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Introduction

Dans le cadre des deux lois omnibus adoptées à l’occasion du budget de 2012[1], le gouvernement fédéral a réformé le programme d’assurance-emploi. Si cette réforme s’inscrit dans la continuité des différentes réformes mises en oeuvre depuis 1990, lesquelles ont successivement restreint les droits des assurés et des prestataires[2] (Campeau, 2001 ; Campeau, 1993 ; Issalys, 2009), elle se distingue néanmoins par l’ampleur des modifications apportées au processus de contestation des décisions de la Commission de l’assurance-emploi du Canada (CAEC).

La CAEC est appelée à rendre des décisions sur une variété de sujets en lien avec le droit aux prestations d’assurance-emploi dont les principales catégories sont le contrôle de l’admissibilité aux différents types de prestations (régulière, maladie, adoption, etc.), les enquêtes sur les circonstances entourant la perte d’un emploi (manque de travail, inconduite, départ volontaire, fin de contrat et ainsi de suite), la vérification de la disponibilité, le contrôle des démarches de recherche d’emploi, l’identification et l’évaluation des trop-payés, de même que la détermination des sanctions et pénalités pour fausses déclarations. Or, étant donné que la réforme modifie substantiellement le processus de contestation des décisions de la CAEC, elle est susceptible à la longue d’avoir un impact sur la mise en oeuvre du droit aux prestations d’assurance-emploi, d’autant plus lorsque les règles de droit substantiel ont été redéfinies en même temps, comme dans le cas de la définition d’un emploi convenable (Valentini, ce numéro de la revue).

Ce texte s’arrête plus particulièrement au processus de contestation mis en place dans la foulée de la réforme, et ce, à l’aune des considérations d’accès à la justice et des principes d’équité procédurale. Mais, d’abord, il est utile de présenter un portrait général du mécanisme en vigueur avant la réforme ainsi que des principales modifications procédurales apportées en 2013.

Les modifications apportées au processus de contestation des décisions de la Commission de l’assurance-emploi

Trouvant ses racines dans le National Insurance Act[3] britannique de 1911 (Canada Department of Labour, 1943 ; Issalys et Watkins, 1978 : 139), le processus de contestation en vigueur jusqu’à récemment s’articulait principalement autour du conseil arbitral (CA). La structure de ce processus de contestation fera l’objet d’une brève analyse, suivie d’un examen succinct du mécanisme de contestation en vigueur depuis la réforme.

L’ancien mécanisme de contestation

Jusqu’en avril 2013, le mécanisme de contestation d’une décision de la CAEC consistait en un droit d’appel devant le conseil arbitral. Par la suite, la partie insatisfaite d’une décision du conseil arbitral pouvait contester celle-ci devant le juge-arbitre.

Le conseil arbitral

En faisant appel au CA[4], le prestataire qui désirait contester une décision de la CAEC recevait automatiquement une copie du dossier motivant la décision de la CAEC, ce qui lui permettait de se préparer à l’audience. Le CA était composé de trois personnes[5], soit deux assesseurs (l’un nommé à partir d’une liste fournie par les organisations ouvrières, l’autre à partir d’une liste fournie par les organisations patronales) et un président (nommé par le gouverneur en conseil). Le CA siégeait localement et tenait une audience de novo. Constitué en vertu de l’ancien article 111 de la Loi sur l’assurance-emploi, il avait la compétence pour se prononcer sur les décisions de la CAEC à l’exception de celles relatives aux prestations d’emploi[6], à l’assurabilité et à la cotisation qui ne pouvaient faire l’objet d’un appel[7]. Pendant le délai statutaire de 30 jours[8] entre le dépôt de l’avis de contestation par le prestataire et l’audience du conseil arbitral, la CAEC effectuait une révision administrative[9]. En 2011-2012, 63 % des 22 009 appels ont été entendus par le conseil arbitral dans les 30 jours suivant le dépôt de l’avis d’appel (CAEC, 2013 : 166), une performance exemplaire si l’on compare avec les délais typiques de plusieurs tribunaux administratifs québécois[10].

Le juge-arbitre

Si l’une des parties souhaitait contester la décision du CA, elle bénéficiait d’un appel de plein droit au juge-arbitre[11] devant être déposé dans les 60 jours de la décision[12]. La CAEC avait alors 60 jours pour déposer le dossier et ses observations au juge-arbitre, qui tenait ensuite son audience[13]. Subséquemment, il était possible de soumettre les décisions de ce juge-arbitre à un contrôle judiciaire[14] par la Cour d’appel fédérale (CAF). Voir la figure 1.

Figure 1

L’ancien processus de contestation

L’ancien processus de contestation

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Le portrait du mécanisme de contestation mis en place à l’occasion de la réforme

Le nouveau mécanisme de contestation est divisé en quatre paliers décisionnels. La révision administrative[15], menée par les agents de la CAEC, est dorénavant un préalable obligatoire à toute démarche devant le nouveau Tribunal de la sécurité sociale[16], lequel remplace le conseil arbitral et le juge-arbitre. Ce tribunal compte deux divisions (générale et d’appel)[17]. La division générale rejette sommairement le dossier si celui-ci semble n’avoir aucune chance de succès[18] et, sauf exception, il est nécessaire d’obtenir la permission d’être entendu par la division d’appel[19]. Selon l’objet de la contestation, les décisions du Tribunal de la sécurité sociale (TSS) peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire[20] soit de la part de la Cour fédérale, soit de la Cour d’appel fédérale. Voir la figure 2.

Figure 2

Le nouveau processus de contestation

Le nouveau processus de contestation

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La révision administrative

Depuis avril 2013, les prestataires qui désirent contester une décision doivent présenter dans les 30 jours d’une décision une demande de révision administrative prévue à l’article 112 de la LAE. Cette révision est encadrée par deux règlements[21]. Selon le gouvernement, « [l]e réexamen servira de mécanisme de vérification interne des décisions de la Commission afin d’assurer que les politiques et directives ainsi que la Loi et le Règlement ont été appliqués de façon juste et équitable » (Service Canada, 2012 : 6). Bien qu’en théorie, lorsqu’une décision est soumise au processus de révision administrative en vertu de l’article 112, seule la décision contestée soit étudiée, si, à l’occasion de la lecture de l’ensemble du dossier, la CAEC relève ce qui apparaît à l’agent comme une erreur sur un autre aspect, la CAEC, en vertu de l’article 52 de la LAE, peut rendre une nouvelle décision sur cet aspect du dossier (Thompson, Giguère et Lalonde, 2013).

