Article body

Depuis plusieurs décennies déjà, les femmes au Québec sont entrées dans la profession de la gestion au sein d’organisations publiques, parapubliques et privées. Les premières cadres ont lutté pour trouver leur place dans la gestion des organisations et ont ouvert la voie aux générations de femmes qui les ont suivies. Le présent numéro de Recherches féministes traite de la situation actuelle des femmes gestionnaires au sein des organisations contemporaines, ainsi que des enjeux émergents au sujet desquels les femmes remettent en question la gestion. Les responsables de ce numéro ont posé la question suivante : « Qu’est-ce que le féminisme a à dire de la gestion et à la gestion, telle qu’elle est exercée dans différents contextes? » Mon but dans l’article qui suit est de proposer une réponse à cette question.

La thèse de mon article est double. Premièrement, à l’instar de Ferguson (1984) et de Fondas (1997), je soutiens que la profession de gestionnaire est engagée dans un processus de féminisation, par lequel les qualités associées traditionnellement aux femmes se répandent tant dans la théorie de la gestion que dans la pratique managériale. Fondas (1997) suggère que les principes de gestion américains contemporains féminisent cette profession et dans mon article j’examine cette hypothèse. D’ailleurs, mon étude qualitative et inductive à méthodologie flexible, menée au Québec auprès de 50 cadres de niveau supérieur, intermédiaire ou de supervision, venant d’organisations publiques et privées, soutient la thèse de la féminisation. Deuxièmement, je présente la métaphore de l’espace-temps affectif et j’argumente que ce concept fournit une perspective organisationnelle nouvelle et utile, à partir de laquelle il est possible d’examiner le processus de féminisation. Dans mon argumentation, je soutiens que la métaphore de l’organisation comme espace-temps affectif offre une vision plus claire pour observer le processus.

Mon article débute par une présentation de la thèse de féminisation de Fondas, suivie d’une description de l’étude des émotions et du rôle de gestionnaire. La métaphore de l’espace-temps affectif est ensuite introduite et expliquée en tant que nouveau concept sociologique pour comprendre la dynamique affective du travail de gestion. Les données qui y sont exposées soutiennent la thèse de la féminisation et démontrent l’utilité du modèle de l’espace-temps affectif dans la compréhension du processus de la féminisation du travail de gestion. Enfin, l’article se termine par une réflexion sur la signification de ce développement théorique en ce qui a trait à l’interrelation du féminin, des émotions et de la gestion, tant dans le discours que dans la pratique.

La thèse de la « féminisation » de la gestion

Dans son article intitulé « Feminization Unveiled : Management Qualities in Contemporary Writings », Fondas (1997 : 258) définit la féminisation comme le fait « d’attribuer des traits psychologiques ou qualités traditionnellement associés aux femmes aux choses ou aux gens qui ne sont pas habituellement décrits ainsi[2] ». Elle entreprend une analyse culturelle de trois textes américains sur la gestion, publiés au cours des années 1980 et 1990, et elle avance qu’à leur insu ces textes répandent un ethos féministe, car ils décrivent le travail de gestion en mettant l’accent sur des qualités associées traditionnellement au féminin. En invoquant la perspective de « la voix féminine/l’expérience féminine » (Bell et Nkomo 1992; Fletcher 1994; Gilligan 1982; Grant 1988; Marshall 1984; Rosener 1990), Fondas met en évidence les qualités de nurturance, de bienveillance (caring), d’empathie et de valorisation des relations interpersonnelles dépeintes habituellement comme des « traits psychologiques féminins » qui, par conséquent, font partie de l’ethos féminin, et elle les met en parallèle avec les descriptions actuelles du travail de gestion.

Voici les thèmes qui, selon cette chercheuse, reflètent l’ethos féminin : renoncer au contrôle et partager la responsabilité; aider les autres et les amener à se perfectionner (souci des émotions de ses subalternes, sensibilité interpersonnelle et accent mis sur les besoins d’autrui); construire un réseau de relations. Selon Fondas (1997 : 268), ce discours représente un changement dans les principes de gestion, qui s’éloignent d’une « culture masculine de concurrence et de hiérarchie » pour s’orienter vers une « culture féminine d’affiliation et de collaboration ». Bref, les codes affectifs « genrés » (Bolton 2007) émergent du nouveau discours de gestion dépeignant les codes féminisés de la bienveillance qui incluent notamment l’empathie, le réconfort, la compassion et l’interdépendance humaine. (Ces codes féminisés contrastent avec les codes affectifs masculinisés d’efficience, de performance, de responsabilité, de rationalité instrumentale, d’objectivité et de contrôle.)

Fondas traite de la portée de la féminisation dans l’élaboration d’une théorie de la gestion d’après une perspective poststructuraliste féministe (Calas et Smircich 2006), à savoir que les théories portant sur le rôle de gestionnaire ne sont pas dépourvues de distinctions liées au genre. Elle dit avoir « nommé ce qui est non nommé : la plus récente école de pensée sur la gestion américaine » (Fondas 1997 : 275) :

Je révèle la présence de cette école féminisée en mettant en évidence la redéfinition contemporaine du travail de gestion, qui présente des caractéristiques attribuées traditionnellement aux femmes dans notre culture [américaine]. Je récupère le cadre linguistique féminin des textes de gestion contemporains et démontre comment nommer et encadrer font partie de la production culturelle et de l’institutionnalisation d’un ethos féminin autour du travail de gestion. Ce faisant, j’établis que, pour les chercheuses et les chercheurs, le genre n’est pas périphérique à leur compréhension de la gestion, mais qu’il fait plutôt partie de la conception même de la gestion […] La féminisation, telle qu’elle est appliquée aux gestionnaires, à leur travail et à leur comportement, est un développement conceptuel potentiellement important en ce qui a trait aux principes de gestion.

