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L’écologie, comme beaucoup d’autres disciplines scientifiques, a souffert pendant longtemps de la faible présence des femmes. Comme Marlene Zuk (2003) le démontre, le chauvinisme mâle a ralenti, dans certains domaines, le progrès scientifique et le développement de théories. Cependant, elle pose la question à savoir si le féminisme est nécessairement le meilleur remède. Les travaux de plusieurs scientifiques féministes sont excellents non pas parce que celles-ci sont de bonnes féministes, mais plutôt parce qu’elles sont de bonnes scientifiques. Toutefois, le fait qu’elles sont de bonnes scientifiques a sans doute contribué à ce qu’elles soient féministes. Le présent numéro devait à l’origine explorer les divers aspects concernant les femmes et l’écologie, autant du point de vue de la science que de celui des femmes dans un milieu écologique.

Au départ, l’écologie a été définie comme l’étude des organismes et de leurs interactions dans l’environnement. Pendant les dernières décennies, cette discipline semble avoir attiré plus de femmes que certaines autres disciplines comme la physique ou le génie. Ce constat peut s’expliquer par le fait que l’écologie est considérée comme plus douce et, d’une certaine façon, liée à l’instinct féminin (d’où le terme « mère-terre »). Elle a donc pu, au cours des 30 dernières années, présenter un attrait aux yeux de plus de femmes que bien d’autres disciplines.

Il n’en demeure pas moins qu’à un niveau plus avancé doctorantes et professionnelles ne s’y retrouvent pas en grande proportion. Alors que les femmes sont maintenant majoritaires à l’université dans les cours de premier cycle et même dans certaines disciplines de deuxième cycle, leur nombre reste limité au troisième cycle, aux études postdoctorales et au sein du corps professoral. Si, dans les compagnies de consultation environnementale et dans les agences gouvernementales, les postes demandant peu d’expérience en écologie et en environnement sont souvent occupés par des femmes, celles-ci continuent tout de même à avoir de la difficulté à se hisser aux rangs hiérarchiques plus élevés.

On a émis l’hypothèse que les femmes tendent à établir leur carrière dans des branches de l’écologie auxquelles peu d’hommes s’intéressent, et qu’elles laissent ainsi à ces derniers les branches dans lesquelles règne la concurrence. Une des raisons souvent mentionnées est que, en écologie comme dans les autres disciplines, les femmes seraient moins souvent que les hommes attirées par la carrière et le succès qui s’y rattache.

L’élaboration de ce numéro s’est révélé plus complexe que je me l’imaginais de prime abord. Les femmes écologistes-scientifiques sont peu nombreuses, il est vrai. Il a donc été difficile de les inviter à écrire un article sur le sujet. Cependant, les défis sont encore plus ardus à exprimer que l’on peut le penser. En fait, ayant reçu mon invitation, plusieurs ont hésité et se sont désistées ou ont tout simplement refusé. Pourquoi?

Il m’est devenu de plus en plus évident durant ma carrière, d’abord comme scientifique en écologie et maintenant à titre d’administratrice, que la perception dans un milieu minoritaire, la concurrence et la pression de publier afin de « briser » les rangs (et en écologie de publier en anglais) restent des obstacles encore communs dans la présente génération. Mon expérience personnelle en tant que conseillère et directrice d’étudiantes dans le domaine me laisse croire que nous n’avons fait que des pas minuscules afin de faciliter les choix des femmes dans ce domaine. Combien de fois les arguments de la maternité (équilibre famille-travail) ou des exigences de la profession (équilibre travail-vie sociale) ont-ils été évoqués par ces étudiantes…

Cependant, lorsqu’il est question d’écologie et de femmes, le parcours de carrière n’est pas le seul enjeu. Ce choix se relie à bien d’autres aspects, notamment celui de l’organisation du milieu et des expériences des femmes dans les mouvements écologiques et dans la vie quotidienne. Toutes les femmes sont, à un moment ou l’autre de leur vie, placées devant les enjeux les liant à l’écologie.

En fait, ce numéro offre une exploration parallèle non pas des carrières des femmes en écologie mais plutôt des parcours des femmes dans l’écologie, dans sa manifestation quotidienne et des mouvements écoféministes qui continuent d’évoluer à travers le temps en fonction des enjeux actuels.