Pour enclencher le processus de révision administrative, les prestataires doivent dorénavant remplir et déposer un formulaire (Service Canada, 2013a). À l’occasion de la réforme, la CAEC a revu ses directives administratives (Service Canada, 2013b ; Bourgault-Côté, 2013b ; Bourgault-Côté, 2013c). En vertu de celles-ci, le prestataire doit dorénavant présenter une demande d’accès à l’information s’il veut connaître les éléments de preuve dans son dossier qui auraient pu justifier, par exemple, la décision d’exclusion pour inconduite. Cette façon de faire rend peu probable l’éventualité qu’un prestataire soit en mesure d’obtenir ces informations avant l’expiration du délai de 30 jours prévu à l’article 112 de la Loi, ce qui limite sa capacité à faire valoir son point de vue sur le formulaire de demande de révision. Il est toutefois important de noter que l’article 1 du Règlement sur les demandes de révisions permet de prolonger ce délai dans certaines circonstances.

Il convient de souligner que le processus de révision administrative (RA) est susceptible de jouer un rôle déterminant dans le mécanisme de contestation, car « [d]espite internal review having the theoretical potential to be merely the first step in a grand hierarchy of legal redress, research has indicated that the majority of grievances do not proceed beyond the first stage of complaint » (Cowan et Halliday, 2003 : 5). Par ailleurs, selon le chercheur Dave Cowan et le professeur de droit Simon Halliday, « [c]ompulsory internal review [...] will have a clear attraction for governments seeking to promote efficiency and financial saving » (Cowan et Halliday, 2003 : 5).

Les administrés peuvent aussi avoir intérêt à recourir à un processus de révision administrative. La vitesse d’exécution est un enjeu majeur pour établir l’utilité et la crédibilité d’un tel processus :

[T]he clearest advantage that internal reconsideration can offer is speed. From the standpoint of the applicant, the right to obtain reconsideration can only be valuable as a temporary substitute for a right of appeal if it gives a chance of obtaining a more satisfactory decision within a much shorter time-frame than would an appeal to an external authority. […] Conceivably, a statutory limitation could be imposed as to the time by which the revised ruling should be made

Issalys, 1986 : 226

Toutefois, en l’espèce, l’imposition d’une révision administrative préalable à toute démarche d’appel devant le TSS représente surtout un risque de prolongation des délais[22]. L’ancien article 114 prévoyait 30 jours pour porter une décision en appel devant le conseil arbitral, mais le délai courait à partir de la date de la décision initiale et non pas à partir de la date de l’éventuelle décision suivant une révision administrative (RA). Comme nous le verrons, il y a là un impact potentiellement négatif sur l’accès effectif aux prestations, car les délais sont l’une des principales sources d’abandon des procédures (Cowan et Halliday, 2003 : 206). En effet, pendant qu’il conteste une décision, le prestataire doit vivre sans revenu de travail ni prestations. Le dénuement économique dans lequel se trouvent de nombreux prestataires en attente d’une décision peut aussi avoir pour conséquence de les faire renoncer à leur droit de rechercher un emploi convenable[23] en faveur d’une rentrée de fonds immédiate. Un tel choix de la part du prestataire non seulement a pour effet de le faire renoncer à son droit[24] aux prestations, mais il affecte aussi ses droits futurs en matière d’assurance-emploi.

Le Tribunal de la sécurité sociale

Auparavant, le conseil arbitral (CA) représentait la principale voie de recours des prestataires qui choisissaient de contester une décision de la CAEC. Comme déjà mentionné plus haut, la loi lui imposait un délai maximal de 30 jours[25] pour entendre l’appel.

Le Tribunal de la sécurité sociale (TSS) est partagé en deux divisions, la division générale et la division d’appel. La division générale de ce tribunal compte deux sections[26] ; l’une est consacrée à l’assurance-emploi et l’autre, à la sécurité du revenu. Le TSS est un tribunal où les décisions sont prises par un maximum de 74 juges à temps plein[27]. Les juges siègent seuls[28] lors des audiences, en contraste avec la formation paritaire de l’ancien conseil arbitral.

La division générale du Tribunal de la sécurité sociale

La section assurance-emploi de la division générale joue le rôle qui était auparavant dévolu au conseil arbitral, en ce sens qu’elle constitue pour un prestataire la première possibilité d’obtenir l’avis d’un tribunal indépendant et impartial relatif à une décision de la Commission. À une exception près, la division générale a les mêmes compétences que le conseil arbitral[29]. Si le prestataire n’est pas satisfait de la décision rendue par la révision administrative, il doit, en vertu de l’article 113 de la LAE, se tourner vers la division générale du TSS dans les 30 jours[30] qui suivent la réception de la décision de la révision administrative. La CAEC dispose d’un délai maximal de sept jours après avoir été avisée par le TSS du dépôt de la demande d’appel pour remettre à celui-ci le dossier ainsi que ses observations[31]. Le TSS transmet aux parties une copie des pièces au dossier dès qu’il les reçoit[32]. Le requérant peut alors avoir accès, pour la première fois, à son dossier[33].

Avant de fixer une audience, le juge évalue les chances de succès du dossier. S’il considère qu’une demande n’a aucune chance d’être accueillie, il rejette sommairement celle-ci[34]. Avant de prendre cette décision, il doit en aviser le requérant et l’inviter à soumettre, dans un délai raisonnable, des observations destinées à soutenir sa position[35]. La possibilité du rejet sommaire d’un appel représente une innovation majeure du nouveau système, puisque l’accès au CA était de plein droit. Cette procédure signifie qu’un requérant à qui l’on refuse des prestations peut ne jamais avoir la possibilité d’exposer de vive voix, à une instance indépendante, le fondement de sa demande.

