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Après trois numéros très ciblés « Également mère », « Femmes et sports », « Mondialisation et altermondialisation », la revue Recherches féministes rassemble ici des textes originaux offerts par ses lectrices et lecteurs et qui ont traversé les filtres rigoureux de ses politiques d’édition. La métaphore du passage les englobe tous et peut être filée pour les présenter tour à tour. Chacun de ces textes exprime en effet un passage, vu comme une transition, mais aussi comme un ensemble de faits communicationnels de transmission qui sollicitent l’analyse féministe pour décrire, dire, et transformer en savoir ce qui est ou n’est pas, ce qui pèse ou manque, dans l’expérience collective des rapports sociaux de sexe.

Selon Pierrette Bouchard et Natasha Bouchard qui poursuivent l’observation du phénomène occidental actuel de la sexualisation précoce des toutes jeunes filles, le passage se fait par imprégnation idéologique. Des magazines ciblent les fillettes pour le profit immédiat et à long terme d’industries de la consommation. L’article analyse les conséquences en réception : 32 entretiens ont été réalisés auprès de préadolescentes âgées de 9 à 12 ans. Il met en évidence les modalités de leur adhésion aux contenus offerts, l’impact sur leurs pratiques vestimentaires ainsi que sur leurs représentations d’elles-mêmes et des femmes. La récurrence de plusieurs contradictions est frappante : « un style à soi » mais proposé à toutes, « avoir l’air naturel» mais en utilisant des produits de maquillage et en portant des vêtements inconfortables. Ces messages contradictoires sont des injonctions paradoxales (Watzlawick, Helmick-Beavin et Jackson 1967) et font entrevoir les voies insidieuses que prend l’inculcation idéologique dans l’appropriation des discours tenus par ces revues. Les auteures mettent aussi en évidence les formes possibles de résistance.

Le texte de Manon Boulianne explore un passage peu étudié, celui de la cohabitation intergénérationnelle. Pourtant, cette modalité résidentielle élargit l’offre de logement adapté aux besoins des personnes âgées en misant sur des pratiques fortement ancrées dans les rapports de genre et de parenté. La démarche comparative adoptée par l’auteure lui permet de distinguer les similitudes et les particularités entre les situations de cohabitation au Québec et au Japon. À ces deux endroits, les femmes sont les premières responsables des personnes âgées ou dépendantes. Cependant, alors qu’au Japon il est souvent difficile, surtout en milieu rural, pour une belle-fille de se soustraire à la règle patrilocale de résidence chez les parents de son mari, au Québec, où la pratique est plus marginale et plus consensuelle, ce sont surtout les filles (et non les brus) qui s’engagent dans la prise en charge de leur propre père et mère. Soulignons aussi qu’il n’est pas rare que le parent cohabitant, encore là, le plus souvent une femme, soit mis à la tâche avant d’être objet de soin.

Un passage plus étroit, un passage protégé, est examiné par Audrey Baril dans son texte sur la sous-représentation des professeures de philosophie dans les universités québécoises : bien qu’elles soient encore peu nombreuses dans toutes les disciplines soit moins du tiers, en philosophie les professeures ne sont qu’environ 15 %. Force est de constater que les hommes ont créé une philosophie masculine qui se prétend neutre, universelle et asexuée mais qui marginalise les femmes et le féminin. L’auteure avance cinq hypothèses explicatives et met en lumière plusieurs dimensions qui révèlent les mécanismes pervers dont use le pouvoir pour se perpétuer.

Le dernier article traite d’un thème qui apparaît de plus en plus souvent sur la scène médiatique, celui de la violence des femmes. Vanessa Watramez analyse les discours explicatifs et leurs enjeux politiques à travers la violence chez des lesbiennes. Le discours dominant attesterait le fait que l’égalité des sexes soit atteinte : les femmes et les hommes seraient également violents, de manière similaire et pour les mêmes raisons. Un autre discours répandu tend à minimiser la violence des femmes. Relevant d’une position essentialiste, il viserait à naturaliser les catégories de sexe : les hommes seraient naturellement violents. L’auteure montre que ces positions nient les analyses féministes et les rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes. Son argumentation qui relie le recours à la violence à des rôles traditionnels au sein du couple, indépendamment des générations ou du sexe, appuie la lecture féministe du phénomène. Les enjeux sont importants, puisque l’antiféminisme et l’effacement de la prise de conscience des rapports de domination peuvent entraîner des politiques sociales diamétralement différentes de celles qui les prennent en considération. Le texte propose les approches du féminisme matérialiste et du lesbianisme politique pour rendre considération de la violence des lesbiennes dans un cadre domestique.

