unanime du conseil arbitral, l’autorisation du président du conseil étant nécessaire pour faire appel d’une décision unanime[40]. Cette distinction, défavorable aux travailleurs non syndiqués, disparut à compter de 1980. Toutefois, en contrepartie, les motifs d’appel jusque-là non précisés ont été limités à une série d’hypothèses, voisines de celles qui justifiaient, depuis 1971, l’exercice par la Cour d’appel fédérale de son pouvoir de contrôler la légalité des décisions d’un tribunal administratif fédéral[41]. L’objet du contrôle d’appel exercé par le juge-arbitre se trouvait ainsi modifié : il s’exercerait désormais avant tout sur les questions de droit, l’établissement et l’appréciation des faits revenant dès lors pour l’essentiel au conseil arbitral[42].

Le troisième facteur ayant agi sur la situation du juge-arbitre dans le processus décisionnel est le développement, à compter de 1971, des interventions de la Cour d’appel fédérale dans l’exercice de son pouvoir de contrôler la légalité des décisions des tribunaux administratifs fédéraux[43]. La partie qui s’estime insatisfaite de la décision du juge-arbitre dispose ainsi d’un troisième niveau de recours, voire d’un quatrième dans l’éventualité où la Cour suprême du Canada accepterait d’entendre un pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel fédérale. Le processus originaire comportant trois paliers décisionnels en est ainsi venu à en compter quatre dans un nombre significatif de cas et, exceptionnellement, cinq[44]. Depuis qu’est entrée en vigueur, en 1980, la modification des motifs d’appel au juge-arbitre, l’objet du contrôle d’appel exercé par ce dernier et l’objet du contrôle de légalité exercé par la Cour d’appel fédérale sont substantiellement identiques[45]. Il s’ensuit que le dernier mot, sur le plan de l’interprétation des dispositions législatives et réglementaires les plus couramment appliquées, est passé du juge-arbitre à la Cour d’appel fédérale. Ce dernier mot n’appartient donc plus à une juridiction administrative spécialisée, mais à une juridiction judiciaire aux multiples domaines d’attribution. De ce point de vue, à compter de 1980, le système de justice administrative de l’assurance-chômage se sera éloigné de sa conception initiale, notamment en raison de l’affaiblissement relatif du rôle joué dans ce système par le juge-arbitre. L’autre versant de cette évolution est évidemment l’insertion plus manifeste du droit de l’assurance-chômage dans l’économie générale du droit public fédéral ou même, compte tenu de la possibilité d’intervention de la Cour suprême, dans l’économie de l’ensemble du droit fédéral.

Cette évolution n’a cependant pas empêché le système prévu pour l’assurance-chômage de constituer une référence pour la création d’autres systèmes de justice administrative en droit social fédéral. Certes, le modèle que représentait le fonctionnaire de l’assurance, comme premier palier décisionnel, n’a pas fait école. En revanche, le conseil arbitral et le juge-arbitre ont inspiré la création de juridictions comparables dans le cadre d’autres régimes fédéraux de sécurité sociale.

Ainsi, dès 1952, le droit fédéral prévoyait que serait constitué un tribunal administratif non permanent, à caractère paritaire, pour trancher les différends relatifs à la détermination de l’âge d’un demandeur de pension de vieillesse[46]. L’idée d’arbitrage paritaire, appliquée en référence à la relation salarié-employeur dans le cas du conseil arbitral de l’assurance-chômage, était ainsi étendue à la relation citoyen-administration à propos d’une prestation de sécurité sociale. Cette forme de tribunal paritaire, dans laquelle un différend est soumis à une instance dont le citoyen intéressé et le ministre désignent chacun l’un des membres, le troisième membre étant coopté par ceux-ci ou à défaut désigné par une cour supérieure, s’est généralisée à la faveur du développement de l’État providence fédéral dans les années 1960.

C’est en effet sous cette forme que sont apparus le comité de révision du Régime de pensions du Canada (RPC)[47], le comité de révision chargé d’entendre les recours relatifs à la Loi sur la sécurité de la vieillesse[48] et, plus tardivement, le comité de révision en matière d’allocations familiales[49]. Aux yeux du législateur fédéral, dès lors qu’une loi prévoyait l’existence de prestations sociales, le citoyen qui demandait à s’en prévaloir devait disposer d’une voie de recours pour soumettre à une instance relativement indépendante tout différend sur les suites de cette demande. Ce droit de recours apparaissait comme une caractéristique intrinsèque de « notre régime de sécurité sociale[50] ». Le caractère fondamental de ce droit justifiait même que sa réalisation fasse partie des conditions auxquelles serait subordonnée la participation fédérale aux frais des régimes provinciaux d’assistance sociale[51]. Les travaux parlementaires de l’époque laissent voir que, si la généralisation de ces droits de recours devant de telles instances paritaires n’a pas donné lieu à débat, c’est que les précédents constitués par le conseil arbitral de l’assurance-chômage et le tribunal de détermination de l’âge s’étaient révélés entièrement satisfaisants et validaient la création d’un « forum local et pratique » pour la résolution de différends en matière de prestations sociales[52].