J’en conviens. De ce fait, le cadre linguistique féminin est campé dans le présent article, tant dans l’espace et le temps que dans le contenu et la pratique. De son côté, Fondas se concentre sur la scène américaine, tandis que mon étude se déroule au Québec. Je tiens à rappeler que, quoiqu’il existe de nombreuses différences entre la culture québécoise et la culture américaine, la gestion québécoise est fortement inspirée du modèle américain[3]. Mon étude, dont la collecte de données s’est étendue sur une période de cinq ans, soit de 1999 à 2004, prolonge dans le XXIe siècle le cadre temporel de l’analyse de Fondas (1984-1995). De plus, le cadre linguistique féminin du discours de gestion y est étoffé en mettant l’accent sur les émotions, qui sont au coeur de l’ethos féminin. Le contenu de mon étude s’articule donc autour des émotions dans les organisations, plus particulièrement autour du récit de la pratique gestionnaire.

D’ailleurs, il existe une composante clairement affective dans le nouveau rôle de gestion tel que le décrit Fondas. Peut-on réconforter sans affect? Peut-on aider autrui et l’amener à se perfectionner sans avoir recours aux sentiments? Peut-on faire preuve de sensibilité interpersonnelle, se soucier des sentiments des autres et construire des relations sans émotions? La réponse est clairement « non ». Les émotions sont des composantes de base nécessaires de la communication et des relations interpersonnelles, et elles forment le fondement de la construction de l’expérience humaine, que ce soit en milieu de travail ou dans la société en général (Albrow 1994, 1997; Dumouchel 1999; Fineman 1993, 1996, 2000, 2003, 2006; Game 1997; Sartre 1995; Waldron 2000).

Mon objectif n’est pas ici de comparer les hommes gestionnaires et les femmes gestionnaires, ni les « styles de gestion » féminins et masculins. La base de données de mon étude inclut tant des récits d’hommes que de femmes gestionnaires. Mon objectif n’est pas non plus d’argumenter à partir d’une perspective de l’ « avantage féminin » (female advantage) (Fletcher 1994), selon laquelle les traits psychologiques et qualités des femmes seraient, de nos jours, davantage valorisés et plus utiles que les compétences masculines pour le travail de gestion. Renverser la hiérarchie ne signifie pas déconstruire le binarisme. Mon objectif est plutôt de poursuivre l’élaboration de la thèse de la féminisation de la gestion en examinant le rôle des émotions dans le travail de gestion. L’étude que j’ai menée et la rédaction du présent article font partie d’un processus d’institutionnalisation (Berger et Luckmann 1967) de l’ethos féminin dans la gestion. Fondas explique ainsi (1997 : 269) :

De tels textes agissent comme vecteurs culturels d’un ethos féminin pour la population des gestionnaires en général. En représentant de façon rhétorique le travail de gestion en termes féminins, les textes entérinent l’ethos féminin et favorisent ainsi son institutionnalisation au fur et à mesure que d’autres gestionnaires et organisations adoptent les pratiques décrites par les auteurs et auteures. Plus on compte de gestionnaires qui commencent à faire preuve de qualités féminines, plus ces personnes sont observées par d’autres qui écrivent et distribuent des livres ou des articles, plus l’ethos est répandu et institutionnalisé… C’est pourquoi le cadre linguistique est un élément important et nécessaire du processus de changement du travail de gestion.

L’étude des émotions et le rôle de gestionnaire

La collecte de données de ma recherche s’est déroulée de 1999 à 2004, lors d’une étude qualitative à méthodologie flexible (Robson 2002) sur les émotions dans la gestion (Symons 1999), dont l’objectif était d’examiner le rôle des émotions et la gestion des émotions dans le travail des cadres. Le courant épistémologique dans lequel s’inscrit ma recherche est le réalisme critique (Robson 2002; Sayer 2000), qui incorpore l’approche constructiviste à la production et à l’analyse de données; la démarche méthodologique utilisée est celle de la théorisation ancrée (Strauss 1994; Strauss et Corbin 1994). Un échantillon théorique de gestionnaires au Québec[4] dans cinq secteurs d’activité (éducation; santé; justice et sécurité publique; ministères et organismes; entreprises privées) a été constitué et 50 gestionnaires, de trois niveaux hiérarchiques (niveau supérieur, niveau intermédiaire et supervision), ont été interviewés à l’aide d’un protocole d’entrevue semi-structuré. Ces entrevues, qui duraient de 60 à 90 minutes, ont été enregistrées et transcrites verbatim. Les analyses horizontale et verticale ont été effectuées à partir des transcriptions. Le récit de chaque gestionnaire a été étudié dans le contexte de son organisation en particulier, à un moment précis dans le temps. Les éléments de ces récits pertinents relativement à la question des émotions dans les organisations ont été codés à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives MAX-QDA. Ensuite, l’analyse transversale a été entreprise, en comparant les thèmes selon la hiérarchie, le genre, l’âge et le contexte organisationnel.

En 2001 et en 2003, l’équipe de recherche que j’ai dirigée a effectué deux études sur le terrain au sein de deux organisations situées dans la région de Montréal, soit dans une entreprise privée et dans un hôpital. Entre mai et septembre 2001 puis entre mai et septembre 2003, nous avons visité ces organisations environ quatorze fois pour rencontrer les membres de l’équipe de gestion, pour observer des réunions et pour récolter de l’information. Nous avons analysé les documents des organisations et les données de leur site Web pour nous familiariser avec chacune, avec ses services et avec ses façons de faire. Par la suite, quatre réunions de l’équipe de gestion ont été observées, ainsi qu’une réunion de chaque gestionnaire avec son équipe respective. Des entrevues en profondeur d’une durée moyenne de 90 minutes ont également été menées, et ce, auprès des quatre cadres de l’équipe de gestion de l’entreprise privée et auprès des six cadres de l’équipe de gestion et de la secrétaire de direction de l’hôpital. D’après l’analyse des notes d’observation et des comptes rendus verbatim des entrevues, il a été possible de mettre en évidence des thèmes qui ont orienté les groupes de discussion subséquents. Dans chaque organisation, la collecte de données s’est terminée par une discussion de deux heures avec l’équipe de gestion. L’objectif de cette consultation était d’offrir aux gestionnaires une arène dans laquelle partager leurs réflexions sur le rôle des émotions au travail. Des notes d’observation ont été prises et les entrevues ont été enregistrées et transcrites, tout comme les discussions des consultations de groupe. L’analyse a été faite à partir des documents écrits. Les comptes rendus verbatim des groupes de discussion ont ensuite été analysés pour repérer de nouveaux thèmes et pour étoffer les thèmes déjà retenus. Le concept de l’espace-temps affectif a émergé de cette analyse de données.

