Article body

Il n’est pas courant pour la revue Recherches féministes de commenter des cahiers de recherche. Cependant, il n’est pas habituel non plus pour un mémoire de maîtrise d’être primé, puis publié. Cette recherche en science politique, dirigée par Micheline de Sève, a effectivement valu à son auteure, Judith Trudeau, le Prix de publication du meilleur mémoire de maîtrise décerné par l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF).

La rédaction d’un mémoire constitue d’abord et avant tout une épreuve académique consistant en la démonstration des capacités de recherche du candidat ou de la candidate au grade de maîtrise. On peut donc se demander en quoi la publication d’un travail de cette nature est digne d’intérêt, tant pour la communauté universitaire que le grand public. Dans le présent cas, précisons que ce travail sort de l’ordinaire et mérite, à ce titre, une attention bien particulière.

Le sujet, en soi, est original. Pourquoi les femmes sont-elles minoritaires dans les lieux liés à l’informatique? Cette question constitue le motif à une interrogation sur un phénomène de société plus large, à savoir l’occultation des femmes dans le bastion des technosciences. L’hypothèse est la suivante : « Bien qu’intrinsèquement constitués d’entités égales quant au savoir, les modes technoscientifiques interactifs créent et confirment une culture masculine qui s’approprie ce mode de savoir en l’associant à un plaisir genré certain, consolidant l’auto-exclusion des femmes de ce savoir/pouvoir » (p. quatrième de couverture). Pour la vérifier, l’auteure mène quatre études de cas dans l’univers des jeux vidéo. Ce faisant, elle effectue une incursion dans un territoire masculin encore trop peu investi par la recherche féministe francophone. Chaque étude de cas porte sur un ou des personnages féminins de quatre jeux vidéo distincts. Le premier cas inclut quatre personnages féminins du jeu Vampire : Redemption (Anezka, Ecaterina, Serena et Lily). Le deuxième cas est celui de Lara Croft, l’héroïne de Tom Raider. Le troisième cas est la célébrissime Barbie, tandis que le quatrième puise dans l’univers Pokemon.

Le mémoire de Judith Trudeau est rédigé dans un style qui respecte les règles de l’écriture scientifique, tout en étant accessible à un public élargi; le langage employé n’est pas hermétique et la démonstration est clairement étayée. Ce ne sont pas tous les mémoires — ni toutes les publications scientifiques — qui se conforment aussi habilement aux règles de l’art. En dépit du caractère routinier de l’écriture dans le travail quotidien des professionnelles et des professionnels de la recherche, les contingences et les impératifs propres au style scientifique ont étrangement fait l’objet de peu de réflexivité chez les chercheuses et les chercheurs (Plummer 2001; Gray 2003). Pourtant, l’efficacité discursive n’est possible qu’en consacrant de nombreux efforts à la conceptualisation, à l’argumentation et à la réécriture. Or, la fluidité de la lecture, rendue possible au prix d’un travail effectué dans l’ombre, a pour effet de camoufler ce dur labeur. Le document ici commenté présente des qualités exceptionnelles à cet égard et dignes de mention.

La structure qui organise l’ensemble du propos est cohérente et suit un ordre logique qui assure une argumentation serrée des thèses avancées par l’auteure. Deux parties structurent la discussion, que l’auteure présente non pas comme un sentier linéaire, mais comme un casse-tête auquel chaque nouveau morceau apporte une dimension constitutive. La construction de l’objet de recherche est réalisée dans la première partie de l’ouvrage, par l’addition de trois morceaux de casse-tête. Ce faisant, l’auteure présente le cadre théorique convoqué à nouveau dans la seconde partie, qui analyse les résultats. Cette dernière partie, qualifiée d’exploratoire, est composée de quatre pièces, c’est-à-dire les quatre études de cas.

Le cadre théorique s’inspire des théories actuelles qui occupent une place importante dans les débats entourant le genre et les technologies de l’information et de la communication. Les thèses opposées de Donna Haraway (1991) et de Theresa de Lauretis (1987) sont discutées dès le premier chapitre. Les théories explicatives expliquant la non-représentation des femmes dans les secteurs traditionnels sont ensuite commentées à partir des travaux de Luce Irigaray sur le genre et l’écriture scientifique (1987) et de ceux de Roberta Mura sur la culture androcentrique des sciences (1991). Insistant sur les limites de l’explication essentialiste, l’auteure prend position en faveur de l’explication sociale et culturelle, ce qui justifie la sélection d’un terrain de recherche dans l’espace culturel, soit, les jeux vidéo. Ce choix postule que les valeurs comprises et valorisées dans cet univers reproduisent et forgent tout à la fois un monde qui s’élabore sur le sex-gender-system, notion empruntée à de Lauretis (1987) que l’auteure n’a pas traduit sans en spécifier les raisons. Les notions d’espace, de plaisir et d’interactivité sont au coeur du troisième chapitre, consacré à l’objet « genre et technosciences ». Au terme de cette présentation théorique, l’auteure formule sa propre proposition :