Contrairement à ce qui s’est passé dans le cas du conseil arbitral de l’assurance-chômage, le caractère paritaire de ces instances et, par conséquent, leur élément de participation citoyenne ont été remis en cause par le législateur fédéral dans les années 1986-1997. Le Parlement s’est montré sensible à l’argument selon lequel les décisions du comité de révision se seraient souvent révélées indéfendables en regard des termes exprès du RPC et ne pouvaient être rectifiées que si le ministre portait à son tour l’affaire en appel. Le Parlement a donc cherché à conférer plus de rigueur et de cohérence à cette étape du processus décisionnel[53]. À la faveur d’une réforme globale du RPC, il a donné au premier niveau d’appel en matière de prestations une nouvelle configuration, qui est entrée en vigueur à compter du 1er janvier 1992[54]. Le comité de révision était ainsi remplacé par un « tribunal de révision », composé à partir d’une liste permanente de membres et disposant d’une infrastructure administrative également permanente dirigée par un commissaire des tribunaux de révision. Sur la liste des 100 à 400 membres, nommés par le conseil des ministres fédéral, devaient obligatoirement figurer, pour un quart, des avocats et, pour un autre quart, des médecins ou autres professionnels de la santé. La liste devait globalement comporter des « représentants de chacune des régions du Canada ». Le tribunal de révision, comme son devancier, pouvait siéger partout au Canada. Il le faisait en formations de trois membres, désignés par le commissaire, dont au moins un professionnel de la santé dans les affaires se rapportant à une prestation d’invalidité, sous la présidence d’un membre avocat. L’accessibilité géographique de l’instance de recours et, en principe, le caractère non formaliste de l’audience étaient donc préservés, mais au prix d’une « professionnalisation[55] ».

Cinq ans après leur mise en place, ces nouveaux tribunaux de révision du RPC ont pris en charge les attributions des comités de révision de la sécurité de la vieillesse[56]. La justice administrative en matière de prestations sociales fédérales perdait ainsi une certaine coloration participative, mais demeurait attachée à l’idée d’une « justice de proximité », soucieuse d’un contact direct entre les décideurs et les personnes concernées par la décision.

Il n’est pas sans intérêt d’observer quel sort ont connu ces idées de participation citoyenne et de justice de proximité, depuis 1935, dans le système britannique de justice administrative en matière de prestations sociales.

Reconduit en substance par les textes qui se sont succédé en matière d’assurance-chômage en 1920[57], 1930[58] et 1934[59], le dispositif de 1911 a servi de modèle aux institutions mises en place en 1946 dans la foulée du rapport Beveridge[60]. Un processus décisionnel à trois niveaux (insurance officer, National Insurance Local Tribunal et National Insurance Commissioner) a alors été adopté pour l’ensemble des prestations du régime universel d’assurance sociale (chômage, maladie, maternité, retraite, invalidité et survivants)[61] et introduit dans le régime préexistant d’indemnisation des lésions professionnelles[62]. Il a également été reproduit dans le régime d’allocations familiales institué en 1959[63]. Ce processus déjà presque généralisé[64] a été précisé, notamment en ce qui concerne la composition du local tribunal, lors de la refonte de la législation sur l’assurance sociale en 1965[65]. Une nouvelle refonte, en 1975, a transposé au niveau législatif de nombreuses dispositions laissées jusque-là dans le domaine réglementaire, sans toutefois modifier très sensiblement la structure ou le fonctionnement du processus décisionnel[66]. Parallèlement était mis en place en matière d’assistance sociale un processus décisionnel à deux niveaux, dont le deuxième était une instance de recours à caractère représentatif du milieu local[67].

Les années 1980 ont parachevé ce mouvement d’harmonisation, puis d’intégration, des processus décisionnels. En 1980, en effet, les National Insurance Commissioners sont devenus les Social Security Commissioners et ont vu s’ajouter à leurs domaines de compétence ceux qui leur échappaient encore (l’assistance sociale et le supplément de revenu familial)[68]. En 1983, l’intégration s’est étendue aux autres stades du processus : il n’y a alors plus qu’une seule catégorie de décideurs de premier niveau (adjudication officer) et un seul tribunal local, le Social Security Appeal Tribunal (SSAT)[69]. Le caractère local de ce tribunal est d’ailleurs renforcé par l’abandon de la composition paritaire qui caractérisait depuis 1911 les tribunaux statuant en matière d’assurance sociale : les membres du nouveau tribunal, hormis le président, sont choisis en fonction de leur connaissance du milieu local et de leur représentativité générale de ce milieu.

