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Pour la plupart d’entre nous, nous l’avons appris dès notre plus jeune âge : le paradis terrestre a été à tout jamais perdu par la faute d’Ève. « Ce n’est pas Adam qui fut séduit », décrétait Paul de Thrace au début de l’ère chrétienne dans sa première épître à Timothée (chapitre 2, versets 8-15)[1], mais c’est la femme qui, séduite, tomba dans la transgression. Cependant, ajoutait-il, elle sera sauvée par sa maternité, à condition de persévérer dans la foi, l’amour et la sainteté avec modestie.

Depuis des millénaires, cette comédie humaine a été scénarisée et re-scénarisée à des milliers d’exemplaires. Son scénario est par ailleurs à peu près toujours demeuré le même. Il tire son inspiration des récits mythiques performatifs qui se répondent entre eux et réinterprètent inlassablement l’alibi de la nature, le sexe y étant présenté comme un « donné biologique [inéluctable] qui dichotomise le genre humain en deux catégories bien distinctes » et socialement inégales (Hurtig, Gail et Rouch 2002 : 11). En l’occurrence, sa trame dramatique entretient une conception inégalitaire des rapports de sexe dont l’ébauche, dictée par le mythe de la faute originelle, a été tracée par Paul dans son épître à Timothée : « Que la femme apprenne dans le silence, en toute soumission : mais je ne permets pas à la femme d’enseigner ni d’user d’autorité sur l’homme : elle doit demeurer dans le silence; car Adam a été formé le premier, et puis Ève. »

Cette histoire mythique, encore trop souvent répétée aujourd’hui, a été exploitée en tant que savoir institué par la plupart des théologiens, penseurs, hommes politiques, éducateurs et médecins du passé. Quelles qu’en soient la forme et l’expression, elle s’alimente à tout un ensemble de cosmogonies, de mythes, de représentations et de pratiques qui répondent à une volonté de légitimer la division et la hiérarchie entre les sexes et aussi à la peur de voir disparaître des espaces, des positions et des privilèges traditionnellement réservés aux hommes. Sa mise en scène continue de servir une représentation « essentialiste » des femmes pour soutirer une conformité aux diktats idéologiques de l’ordre patriarcal. Elle les gomme, les invente ou les fantasme autour de grands cas de figures qui non seulement maquillent et dénaturent l’expérience des femmes à travers l’histoire, mais encore travestissent leur présence et leurs expériences en « danger public » pour récuser l’égalité des sexes. Or, les conceptions, stéréotypes et explications tributaires de ce lourd héritage induisent et étayent encore l’argumentaire sexiste actuel et posent la division sociale des sexes comme une nécessité (Carfatan 2002) pour préserver l’équilibre social. Le présent texte s’inscrit dans la continuité de cette hypothèse. J’y rappelle, dans un premier temps, les grands archétypes de la femme qui appartiennent à l’inconscient collectif de la tradition patriarcale. Dans un second temps, j’illustre comment ces archétypes continuent encore de nos jours d’influencer les représentations sociales des femmes et tissent la trame de fond de la contre-offensive antiféministe actuelle.