L’espace-temps affectif : une nouvelle métaphore pour l’organisation

La perspective sociologique des émotions en milieu organisationnel

La définition des émotions[5] sous-jacente à mon article est du type relationnel (Dumouchel 1999; Game 1997; Waldron 2000). Elle se penche sur les relations sociales et sur la nature interactionnelle des émotions dans la vie organisationnelle plutôt que sur les « états affectifs » psychologiques ou individuels. Comme le note Dumouchel (1999 : 17), « la vérité des émotions déborde de la subjectivité du sujet ému ». Une perspective constructiviste de l’affectivité et des émotions dans les organisations (Fineman 1993; Harré 1986; Hearn 1993) souligne le fait que les émotions sont socialement construites et localisées. De plus, les émotions et leur expression/suppression sont définies contextuellement (Albrow 1997; Fineman 1993, 1996, 2000). Elles se retrouvent également dans les structures sociales, comme la loyauté à laquelle l’organisation s’attend, ainsi que dans les rapports sociaux, comme la valorisation accordée aux différentes professions. Il existe une dialectique entre les émotions et les relations sociales, car, comme l’a mentionné Game (1997 : 386), « les sentiments sous-entendent une relation… on se sent « en relation avec » et non pas comme possédant une identité isolée et distincte ». Surgissant de l’interaction sociale, les émotions influencent à la fois l’action et les relations sociales (Barbalet 1992)[6].

Concevoir les « émotions comme des formes de communication et de coordination entre les agents » (Dumouchel 1999 : 16) offre une définition pratique des émotions, qui souligne leur nature tant de l’ordre de l’interaction (spatiale) que de l’ordre du processus (dynamique et temporelle) : « Les émotions sont le résultat d’un processus de négociation… Elles correspondent essentiellement aux moments saillants de ce processus de coordination » (Dumouchel 1999 : 42).

Les organisations offrent un milieu particulièrement intéressant pour l’étude des émotions en tant que relations sociales, car les émotions dans les organisations sont imbriquées dans les relations de travail. Waldron (2000 : 80) conceptualise le travail comme une « performance affective collaborative » (collaborative emotional performance) et décrit le « travail d’équipe affectif » (emotional teamwork) chez différents types de travailleurs et de travailleuses. Il recadre l’émotion comme un phénomène relationnel puisque les sentiments sont socialement construits et expérimentés au sein du groupe. De surcroît, l’émotion est perçue comme une ressource qui peut permettre de créer, d’interpréter et de modifier les relations organisationnelles. Ces dernières offrent un contexte unique pour expérimenter les émotions puisque les relations de travail sont différentes des relations personnelles et sont donc expérimentées autrement. Les « performances affectives collaboratives » découlent de l’interdépendance de certains rôles professionnels et le travail d’équipe exige un travail affectif.

Le récit suivant, raconté par un cadre intermédiaire dans un hôpital, authentifie le rôle important des émotions dans la communication et démontre comment elles sont intégrées aux relations de travail :

Parfois aussi on voit en première ligne, il y a un dérapage. Les gens, parfois leur mécontentement, c’est palpable. À ce moment-là, on organise la réunion, puis on laisse les employés ventiler les émotions. On essaie de… on arrive à savoir… Par exemple, l’employé pourrait faire juste une remarque. Mais en dessous, il y a beaucoup de choses, alors c’est à la réunion parfois que les employés expriment leur mécontentement, leurs frustrations.

Mais c’est vrai que, si on ne fait pas de réunions avec les employés, on ne peut pas savoir ce qui se passe. Pour savoir ce qui se passe, il faut qu’il y ait toujours des rencontres avec les employés […] leur laisser un peu de temps d’exprimer leurs émotions.

L’espace-temps affectif

Préoccupée d’approfondir la compréhension des émotions dans les organisations (Ashkanasy, Härtel et Zerbe 2000, 2002; Domagalski 1999) et de prêter attention à l’intersection de l’espace et du temps dans l’analyse sociologique (Albrow 1994; Harvey 1993), j’ai emprunté la métaphore[7] de l’espace-temps à la théorie de la relativité afin de formuler le concept d’espace-temps affectif. La nature de l’espace (physique, social, virtuel) et la nature du temps (quantitatif, qualitatif, choix du moment (timing)) au sein de l’organisation jouent des rôles importants dans la construction de la réalité organisationnelle, mais puisque ces éléments sont tenus pour acquis, ils ont traditionnellement été négligés dans l’analyse organisationnelle[8]. De plus, l’espace, le temps et l’émotion sont interconnectés et leur articulation s’avère importante pour comprendre la manière dont fonctionnent les organisations. L’espace-temps affectif soulève des interrogations sur les composantes affectives de l’espace et du temps organisationnels, ainsi que sur les composantes spatio-temporelles des émotions au sein des organisations. L’articulation de l’espace, du temps et de l’émotion à l’intérieur du concept de l’espace-temps affectif génère donc de nouvelles avenues théoriques pour comprendre la vie affective dans les organisations et offre de nouvelles lentilles à travers lesquelles il est possible d’observer le processus de féminisation de la gestion contemporaine.

L’espace-temps affectif se définit comme un ensemble de relations affectives construites socialement qui se déroulent dans le temps quantitatif et qualitatif, et dans des espaces physiques, sociaux et virtuels, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation. Ces relations se tissent et évoluent dans l’espace-temps et sont enveloppées, encadrées et interprétées en termes d’affectivité (ce qui peut inclure des émotions, des sentiments ou des humeurs, ou tous à la fois). L’espace-temps affectif s’organise autour d’une situation ou d’un événement imprégné d’affectivité qui déclenche des relations affectives, ce qui construit ainsi l’espace-temps affectif dans un lieu organisationnel donné. L’espace-temps affectif peut être visualisé à l’aide de l’atome de Bohr, où le noyau représente le déclencheur et où les orbitaux contiennent les relations affectives (générant des émotions) qui entourent la situation chargée d’émotion[9].