À la même époque se développe également le souci de renforcer l’indépendance des décideurs et la qualité juridique de leur travail. Ainsi, l’encadrement des décideurs de premier niveau par un fonctionnaire supérieur, chargé de préserver la cohérence globale et la correction juridique des décisions, préfiguré dès 1911 par l’existence d’un Chief Insurance Officer en matière d’assurance-chômage, est introduit dans l’application des divers types de prestations ; un Chief Adjudication Officer est donc institué en 1983, avec mission de conseiller le ministre et de guider le travail des décideurs de premier niveau[70]. Au second niveau en matière d’assistance sociale, on s’efforce de compenser le petit nombre de juristes parmi les présidents de tribunal en confiant à quelques Senior Chairmen des pouvoirs de coordination[71] ; au moment de la création en 1983 des nouveaux SSAT, obligatoirement présidés par un juriste, ceux-ci, de même que les autres tribunaux administratifs en matière de protection sociale, sont englobés dans une structure indépendante de l’appareil ministériel, coordonnée par un juriste d’expérience nommé par le Lord Chancelier[72].

L’ensemble du processus décisionnel intégré applicable en matière de protection sociale, ses instances successives, la procédure propre à chacune d’elles, de même que les possibilités de recourir devant un tribunal judiciaire contre les décisions des Social Security Commissioners, ont été codifiés dans un texte unique quelques années plus tard[73]. Ce texte a toutefois été en partie remplacé peu après, à l’occasion d’une réforme globale du système de protection sociale. Ces nouvelles dispositions s’inscrivaient à la fois en rupture et dans la continuité par rapport aux orientations antérieures de droit. Il y a eu rupture, puisque la figure du décideur de premier niveau, titulaire de ses propres pouvoirs et relativement « indépendant » au sein de l’appareil ministériel, a disparu : désormais, le seul titulaire du pouvoir de décision individualisée est le ministre, au nom de qui statue le personnel subalterne du ministère, voire l’ordinateur du ministère[74]. Il y a en revanche continuité dans le fait que cette loi procède à son tour à un regroupement d’instances : elle fusionne avec les SSAT les quatre autres tribunaux administratifs qui subsistaient par ailleurs dans le secteur de la protection sociale[75]. Mais cette continuité marque aussi une rupture, car la composition de ces nouveaux tribunaux locaux (qui conservent le nom de Social SecurityAppeal Tribunals) s’écarte de l’idée de participation citoyenne pour rechercher plutôt les compétences spécialisées en droit, en sciences de la santé et en gestion et finances. Ces tribunaux restent sous la direction d’un président relevant du Lord Chancelier, mais siègent désormais en formations variables de une, deux ou trois personnes, dont obligatoirement un juriste. Par ailleurs, sur le plan de la procédure, un certain nombre de règles codifiées en 1992 sont renvoyées au niveau réglementaire[76].

La dernière étape de ce cheminement séculaire dans l’aménagement du processus décisionnel en matière de prestations sociales a été franchie avec la réforme globale des juridictions administratives, réalisée par le Constitutional Reform Act2005[77] et le Tribunals, Courts and Enforcement Act 2007[78]. Ramenée à ses éléments essentiels, cette réforme a consisté à fusionner toute une série de tribunaux administratifs spécialisés en une structure unique, à deux niveaux : le First-tier Tribunal et l’Upper Tribunal ; à encastrer cette structure dans le système des cours de justice pour former un ordre juridictionnel unifié, « the judiciary », dont l’indépendance est garantie par un texte ayant valeur constitutionnelle ; et à prévoir à la fois l’appartenance de juges judiciaires à ce tribunal administratif unifié et l’exercice par celui-ci de certains des pouvoirs traditionnels des cours de justice[79].

Les tribunaux locaux de la sécurité sociale (Social Security Appeal Tribunals) ont ainsi été intégrés au First-tier Tribunal ; ils en ont rejoint, avec les membres de juridictions spécialisées en matière de prestations aux titulaires du droit d’asile et en matière d’indemnisation des victimes d’actes criminels, la Chambre des droits sociaux (Social Entitlement Chamber)[80]. Quant aux Social Security Commissioners, ils ont été intégrés à l’Upper Tribunal ; ils font partie de la Chambre des affaires administratives (Administrative Appeals Chamber) de ce tribunal[81]. Chacune des chambres du First-tier Tribunal est assujettie à des règles de procédure particulières, établies par le tribunal avec l’approbation du Lord Chancelier[82].

La nouvelle structure a conservé le système « présidentiel » que comportaient notamment les anciens tribunaux locaux de la sécurité sociale : l’ensemble formé par le First-tier Tribunal et l’Upper Tribunal est dirigé par un Senior President of the Tribunals, nommé par la Reine sur recommandation du Lord Chancelier et habilité à siéger lui-même à l’un et l’autre niveau du tribunal[83]. Par ailleurs, la réforme constitutionnelle de 2005 a assujetti la sélection des membres du « judiciary », qu’ils siègent dans une cour de justice ou dans un tribunal administratif, à une même procédure, qui limite considérablement le pouvoir discrétionnaire de l’autorité de nomination[84].