Les archétypes féminins

J’emprunte à Alicia Seneviratne et à Laura Gamboni (1997) les quatre dénominations employées pour désigner les grands archétypes autour desquels se sont construites un « prêt-à-penser » concernant les femmes[2]. La première, et probablement l’image la plus persistante, du moins au sein des représentations entretenues par les grandes religions monothéistes de ce monde, est celle de la « femme diabolique ». Cette « femelle » est désignée comme unique responsable de la chute de l’humanité et symbole du péché de la chair coupable et de la mort. Tantôt sorcière aux pouvoirs occultes, tantôt séductrice aux charmes irrésistibles et trompeurs, elle est considérée comme suppôt de Satan. « L’Homme, écrivait Jean Delumeau (1983)[3], a cherché un responsable à sa souffrance, à l’échec, à la disparition du paradis terrestre, et il a trouvé la femme. Comment ne pas redouter un être qui n’est jamais si dangereux que lorsqu’il sourit ? » Jugée transgressive « par nature », la femme menace les structures patriarcales, surtout lorsqu’elle revendique son indépendance, et cherche, à travers ses compétences, ses savoirs et sa prétendue puissance destructrice, à se dérober au rôle qui lui est assigné par les normes et lois patriarcales. D’autant que, « perverse », elle est une force du mal toute-puissante devant laquelle les hommes deviennent serviles et sans moyen de résistance en raison des « caprices de leur sexe », puisqu’ils ne seraient pas en contrôle de leurs pulsions sexuelles (David 2001). Pour résister à la tentation, le culte catholique glorifie et exalte un modèle inatteignable de la femme mère dépouillée de toute sexualité, celui de Marie, vierge et mère, « tout amour et sacrifice » (Bard 1999 : 42), image inversée d’Ève la maléfique, et l’Islam incite au voilement des femmes, antidotes fondés l’un et l’autre, comme le souligne Alice Cherki (1998 : 178), sur le « déni du féminin », « l’évitement de la sexualité masculine » et, ajouterions-nous, une définition univoque du destin féminin. Ce sont possiblement des relents d’une telle image qui inspirent encore à l’heure actuelle les quelques hommes québécois qui n’hésitent pas à parler de « complot féministe » ou encore de « féministes castratrices ».

À l’autre pôle du continuum, le stéréotype de la « faible femme » continue de venir au secours de la hiérarchisation des sexes. « La femme a un défaut par nature […] elle est un mâle infertile », affirmait, dans son essai intitulé Politique, Aristote qui considérait que les femmes « sont des hommes imparfaits et toutes sont sans valeur. Elles ont été créées pour la commodité des hommes. » Idée que perpétuera pour les générations à venir saint Thomas d’Aquin, qui dans sa Somme théologique, qualifie la femme d’« être défectueux et accidentel » chez qui « l’oeuvre de la génération » est un obstacle à la raison. Dans plusieurs parties du globe, elles sont d’ailleurs encore, quelques dizaines de siècles plus tard, traitées en éternelles mineures, incapables de raison et d’actions transcendantes, décrites par Sigmund Freud (1932 : 169), dans sa conférence ayant pour titre La féminité, comme un être immature chez qui « l’envie de réussir […] est une névrose, le résultat d’un complexe de castration dont elle ne guérira que par une totale acceptation de son destin passif ». Destin qui serait, en l’occurrence, de vivre en marge de toute vie sociale et politique en raison d’une prétendue infériorité physique et intellectuelle par rapport aux hommes, infériorité qui leur permet néanmoins de s’occuper des hommes et des enfants.

Le troisième cas de figure est celui de la « femme parure », ou celle que l’on désigne aujourd’hui comme « femme objet », soit la femme réduite à sa dimension esthétique, soumise au regard et à l’approbation de l’autre et dont le « corps sexué devient la principale référence identitaire » et un objet de consommation. Constamment remodelée en fonction des époques, des moeurs et des modes pour atteindre l’idéal de la « vraie femme » du moment, la principale fonction de cette femme re-naturalisée et chosifiée est d’être tournée vers la séduction et le désir/plaisir de l’autre, en l’occurrence, l’homme. Dépouillée des autres attributs de sa personnalité, la « femme objet » est enfermée dans des schémas réducteurs et infantilisants. Elle se voit définie à l’époque actuelle par sa capacité à demeurer jeune et svelte, à attiser la convoitise de même qu’à répondre à une image stéréotypée et retouchée. Image utilisée, par ailleurs, par les publicistes pour inciter à la consommation (Carfantan 2002) et créer des « standards de beauté » au sein d’une société dans laquelle les produits, les technologies et les interventions pour modifier son corps se multiplient à un rythme effréné et sont de plus en plus offerts comme objets de consommation courante (Réseau québécois d’action pour la santé des femmes 2001).