Le cyberespace est un monde qui contient à la fois la possibilité de déloger les systèmes de domination (race, statut, genre) et à la fois la possibilité de re-confirmer cette domination par l’invisibilité de certains groupes et l’effacement de leur pôle de référence. Un peu comme une possibilité de vivre les non-règles de la postmodernité en admettant que les règles de la modernité peuvent encore être utiles comme impératif de régulation.

p. 31

L’exploration des personnages féminins fournit un aperçu de la place des femmes et de leur représentation dans l’univers des jeux vidéo. Cette vue d’ensemble remet en question les prétentions libératrices incarnées de manière provocante et originale dans la pensée de Donna Haraway (1991), selon lesquelles le cyberespace constituerait un eldorado pour les femmes. La dématérialisation du corps et le nomadisme identitaire caractérisant ce nouvel espace libéreraient les femmes de contraintes séculaires, idée que rend l’aphorisme « je suis ce que je veux ». Or, comme l’a conclu Judith Trudeau, d’après les résultats de son analyse, la théorie ne se vérifie pas dans les faits : « La culture des jeux vidéo, loin de proposer de nouveaux modèles d’identification, vient confirmer le sex-gender-system » (p. 87).

En effet, les modèles féminins qui animent les jeux soumis à l’étude ressemblent à ce qui a été observé maintes fois dans la culture populaire (Meyers 1999). Les personnages féminins occupent des rôles secondaires où ils sont chosifiés en objets de désir masculin. Les femmes qui ont du pouvoir sont dangereuses et le seul pouvoir qui semble à portée du féminin réside dans la traditionnelle idéologie de l’amour romantique, où le paraître et la passivité sont de mise. Dans les jeux vidéo comme dans la plupart des médias, il ne semble donc possible pour les femmes d’accéder au statut de sujet qu’à la condition de se conformer à la culture du genre masculin. Cette recherche montre donc une autre facette du pouvoir aliénant d’une culture androcentrique. Néanmoins, les personnages asexués de l’univers Pokemon apparaissent plus progressistes, en ce que leurs comportements traduisent des valeurs de non-violence et de sollicitude, qui ont été antérieurement décrites comme appartenant au registre d’une culture féminine (Gilligan 1986).

Cependant peut-on inférer de ces représentations fortement marquées par le genre qu’elles expliquent à elles seules la très faible représentation des filles et des femmes dans l’espace de savoir/pouvoir qu’est celui des technosciences? Étant donné que ce mémoire a été produit dans un département de sciences politiques, et non de communication, il est quelque peu curieux que l’auteure en soit restée sur le plan des discours et des représentations médiatiques. La problématique qu’elle a retenue n’est pas si différente, au fond, de la faible représentation des femmes dans les sphères du pouvoir en général, dont la politique active. Or, bien que l’auteure reconnaisse la validité de ce rapprochement, en faisant brièvement allusion au concept du plafond de verre, les liens entre l’univers des jeux vidéo et l’organisation matérielle et structurelle de ce champ professionnel ne sont pas véritablement mis en évidence ni analysés. Étant donné cette lacune, la thèse voulant que la sous-représentation symbolique entraîne un désintérêt de la part des femmes envers ce secteur (comme joueuses ou comme travailleuses?) n’est pas pleinement convaincante. Surtout que le domaine des technosciences, qui souffre d’un flou conceptuel dans la recherche, ne peut pas être réduit à l’un de ses produits, soit le jeu vidéo. En ce sens, on peut remettre en question le choix des jeux vidéo comme terrain d’étude de la non-représentation des femmes dans le domaine des technosciences.

Cependant, ce mémoire met en évidence le rôle de la culture, des médias en particulier, dans la production et la reproduction du sex-gender-system. Outre qu’il réponde à sa finalité académique, il apporte des connaissances susceptibles d’inspirer des travaux ultérieurs. À cet effet, il importe de rappeler le rôle crucial des publications départementales telles que Les Cahiers de l’IREF. Ces publications assurent la diffusion de connaissances issues de travaux dont la qualité est exceptionnelle, mais qui ne pourraient toutefois pas faire l’objet d’une publication par des presses universitaires. Étant donné la marginalisation du thème traité au sein des études féministes francophones, il faut souhaiter que ce mémoire de maîtrise suscite un intérêt dans la communauté universitaire envers le thème du genre et des technosciences.