De plus, l’imposition de cette étape ajoute à la complexité du système et pose des contraintes procédurales supplémentaires, principalement en exigeant la rédaction de moyens d’appel détaillés. La complexification du processus est particulièrement dommageable pour le requérant, puisque « [o]ne of the key concerns relating to an area of the law concerned with state provision such as social security […] is that its inherent complexity has a negative overall impact on the rights of the citizen by threatening their realisation in practice » (Harris, 2013). En somme, avec la possibilité d’un rejet sommaire et, le cas échéant, l’obligation de produire une argumentation écrite pour éviter un tel rejet, les conditions susceptibles de faciliter le recours à l’institution judiciaire ne sont pas réunies et l’accès à la justice peut s’en trouver réduit.

Aujourd’hui, le juge du TSS décide si l’audience se tiendra par écrit (échange de courrier), de vive voix, par téléconférence ou par vidéoconférence[36]. Même s’il arrivait autrefois que le CA utilise ces moyens pour permettre aux requérants habitant en région éloignée d’être entendus, soulignons qu’il s’agit d’une nouvelle approche visant à faire de la vidéoconférence le moyen privilégié de tenir une audition (Ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences, 2013 : 863). C’est l’une des expressions concrètes du principe général[37] présenté dans le Règlement, soit « d’apporter une solution à l’appel ou à la demande qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

Le fonctionnement du TSS a été entièrement conçu pour que ses membres, à l’exception du président et des vice-présidents, travaillent depuis leur résidence[38]. Les juges doivent aussi faire office de techniciens et tenir les audiences par téléphone et vidéoconférence à partir d’installations dont ils assurent le fonctionnement eux-mêmes (Mathieu, 2013).

La division générale peut prendre trois décisions. Rejeter sommairement – c’est-à-dire sans audience – la demande d’appel, accorder en tout ou en partie l’appel ou, encore, rejeter l’appel après audience. En cas de rejet sommaire, le requérant peut s’adresser directement à la division d’appel, sans avoir à demander la permission d’appel habituellement requise.

La division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale

La division d’appel[39] du TSS occupe la place autrefois dévolue au juge-arbitre. Aujourd’hui, le rôle de la division d’appel (DA) est de réexaminer un dossier à la demande d’une partie insatisfaite de la décision de la division générale (DG)[40]. L’article 58(1) de la loi présente les moyens d’appel autorisés : a) la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence ; b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier ; c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

La division d’appel ne tient pas d’audience de novo pour étudier le rejet sommaire prononcé par la division générale[41]. Les parties sont invitées à déposer des observations supplémentaires[42], mais ne peuvent invoquer d’autres faits que ceux invoqués au moment du dépôt de la demande d’appel à la division générale. De plus, sauf si le tribunal le juge nécessaire, la décision se prend uniquement après étude des observations déposées par les parties, sans audience[43]. Ces règles procédurales rendent encore plus impérative la capacité pour le requérant de bien saisir l’importance stratégique de chaque étape du processus et de s’arranger pour pouvoir faire valoir ses moyens lui-même ou, encore, d’engager un représentant pour le faire, et ce, en temps utile. Il va sans dire que tous les requérants n’ont pas nécessairement cette capacité.

Plusieurs caractéristiques importantes distinguent toutefois la DA du juge-arbitre. Sauf pour contester un rejet sommaire[44], les parties doivent demander la permission avant d’être entendues[45]. Le délai pour interjeter appel est divisé par deux, passant de 60 à 30 jours[46].

Depuis 1980, les prestataires disposaient d’un appel de plein droit au juge-arbitre [47]sur les questions de droit, de justice naturelle, de compétence et d’interprétation de faits erronée, abusive ou arbitraire[48]. À ces moyens il fallait ajouter tout manquement à l’obligation du CA de motiver ses décisions[49], l’absence de motivation offrant, de facto, un moyen d’appel supplémentaire[50]. En 2011-2012, 1 914 demandes d’appel ont été présentées à l’un ou l’autre de la quarantaine de juges-arbitres en fonction ; 96,8 % de ces dossiers d’appel ont été préparés et envoyés par la CAEC au bureau du juge-arbitre en 60 jours ou moins (CAEC, 2012 : 166), conformément à l’exigence législative[51] de l’époque, ce qui constitue, encore une fois, du point de vue de la célérité du processus, une performance exemplaire.

L’obligation d’obtenir la permission pour interjeter appel à la DA[52] ajoute une étape supplémentaire au processus. Le juge accorde ou refuse la permission uniquement sur la base des observations déposées au soutien de la demande[53]. Si la permission d’appel est accordée, les autres parties en sont informées[54] et elles disposent de 45 jours pour formuler leurs observations[55]. Passé ce délai, le juge doit soit rendre une décision sur la base du dossier, soit convoquer une audience[56].

La décision de la DA est finale, mais elle peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire[57] soit par la Cour fédérale, soit par la Cour d’appel fédérale, selon l’objet du litige. Auparavant, tout contrôle judiciaire était exercé par la Cour d’appel fédérale (voir la figure 1). En fait, la Cour fédérale s’est vu confier le contrôle judiciaire relatif à la plupart des nouveaux enjeux procéduraux amenés par la réforme, tels que le rejet sommaire, la permission d’appel et la prorogation des délais d’appel[58].

Le mécanisme de contestation actuel à l’aune de considérations d’accès à la justice et d’équité procédurale

Indépendamment de sa mise en oeuvre, la conception même du processus de contestation mis sur pied par la réforme soulève d’importants enjeux. Dans cette partie du texte, il sera question d’un certain nombre d’interrogations en lien avec l’accès à la justice ainsi que les principes d’équité procédurale.

Quel accès pour la justice ?