Enfin, la « femme rivale » est possiblement la représentation sociale qui, de nos jours, suscite le plus de réactions parmi les masculinistes. Pour certains d’entre eux, la différence mais surtout les forces et les qualités insoupçonnées de cette femme alimentent leur ressentiment, sinon leur peur. Pour d’autres, le refus de partager des territoires que les hommes occupaient en exclusivité dans le passé de même que l’anxiété causée par les changements induits par la mixité sociale et la mutation des mentalités, des rôles, en particulier parentaux, et plus globalement des modes relationnels, des modes d’être ensemble, sont à l’origine de la pérennité d’une vision binaire et antagoniste des rapports de sexe. Plusieurs Québécoises se sont ainsi vu traitées au cours des dernières années de « vaginocrates », de « terroristes familiales », de « féminazies » ou encore de « féministes intégristes », c’est-à-dire de « croyantes qui refuseraient toute évolution ».

Le point le plus alarmant toutefois est que le recours à de tels épithètes, aussi grossiers, revanchards ou isolés soient-ils, relève de la pure fiction et ne sert qu’à frapper l’imaginaire collectif pour tenter de discréditer l’ensemble du discours et des pratiques du mouvement des femmes. Car, si les appellations « féministes intégristes », « vaginocrates » ou encore « ayatollettes des délirants départements d’études féministes » sont différentes de celles de « féministes radicales, frustrées, moches » ou « mal baisées » des décennies précédentes, elles renvoient cependant toujours à un supposé terrorisme idéologique qui serait exercé par les féministes ou à une « hypothétique » guerre des sexes ou à une conspiration des mères qui, jusqu’à preuve du contraire, n’ont jamais été au programme des féministes québécoises.

De toute évidence, les temps et les discours ont changé. Les jours où les grands penseurs de l’humanité, à l’instar de l’auteur de La pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, Joseph Proudhon (1875), pouvaient ouvertement déclarer en toute impunité, sans même entacher leur réputation d’hommes progressistes ou d’humanistes, qu’une « femme qui exerce son intelligence devient laide, folle et guenon »; ces jours-là sont bel et bien révolus dans la société québécoise. Cependant, la complaisance actuelle des médias à l’égard de ceux et celles qui, prétendant dénoncer la menace qui pèse sur les droits des hommes et leur masculinité et rendent les femmes et le féminisme responsables des maux de société me laisse dubitative quant à la disparition complète de telles représentations, tout comme m’inquiète la prolifération de sites Web qui font la preuve que l’antiféminisme virulent trouve encore des lieux pour s’exprimer, même au Québec (Bouchard, Boily et Proulx 2003).

L’héritage actuel des archétypes traditionnels

L’antiféminisme « ordinaire »

Il n’est pas de mon propos de revenir sur les diverses interventions sexistes et machistes qui prennent la lutte des femmes québécoises et surtout leurs avancées récentes comme cibles, ni sur les réels dangers que font peser sur les droits des femmes la prolifération et la propagation fulgurantes des conservatismes politiques et des intégrismes religieux. Je ne ferai pas écho non plus aux déclarations intempestives de certains masculinistes antiféministes, membres de groupuscules de défense des droits des hommes ou des pères divorcés, qui se posent en victimes des avancées « indues » des femmes, pourfendent le féminisme pour la perte de leurs privilèges masculins et évoquent l’existence d’un complot féminin/féministe qui, comme le rappelle Christine Bard (1999 : 317), « fait peu de cas de l’histoire et des réalités présentes ». Il m’apparaît, en effet, plus pertinent de débusquer les principaux modes sous lesquels s’expriment aujourd’hui l’antiféminisme dans une société comme celle du Québec lorsqu’il est plus discret et lorsqu’il se déguise en discours égalitariste ou de rectitude politique. Je crains, en effet, que cet antiféminisme « ordinaire », justement parce qu’il est plus subtil, moins explicite et moins agressant, ne soit plus efficace que les déclarations virulentes de certains hommes désorientés par la mouvance actuelle qui refusent de considérer comme privilégiée la position qui leur a traditionnellement été accordée dans les sociétés patriarcales.

Depuis plusieurs années déjà, les grands médias contribuent à la diffusion de cet antiféminisme « ordinaire » qui laisse croire que les femmes, comme les hommes, ont davantage perdu qu’elles n’ont gagné à travers les luttes féministes ou que le coût des nouveaux rapports sociaux est plus élevé que les gains (Reed 2004). Ce qui fait dire ceci à Florence Rochefort au sujet de la situation observée en France (1999 : 143) :

Nul besoin de mettre en cause le militantisme ni de refuser l’égalité des sexes pour s’inscrire dans l’antiféminisme. Il suffit d’avancer la thèse de la « mise en péril » qui considère que, même si les principes sont acceptables, le coût de la réforme est trop élevé et compromet d’autres réformes plus urgentes.