Ce survol de l’évolution du processus décisionnel en matière de prestations sociales en Grande-Bretagne laisse clairement apparaître deux thèmes conducteurs.

Le premier est celui de l’indépendance du décideur. Certes, le législateur britannique a fini, comme son homologue fédéral canadien, quoique plus tardivement, par retirer au décideur de premier niveau un statut d’« indépendance » relative découlant du fait que ses pouvoirs lui étaient attribués en propre. Mais il a en revanche montré un souci croissant de renforcer l’indépendance des décideurs de deuxième et troisième niveau, d’abord en les soustrayant à une dépendance trop étroite à l’égard du ministère ou de l’organisme dont relevait le décideur de premier niveau, puis en les intégrant très clairement à l’appareil juridictionnel de l’État, au point de les faire bénéficier de la même garantie constitutionnelle d’indépendance que les cours de justice.

Le second thème est la présence dans le processus décisionnel d’un élément participatif et d’un ancrage local. Ces deux caractéristiques ont été associées jusqu’en 1998 au deuxième niveau du processus décisionnel. L’idée d’une justice de proximité se concrétise certes encore aujourd’hui sur le plan de l’accessibilité géographique ; la Chambre des droits sociaux du First-tier Tribunal, par exemple, dispose de plus de 150 lieux de séance. Mais l’idée de participation citoyenne ne subsiste plus aujourd’hui que sous la forme assez limitée que permettent les exigences de compétence technique non juridique applicables à la composition du First-tier Tribunal et de l’Upper Tribunal[85]. Le législateur britannique semble avoir largement sacrifié l’idéal participatif et représentatif préfiguré par le dispositif de 1911 à son souci de garantir l’indépendance de la justice administrative, notamment en matière de protection sociale, en s’assurant d’une nette prépondérance des juristes aux deux niveaux supérieurs du processus décisionnel.

Ainsi peut se formuler le récit des aménagements successifs du processus décisionnel en matière de prestations sociales depuis ses origines jusqu’à l’époque actuelle, au Canada et en Grande-Bretagne. Quels enseignements est-il possible de tirer de ce récit quant à la notion de justice administrative, à ses caractéristiques et à ses exigences, en droit public fédéral ? C’est ce qu’il s’agit maintenant d’examiner.

Considérations rétrospectives

Alors que la justice judiciaire, celle que dispensent les cours de justice, se conçoit avant tout comme un appareil ou une structure au sein de l’État – l’appareil ou la structure que désigne aussi l’expression « le Pouvoir judiciaire » –, la justice administrative se conçoit avant tout comme un processus. Les appareils ou structures au sein desquels se déroule ce processus sont beaucoup plus nombreux et diversifiés que ceux qui composent le Pouvoir judiciaire. Les appareils fondant cette justice ont en commun, comme l’indique le qualificatif « administrative », d’appartenir au Pouvoir exécutif de l’État ; mais chacun de ces appareils est chargé de conduire ce processus dans un champ de compétences beaucoup plus étroitement spécialisé que celui de la plupart des organes composant le Pouvoir judiciaire. L’imaginaire du droit public des pays de tradition anglo-saxonne ne fait que renforcer ce contraste : alors que la justice judiciaire est une justice « dispensée » par les cours au nom de la Couronne conçue comme source de justice et au moyen des règles justes préexistant dans la Common Law, la justice administrative est une justice « produite » à partir d’indications données dans les lois par le Parlement et au moyen d’une communication plus ou moins dialogique entre agents publics et assujettis.

La justice administrative réside essentiellement dans la qualité de ce processus communicationnel mettant en présence un agent public et un administré. C’est ce processus qui accroît la probabilité que l’application de la norme juridique conduise à un résultat juste[86]. Ce processus englobe non seulement l’élaboration par un organe du Pouvoir exécutif d’une décision finale statuant sur le recours qu’aura formé un administré à l’encontre d’une décision antérieure de cet organe, ou d’un autre organe, à propos de l’application de la norme à la situation de cet administré, mais aussi cette décision antérieure elle-même. C’est à l’intégralité de l’échange communicationnel administration/administré, dans ses différentes phases, que se rapportent les caractéristiques et les exigences de la justice administrative.

Il est frappant de constater à quel point les créateurs de l’État providence fédéral canadien, tout comme leurs devanciers britanniques, étaient sensibles à ces caractéristiques et à ces exigences, de même qu’à leur pertinence pour l’ensemble des processus décisionnels nécessaires à l’application individualisée des lois qu’ils mettaient en place. Ce constat peut être établi en considérant d’abord le régime des recours et ensuite celui de la décision initiale – une inversion des étapes du processus qui reflète le point de départ du présent texte : l’abolition, dans le régime canadien d’assurance-chômage, du conseil arbitral et du juge-arbitre.