Figure 1

Espace temps affectif

Espace temps affectif

-> See the list of figures

Situer les émotions dans l’espace-temps affectif permet de faire progresser l’élaboration de la théorie sur les émotions dans les organisations en démontrant que, titre de phénomène relationnel, les émotions organisationnelles sont construites, formées, transmises, partagées et transformées par des interactions sociales stimulées par différents noyaux dans l’espace-temps affectif. Un événement particulier, une situation précise ou un phénomène spécifique (le noyau de l’espace-temps affectif) déclenche un certain nombre de relations affectives. Les membres de l’organisation se regroupent pour discuter de la situation et génèrent différentes émotions grâce à cette interaction sociale – genre de « bourdonnement affectif » (emotional buzzing[10]). Il est donc possible de constater que les émotions organisationnelles émergent des relations de travail (Waldron 2000) et que l’espace-temps affectif est le lieu de la construction de ces émotions. La nature relationnelle des émotions au sein des organisations est clairement dépeinte dans le travail affectif, plus particulièrement dans le travail affectif de la gestion (managerial emotion work), comme c’est le cas dans le présent article.

Pour illustrer le concept, examinons l’espace-temps affectif d’une fusion organisationnelle relatée par une répondante. La directrice d’un organisme gouvernemental a été témoin de la fusion de trois organismes, dont le sien. Du jour au lendemain, elle s’est retrouvée à la direction de trois équipes fusionnées en une seule, chaque équipe portant les traces de sa propre culture organisationnelle. Cette fusion a déclenché un espace-temps affectif dans lequel des relations affectives ont généré des émotions telles que la peur, l’insécurité et l’anxiété quant à l’avenir.

Ce changement organisationnel a touché bien sûr toute l’équipe et les réactions émotives fusaient quotidiennement. Pendant leur journée de travail, en interagissant, les membres de l’équipe construisaient, partageaient et transmettaient des réactions émotives relativement à l’intégration des différentes équipes. Avec le déploiement de cet espace-temps affectif, les vagues d’émotions circulaient dans l’organisation. L’espace-temps affectif ainsi construit réclamait l’attention de la gestionnaire responsable. Sa tâche exigeait qu’elle façonne les rencontres et les relations affectives afin de générer et de soutenir des émotions constructives pour la fusion, tout en minimisant, voire en évacuant, les émotions qui menacent sa viabilité. Elle a expliqué ainsi la situation :

Notre bureau est composé de trois organisations qui se sont unifiées voilà cinq ans. Déjà là, c’était de grosses sources d’émotion […] C’est sûr que, question d’émotions, bien, c’est très très très présent dans mon bureau et ça n’a pas été simple d’arriver à comprendre le fonctionnement […].

C’est sûr que tous ces changements-là apportent de la résistance, et c’est sûr qu’à ce moment-là on va faire ce qu’on appelle la « gestion du changement ». Donc, c’est sûr qu’on va se rencontrer, qu’on va faire parler les gens, qu’on va faire identifier les résistances, qu’on va faire identifier les peurs, qu’on va ensuite répondre aux peurs, amener les bons côtés et s’assurer qu’on fait consensus avant de faire le changement. Sinon ça ne donne rien, il va se faire tout de travers. C’est sûr que ça amène beaucoup d’émotions, et […] souvent ça peut durer un certain temps si on n’a pas pris le temps de bien gérer cela.

Il faut mobiliser les employés, et pour les mobiliser, il faut qu’on soit très clair et qu’on sache nous-mêmes très bien où l’on s’en va, qu’on manifeste beaucoup d’enthousiasme et qu’on sache les embarquer avec nous autres là-dedans.

Bref, pour assurer la réussite de la fusion des organisations, la gestionnaire en question a dû organiser et superviser l’espace-temps affectif qui en a résulté. Ce processus inclut, entre autres, du travail affectif.

Le travail affectif et la gestion

Les recherches sur les émotions au travail font appel à un concept clé introduit par Hochschild (1983) : le travail affectif (emotional labour). Élaboré par plusieurs chercheurs et chercheuses (Ashforth et Humphrey 1995; Ashforth et Tomiuk 2000; James 1989; Leidner 1999; Miller, Considine et Garner 2007; Wharton 1993), le travail affectif se définit par l’effort, la planification et le contrôle nécessaires à l’expression, à travers l’interaction sociale, des émotions prescrites par l’organisation (Morris et Feldman 1996). La pratique inclut le contrôle des émotions de l’individu lui-même et de celles des autres. Le travail affectif, qui constitue une part essentielle de l’univers de professions telles que les soins infirmiers (nursing) (Allan et Smith 2005; Smith 1992) et l’enseignement, est également très présent dans le quotidien des gestionnaires : en effet, bien que leur travail affectif soit souvent peu visible, il n’en constitue pas moins une part importante et exigeante de la fonction de gestion. Les gestionnaires sont appelés à travailler non seulement avec et sur leurs propres émotions, mais aussi avec et sur celles des autres. Comme le dit Hearn (1993 : 161), « [q]u’il s’agisse de gérer une profession, un État ou une entreprise, les cadres sont préoccupés de manière centrale de la gestion et du contrôle des émotions, tant pour les autres que dans leur propre cas ».

Selon les personnes interrogées dans mon étude, la gestion de ses propres émotions est certainement établie dans la pratique gestionnaire contemporaine. Les cadres notent des changements qu’il leur a été possible d’observer dans leurs secteurs d’activité particuliers au fil des ans. Des gestionnaires de divers secteurs et de différents niveaux hiérarchiques, hommes ou femmes, expliquent ainsi la situation actuelle :

Celui qui n’est pas diplomate n’a pas sa place dans le domaine municipal… Je regarde les gens qui ont un profil de personnalité très déterminé, un leadership très fort. Ils ne font pas de vieux os dans le domaine de l’administration publique, municipale en tout cas.

Cadre supérieur, administration municipale

Ça a changé, la gestion. Avant on acceptait qu’un superviseur crie après ses employés, on acceptait qu’un superviseur soit contrôlant pis un peu bousculant […] un peu dictateur. C’est fini ça! Il n’y a plus de place pour ce monde-là. Mais pendant des années on l’a accepté comme ça.