L’accès à la justice doit se situer au coeur de la réflexion quand vient le temps d’analyser un mécanisme de recours destiné à un groupe vulnérable de notre société comme les sans-emploi. En effet, « [a]ccess to a decision-maker may make the difference between justice and injustice » (Sossin, 2013 : 212). Plus particulièrement, selon le professeur Pierre Noreau, l’accès à la justice renvoie à « la garantie que soient réunies toutes les conditions susceptibles de faciliter le recours à l’institution judiciaire » :

On renvoie […] au problème des coûts et des délais de justice, mais également au sentiment de (perte de) contrôle du justiciable sur le cheminement de son dossier. Abordée plus globalement encore, la notion d’accès à la justice renvoie aux conditions matérielles, relationnelles et logistiques entourant le recours aux services judiciaires

Noreau, 2010 : 29

Une complexité accrue

En ce même sens, dans le domaine de la sécurité sociale, l’auteur britannique Harris prétend que « [c]omplexity … hinders effective engagement with the benefits system in general among eligible citizens. It may prejudice access to the system, thereby weakening enjoyment of a key social right » (Harris, 2013 : 16). Des autorités soucieuses de créer des conditions d’accès à la justice doivent donc éviter des procédures complexes ou compliquées et favoriser les conditions qui permettent au prestataire de contrôler son dossier.

D’ailleurs, le gouvernement est bien conscient de l’importance de cet enjeu, puisqu’il affirme, dans son résumé de l’Étude d’impact de la réglementation, que le nouveau processus permettra de « fournir une approche uniforme, simplifiée et économique en matière d’appels » (Ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences, 2013 : 861). Si cette affirmation peut être fondée du point de vue des gestionnaires du Ministère, il est pourtant clair que les nouvelles procédures imposent un fardeau logistique et administratif[59] plus important aux requérants qu’autrefois[60]. Par exemple, l’exigence de déposer des observations écrites avant l’audience[61] n’a pas de précédent dans le régime antérieur. Participer à « l’audience » de sa cause par des questions et des réponses écrites est susceptible de représenter un scénario intimidant pour plusieurs personnes sans emploi[62]. Les multiples paliers du nouveau processus d’appel, comparativement à l’ancien processus de contestation, ne soutiennent pas, à leur face même, l’affirmation que le système d’appel a été uniformisé ni, surtout, simplifié.

Que les requérants embauchent un avocat ou pas, la contestation d’une décision de la CAEC représente des coûts pour eux (stress, temps, énergie, sentiment d’incompétence, et ainsi de suite) (Brodkin et Majmundar, 2010 : 827). L’effet combiné (Cowan et Halliday, 2003 : 112) des nouvelles exigences procédurales (rédaction d’observations, traitement des documents, délai d’appel réduit pour les requérants, limite à la possibilité de faire annuler ou modifier une décision, pour ne nommer que ces éléments) augmente les difficultés d’accès au mécanisme de contestation. La multiplication des procédures[63] et l’augmentation des coûts d’accès sont de nature à décourager les assurés et les prestataires d’exercer les recours qui sont formellement mis à leur disposition (Brodkin et Majmundar , 2010 : 830). À ce titre, le cumul de ces nouvelles exigences procédurales risque plus d’entraver l’accès à la justice que de la faciliter.

La non-prise en compte des personnes en situation de faible littératie

Dans ce contexte, les problèmes liés à l’analphabétisme de certains prestataires ne doivent pas être minimisés. Selon un rapport gouvernemental publié en 2012, 48 % des Canadiens âgés de 16 ans et plus n’arriveraient pas (sinon difficilement) à fonctionner de façon autonome dans l’environnement associé à des procédures exigeant le dépôt d’observations écrites et l’usage de technologies pour se faire entendre (Langlois, 2012). Le rapport note que « les personnes dont le taux de littératie est faible sont plus à risque de souffrir de problèmes de santé, d’être victimes d’accidents de travail, de toucher de plus faibles revenus ou encore d’être au chômage », donc plus susceptibles de réclamer des prestations d’assurance-emploi. Certaines décisions font déjà état de problèmes pour les personnes aux prises avec l’analphabétisme[64].

D’ailleurs, le Conseil des tribunaux administratifs canadiens souligne que « nous devons non seulement consacrer des ressources suffisantes, mais aussi utiliser les mécanismes le plus créatifs possible pour assurer un accès intégral et significatif au processus juridique [aux personnes en situation de faible littératie] » (Conseil des tribunaux administratifs canadiens, 2005 : 4). À cette fin, le Conseil affirme que les tribunaux doivent s’assurer que « la procédure et les documents utilisés par le tribunal [sont] aussi compréhensibles que possible » (Conseil des tribunaux administratifs canadiens, 2005 : 3). Cependant, force est de constater que le nouveau processus de contestation n’offre, à ce jour, aucun service particulier pour les personnes ayant des difficultés en lecture et en écriture. En fait, la direction du Tribunal considère qu’il ne s’agit pas là d’un enjeu qui mérite une attention particulière (Mathieu, 2013).

Les délais dans l’accès de la jurisprudence

Un an après son entrée en fonction, le Tribunal de la sécurité sociale publiait finalement un répertoire des décisions qu’il juge significatives. Le 1er juillet 2014, après 14 mois d’activité, seuls 17 jugements (9 touchant l’assurance-emploi et 8 la sécurité du revenu) sur les 967 décisions étaient rendus publics par l’intermédiaire du service CanLII[65]. Il s’agit nettement là d’un problème, car, étant partie prenante à toutes les décisions, la CAEC peut suivre l’évolution de l’interprétation du droit par les tribunaux, alors que les prestataires sont, en pratique, privés de cet outil fondamental.

En somme, le nouveau mécanisme de contestation augmente le nombre d’instances (voir la figure 2), mais, paradoxalement, restreint la possibilité de s’exprimer de manière satisfaisante pour le requérant. Sous cet angle, même si la décision de procéder au rejet sommaire ou de refuser une permission d’appel est fondée sur une évaluation juste d’un point de vue juridique et efficace d’une perspective administrative (au sens du gestionnaire), à la longue la légitimité du processus de contestation et même du régime d’assurance-emploi tout entier risque d’être entachée par le nouveau mécanisme de contestation.

Quelle équité procédurale ?