La justice administrative et les recours en matière sociale

Dès le départ, la multiplication des interventions de l’État visant à modifier les effets des rapports entre individus et des mécanismes du marché a posé la question des recours. En soumettant ces rapports et ces mécanismes à une logique nouvelle, celle de l’intérêt public, le droit de l’État interventionniste faisait naître la possibilité de nouveaux types de différends et rendait plus complexes les différends déjà possibles. Dès lors, les cours de justice ont paru constituer un forum de moins en moins adapté à la résolution de ces différends[87]. D’où l’institution très précoce d’instances de recours spécialisées, dont l’activité s’intègre au processus décisionnel global découlant de l’intervention de l’État.

Ces instances de recours revêtent, dès leurs premières manifestations, un ensemble de traits caractéristiques.

Sur le plan fonctionnel, leur mise en action se caractérise par la simplicité et le coût financier faible, voire nul, pour le requérant. Ces facilités s’accordent à la simplicité de la procédure et à l’absence de formalisme dans le traitement des affaires. Ce traitement vise à la fois la résolution rapide et efficace des différends nés de la mise en oeuvre de l’intervention étatique et la pleine réalisation des objectifs de celle-ci à travers l’application correcte des normes juridiques qui en sont porteuses. Ce dernier objectif suppose une compétence technique comportant une aptitude au travail juridique.

Sur le plan organique, cette double mission (trancher des différends, mettre en oeuvre un dispositif juridique finalisé) situe ces instances de recours sur la frontière entre l’indépendance, associée à la fonction de juger, et l’intégration à l’appareil administratif, propice au déroulement optimal de l’intervention étatique. À la tension inhérente à cette situation frontalière s’ajoute une attente de proximité dans l’organisation et la composition de ces instances de recours : proximité spatiale facilitant l’échange entre le décideur et les intéressés, proximité sociale entre la provenance des décideurs et les milieux dans lesquels ils résolvent des différends ou, à défaut, proximité cognitive fondée sur la connaissance directe et approfondie de ces milieux par les décideurs.

Au total donc, simplicité, quasi-gratuité, non-formalisme, compétence technique, célérité, efficacité, indépendance suffisante, accessibilité, acceptabilité et crédibilité définissent de concert l’image de ces nouvelles instances de recours aptes à résoudre les différends nés de l’interventionnisme économique et social de l’État ou recomposés du fait de cette intervention. Les mécanismes de recours institués dans le régime d’assurance-chômage font voir comment et dans quelle mesure les caractéristiques de cette partie de la justice administrative se sont concrétisées dès les premiers moments de l’État providence fédéral.

Il convient, en effet, de le redire ici : longtemps pièce maîtresse du droit social fédéral, le régime d’assurance-chômage a fait figure de précédent et de modèle pour le développement de la justice administrative. Cela se vérifie particulièrement, on l’a vu plus haut, en ce qui a trait aux instances de recours. Pour autant, les instances de recours instituées dans le régime d’assurance-chômage ne correspondaient pas entièrement à l’idéal-type qui vient d’être décrit. Un bref retour sur chacune d’elles permet de comprendre en quoi.

Le conseil arbitral, à l’image de son devancier britannique, répondait d’emblée, sur la plupart des points, au profil d’une instance de recours adaptée aux nouveaux rapports juridiques et administratifs inhérents à l’État providence. Seuls son degré d’indépendance par rapport aux décideurs de premier niveau et la dimension juridique de sa compétence technique semblaient incertains et entamaient ainsi par ricochet sa crédibilité. Les mesures prises pour renforcer l’indépendance et la compétence juridique du conseil arbitral ont été plus tardives et moins résolues que celles prises à compter de 1983 en faveur de son homologue britannique[88]. Ainsi, on peut penser qu’en dotant les conseils arbitraux d’une infrastructure administrative commune, détachée de la Commission chargée des décisions de premier niveau, en adoptant un système « présidentiel » qui permette d’assurer la compétence technique des conseils et en réformant le mode de sélection des présidents du conseil arbitral, le Parlement aurait remédié aux carences persistantes de cette institution. Qu’il n’ait pas jugé nécessaire de le faire suggère que, malgré ces carences, le conseil arbitral répondait acceptablement, dans l’ensemble, aux exigences de la justice administrative.

Le juge-arbitre a semblé lui aussi, pendant plusieurs décennies, constituer une instance de recours caractéristique de la justice administrative. Son indépendance et sa compétence technique sur le plan du droit, incontestées, ont paru contrebalancer les faiblesses du conseil arbitral et faire en sorte que les deux instances jouent des rôles complémentaires. À la longue, cependant, le fait que le juge-arbitre n’ait joué ce rôle qu’à temps partiel a compromis sa valeur du point de vue de la célérité et de l’accessibilité, voire sa crédibilité comme expert d’un droit toujours plus complexe, toujours plus infléchi par une logique bureaucratique et gestionnaire, toujours plus exposé aux bourrasques idéologiques du moment. Son relatif déclin n’aurait pu être enrayé que par sa transformation en une instance permanente, véritablement spécialisée, ouverte aux apports de disciplines non juridiques et disposant d’une autorité suffisante pour guider le travail de mise en oeuvre de la législation.