Cadre supérieure, bureau gouvernemental

Avant, on avait plus une mentalité de : « Tu vas coopérer, tu vas faire ci, tu vas faire ça. » [De nos jours] on jase, on s’assoit puis on se parle : « Qu’est-ce qui se passe? »

Superviseur, sécurité publique

Cette nouvelle approche peut être perçue comme faisant partie du processus de féminisation, alors que les gestionnaires effectuent un travail affectif non seulement pour présenter une image plus douce, plus ouverte et plus réceptive du rôle de leader, mais aussi en travaillant pour « renoncer au contrôle et partager la responsabilité » (Fondas 1997 : 264).

De surcroît, il existe une particularité dans le travail affectif de gestionnaire, car non seulement cette personne fait un travail affectif dans le sens usuel du terme, mais une partie de sa pratique comprend aussi la gestion du travail affectif des autres (Symons 2007b). C’est particulièrement le cas des gestionnaires qui en supervisent d’autres ou qui gèrent des employées ou des employés qui, de leur côté, font du travail affectif, comme les travailleurs sociaux et les travailleuses sociales, le personnel infirmier, les agents et les agentes des centres de détention ainsi que d’autres personnes dans un rôle de soins. Cela exige une sensibilisation et une attention particulières aux émotions puisque les dynamiques affectives entrent dans les relations de travail à deux niveaux de supervision.

Ainsi, le travail affectif prend une place significative parmi les responsabilités de gestionnaire, alors qu’il demeure sans nom[11] en tant que pratique de gestion. Cela peut paraître paradoxal à première vue. En effet, la description classique de la gestion comprend quatre tâches principales, à savoir planifier, organiser, diriger et contrôler. Or, depuis une vingtaine d’années déjà, on observe l’émergence d’un nouveau discours sur la gestion qui représente un virage important dans la perception de la façon de faire dans ce domaine. Selon cette « nouvelle perspective de gestion », on accorde davantage d’importance à un discours qui met l’accent sur des aspects plus affectifs comme l’accompagnement de gestionnaires (coaching), le mentorat, l’écoute active, l’habilitation (empowerment), etc., qu’à un discours portant sur le contrôle (du Gay, Salaman et Rees 1996; Fondas 1997; Kanter 1992; Kerfoot et Knights 1993, 1996, 1998; Mintzberg 1990, 1997; Newman 2005; Peters 1988). Avec ce nouveau discours sur la gestion, les « gestionnaires » sont remodelés pour devenir des « leaders ». Ce changement représente la transformation de la gestion que Fondas (1997) a nommée « féminisation ».

Imbriquée dans ce discours, une composante nettement affective s’ajoute dès lors au travail de chaque gestionnaire mais, comme cela a été constaté, ce travail affectif demeure invisible[12] dans les organisations. (Le travail affectif est invisible et même si cela est également vrai pour ce qui est de sa gestion, gérer le travail invisible des autres présente ses propres défis particuliers!) Une chef de service clinique a fait remarquer ceci : « Cette partie de la job ne paraît pas. Dans le sens que c’est très rare qu’un intervenant ou même la direction voie tout ce qu’un chef de service fait pour essayer de tempérer les esprits. » La thèse de la féminisation résout le paradoxe de l’invisibilité du travail affectif. En effet, ce dernier n’est pas reconnu, car il est perçu comme faisant partie des aptitudes « naturelles » des femmes et n’est donc pas un vrai travail : « La bienveillance, le souci et le fait d’être entièrement axé sur la personne tend à être considéré comme un « travail de femmes », et non comme du « vrai travail » (Fondas 1997 : 271). Observons de plus près la nature de ce travail, de la perspective de l’espace-temps affectif.

La rencontre dans l’espace-temps affectif

J’ai défini l’espace-temps affectif comme un ensemble de relations affectives se déroulant dans les temps quantitatif et qualitatif ainsi que dans des espaces physiques, sociaux et virtuels dans l’organisation. Un événement, une situation ou un phénomène (le noyau) déclenche des relations affectives dans cet environnement de travail. Par exemple, en entrant dans l’espace-temps affectif, une gestionnaire a au moins trois possibilités d’action. Elle peut essayer de contrôler l’espace-temps affectif, elle peut (à son insu) ignorer le nucléus qui génère les relations affectives ou elle peut adopter une approche bienveillante. Ces options sont examinées tour à tour.

Une des options consiste à envisager l’espace-temps affectif à partir de la perspective instrumentale du contrôle rationnel des relations affectives. Comme forme de pouvoir et de commandement, la gestion a insisté traditionnellement sur le contrôle rationnel des activités organisationnelles. Par exemple, Reed (1995 : 576) invoque Foucault pour décrire le travail de la classe gestionnaire qui, avec d’autres « groupes d’experts contemporains, fournissent les moyens cognitifs et techniques – ainsi que les stratégies politiques de soutien et les discours légitimateurs » pour établir le contrôle organisationnel. Je soutiens que les gestionnaires fournissent non seulement les moyens cognitifs et techniques pour exercer le contrôle, mais aussi les moyens affectifs, et ce, grâce à la gestion de l’espace-temps affectif.

Gérer l’espace-temps affectif implique la localisation du noyau dans sa dimension spatio-temporelle, l’identification et la gestion des relations affectives et des émotions qui en découlent, l’encouragement de l’émergence des sentiments constructifs ainsi que leurs ondulations à travers l’espace-temps affectif et la déconstruction des émotions problématiques (Symons 2007b). Le cas de fusion organisationnelle mentionné plus haut fournit un exemple de ce processus. La gestionnaire en question gère cet espace-temps affectif d’abord en identifiant le noyau, c’est-à-dire la fusion des trois organisations. Elle est tout à fait consciente du rapport entre la fusion et les émotions (« C’était de grosses sources d’émotion »), mais les décoder présente un défi de taille (« Ça n’a pas été simple d’arriver à comprendre le fonctionnement »). Elle identifie la « résistance » aux changements, qui demande un contrôle rationnel de ces relations affectives, notamment pour ce qui est de la « gestion du changement ». Elle localise les émotions négatives de peur générées par le noyau du changement et travaille à les transformer en « consensus ». Cela est fait en partie en travaillant sur ses propres émotions, et en générant un « enthousiasme » pour le projet. Cette gestionnaire gère l’espace-temps affectif en encourageant des relations d’enthousiasme affectives et constructives pour bâtir un consensus autour du noyau du changement.