En somme, un argumentaire qui alimente une certaine hantise contemporaine non tant de l’égalité, mais de ses conséquences et qui, pour convaincre, table sur les inquiétudes des femmes et des hommes de même que sur leurs difficultés actuelles. Dérive de sens que l’univers médiatique n’hésite pas à répercuter à partir d’une question des plus insidieuse maintes fois formulée, tant par des femmes que par des hommes, et quelquefois même avec les meilleures intentions : « Les féministes ne seraient-elles pas allées trop loin[4]? » Une telle interrogation, et plusieurs autres du même ordre, largement relayée par les médias, nous force à constater que l’antiféminisme « ordinaire » n’est pas seulement pratiqué par des hommes. Étant donné la force des mécanismes de socialisation aux genres et aux rôles féminins et masculins, il est d’ailleurs compréhensible qu’il en soit ainsi. À cet égard, Christine Bard (1999 : 17) rappelle, en introduction à son analyse dans Un siècled’antiféminisme, que « [le] bonheur d’être femme jusque dans la subordination a été chanté » à travers les siècles par d’innombrables femmes qui ont ainsi « conforté une identité féminine de renoncement et de silence ». Il suffit de feuilleter la presse féminine pour constater qu’à l’heure actuelle plusieurs s’appuient encore sur une idée de complémentarité et d’identité féminine ou exploitent une vision déformée des difficultés éprouvées, tant par les hommes que par les femmes et les enfants, pour critiquer les féministes ou tenter de ralentir, sinon de freiner les avancées des femmes.

Aussi loin que l’on puisse en retrouver la trace, l’antiféminisme a été un compagnon constant de l’histoire du mouvement des femmes et la courbe de ses manifestations a suivi celle des avancées de la lutte des femmes. Déjà Virginia Woolf (1929) remarquait qu’aux moments charnières du mouvement des femmes correspondait une histoire des temps forts de l’opposition des hommes à l’émancipation des femmes. Cette idée est aussi reprise par Michèle Perrot (1999 : 8) :

Les deux termes de ce couple conflictuel se répondent dans une chronologie liée à leur dynamique interne et aux événements de la Cité. Les avancées des femmes en constituent néanmoins le principal moteur. Aux moments forts d’un féminisme conquérant répondent des bouffées d’antiféminisme crispé.

L’antiféminisme, constate, quant à elle, Françoise Collin (1993 : 206), ne s’exprime plus « comme dénigrement direct des femmes, mais comme esquive de ce que supporte le féminisme, à savoir la dimension politique qui habite les rapports de sexe même si elle ne les épuise pas ». Pour ma part, dans la conjoncture actuelle, par l’expression « antiféminisme ordinaire[5] », je désigne les discours et les pratiques qui, sans nécessairement recourir à des interprétations fallacieuses, extrémistes ou moralisantes, s’opposent, implicitement ou explicitement, aux projets portés par le féminisme et font obstacle aux avancées des femmes dans les différents domaines de la vie sociale, ces avancées vers l’égalité étant perçues comme menaçantes pour un ordre social dont l’équilibre est fondé sur la hiérarchie sexuelle et la domination masculine. Or, s’il est vrai, comme le souligne Collin (1993), que l’antiféminisme de nos jours se découvre sous de multiples facettes et ne peut être caractérisé ni comme une chose savamment orchestrée ou concertée, ni comme une conspiration généralisée ou légitimée dans les discours officiels, il n’en est pas moins pernicieux et se confond avec le sexisme. Comme ce dernier, il tire sa légitimité d’une idéologie naturaliste latente qui continue de sanctionner l’idée que les hommes sont socialement supérieurs aux femmes et qu’ils ont droit, en conséquence, à des pouvoirs et à des privilèges sur la base de leur sexe. Pour Susan Faludi (1991), c’est justement l’absence de coordination de l’antiféminisme « ordinaire » ainsi que la diversité de ses messages et de ses représentations à travers la publicité sexiste, l’humour et la pornographie notamment, qui le rendent plus difficile à déceler et possiblement plus efficace. Il y a donc toujours lieu de chercher à comprendre comment s’exprime présentement cet antiféminisme « ordinaire » et quelles sont les formes qu’il emprunte.