Or, on l’a vu, ce qui s’est produit à compter des années 1970 a été fort différent : la montée en puissance de la Cour d’appel fédérale, à la faveur du contrôle judiciaire de légalité des décisions du juge-arbitre, a fait en sorte que cette autorité prééminente a été assumée par un tribunal judiciaire, certes de haut niveau mais « multispécialiste », opérant dans un cadre inévitablement plus technicien et formaliste et adoptant par nature un point de vue distancié sur les réalités du terrain administratif et de la condition de salarié. Une part décisive du contentieux de l’assurance-chômage s’est dès lors déplacée vers une instance judiciaire. On aura ainsi introduit dans le processus décisionnel une instance dont la plupart des caractéristiques sont fort éloignées de celles qui définissent une instance de recours dans le cadre de la justice administrative.

Faut-il le préciser ? Les observations qui précèdent ne se veulent pas une critique de la Cour d’appel fédérale, qui n’a fait que jouer le rôle qui est le sien. La critique vise bien plutôt les gouvernements successifs, qui n’ont pas vu l’importance de doter le droit social fédéral d’une juridiction administrative supérieure à caractère permanent et spécialisé, dotée par sa composition, ses méthodes de travail et ses attributions d’une autorité – juridique, technique et sociale – incontestable et effective[89].

C’est donc une image d’inaboutissement qui ressort en définitive de l’évolution des instances de recours, en droit social fédéral, depuis 1940. Ces instances reposaient sur des bases sans doute adaptées au contexte initial des différents régimes de prestations sociales. Mais le législateur s’est refusé à mettre en place en temps utile des institutions plus performantes, aptes à poursuivre la réalisation de la justice administrative dans le contexte d’un État providence parvenu à maturité.

La justice administrative et la décision de premier niveau en matière sociale

Si un constat d’inaboutissement du dessein initial paraît s’imposer en ce qui concerne l’aménagement des instances de recours en droit social fédéral, alors c’est sans doute de renoncement qu’il faut parler, s’agissant de l’aménagement de la partie initiale du processus décisionnel. Ce renoncement a été rendu très apparent par la disparition, en 1971, de la figure du « fonctionnaire de l’assurance » en droit de l’assurance-chômage. Mais, bien avant cette date, le législateur fédéral s’était abstenu, lors de la création d’autres régimes de sécurité sociale, de conférer à une catégorie déterminée de fonctionnaires le pouvoir de statuer, au premier niveau, sur le droit d’un administré à des prestations ; il avait au contraire préféré revenir à la solution orthodoxe par laquelle une loi est appliquée par un appareil hiérarchisé et anonyme, agissant sous l’autorité et au nom d’un ministre[90]. Le « fonctionnaire de l’assurance » est donc resté, en droit social fédéral, un cas assez singulier de décideur de premier niveau investi de son pouvoir non pas par un acte de délégation des pouvoirs d’un ministre ou d’un organisme collégial, mais bien directement par la loi elle-même[91].

Cet acteur administratif incarnait parfaitement à l’origine le régime des relations entre l’administration publique et le citoyen qu’impliquait le passage à un État interventionniste et protecteur. Dans ce type d’État se multiplient les situations mettant en présence, y compris physiquement, un citoyen individuel et un décideur public. La citoyenneté d’un État démocratique se vit et s’exprime notamment à travers ce rapport administratif. De plus, ce rapport se fonde de plus en plus sur l’exercice par le citoyen de droits subjectifs, dont il incombe au décideur de déterminer l’étendue ; ce fondement est particulièrement en évidence dans le cadre de l’assurance sociale, qui justifie le citoyen d’invoquer l’acquisition préalable de droits au moyen de cotisations. Cette mise en présence d’un citoyen et d’un décideur implique l’ouverture d’un processus de type dialogique. Ce processus, substance et objet de la justice administrative, invite à une certaine personnalisation des rapports, suppose l’exercice par le décideur d’un jugement de type juridique et donne lieu à une attente d’équité de la part du citoyen. D’où l’idée de prévoir l’existence d’une catégorie d’agents publics spécialisés dans ce rôle de décideur de premier niveau[92].

Il s’agira bien, en effet, d’une catégorie d’agents, étant donné le grand nombre des situations individuelles visées par une intervention étatique donnée. Ces agents auront donc vocation à constituer, au sein de l’administration publique, une « communauté d’experts » partageant un savoir technique et même une perspective déontologique liés à leur mission. Ce savoir, relatif à l’application juridiquement correcte d’un corpus législatif précis et aux exigences de la justice administrative, ne peut s’acquérir que par un processus de formation.