La seconde approche de l’espace-temps affectif consiste à ignorer (inconsciemment) le noyau déclencheur. Cela entraîne soit une gestion inefficace de l’espace-temps affectif, soit une prise de conscience, comme c’est le cas dans l’exemple suivant. Une cadre supérieure dans un organisme gouvernemental devait mettre en place la logistique des mutations des personnes de différentes équipes. Elle a organisé une réunion pour effectuer la tâche, sans se rendre compte de l’espace-temps affectif qui se construisait autour du noyau des mutations. Elle peinait à gérer ce dossier quand elle a réalisé qu’il aurait fallu identifier le noyau et être sensible aux relations affectives avant d’effectuer la tâche. Elle a expliqué ainsi ce qui s’est passé au cours de la réunion :

Oui, ça c’est l’apprentissage des expériences. Tu sais, comme moi, quand j’ai rencontré ces gestionnaires-là, je les ai rencontrés pour la mise en oeuvre. La décision était annoncée et la mise en oeuvre, pour moi, ça voulait dire comment, concrètement, on va faire la passation des dossiers. Comment, concrètement, dans la vraie vie, gérer ça? Et les quatre chefs que j’avais ne m’ont répondu que par des émotions. On n’a jamais été capables de parler de transfert de dossiers, ils n’étaient pas là! Au début, je ne comprenais pas. Maintenant, je comprends.

Mais, émotivement, tu sais, ces mutations n’ont pas été acceptables pour eux […] C’était des amis de longue date. Quelqu’un qui était extérieur à la situation m’a dit : « Tu leur as expliqué quelque chose pendant une heure, qu’ils ne pouvaient pas entendre. » C’est là que j’ai compris que c’était vrai, que si tu es au niveau des émotions, il faut que tu permettes de les vivre. On parlera du rationnel après.

À certains moments, l’espace-temps affectif exige davantage de rationalité instrumentale afin de pouvoir gérer les dynamiques des relations affectives. L’exemple plus haut souligne l’importance de celles-ci en milieu de travail. Les gestionnaires dont les équipes de travail ont été réassignées étaient des « amis de longue date ». Dans ce cas-ci, il aurait donc fallu utiliser une approche de compassion.

Dans sa description du travail affectif des gestionnaires, Hochschild (1993 : xi) affirme ce qui suit :

Le travail affectif du gestionnaire demande également de régir les sentiments – tant ses propres sentiments que ceux des autres. Cela peut nécessiter d’absorber les sentiments des autres (écoute active mais non réactive lorsqu’un employé se met en colère contre le gestionnaire). Cela peut aussi demander d’induire ou d’inspirer des sentiments, comme lorsqu’un cadre essaie de « motiver » des employés apathiques, découragés ou cyniques. Cela inclut d’essayer d’inhiber ou de rediriger des sentiments. Idéalement, les travailleurs affectifs viennent à comprendre les sentiments des employés de divers statuts, réputations et antécédents.

Cette définition souligne un aspect du travail affectif que je désigne sous le nom de bienveillance (caring) ou compassion. Deux éléments ont capté davantage mon attention, notamment d’ « absorber les sentiments des autres » en utilisant une « écoute active mais non réactive », même devant la colère ou un comportement agressif, ainsi que d’en venir à « comprendre les sentiments des employés » peu importe les divers « statuts, réputations et antécédents ». Ces pratiques suggèrent une éthique de bienveillance, qui fait partie de l’ethos féminin et est intégrée dans les codes du genre féminin. Hochschild précise toutefois que cette compassion n’est pas une conclusion inévitable. Elle « peut » se produire, et se produit dans une situation « idéale ». Le travail affectif comme la compassion est une nouvelle possibilité qui s’offre aux gestionnaires.

Ainsi, le travail affectif implique deux formes possibles de l’attention accordée aux émotions liées aux relations de travail. L’une provient de la rationalité instrumentale, notamment la gestion des émotions – de ses propres émotions comme de celles des autres – pour gérer l’espace-temps affectif. La seconde est inspirée de la rationalité substantive (value rationality)[13], et elle est ancrée dans la compassion, c’est-à-dire écouter l’autre, l’assister et s’en soucier ainsi que valoriser la nature affective des relations interpersonnelles pour leur propre bien. Cette pratique, que j’ai nommée « disponibilité » (availability) (Symons 2007b), est liée à une conception qualitative du temps organisationnel. Lorsqu’on considère le temps sous un angle qualitatif, il ne s’agit pas d’heures ni de minutes mesurables et quantifiables, mais plutôt de la qualité du temps accordé à l’écoute et au soutien des autres. Par exemple, lorsqu’on conçoit le temps en tant que disponibilité, on réalise que cette dernière exige une présence non seulement physique (la « coprésence » de Goffman (1963)), mais aussi affective. La qualification du temps rend perceptible l’enjeu affectif. Partager un temps de qualité signifie être disponible au bon moment et au bon endroit de même que faire preuve d’ouverture à l’égard des relations affectives, c’est-à-dire se montrer disponible dans l’espace-temps affectif approprié à la situation. Ainsi, les trois aspects cruciaux du temps qualitatif sont le choix du moment (timing), la rencontre face à face (coprésence) et l’écoute active. Il faut être disponible physiquement et émotivement, quand et où l’autre personne en a besoin.

La disponibilité dont font preuve les gestionnaires envoie un message valorisant à la personne visée, lui indiquant par cette occasion qu’elle est suffisamment importante pour que ces derniers cessent leurs activités quotidiennes et pressantes, au moment opportun, afin de l’écouter et de comprendre son vécu affectif. Au sein d’une équipe de travail, la disponibilité renforce la complicité et la confiance entre les membres. Elle crée un espace pour la reconnaissance des émotions vulnérables comme l’anxiété et la peur, et elle offre aux gestionnaires l’occasion de pratiquer la compassion. La disponibilité implique l’écoute. Certes, elle se situe dans le processus de la féminisation de la gestion.