Les principales formes actuelles d’expression de l’antiféminisme « ordinaire »

Une tentative de synthèse de l’antiféminisme « ordinaire » actuel peut être faite par la mise en évidence des procédés suivants : la distorsion ou la désinformation, les simplifications abusives et la victimisation. Ces procédés sont parmi les grands vecteurs par lesquels les archétypes de la femme « diabolique », « faible », « objet » et « rivale » sont retransmis et réinterprétés.

La distorsion

Alors même que les chemins qui mènent à l’égalité sont encore parsemés d’embûches, que certains des acquis des femmes sont menacés, que leur autonomie économique est loin d’être assurée, surtout parmi les groupes les plus vulnérables, et que la violence conjugale et intrafamiliale perdure, il est à la mode d’exprimer une certaine nostalgie du passé et d’entretenir l’illusion que l’humanité se porterait mieux si les femmes acceptaient de reprendre leur place et de se comporter comme de « vraies femmes ». Ainsi la distorsion est-elle à l’origine d’un travail de désinformation qui tente de faire croire, surtout aux plus jeunes, que la militance féministe est une revanche sur des événements personnels malheureux ou que les programmes d’accès à l’égalité, la Loi sur l’équité salariale et d’autres mesures du même ordre représentent une injustice à l’égard des hommes. Distorsion aussi quand on affirme, faisant fi de toutes réalités historiques ou statistiques, que la société québécoise est un « matriarcat » dont les valeurs féminines dominantes répriment la masculinité sous prétexte de réprimer la violence et empêchent, en conséquence, les hommes de se réaliser et de prendre leur place dans la société. Distorsion encore que sont les épithètes « puritaines » ou « vieilles gardes féministes » accolées à celles – et à ceux – qui dénoncent le machisme de la pornographie ou s’insurgent contre la marchandisation du corps des femmes à travers la prostitution et le trafic des femmes. Cependant, la distorsion qui, aujourd’hui, m’apparaît la plus préjudiciable est celle qui mène à croire et à penser que l’égalité entre les sexes serait déjà là, qu’elle est chose faite et que l’on doit passer à autre chose, les femmes ayant déjà reçu plus que leur part d’attention et de ressources sociales[6]. De telles manipulations de la réalité et de la quotidienneté des rapports sociaux de sexe laissent peu de place à un débat constructif.

Le négativisme est une forme ultime de distorsion et de désinformation. Il présuppose un refus de reconnaître la prédominance accordée aux valeurs et aux pratiques masculines; il présuppose aussi l’asymétrie des problèmes éprouvés par les femmes et les hommes dans la société actuelle, comme si les problèmes de ces derniers résultaient de la même discrimination systémique. Le négativisme fourbit également un discours qui nie le contrôle social exercé par la violence, ou la menace de violence, à l’égard des femmes et n’hésite pas à établir une adéquation entre violence féminine et violence masculine, même si cela demande une manipulation des statistiques pour faire passer un message selon lequel la situation des femmes « n’est pas si pire que ça », ou encore pour monter en tête d’épingle quelques cas d’abus afin de miner la crédibilité de toutes les femmes qui dénoncent la violence dont elles ont été victimes. Distorsion et négativisme sont également au rendez-vous lorsqu’on prétend que les femmes, « êtres faibles de nature », aiment être dominées, enchaînées, violentées.