On peut s’attendre à ce qu’une hiérarchie fondée sur les connaissances et l’expérience accumulées se constitue au sein de ce corps de fonctionnaires experts et s’imbrique dans la structure hiérarchique inhérente à l’administration publique. Ici se présente cependant le point le plus délicat de cette construction : comment résoudre la tension entre l’indépendance de jugement, qu’appelle la fonction de déterminer les droits d’autrui, et l’inévitable insertion dans un appareil bureaucratique qui poursuit légitimement des objectifs à caractère politique et gestionnaire ? Comment, par ailleurs, concevoir les rapports entre un décideur tel que le « fonctionnaire de l’assurance » et les autres agents relevant du même appareil bureaucratique et chargés soit de l’assister dans la préparation de ses décisions, soit d’assurer et de contrôler l’exécution de celles-ci ?

Tel était le modèle de décideur de premier niveau auquel faisait implicitement référence la Loi de 1940 sur l’assurance-chômage en reproduisant le dispositif juridique qui avait donné naissance à l’insurance officer britannique en 1911. Alors qu’il a survécu jusqu’à la fin du XXe siècle en Grande-Bretagne, ce modèle a été abandonné dans le droit canadien de l’assurance-chômage dès 1971. Ce renoncement à une institution caractéristique des débuts de l’État providence peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Revenir à la concentration formelle de tous les pouvoirs d’application d’une loi entre les mains d’un ministre ou, en l’occurrence, d’une commission dont les membres sont soumis à un contrôle au moins indirect du Parlement était plus conforme à l’orthodoxie constitutionnelle. Le volume croissant et constamment renouvelé des dossiers à traiter ne paraissait plus compatible avec un degré élevé d’individualisation du processus. La constitution d’un corps de décideurs spécialisés comportait des inconvénients de gestion et des coûts. Isoler la phase proprement décisionnelle des autres phases du traitement ne paraissait pas forcément servir l’ensemble des fins de la justice administrative (notamment en compromettant son objectif de célérité). Enfin, l’indépendance relative d’une catégorie de décideurs par rapport à l’appareil bureaucratique auquel ceux-ci sont par ailleurs intégrés semblait de plus en plus un objectif illusoire, étant donné l’organisation hiérarchique traditionnelle de l’administration publique.

Même la préconisation de l’« approche client » dans le travail administratif, au cours des dernières décennies, n’a pas favorisé le retour à cette conception originaire du décideur de premier niveau, telle qu’elle s’est manifestée dans les débuts de l’État providence. Elle procède en effet d’une analyse tout à fait différente de l’administration publique, conçue comme une « prestation d’un service » et non plus comme l’un des lieux d’exercice de la citoyenneté au moyen d’un dialogue à propos de la détermination du contenu d’un droit. Vu sous cet angle, le renoncement à la figure originaire du décideur de premier niveau, du moins dans le droit fédéral des prestations sociales, apparaît comme une méconnaissance (ou un déni) de la fonction micropolitique de la justice administrative (Moor, 2005 : 52-54).

Même sur le terrain de la « prestation de services », il s’impose pourtant de reconnaître l’importance du rôle joué par le décideur de premier niveau. De la qualité de la communication entre lui et la personne visée par sa décision dépend la qualité de celle-ci, tant dans son adéquation aux faits que dans son application correcte du droit. La justice administrative, redisons-le, réside précisément dans la qualité de cette communication entre l’agent public et l’administré. Le respect de ses exigences – par exemple la motivation suffisante de la décision – suppose que des ressources conséquentes sont affectées au processus décisionnel de premier niveau (effectifs, temps, moyens matériels…). Le défaut de consentir ces ressources se paie par une moindre qualité des décisions et par un taux plus élevé de décisions erronées. En matière d’assurance-chômage, notamment, le coût de ces décisions erronées est d’abord supporté par l’administré (refus injustifié de prestations, versement injustifié de prestations qui devront être remboursées). Une partie est cependant supportée par l’appareil administratif et ceux qui le financent (correction des décisions erronées, recouvrement de l’indu, recours plus nombreux). Négliger la qualité du processus décisionnel de premier niveau est donc à la fois un déni de justice administrative et un mauvais choix de gestion. Conserver au « fonctionnaire de l’assurance » son statut d’autorité décisionnelle investie par la loi aurait été un rappel utile de cette évidence.

Conclusion

Ce double constat d’inaboutissement et de renoncement qu’inspire un retour sur l’évolution historique de l’aménagement du processus décisionnel en matière de prestations sociales fédérales ne peut être entièrement négatif. Il implique en effet que, de manière incomplète et insuffisamment soutenue, cet aménagement a tout de même représenté un apport positif à la réalisation de la justice administrative dans l’État fédéral canadien. Aussi bien par ses succès confirmés que par ses lacunes, cet aménagement comporte des indications sur ce qu’il y a lieu de préserver et ce qu’il y a lieu de changer pour renforcer la justice administrative en droit social fédéral. C’est en regard de ces indications qu’on pourra, à l’épreuve d’un peu de temps, juger si la création du Tribunal de la sécurité sociale représente une avancée.