Le récit d’une cadre supérieure, directrice des soins infirmiers dans un grand hôpital, en fournit un exemple ci-dessous. Cette gestionnaire décrit sa pratique de la disponibilité qui maintient des relations affectives constructives dans l’organisation. Elle met l’accent sur les attitudes positives et explique ainsi son approche avec son équipe de cadres :

Une façon est de leur donner de l’information, parce que les gens deviennent négatifs quand ils ne savent pas où on s’en va. Il faut leur donner le portrait plus large : « OK, nous allons dans cette direction. » Une bonne partie aussi, c’est de leur donner de l’attention personnalisée, leur donner dix minutes, cinq minutes, une heure, tout ce dont ils ont besoin, quand ils en ont besoin… leur donner l’occasion de se défouler sur toi, de se plaindre un peu, tu sais. C’est de leur donner un petit peu d’attention supplémentaire. Pour moi, ça, c’est une partie importante de ce que je fais[14].

Les contradictions du binarisme « compassion/contrôle »

Le concept de l’espace-temps affectif invite à la réflexion sur les contradictions inhérentes au processus du travail affectif. Les gestionnaires entrent alors dans la dynamique des relations affectives des membres de son personnel, et ce travail peut exiger à la fois de la compassion et du contrôle. Il y a donc une tension dans la juxtaposition des tâches consistant à prendre soin et, en même temps, à contrôler. Ainsi, la gestionnaire citée plus haut est appelée, d’une part, à s’occuper des sentiments des personnes et des réactions émotives issues des rencontres quotidiennes et, d’autre part, à essayer de contrôler la teneur de ces échanges.

La contradiction entre la compassion et le contrôle apparaît dans la routine quotidienne de gestion (Symons 2002), par exemple dans l’espace-temps affectif de l’évaluation du rendement. Certes, les gestionnaires de tous les niveaux, tant du secteur privé que du secteur public, s’entendent pour dire que l’évaluation du rendement se classe parmi les tâches de gestion les plus exigeantes sur le plan affectif. Et pour ce qui est de l’espace-temps affectif lié à cette tâche, dans le pire des cas, les gestionnaires doivent faire face à un congédiement. Même si la mise à pied est justifiée, être témoin de la souffrance de l’autre amène du stress aux gestionnaires (Wright et Barling 1998). Par exemple, une cadre intermédiaire dans un organisme gouvernemental a exprimé de la manière suivante son malaise quant à l’espace-temps affectif d’un congédiement. La compassion qu’elle ressentait à l’égard de l’employé se heurtait à la décision de le congédier. Témoin de la détérioration de la santé d’un employé impliqué dans un tel processus, elle s’est interrogée : « Ah, oui, tu as un doute à un moment donné, tu te dis : “ Est-ce que c’est moi qui est plus exigeante que les autres? ” » Elle a décrit ainsi cet espace-temps affectif du congédiement :

Il était mon employé. Oui, c’est très dur, parce que dans les processus de renvoi il y a une période où c’est très très rationnel, bon. On a pris les mesures, on t’a donné de la formation, on t’a donné des moyens pour rencontrer les attentes, […] on t’a donné une chance de t’ajuster. Tant que tu es là-dedans, ça va bien, mais plus le dossier avance, plus c’est difficile, parce que souvent les gens vont commencer à avoir des problèmes physiques, […] les gens vont se détériorer, tomber malades […] vivre des périodes de stress intense, et là, tu te dis : « Mon Dieu, est-ce nécessaire qu’on fasse ça? »

De son côté, un cadre supérieur dans une grande entreprise privée a expliqué la tension existant entre la compassion qu’il ressentait envers un employé et la pression provenant de l’équipe de travail pour contrôler la situation en congédiant le travailleur dont le rendement n’était pas standard :

Par contre, tu as toujours la pression, à mon avis. Nous autres, chez nous y avait la pression de l’équipe pour agir : si tu n’agis pas, à un moment donné tu manques de leadership auprès de l’ensemble du groupe. Fait que tu es un peu en contradiction dans tout ça avec toi-même dans ce sens-là. Vas-tu montrer…, lui donnes-tu une autre chance? D’un autre côté, tu as la pression interne qui fait en sorte que tu dois, tu dois réagir. Puis des fois, on te reproche d’avoir trop attendu. L’idée est d’avoir un équilibre dans tout ça, ce qui fait en sorte que […] C’est cela qui est difficile à avoir.

Ce cadre supérieur n’arrivait pas à trouver les mots pour décrire la pratique; il hésitait avec cette question de pure forme : « Vas-tu montrer…? » Il semble que les prochains mots seraient « de la compassion », c’est-à-dire « Devrais-je montrer de la compassion à cet employé en lui donnant une deuxième chance? » Le cadre était donc en mesure de ressentir l’émotion, mais il ne pouvait pas la nommer.

Dans la routine quotidienne au bureau, les gestionnaires sont aux prises avec une variété de tâches complexes, intégrées tant dans les rapports sociaux que dans les relations interpersonnelles. Regarder les organisations à travers la lentille de l’espace-temps affectif attire l’attention sur la composante affective de ces relations et souligne le travail affectif, composante importante de la gestion.

La féminisation, les émotions et la gestion

Mon étude des récits de gestionnaires vient soutenir la thèse de la féminisation du travail de gestion. En effet, les cadres, tant hommes que femmes, invoquent les codes affectifs féminins (Bolton 2007) pour parler de leur travail[15]. Toutefois, le sentiment de devoir « gérer leur genre » présente un défi particulier aux femmes. Travaillant dans une profession traditionnellement masculine comme la gestion, elles se sentent appelées à gérer leur féminité. Elles ne sont pas toujours à l’aise avec les aspects du rôle féminin qu’elles perçoivent dans la gestion, le rôle maternel étant leur principale préoccupation. Cela est particulièrement ironique puisqu’il s’agit du lieu même à partir duquel le concept de travail affectif a évolué. Le travail affectif, originaire du rôle de la mère de famille (Hochschild 1989), s’est muté en travail affectif au sein de l’organisation[16] et, dans le cas considéré ici précisément, en gestion.