La note de recherche de Christine Fontanini fait écho au texte sur la sous-représention des professeures universitaires en traitant aussi de la transmission. Elle s’est penchée sur les résistances d’enseignantes et d’enseignants en formation, relativement à la promotion de l'égalité des chances entre les filles et les garçons, comme l’a préconisée la Convention interministérielle adoptée en 2000 en France.

Enfin, deux notes d’action terminent ce numéro. Dans la première, Michelle Duval, Cécile Sabourin, Danielle Labrie, Jacinthe Godard et Paule Simard expliquent les enjeux liés à la participation des femmes aux instances de développement local. Elles analysent les formes de contribution, les motivations et les conditions qui rendent possible leur action. Cette réflexion sur le rôle des femmes en région offre un portrait à la fois saisissant et encourageant de l’action de ces groupes du Témiscamingue. La transmission des façons d’analyser les enjeux et de développer des stratégies qui leur permettent de faire valoir leurs points de vue confère à ce texte un intérêt certain, notamment pour les groupes de femmes qui affrontent des situations similaires.

La seconde note, rédigée par Micheline Beauregard et Claudie Solar, relate, de façon posthume, la mission et les réalisations du Réseau québécois des chercheuses féministes (RQCF). Elles y signalent le travail important d’Anita Caron, présidente du RQCF durant plusieurs années. Ce dernier, qui avait pour objet principal de faciliter la communication entre les chercheuses en participant à la construction et à la diffusion des savoirs, a été créé en 1991, avant même que les technologies de communication, et surtout Internet, permettent l’accès direct et rapide aux informations sur la recherche. Les usages militants d’Internet sont bien connus de nos jours. Ainsi, on sait qu’il facilite non seulement l’échange d’information mais aussi le renforcement des relations. Les chercheuses féministes ne sont donc pas isolées, car les réseaux se sont multipliés : qui ne connaît Netfemme, Sisyphe, Antipatriarcat.org ? Voilà en partie ce qui a rendu caduque la raison d’être du RQCF.

Au-delà de ces passages, les textes réunis ici présentent d’autres points communs, cette fois, sur deux plans particuliers : le premier est méthodologique et permet de souligner l’importance de l’approche qualitative dans la production des connaissances en recherche féministe. Le second est politique : malgré la diversité des champs d’intérêt et des disciplines, les textes illustrent la compatibilité entre recherche scientifique et engagement féministe et, du coup, la nécessité de la revue Recherches féministes pour en rendre compte. Les quatre articles et les trois notes contredisent tous un discours ambivalent, ancien mais toujours actuel, à propos du féminisme. Je fais référence au discours selon lequel l’égalité serait acquise, et le féminisme désuet. La sexualisation des fillettes, l’exploitation des aidantes naturelles, la rareté des professeures de philosophie dans les universités, l’égalité supposée des hommes et des femmes dans la violence, la réticence des enseignantes et des enseignants quant à la promotion de l’égalité, les enjeux des centres de femmes, notamment en région, et les nouvelles formes de réseautage militant sont autant de thèmes qui témoignent de la diversité des gisements continus de la recherche féministe. Sans être représentatifs de l’ensemble de la recherche féministe des années 2000-2005[1], ces textes fournissent néanmoins un aperçu significatif des problèmes et des éclairages qui en montrent la pertinence et l’actualité.

Enfin, ce numéro est marqué d’un passage d’un tout autre ordre. Christine Piette, professeure au Département d’histoire de l’Université Laval, qui a assumé efficacement la publication de onze numéros de Recherches féministes, quitte la direction. Elle y laisse notamment sa marque d’historienne : les archives sont en ordre et des habitudes de conservation et de classement ont été mises en place pour la suite. La revue a aussi adhéré au consortium Érudit et est maintenant diffusée sur le Web. La régularité des parutions est bien installée, et nous veillerons à la respecter à l’avenir, avec l’assistance efficace de la secrétaire permanente Louise Lépine. Christine Piette quitte un poste, mais non la revue puisqu’elle s’occupera des comptes rendus avec Marie-José des Rivières. Au nom du comité de rédaction et de l’équipe éditoriale, un grand merci à Christine Piette.