Le constat d’inaboutissement peut se résumer en disant, à propos des recours, que le législateur, après avoir mis en place une série d’instances inégalement performantes, a tardé, une fois l’État providence fédéral parvenu à maturité, à doter celui-ci d’une instance de dernier ressort réunissant à la fois permanence, indépendance, spécialisation, haute crédibilité et accessibilité. Sous l’autorité ultime d’une telle juridiction pouvait subsister et se développer un réseau d’instances de proximité, avec participation citoyenne, à peu près selon le modèle éprouvé du conseil arbitral de l’assurance-chômage, moyennant de meilleures garanties d’indépendance et de performance.

Le constat de renoncement signifie que le législateur fédéral a trop facilement renoncé à concrétiser, sur le plan de la justice administrative, la transformation des rapports citoyen/administration impliquée par la reconnaissance de droits sociaux en faveur des citoyens d’un État providence. Au lieu de préserver l’équilibre entre la perspective du jugement en droit, inhérente à la détermination du contenu de droits subjectifs, et la perspective de gestion bureaucratique, associée inévitablement à l’utilisation d’un appareil administratif et de ressources publiques, il a laissé la seconde prévaloir sur la première. L’abandon d’un statut et d’une mission propres pour le décideur de premier niveau en matière de prestations n’aura été qu’une manifestation de ce glissement plus général.

Le parallèle avec l’évolution du droit social britannique, depuis un point de départ très semblable, fait encore plus clairement ressortir en quoi il y a lieu de parler d’« inaboutissement » et de « renoncement ». En effet, s’agissant des instances de recours, on a assisté en Grande-Bretagne à la généralisation du dessein initial, au fur et à mesure de l’extension et des réaménagements du système de protection sociale, jusqu’au moment où les instances de recours spécialisées, caractérisées les unes par leur ancrage local et l’autre par sa permanence et sa crédibilité, ont été intégrées, sans perdre leur spécialisation, à une juridiction administrative à compétence plus large, elle-même intégrée au système global de justice avec le bénéfice d’une garantie constitutionnelle d’indépendance. Une telle évolution, contrastant fortement avec celle observée en droit fédéral canadien, reflète la pleine intégration de la protection sociale dans la conception de l’État et de la société ; cette intégration entraîne celle du droit de la protection sociale dans la structure générale du droit et du système de justice. S’agissant du statut du décideur de premier niveau, le parallèle avec la Grande-Bretagne fait d’abord apparaître une évolution identique, quoique nettement plus hâtive au Canada. Mais, à y regarder de plus près, l’expérience britannique suggère que cette évolution n’était pas fatale. Elle montre plutôt que, même dans un système de protection sociale très élaboré, le modèle originaire de l’insurance officer a paru opportun et adaptable, même au-delà du secteur des assurances sociales ; son abandon ne semble pas être fondé sur une démonstration de sa non-pertinence.

Les origines du droit social fédéral, spécialement en ce qui concerne l’assurance-chômage, témoignent clairement d’un lien de filiation avec le droit britannique et avec la conception britannique de l’État providence. En revanche, la manière dont le droit social fédéral a par la suite contribué à la réalisation de la justice administrative évoque plutôt la description que donnent certains de l’évolution du droit social aux États-Unis depuis le moment fondateur du New Deal : celle d’un « État providence réticent » (Jansson, 2012).

Cette image d’un État providence réticent ressort encore plus nettement, en ce qui concerne le droit social fédéral canadien, des modifications introduites par la Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable de 2012. Cette loi privilégie manifestement la dématérialisation de la procédure administrative, dématérialisation sans doute inévitable et même souhaitable à certains égards. La Loi de 2012 fait par ailleurs droit à l’attente, déjà ancienne, de création d’une instance de dernier recours formée de décideurs exclusivement consacrés à cette tâche et exerçant une compétence transversale sur un large secteur du droit social fédéral. Mais ces avancées semblent superficielles, une fois mises en regard des reculs dont elles s’accompagnent sur des points qui contribuaient à donner à l’État providence fédéral toute sa portée politique : l’ouverture à la participation citoyenne au sein des instances de recours, la volonté de donner à ces instances le caractère d’une justice de proximité et le souci de favoriser une communication directe et optimale entre l’agent public et le citoyen. Qui plus est, la composition de la nouvelle instance unifiée de recours pose sous un jour nouveau et potentiellement plus inquiétant la question de l’indépendance des décideurs. Décidément, les leçons que comporte l’histoire de l’assurance-chômage auront été largement méconnues par la Loi de 2012.