Dans l’affaire Nicholson, la Cour suprême du Canada a étendu l’application des principes d’équité procédurale auparavant applicables uniquement aux fonctions qualifiées de « judiciaires » ou de « quasi-judiciaires » plutôt que de simplement « administratives ». Fait remarquable, dans le passage de la décision qui suit, la Cour suprême confirme implicitement que la perspective de la personne visée par la décision constitue une assise légitime d’une analyse juridique[66] :

L’apparition de cette notion [d’équité procédurale] résulte de la constatation qu’il est souvent très difficile, sinon impossible, de répartir les fonctions créées par la loi dans les catégories judiciaire, quasi-judiciaire ou administrative ; de plus il serait injuste de protéger certains au moyen de la procédure tout en la refusant complètement à d’autres lorsque l’application des décisions prises en vertu de la loi entraîne les mêmes conséquences graves pour les personnes visées, quelle que soit la catégorie de la fonction en question[67].

En droit canadien et québécois, l’arrêt clé pour déterminer le degré d’intensité des principes d’équité procédurale applicables dans un contexte donné est l’affaire Baker[68]. Selon cette décision de la Cour suprême, les éléments suivants doivent être considérés : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir ; (2) la nature du régime législatif et les « termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question » ; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées ; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision ainsi que (5) la prise en considération et le respect des choix de procédure que l’organisme fait lui-même. Sans procéder à un examen exhaustif aux termes des critères établis par l’arrêt Baker, signalons simplement que, sur le plan de l’importance de la décision pour les personnes visées, le droit aux prestations pour les assurés sans emploi est souvent d’une importance capitale. Quand elle s’est penchée sur la question dans les années 1980 et 1990[69], la Cour suprême a affirmé qu’il fallait donner une interprétation généreuse et libérale de la Loi sur l’assurance-emploi, de manière à répondre aux objectifs sociaux du programme. En fait, selon la juge Wilson, « tout doute découlant de l’ambiguïté des textes doit se résoudre en faveur du prestataire[70] ».

Par ailleurs, considérant la possibilité d’un appel de plein droit par la suite au TSS, la révision administrative d’une décision de la CAEC appelle sans doute à un respect des principes d’équité procédurale d’une intensité relativement basse. En contraste, le Tribunal de la sécurité sociale revêt clairement un caractère quasi-judiciaire (Garant, Garant et Garant, 2011 : 75). D’ailleurs, la doctrine (Rouleau, 2001 : 7) et la jurisprudence (Garant, Garant et Garant, 2011 : 110) reconnaissaient cette fonction aux prédécesseurs du TSS, le conseil arbitral et le juge-arbitre.

Selon le professeur Jean-Pierre Villaggi :

Les règles de conduite circonscrites sous la notion d’équité procédurale s’articulent autour de deux grands concepts : la règle « audi alteram partem » qui se traduit par un ensemble de principes permettant de conclure que l’administré a pu être entendu par l’Administration […] et la règle « nemo judex in sua causa » qui constitue le droit d’être « jugé » par un décideur impartial et indépendant

références omises. Villaggi, 2005 : 114

D’abord, le processus de contestation mis en place par la réforme sera étudié à la lumière de la règle audi alteram partem. Plus loin, un regard sera posé sur le même processus, mais sous l’angle de la règle nemo judex in sua causa. Le cas échéant, les exigences découlant des principes d’équité procédurale applicables lors de la révision administrative seront distinguées de celles, plus strictes, applicables à la procédure devant le TSS.

La règle audi alteram partem ou le droit d’être entendu

La Cour suprême affirme qu’« [i]l est très clair que la justice naturelle exige qu’une personne connaisse parfaitement et complètement les accusations portées contre elle[71] ». Même dans un contexte de sanctions administratives comme celles prévues par la LAE (Issalys, 2009), la doctrine affirme que « [l]’équité exige que l’administré connaisse la nature de la preuve invoquée contre lui avant de se faire entendre » (Garant, Garant et Garant, 2010 : 612).

Plus particulièrement, alors qu’il était juge-arbitre en chef, l’honorable juge Rouleau expliquait que :

le devoir d’agir équitablement exige de veiller à ce que la personne qui fait l’objet d’un examen et qui pourrait se voir imposer une sanction : a) soit informée de la nature des allégations ; b) soit informée de la preuve et de la nature de la preuve présentée contre elle

Rouleau, 2001 : 7

Si telle était la portée de la règle audi alteram partem en matière d’assurance-emploi avant la réforme de 2012, qu’en est-il aujourd’hui ?

La révision administrative : l’absence d’une obligation pour la CAEC de jouer cartes sur table

Comme indiqué plus haut, la règle audi alteram partem, qui doit être « considérée comme la règle d’or du droit administratif » (Garant, Garant et Garant, 2010 : 609), peut difficilement être conciliable avec l’impossibilité pratique de connaître la nature exacte des reproches qui justifient éventuellement une sanction. Ainsi que cela a été décrit dans la première partie du texte, c’est néanmoins ce qui se produit à l’étape de la révision administrative.

Le bureau du ministre affirme qu’ainsi « le processus est amélioré en ce sens qu’il donne la chance au prestataire de fournir toutes les pièces nécessaires, pour ne pas risquer un refus par défaut de ne pas les avoir soumises. Si la décision s’avère négative, le prestataire saura que le refus est basé sur la substance de sa demande et non pas sur le processus » (Bourgault-Côté, 2013c). Toutefois, cette obligation faite au prestataire de verser aveuglement des pièces de tout acabit ne semble pas respecter son droit d’être informé de la nature des allégations et de la preuve présentée contre lui.

Non seulement la règle audi alteram partem implique que le requérant soit informé des motifs de la décision, mais la LAE affirme clairement à l’article 49(2) que « la Commission accorde le bénéfice du doute au prestataire dans la détermination de l’existence de circonstances ou de conditions ayant pour effet de le rendre inadmissible […] ou de l’exclure » dans les dossiers d’inconduite, de départ volontaire et de perte d’emploi anticipée. Cet article a été interprété par Cour d’appel fédérale[72] comme signifiant que le fardeau de la preuve revenait à la CAEC et non au prestataire.