De telles affirmations sont aussi des manifestations de la mauvaise foi que traduit l’antiféminisme contemporain, tout comme le sont les accusations de « collusion entre le féminisme et les pratiques judiciaires », en matière de garde des enfants lancées par différents groupes de pères divorcés[7]. De mauvaise foi également sont ceux et celles qui affirment que le mouvement des femmes a été construit sur la base d’un programme antimâle, plutôt que sur celle d’une plateforme égalitariste, ou qui prétendent, sans la moindre preuve crédible à l’appui, que seules les voix de femmes sont entendues dans les institutions ou les médias. Attitude qui mène généralement à accuser le mouvement des femmes d’être une force politique dédiée à la promotion des droits des femmes de façon isolée et aux dépens de la société en général, et surtout des relations conjugales et familiales. La mauvaise foi est aussi à l’origine des critiques qui associent les programmes d’accès à l’égalité, la Loi sur l’équité salariale au Québec, ou encore des programmes comme Chapeau les filles! et son volet scientifique Excelle Science du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, à des « dérives » d’un féminisme tellement omniprésent qu’il aurait fini par émousser le sens critique des Québécois (Gélinas 2002).

De telles affirmations et critiques, mais surtout l’importance de l’espace de diffusion qui leur est accordé, indiquent bien que la transformation du rapport de pouvoir entre les femmes et les hommes, tout comme le partage des droits et des privilèges qui l’accompagne, fait encore peur à plusieurs, lorsqu’un tel partage n’est pas tout simplement rejeté ou jugé contre nature, faisant resurgir l’archétype de la femme rivale. La volonté d’égalité des femmes étant prise pour synonyme d’indifférenciation entre les sexes ou de refus de la « féminité », alors que leur promotion sociale fait poindre le spectre d’une prétendue « puissance féminine » responsable de la dévirilisation des hommes et de leur « déroute ». La quête d’autonomie des femmes serait d’autant plus menaçante qu’elle demande que les hommes s’inscrivent dans le domestique, que les femmes occupent de plus en plus, et de mieux en mieux, l’espace public et qu’elles ont gagné le contrôle de leur fonction reproductive. En tel cas, iI y a tout lieu de penser que les discours antiféministes traduisent largement les inquiétudes des hommes sur leur propre masculinité et sur leur capacité à se resituer dans des rapports plus égalitaires et mixtes.

Les simplifications abusives

En plusieurs circonstances, l’antiféminisme ordinaire s’appuie sur une lecture réductrice et abusive des phénomènes. L’égalité entre les femmes et les hommes y est alors conçue comme une affaire privée. La bonne volonté des couples, et particulièrement celle des couples parents, est dès lors envisagée comme condition suffisante pour contrer l’inégalité entre les sexes (Surprenant 2004). Or, une telle représentation risque d’être d’autant plus efficace que les avancées réelles des femmes et l’existence de protections institutionnelles et formelles au Québec confortent une impression de relatif bien-être, sinon d’égalité. Impression qui, surtout lorsque des comparaisons sont faites avec d’autres sociétés, contribue à réduire le niveau d’indignation des femmes à l’égard du sexisme, les incite à laisser tomber leur vigilance et les amène souvent à ne plus reconnaître la nécessité d’une militance féministe collective. Et cela, au moment où un certain message fait surface, même au sein du mouvement des femmes, et promulgue comme geste d’affirmation et d’autonomie la récupération de divers aspects d’une objectivisation, d’une chosification de la féminité dont le féminisme a pourtant dénoncé les effets oppressifs et nocifs.

Encore aujourd’hui, l’aphorisme « sois belle et tais-toi » trouve preneuse parmi toutes ces femmes qui acceptent de se plier aux diktats les plus frivoles de la mode et des standards de beauté, arguant que dorénavant la « séduction » fait partie de l’arsenal féministe. Pourtant, comment croire que la bataille de la liberté sexuelle et de l’égalité a été gagnée, dans une société où l’image à laquelle les femmes doivent se conformer est celle d’un nouveau type de femme objet, encore plus mince, plus sexy, plus jeune et… consentante? La femme, affirmait Simone de Beauvoir, n’est socialement que son corps. Cette réactualisation « à la moderne » du stéréotype le plus élémentaire de la féminité rejoint et enjoint des milliers de femmes qui participent, sinon font la promotion, de leur propre objectivisation sous prétexte d’affirmation ou au nom du « sacro-saint » libre choix. Or, il importe de comprendre que le pouvoir dont ces femmes disposent se limite largement à l’image qu’elles projettent, tandis que la sexualisation à outrance du corps et des rapports hommes-femmes qui en découlent et, en particulier de celui des jeunes filles, risque d’accroître leur « vulnérabilité » à la violence et à l’abus sexuel tout comme de les maintenir dans une situation de dominées, de femmes objets.

