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L’ouvrage Black Tights (« collants noirs »), même s’il a été écrit par une journaliste, s’insère dans une littérature universitaire canadienne sur les femmes et le sport, qui a commencé en 1982 avec Franc-jeu, publié par le Conseil consultatif canadien sur le statut de la femme. Ce livre d’Ann Hall et Dorothy Richarson était le premier à dénoncer l’inégalité de traitement entre femmes et hommes athlètes au Canada. Il a aussi lancé le débat sur la prise en considération des capacités différenciées des hommes et des femmes dans le sport : activités séparées ou identiques ? En 1986, Helen Lenskj, (Out of Bounds : Women Sport and Sexuality) a ajouté au débat en remettant en question l’opposition faite entre la sexualité des femmes et leur participation au sport. Elle a parlé ouvertement de la participation des lesbiennes.

Dans Black Tights, où est utilisé le même sous-titre que pour l’ouvrage Out of Bounds, Laura Robinson aborde la discussion de la tension entre la sexualité des athlètes féminines, qui fait partie de leur prise de pouvoir (empowerment), et leur sexualisation, qu’elle associe à une exploitation. En l’absence de traitement économique égal pour les femmes athlètes, leur survie dépend de contrats commerciaux. Le deuxième chapitre documente le fait que, contrairement à la situation des hommes athlètes, l’intérêt des entreprises, et donc leur argent, est accordé aux femmes selon leur allure plutôt que leur performance : « If you’re a woman, you need to look fit, but not too fit[1]. » Ce problème avait déjà été documenté par Lenskyj, mais Robinson approfondit la discussion et apporte des preuves que les stéréotypes raciaux et hétérosexuels jouent également : il ne faut pas non plus être trop noire ni trop musclée. Avec une certaine amertume qui reflète son passé personnel de cycliste et skieuse, elle décrit les « accusations » de lesbianisme portées fréquemment contre les athlètes sérieuses et performantes, surtout si elles insistent sur un traitement égalitaire.

Robinson pose la question de la complicité de certaines athlètes, qu’elle accuse d’obtenir célébrité, argent et même reconnaissance professionnelle en se présentant comme sexy plutôt que forte. Elle oppose leur situation au sort qui attend les athlètes non conformes, comme la championne de tennis Martina Navratilova qui a perdu tous ses contrats commerciaux quand elle s’est déclarée lesbienne.

Au troisième chapitre, l’auteure discute des tests chromosomiques, maintenant abandonnés, qui ont constitué pendant longtemps une manière de remettre en question la féminité des athlètes. On faisait des prélèvements dans le cas des compétitrices (et non des compétiteurs) pour déterminer si elles avaient un complément chromosomique normal[2]. Parfois, des femmes se faisaient « prendre » parce qu’elles avaient des variations chromosomiques, même si celles-ci ne leur conféraient aucun avantage compétitif. Robinson raconte les déboires de la coureuse de haies espagnole Maria Patina, qui portait une mutation qui la rendait incapable de métaboliser la testostérone. Elle avait l’apparence et les caractéristiques d’une femme même si elle avait le complément chromosomique XY. Il était évident que cette mutation ne comportait pas d’avantages dans le cas des hormones, bien au contraire. Malgré cela, elle a été expulsée de son équipe, tandis que ses médailles et sa bourse d’athlète universitaire lui ont été retirées. Les journaux ont publié plusieurs articles critiques sur sa sexualité, à la suite desquels son ami de coeur l’a laissée. Elle a continué à lutter, mais cela lui a pris quatre ans avant de pouvoir établir sa féminité et retourner aux compétitions. Pour Robinson, la base scientifique de ce type de prélèvement était très douteuse. Cependant, ces prélèvements reflétaient bien l’inconfort d’une société patriarcale devant des femmes « who dared to step beyond the boundaries designated for passive females[3] ». Notons que le comité olympique a cessé d’utiliser ces tests de féminité en 1999, mais que d’autres instances y ont encore recours, et la remise en question de la féminité et de la sexualité des athlètes continue.