Le professeur Grant Huscroft souligne pour sa part que « the possibility of a loss of livelihood, requires a high level of disclosure » (Huscroft, 2013 : 173), ce qui offre une certaine analogie avec les conséquences à long terme qu’une décision refusant des prestations est susceptible d’avoir sur la trajectoire professionnelle d’une personne sans emploi. Le même auteur indique qu’il est pertinent pour une administration de motiver ses décisions dans des circonstances semblables.

Reasons are required if a particular decision has “important significance” for an individual, because public actors demonstrate respect for those affected by their decisions by justifying the decisions they make. Reasons are also required if a statutory appeal process exists to facilitate the workings of that process. It is difficult, if not impossible, to determine whether to appeal a particular decision and which sorts of arguments to make on appeal if no explanation is provided for that decision

Huscroft, 2013 : 177

En exigeant du requérant qu’il expose ses motifs et ses moyens d’appel de façon détaillée au moment du dépôt de sa demande de révision administrative, et ce, sans être complètement informé du contenu du dossier en possession de la CAEC (voir plus haut), celle-ci semble s’écarter du respect de la règle audi alteram partem, telle qu’elle est interprétée par la jurisprudence et la doctrine, et aller à l’encontre de l’article 49(2) de la Loi sur l’assurance-emploi. Comme le souligne le professeur Huscroft, la position de la CAEC a aussi des retombées sur la suite des procédures pour un requérant qui doit prendre la décision de se tourner, ou non, vers le nouveau Tribunal de la sécurité sociale si sa démarche a été infructueuse sur le plan de la révision administrative.

Depuis 1996, l’obligation pour des autorités administratives régies par le droit québécois de motiver toute décision défavorable est consacrée par l’article 8 de la Loi sur la justice administrative[73]. En l’absence d’une obligation explicite semblable en droit fédéral et devant le silence de la Loi sur l’assurance-emploi et du Règlement à ce sujet, il faut examiner les positions de la Cour suprême sur l’équité procédurale pour voir si celle-ci crée ou non une obligation pour la CAEC de motiver ses décisions. En effet, dans l’affaire Baker, la Cour suprême reconnaît que l’équité procédurale ne requiert pas que toutes les décisions soient motivées. Par ailleurs la juge L’Heureux-Dubé observe que « les tribunaux et les auteurs ont maintes fois souligné l’utilité des motifs pour assurer la transparence et l’équité de la prise de décision[74] ». Elle rapporte ce qu’elle considère comme des « avantages importants de la rédaction de motifs écrits ».

On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu’elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d’une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision. Les motifs permettent aussi aux parties de voir que les considérations applicables ont été soigneusement étudiées, et ils sont de valeur inestimable si la décision est portée en appel, contestée ou soumise au contrôle judiciaire. Il est plus probable que les personnes touchées ont l’impression d’être traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis

références omises[75]

Une décision sur le droit aux prestations d’assurance-emploi constitue-t-elle l’un des cas dans lesquels « la décision revêt une grande importance pour l’individu » et, par conséquent, selon les enseignements de l’affaire Baker, l’équité procédurale exigerait la motivation d’une décision défavorable de la CAEC ? Il s’agit sûrement d’un cas dans lequel la loi prévoit un droit d’appel, soit d’une autre considération militant pour la reconnaissance d’une obligation de la part de la CAEC de motiver ses décisions défavorables[76], motivation qui n’est pourtant pas offerte à l’étape de la révision administrative.

Le rejet sommaire : une possibilité accrue de passer entre les mailles du filet

Comme déjà expliqué, la division générale doit procéder au rejet sommaire d’un appel « si elle est convaincue qu’il n’a aucune chance raisonnable de succès[77] ». L’ancien mécanisme de contestation exigeait plutôt du CA qu’il convoque systématiquement les parties à une audience[78] de vive voix (Ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences, 2013 : 863). De nombreuses décisions du juge-arbitre considèrent le droit à une audience comme l’une des pierres angulaires de l’équité procédurale en matière d’assurance-emploi, au point où plusieurs décisions exigent la reprise de l’audience à la suite de l’absence du requérant même dûment convoqué[79].

Si l’on compare avec l’ancien système, le fait que la division générale du TSS ait aujourd’hui l’obligation de rejeter sommairement certains dossiers représente un affaiblissement du droit d’être entendu. Le juge rendra la décision sur la base du dossier qui contient les motifs de la décision de la CAEC et les moyens d’appel préliminaire soumis par écrit par le requérant.

Cette situation met énormément de pression sur les requérants pour plusieurs raisons. La première est certainement la faible expertise juridique dont disposent la plupart d’entre eux, y compris parce qu’une majorité entreprennent ce type de démarche sans l’assistance d’un représentant (Issalys et Watkins, 1978 : 218). De plus, comme cela a été exposé plus haut, l’exigence de soumettre un argumentaire écrit défavorise clairement les personnes ayant des compétences limitées en littératie. Finalement, un examen de la jurisprudence démontre que plusieurs cas qui semblaient « perdus d’avance » selon le dossier soumis par la CAEC finissent par connaître un sort différent après avoir été entendus. À cet égard, dans le passé, des préoccupations ont souvent été exprimées quant à la qualité des dossiers remis aux instances d’appel par la CAEC (McGregor, 2001)[80], illustrant par le fait même la raison d’être de la règle audi alteram partem.

La procédure devant le TSS étant d’ordre inquisitoire, la CAEC ne devrait pas avoir comme objectif d’exclure un assuré, mais simplement de présenter les faits qui l’ont menée à une conclusion d’inadmissibilité ; c’est au juge de prendre la décision en fonction des faits soumis. La CAF a déjà constaté que la CAEC ne respectait pas toujours cette approche, soulignant les « renseignements inexacts » présentés par celle-ci :

Nous nous permettons d’attirer son attention [celle de la CAEC] sur les inexactitudes dans ses observations factuelles adressées au conseil et au juge-arbitre, sur des facteurs tels que le caractère sérieux d’une décision selon laquelle des déclarations fausses ou trompeuses ont été faites, sur le montant de la pénalité imposée et sur le fait qu’il existait un retard d’environ seulement un mois après le délai limite imparti pour l’appel[81].