La caricature est une autre stratégie permettant d’entretenir l’antiféminisme « ordinaire ». Plaisanteries, blagues et railleries sont souvent au rendez-vous pour traiter des revendications des féministes et éviter un dialogue raisonné et novateur avec elles. Les blagues concernant les « blondes » ont remplacé au Québec les blagues sur les femmes, comme si les premières ne relevaient pas d’une même attitude sexiste, alors que les allusions aux féministes « moches, grosses et mal baisées » passent encore la rampe. Faut-il se surprendre si, devant ces expressions à peine voilées de mépris, tant de jeunes femmes sont amenées à déclarer : « Je suis féministe, mais… » ou encore préfèrent évoquer les réalisations du mouvement des femmes plutôt que de parler de féminisme. L’aspect rebutant d’images stéréotypées telles que celles d’ « ennemies des hommes », de « mères castratrices » ou de « guerre des sexes », tout comme la représentation négative et contrefaite du « féminisme radical », peut expliquer la frilosité de certaines femmes à l’égard du féminisme, alors même qu’il contribue à déformer, par simplifications abusives ou exagérations éhontées, les véritables enjeux de la lutte des femmes.

La victimisation

La surenchère à la victimisation fait aussi partie des procédés antiféministes et de redéfinition des archétypes de la femme diabolique et rivale. Elle rend les hommes « victimes » de leur position dominante dans les rapports de sexe. L’histoire y est réinterprétée. Les hommes y sont dépeints comme les carencés affectifs des rapports amoureux et parentaux ; l’éthique de la non-violence, associée à une socialisation féminine voire féminisée, est tenue responsable de castrer les hommes québécois et de les priver d’une identité essentielle régie par la testostérone.

Enfin, aux trois procédés principaux de l’antiféminisme « ordinaire », il faut en ajouter un autre pernicieux et moins repérable, soit le « féminisme de façade[8] ». Il s’observe chaque fois que, au nom de la productivité, du consensus ou d’une cause « dite » prioritaire, les revendications féministes tout comme la féminisation du langage sont mises de côté pour élaborer ou diffuser un programme politique, organiser une manifestation, préparer un dossier ou encore rédiger un texte ou un communiqué de presse. Une telle mise à l’écart n’est pas sans conséquence. Elle contribue à renforcer l’idée que les principes et les revendications féministes sont de moindre importance ou secondaires. Surtout que dans notre société où l’antiféminisme se manifeste généralement de manière plus subtile, plusieurs n’hésitent pas à faire appel à la sagesse des femmes pour les inciter à trier entre les bons et les mauvais féminismes ou encore à mettre au service des autres leur éthique de la sollicitude et leur sens de la justice sociale.

Conclusion

Bref, encore de nos jours, en dépit de l’attitude favorable de la majorité des Québécoises et des Québécois à l’égard du féminisme et de ses acquis (Conseil du statut de la femme 2003), l’antiféminisme demeure au rendez-vous et contribue à entretenir préjugés et comportements sexistes. Comme autrefois, il s’inscrit a contrario de la volonté du mouvement des femmes d’assurer la promotion de ces dernières et de se prémunir contre les différents types de discrimination, de violence et d’injustice dont elles sont victimes en tant que femmes. Ainsi, l’antiféminisme « ordinaire » attaque la crédibilité et l’intégrité des féministes dans leur quête pour mettre fin aux inégalités de la division/hiérarchie sociopolitique des sexes induite par le patriarcat, tout comme il constitue encore un frein à la participation active et égalitaire de milliers de femmes à différents secteurs de la sphère publique. « Défini comme opposition à l’égalité des sexes », note Françoise Gaspard (1999 : 140), il se révèle notamment « le principal ressort de la défense du milieu politique contre l’entrée des femmes en nombre ».