Des similarités entre le travail affectif dans le domaine de la gestion et le travail affectif dans la sphère privée de la famille apparaissent dans certains récits, où les relations entre les gestionnaires et les employés et les employées semblent analogues à celles qui existent entre parents et enfants. Les disputes entre membres du personnel, par exemple, ressemblent parfois aux chicanes entre enfants. Les gestionnaires y songent deux fois plutôt qu’une avant d’intervenir. Certaines femmes refusent de « jouer à la mère », comme elles le disent, pour régler ces altercations. Cependant, les femmes en situation de gestion peuvent présenter un comportement maternel, quelque fois malgré elles. Une superviseuse dans une grande organisation québécoise s’est étonnée de réaliser que, en faisant de la gestion, elle réagissait à l’occasion comme une mère de famille. Elle a décrit ainsi la difficulté qu’elle ressentait à effectuer une remise en question du comportement d’un employé :

Ce n’est jamais facile, donner un feedback. Pour moi, ce n’est jamais facile. C’est intimidant […] parce que tu es en train de dire : « Toi, une telle, tu as fait aujourd’hui, ou hier, tel acte, et c’est répréhensible, et voici pourquoi. » Et là, tu te dis : « Mon doux, je suis en train de leur parler comme une mère parlerait à ses enfants là! » C’est à quelque part intimidant. Cette superviseuse était à la fois surprise par le rapport et mal à l’aise relativement au lien qu’elle percevait avec le rôle maternel et la pratique gestionnaire.

Dans le même ordre d’idées, une cadre intermédiaire dans un organisme gouvernemental hésitait à valoriser les aptitudes associées au travail affectif, accompli en tant que mère, dans sa façon de gérer à titre de gestionnaire. Néanmoins, elle avouait avec hésitation que son expérience comme mère de famille l’aidait à gérer ses employés avec compassion et patience[17] :

Ben, gérer son temps, gérer ses personnes et tout, ça fait partie […] Je pense qu’il faut prendre conscience que c’est un poste de responsabilités et, je ne sais pas là, je vais peut-être dire quelque chose d’un peu […] Mon expérience personnelle, j’ai trois enfants […] Je ne sais pas si je gérerais de la même façon si je n’avais pas été mère de famille. C’est bizarre à dire, mais c’est comme ça. Heu, il y a […] Ce est pas toujours facile, mais il y a une espèce de responsabilité que j’accepte, et heu […] la façon dont on se comporte a une influence sur la façon dont les gens se comportent.

Au fur et à mesure que la féminisation de la gestion sera institutionnalisée, grâce, entre autres, à des théorisations comme la mienne et à des articles comme celui-ci, les femmes gestionnaires seront en mesure de régir de telles expériences sans se formaliser. En récupérant le « cadre linguistique féminin » (Fondas 1997), les femmes peuvent reconnaître leur genre dans la gestion non pas comme quelque chose de « bizarre » ou d’incongru, mais plutôt comme une composante normale. D’ailleurs, certaines sont déjà à l’aise d’évoquer les codes du genre féminin. Une cadre intermédiaire dans une grande bureaucratie québécoise a réfléchi sur le féminin et la dynamique des émotions dans la gestion :

J’pense que l’émotion fait partie intégrante du travail de gestion. Par rapport à la gestion, je dirais que c’est fondamental. Des fois, j’ai l’impression d’être soit une mère, soit une maîtresse d’école, grande soeur aussi… Le métier de gestionnaire m’oblige tout le temps; tu ne peux pas rester neutre dans une situation.

Pour ma part, je suggère donc qu’en observant les organisations à travers la lentille de l’espace-temps affectif, qui permet au processus de féminisation d’apparaître plus clairement, les femmes gestionnaires n’ont plus besoin de gérer leur féminité. L’observation du travail de gestion à travers cette lentille déplace l’attention vers ses composantes affectives. Les femmes gestionnaires peuvent maintenant se réapproprier le féminin d’un point de vue de pouvoir à travers la gestion de l’espace-temps affectif, tout en ouvrant un espace à la pratique de la bienveillance (caring) et de la compassion, ainsi qu’à la disponibilité et à la valorisation des relations affectives au travail. Comprendre les organisations à l’aide de la métaphore de l’espace-temps affectif déconstruit le trope masculin qui soutient le travail de gestion.

Conclusion

Dans cet article, je visais à explorer ce que le féminisme a à dire de la gestion et à la gestion, par l’entremise de mon étude des émotions dans le travail de gestion. Ainsi, en utilisant l’approche de la théorie ancrée (Strauss 1994; Strauss et Corbin 1994), j’ai développé le concept de l’espace-temps affectif. Lorsque cette métaphore est employée pour observer la vie organisationnelle, la féminisation du travail de gestion devient apparente. Tant les hommes que les femmes gestionnaires, de tous les secteurs et de tous les niveaux hiérarchiques, parlent de leur travail en termes symboliques féminins. D’emblée, ils mettent en évidences les situations, les phénomènes et les événements (noyaux) qui sont enveloppés d’émotions et discutent de la nature du travail affectif qu’ils pratiquent dans la gestion de l’espace-temps affectif qui en découle. Fondas a dévoilé le processus de féminisation et a révélé les qualités féminines dans la littérature concernant la gestion. Mon étude démontre que les codes du genre féminin sont également présents au travail, dans la pratique. Or, la gestion ne peut plus assurer la subsistance de son image masculine, car le travail affectif, traditionnellement considéré comme le travail des femmes, est maintenant dévoilé comme faisant partie de la pratique gestionnaire.

L’espace-temps affectif apporte ceci à la gestion : il permet de déconstruire la dichotomie « rationalité/affectivité » (Symons 2007a) et de circonscrire un nouvel espace dans la gestion où l’affectivité joue un rôle, au même titre que la rationalité. En ce qui concerne le féminin et la gestion, de la perspective de l’espace-temps affectif, les émotions sont des ressources et non le destin.