De nombreuses décisions du juge-arbitre sont émaillées de commentaires similaires sur la qualité des dossiers soumis par la CAEC. Selon le juge-arbitre Stevenson,

À plusieurs reprises, les juges-arbitres ont formulé des commentaires sur le devoir de la Commission de porter à l’attention des conseils arbitraux la jurisprudence qui étaye la position du prestataire ainsi que celle à l’appui de sa propre position. Le défaut de le faire peut être considéré comme un manquement à l’obligation d’agir équitablement[82].

Bref, devant la possibilité du rejet sommaire du dossier prévue par le nouveau mécanisme d’appel au TSS, celui-ci ne fournit pas la même garantie du respect de la règle audi alteram partem que l’ancien régime au sein duquel les parties étaient systématiquement convoquées à une audience. Et, même s’il est possible de contester le rejet sommaire, il s’agit d’un nouvel obstacle à franchir pour le requérant, lequel mettra à l’épreuve la détermination et les ressources de celui-ci.

Des audiences aphones

La demande d’appel qui franchit le filtre du rejet sommaire est ensuite étudiée dans le cadre d’une audience tenue par la division générale du Tribunal de la sécurité sociale[83]. L’article 21 du Règlement sur le TSS (RTSS) indique que le Tribunal peut tenir ses audiences sous différentes formes (écrite, électronique, en personne). Cependant, pour la professeure Lens, « for most clients, documentary evidence posed a challenge and put them at a structural disadvantage. The bureaucracy’s business is to know about clients and to record what they know, establishing a documentary file that clients cannot duplicate or compete with » (Lens, 2009 : 832). Les prestataires qui ont réussi à franchir le filtre du rejet sommaire ont fait la preuve que leur dossier n’était pas sans fondement. Mais faire la preuve que la décision de la CAEC est erronée requiert des arguments et des moyens plus solides. Sachant qu’en général l’expertise et les capacités techniques des requérants sont bien plus faibles que celles dont dispose la CAEC, le juge qui prendrait la décision de mener une audience de la division générale par voie écrite respecterait-il véritablement le droit d’être entendu du prestataire ?

La division générale est la première et la dernière occasion dans tout le processus (de la décision initiale à l’appel à la Cour suprême) où un requérant peut, à la fois, connaître les faits qui lui sont reprochés, présenter ceux qu’il juge pertinents, plaider son interprétation de la loi et s’adresser à un décideur impartial et indépendant sur le fond du litige. Le législateur a choisi de limiter l’accès à ce forum par un mécanisme de rejet sommaire. Dans ces circonstances, imposer une audience épistolaire au prestataire, à moins de lui donner raison, n’est pas très différent d’une décision de rejet sommaire. Cette approche témoigne, à tout le moins, d’une grande désinvolture face à « la règle d’or » du droit administratif.

Le juge-arbitre Dubinsky avait établi une série de critères pour évaluer si l’équité était respectée lors de l’ancien processus d’appel : « Une audition équitable présuppose 1) un avis suffisant de la tenue de l’audition ; 2) l’occasion d’être entendu ; 3) le droit de connaître les allégations qui sont faites contre une partie et 4) l’occasion de présenter une plaidoirie[84] » [nous soulignons].

Lorsque le prestataire conteste l’imposition d’une sanction ou lorsque la crédibilité des témoins est en cause, comme c’est presque toujours le cas lors d’une accusation d’inconduite, de départ volontaire, de refus d’emploi convenable, de disponibilité, de maladie ou de conflit collectif, le droit d’être entendu peut être interprété comme comprenant la comparution en personne des parties et des témoins clés. Dans ce contexte, la possibilité de tenir l’audience de la division générale au moyen de questions et réponses écrites, après avoir statué, par un échange de correspondance, sur le rejet sommaire, constitue un important recul du droit d’être entendu en comparaison avec l’ancien système. Même si l’audience est tenue par vidéoconférence, une étude récente sur l’impact de la vidéoconférence pour l’analyse et le traitement des dossiers de sans-emploi français démontre que « [l]orsqu’un dispositif vient médiatiser une activité interactionnelle, il n’est jamais “transparent” au sens où il laisserait cette activité intacte » (Velkovska et Zouinar, 2007 : 260). L’échange diffère de telle sorte que la vidéoconférence « modifie profondément le déroulement de l’entretien et, par là, la forme de la relation entre le demandeur d’emploi et le conseiller. [… E]lle accentue l’asymétrie interactionnelle propre à cette activité » (Velkovska et Zouinar, 2007 : 260). Cette étude montre comment « une relation institutionnelle peut être façonnée par la manière dont les participants s’approprient, mobilisent, déploient les propriétés d’une technologie – en l’occurrence un système visiophonique – qui vient médiatiser leur rencontre » (Velkovska et Zouinar, 2007 : 261).

En somme, sauf pour des situations où le requérant habite extrêmement loin des centres urbains, la substitution des audiences médiatisées (par questions et réponses écrites, par téléconférence ou par vidéoconférence) aux audiences d’autrefois, où la règle était des comparutions en personne, représente une diminution de l’accessibilité à la justice pour la vaste majorité des requérants.

En analysant les processus d’appel des programmes sociaux de l’État de New York, la professeure Lens concluait que « [h]earings also serve an important normative function. If perceived as fair, hearings reinforce the legitimacy of governmental authority. They can convince clients of the appropriateness and correctness of the governments’ actions even when no error has occurred » (Lens, 2009 : 818). L’impossibilité pratique d’être informé de la preuve au dossier au moment de la révision administrative, la perte de la garantie d’obtenir une audience par le tribunal (engendrée par la possibilité du rejet sommaire), l’incertitude sur les modalités d’audience (écrite, électronique, en personne) et la disparition d’un appel de plein droit pour le deuxième niveau d’appel (autrefois le juge-arbitre, maintenant la division d’appel du TSS) sont autant de mesures qui, au moins du point de vue du requérant, constituent des restrictions au droit d’être entendu et sont susceptibles d’affaiblir l’équité procédurale du mécanisme d’appel mis sur pied par la réforme du régime d’assurance-emploi.