Peu s’en faut pour que les craintes et les oppositions exprimées à travers l’antiféminisme contemporain ressemblent étrangement à ce qu’il est possible d’observer à travers l’histoire (Delphy 1980; Kandel 1980; Kinnard 1986; Descarries 1990; Groult 1993; Ézéquiel 1996). Les arguments et les objections se construisent sur les mêmes types de préjugés et recèlent la même volonté de contrôle. « Le stéréotype ne s’est quasiment pas renouvelé depuis la fin du XIXe siècle », observe Christine Bard (1999 : 308), il ne ferait que varier ses sphères d’action, déplacer ses frontières et incorporer de nouveaux enjeux. L’égalité continue de soulever des craintes de divers ordres et, plus particulièrement, à être tenue pour responsable de différents problèmes éprouvés par les hommes dans leur vie scolaire comme dans leur vie sexuelle, dans leur quête affective comme dans leur quête identitaire. À partir de lieux et de modes d’expression fort différents, l’antiféminisme se nourrit du ressentiment explicite de certains hommes à l’égard des femmes et constitue le pilier du sexisme qui perdure sur le plan des mentalités, des structures et des institutions.

La résurgence d’un tel antiféministe risque, non seulement de diviser les femmes entre elles, mais encore de réduire au silence celles qui craignent d’être perçues comme des « pécores » du féminisme[9]. Discours et pratiques antiféministes contribuent également au maintien d’inégalités structurelles inacceptables dans une société comme la nôtre. Et cela, notamment parce que des préjugés sexistes et les codes de conduite qui s’en inspirent obstruent plusieurs débats sociaux sur des problèmes bien réels, tels ceux de la violence faite aux femmes, de la dénatalité, du décrochage scolaire des filles comme des garçons, ou encore de l’instabilité conjugale, pour ne mentionner que ceux-là.

Faut-il au Québec parler d’un ressac antiféministe pour autant? Je serais plutôt tentée d’y voir une grogne d’arrière-garde qui peut néanmoins compter sur certains ténors et « sopranos » assez puissants pour que leurs voix soient entendues et diffusées.

Dans le langage courant, le terme ressac désigne un retour violent des vagues sur elles-mêmes, lorsqu’elles ont frappé un obstacle. Or, au Québec, malgré les oppositions qui ne manquent pas de se manifester, et malgré l’image négative que certaines personnes ont voulu accoler au féminisme, la plupart des Québécois et des Québécoises sont conscients de l’apport positif qu’a pu apporter le mouvement des femmes en tant qu’agent de changement et de modernisation de la société (Conseil du statut de la femme 2003). Une grande majorité de la population appuie les efforts qui ont été consentis pour accorder aux femmes un plus juste et équitable accès aux ressources sociétales, même si ces efforts demeurent de toute évidence insuffisants et partiels pour permettre aux femmes, et surtout aux femmes doublement ou triplement discriminées, d’atteindre une véritable autonomie sociale et politique.

Cependant, en dépit du jugement de pertinence posé à leur égard, les aspirations et les stratégies des féministes sont encore trop souvent présentées comme contraires aux intérêts « supérieurs de la « nation » qui opposent, comme le souligne Christine Bard (1999 : 301) :

La liberté à la censure, la cohésion familiale à l’individualisme, la féminisation du langage à la beauté de la langue française, le jeu de la concurrence au programme d’accès à l’égalité, l’importance de la fonction maternelle au désir d’autonomie, de réalisation des femmes, l’action positive à la rectitude politique.

En outre, que notre regard se pose sur la situation internationale, le conservatisme politique et les intégrismes religieux ou sur des événements à caractère éminemment local, il se trouve toujours un incident, un débat, une publicité, une chronique pour nous rappeler qu’il est beaucoup trop tôt pour abandonner la lutte féministe et renoncer à agir. Sous une forme ou sous une autre, ordinaire, insidieux, explicite ou virulent, l’antiféminisme est toujours contestation du projet d’égalité des femmes. Il traduit tout un ensemble de préjugés et de peurs collectives sur la façon d’entrer en rapport avec l’autre sexe et d’intégrer les changements provoqués par les luttes du mouvement des femmes. Pour le moins, il est l’expression d’une frilosité sociale à l’égard de ces changements.