Robinson fait un lien entre le contrôle de la féminité par des tests et d’autres instances de contrôle de la féminité des athlètes. Par exemple, l’équipe olympique de volleyball féminine doit porter un bikini en lycra dont le diamètre de la partie inférieure ne dépasse pas 7 cm. S’il fait froid, l’équipe peut pétitionner pour qu’on permette aux joueuses de porter des collants, et la décision est prise par le Control Committee, exclusivement composé d’hommes. L’équipe masculine porte des shorts ordinaires et des débardeurs.

Robinson fait un lien entre la représentation sexuelle des athlètes et les cas d’abus sexuel persistants. Dans le sixième chapitre, elle décrit des études suggérant qu’au moins le tiers des femmes athlètes ont été victimes de violence sexuelle par leur entraîneur ou par une autre personne en autorité dans le sport. Elle dénonce le fait que les cas répétés d’abus de femmes athlètes ont été rapportés sans réaction publique, alors qu’un seul cas d’abus d’athlètes masculins a fait les manchettes pendant longtemps.

Robinson discute d’autres problèmes que vivent les athlètes et qui reflètent les contradictions qui opposent la puissance et la force du corps féminin aux images de ce corps dans une société de plus en plus exigeante et commercialisée. Les symptômes d’anorexie affecteraient la moitié de l’équipe canadienne de ski de fond et seraient liées, selon l’auteure, aux attitudes inculquées par les entraîneurs.

Malgré les nombreuses citations et les références à la littérature universitaire, l’ouvrage de Robinson tient d’un traitement journalistique où les affirmations se succèdent un peu rapidement, les liens logiques se faisant parfois attendre. Les faits ne sont pas toujours documentés, et une célèbre citation de Carol Hanisch est attribuée à Gloria Steinem et mal interprétée[4]. En outre, l’ouvrage de Robinson est très Canadian : ou les francophones et les athlètes québécoises en sont absentes ou invisibles. Il a cependant l’avantage de nous informer sur le contexte actuel des athlètes canadiennes.

Je suis contente de l’avoir lu parce qu’il m’a rappelé les choix incompatibles offerts aux jeunes femmes en matière de sexualité. La relation que propose l’auteure entre la liberté de mouvement du corps, la sexualité et le pouvoir des femmes me séduit. Les différentes stratégies des athlètes, qui cherchent des moyens de vivre leur vie corporelle en liberté, m’intriguent : certaines adoptent la voie de la séduction et de l’exploitation sexuelle pour se procurer des contrats commerciaux, une autre affirme son lesbianisme en défiant les comités internationaux, d’autres encore s’entraînent, obéissantes, jusqu’à la baisse des sécrétions hormonales, l’aménorrhée, la cassure des os et la retraite forcée. Les anecdotes que raconte Robinson sur la frustration des athlètes qui cherchent uniquement à jouir de leur corps, pour tomber entre les mains d’entraîneurs, d’entreprises et d’organismes internationaux qui les exploitent, me désolent. C’est de là qu’elle a trouvé son titre, qui exprime ses propres émotions conflictuelles par rapport à son équipement de cycliste. Dans sa vision, ses collants noirs sont une source à la fois de fierté sexuelle et de performance améliorée, mais, aux yeux d’une société patriarcale, ils renforcent le stéréotype de la femme-objet.

Une faiblesse du livre, peut-être normale dans un traité qui a surtout pour objet d’indigner, est le peu de traitement de la résistance des femmes athlètes. Des cas individuels et héroïques sont bien sûr rapportés, où les femmes ont dénoncé celui qui a abusé d’elles, ou ont insisté pour jouer dans des équipes masculines, ou encore ont affirmé leur lesbianisme coûte que coûte. Toutefois, les seules instances de résistance collective présentées en détail concernent les mouvements internationaux de résistance contre les ateliers de Nike et de Gap ainsi que pour l’agriculture biologique. L’auteure se réfère à ces mouvements pour montrer les contradictions entre l’image des entreprises qui soutiennent les événements sportifs (telles que Macdonald ou Nike), mais elle nous fait très peu voir les mouvements féministes parmi les athlètes. C’est décevant parce que l’ouvrage de Lenskyj se terminait sur une note très positive, avec les luttes féministes des années 80.

Pour ma petite-fille dont la mère est athlète, j’espère que ces luttes se poursuivront, et que l’on pourra lui offrir d’autres modalités de prise de pouvoir que sa sexualité.