La règle nemo judex in sua causa ou le droit d’être « jugé » par un décideur impartial et indépendant

Ce droit est si fondamental qu’il ne doit même pas sembler y avoir eu entrave au droit du prestataire de présenter intégralement son point de vue devant un Conseil arbitral dénué de préjugés. La loi exige non seulement que la justice soit rendue, mais aussi qu’elle le soit de façon claire et manifeste. Si l’on soupçonne simplement qu’un prestataire s’est vu nier ce droit, il faut ordonner que la question soit renvoyée au Conseil arbitral[85] [nous soulignons].

Aujourd’hui, le Tribunal de la sécurité sociale relève du ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences[86], qui lui accorde son budget de fonctionnement et ses employés (Mathieu, 2013), deux caractéristiques courantes des tribunaux administratifs fédéraux, mais critiquées quant au niveau d’indépendance que ce type d’organisation confère à un tribunal (Ellis, 2013).

À en croire les médias québécois, la nature partisane des membres du TSS est évidente :

Pour sélectionner les membres québécois du nouveau Tribunal de la sécurité sociale (TSS…), les conservateurs n’ont pas eu à chercher bien loin : quatre des huit personnes qui jugeront des demandes d’appel des prestataires d’assurance-emploi ont été candidats conservateurs dans un passé récent.
[…] Ailleurs au Canada, le Comité national des chômeurs (CNC) a trouvé une dizaine d’autres cas révélant des liens entre les personnes nommées au TSS et le Parti conservateur

Bourgault-Côté, 2013a

Or, comme l’explique le professeur Noreau, « l’incrédulité des citoyens à l’égard de l’égalité juridique, ou l’idée que l’activité judiciaire […] se déploie dans le cadre d’une forme privilégiée avec les pouvoirs politiques, vient directement alimenter la méfiance des citoyens vis-à-vis de l’institution dans son ensemble » (Noreau, 2010 : 27).

Par contraste, une grande partie de l’autorité des membres du Conseil arbitral reposait sur le fait qu’il s’agissait de personnes dont l’activité sociale et professionnelle principale était liée au marché du travail et à leur communauté (Donnelly, 2013). Le juge-arbitre en chef Jerome soulignait que les membres du conseil arbitral « sont donc vraiment censés se fonder sur leur propre expérience et leur compréhension de la situation dans leur propre communauté[87] ». Le principe de paritarisme reflété par la composition du conseil arbitral était considéré comme un atout de ce tribunal, soit « un moyen de légitimer l’action administrative entraînée par l’application du régime ». En effet, les membres du CA habitaient les communautés où ils siégeaient, et cette tâche les occupait un ou deux jours par mois. Cela permettait la mobilisation des connaissances relatives aux enjeux régionaux du marché du travail (Donnelly, 2013). Cet aspect était particulièrement important pour les régions dont l’activité économique était basée sur des secteurs cycliques (foresterie, mines, pêcherie, tourisme, etc.).

En remplaçant quelque 900 membres de conseils arbitraux (dont il ne choisissait qu’un tiers des membres) agissant dans 83 centres[88] par une quarantaine de juges à la section assurance-emploi de la division générale, le pouvoir exécutif s’est-il donné une prise plus solide sur le nouveau tribunal que sur l’ancien conseil arbitral ? En tout cas, c’est la crainte qui est évoquée par le Barreau du Québec (2013 : 11) ainsi que par la Commission nationale d’examen sur l’assurance-emploi (2013 : 42).

Conclusion

Le gouvernement canadien a entrepris de rénover le processus d’appel des décisions en matière d’assurance-emploi avec l’ambition d’établir un processus qui « améliorerait l’efficience globale et le rapport coût-efficacité des systèmes d’appel » (Ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences, 2013 : 867) de l’assurance-emploi. Or, à sa face même, comme l’illustrent les deux figures présentées dans la première section du texte, le nouveau mécanisme est beaucoup plus complexe que l’ancien. L’enjeu de la complexité est central, tant du point de vue des gestionnaires que du point de vue du prestataire qui ne sait plus comment s’y retrouver (Harris, 2013 : 238).

Contrairement à l’ancien système, le nouveau n’offre pas la garantie d’être entendu de vive voix par un tribunal indépendant. Le fait de privilégier le recours à la médiatisation des audiences (écriture, téléconférence et vidéoconférence) est susceptible d’avoir pour effet de diminuer la capacité des requérants à exprimer leur point de vue sur leur droit aux prestations. En considérant les enjeux liés à l’accessibilité, le nouveau mécanisme de contestation risque d’exiger plus de temps, d’énergie, de compétences et d’attention de la part du requérant. Et, paradoxalement, en dépit du fait que le nouveau système augmente le nombre d’instances, il restreint la possibilité de s’exprimer de manière satisfaisante pour le requérant.

L’ensemble de ces éléments mène à conclure que l’accès effectif aux prestations d’assurance-emploi a été restreint par le nouveau processus de contestation. Cette constatation est troublante dans une perspective juridique, mais aussi sociale et politique, car il ne faut jamais oublier que :

[l]es rapports entre les agents de l’administration, porteurs d’une autorité publique, et les administrés qui sont aussi des citoyens, sources de cette autorité publique, sont par nature des rapports politiques. Ils participent […] de la mise en oeuvre de choix politiques.
Chacun de ces rapports réitère, à l’échelle de la situation qui en fait l’objet […], le processus de légitimation démocratique du pouvoir

Issalys et Lemieux, 2009 : 52-53

Il est à espérer que l’administration de la Commission de l’assurance-emploi du Canada et celle du Tribunal de la sécurité sociale prendront les dispositions nécessaires pour que, d’ici quelques années, des données soient recueillies et rendues disponibles afin de permettre une évaluation qualitative et quantitative rigoureuse du nouveau processus d’appel, notamment du point de vue de l’accès à la justice et de l’équité procédurale. L’assurance-emploi reste l’un des principaux programmes de protection sociale à l’échelle pancanadienne. Son démantèlement progressif – autant par des modifications du processus de contestation que par des modifications des règles substantielles – mérite d’être étudié sérieusement afin de documenter les effets des politiques néoconservatrices sur le filet de protection sociale au Canada.