Le premier article, signé par Anne-Line Gandon, introduit le débat de la domination de l’homme sur la femme et sur la nature et le fondement de l’écoféminisme. Faisant un retour sur l’historique et l’origine de l’écoféminisme en partant de Simone de Beauvoir, de Serge Moscovici et de Françoise d’Eaubonne jusqu’à nos jours, l’auteure discute de la perception homme-femme relativement à la dégradation de l’environnement. Elle en revient au point de vue de Françoise d’Eaubonne, à savoir que, sans l’égalité des femmes, la surpopulation humaine continuera à entraîner la destruction de la planète. Envisagé sous cet angle, l’écoféminisme est féministe. D’un autre côté, l’écoféminisme est humaniste à travers la prise de conscience que le mouvement sert à protéger l’espèce humaine. Il ne faut pas se leurrer : les femmes sont dans la même position que les hommes devant la nature. Ce n’est pas une question de procréation, d’économie ou de considération sociale ou spirituelle, mais plutôt une question d’universalité. Cependant, l’absence des femmes dans les milieux écologiques, environnementaux et même scientifiques et médicaux contribue à maintenir la domination de l’homme à tous les niveaux. Sans l’équité entre les sexes, comment peut-on croire à l’avancement de ces domaines qui sont en relation avec le développement durable?

L’article de Claire Piché sur l’écologie sonore nous fait découvrir un monde complètement différent, mais qui nous est très proche par ailleurs : les composantes sonores de notre environnement. Ayant recours aux concepts de l’écologie sonore, elle décrit les sensations des femmes seules la nuit dans la rue, les bruits qu’elles entendent et les menaces perçues. La recherche-action féministe et la recherche-création en écologie sonore seraient une façon d’examiner, pour une artiste, ces composantes dans son environnement. Il existe certes des défis d’ordre méthodologique mais qui s’amenuisent avec le temps en raison de la création de nouveaux programmes dans ce domaine et des résultats de recherche provenant de personnes comme Andra McCartney.

Pour leur part, Michèle Lalanne et Nathalie Lapeyre analysent l’engagement écologique dans la vie quotidienne et les stratégies de consommation qui présentent, dans plusieurs cas, un conflit entre les prix à la consommation et le but de la conservation énergétique et de la protection environnementale. On y voit donc le sacrifice que certaines personnes font pour assurer la protection de l’environnement à travers leur niveau et type de consommation. Ce sacrifice est-il égal pour les femmes et les hommes? Surtout, dans la vie quotidienne d’un couple, peut-on penser à une égalité dans la distribution des tâches? L’article de Lalanne et Lapeyre explore les défis de la vie quotidienne pour les couples qui veulent s’engager dans les mouvements écologiques et surtout les nouveaux rôles (ou le retour aux rôles traditionnels) des femmes dans cette nouvelle tendance. Auront-elles plus à faire? Comment se fera le partage des tâches avec leur partenaire?

Carmen Susana Tornquist nous fait découvrir un autre monde compliqué où les femmes sont aussi victimes de préjugés, soit celui de la conduite automobile. Dans son exposé, elle examine les pressions sociales, y compris la médiatisation, liées à la conduite automobile au Brésil et les pressions politiques ou autres qui influent sur la façon dont les personnes qui commettent une offense seront jugées. Les femmes y sont de nouvelles joueuses qui doivent s’adapter à un rythme différent et qui subissent des préjugés difficiles à effacer. Cela est d’autant plus difficile que le nombre de femmes pouvant conduire reste peu élevé dans ce pays.

Notre environnement quotidien est devenu fort complexe et exigeant, surtout pour les adolescentes. Dans son article, Christelle Lebreton analyse les pressions sociales poussant les jeunes filles vers une tendance à l’hypersexualisation. Cette pression provient des magazines et de la presse qui ciblent les adolescentes et leur font part d’une image déformée par la consommation. En fait, les chiffres et l’analyse présentés par l’auteure sont incontestables et il conviendrait mieux de parler plutôt de la « surpression » à la surconsommation dont les adolescentes sont l’objet. D’un autre côté, les jeunes femmes sont tentées d’utiliser cette image pour leur réussite, et ce, surtout dans des domaines de profession non traditionnels. Est-ce aux dépens de leur réussite scolaire? Les enjeux sont importants.

Que l’on parle des femmes en écologie, dans les mouvements écologiques ou dans toute autre profession non traditionnelle, il est clair qu’elles y sont généralement sous-représentées. Deux articles de ce numéro examinent la présence des femmes dans d’autres secteurs qui sont tout aussi difficiles à intégrer pour les femmes que ceux qui ont été examinés précédemment, soit les médias et les directions sportives. Dans une analyse à perspective historique, Josette Brun raconte l’évolution de la présence des femmes dans les médias à partir des archives de Radio-Canada sur Internet. L’histoire de cette chaîne de télévision nationale montre les conditions minoritaires et discriminatoires des femmes ainsi que le contrôle masculin sur le contenu des émissions et des sujets abordés. L’analyse de cette auteure permet de mettre en évidence les catégories où les femmes sont plus souvent mentionnées, en particulier celles intitulées « personnalités », « arts et culture » et « vie et société ». De plus, on réalise que les femmes sont peu valorisées dans ce média avec moins de 10 % des dossiers qui les concernent. La valorisation des femmes dans les archives reste faible également pour ce qui est des émissions, soit 12 parmi les 534 inventoriées. Quelques-unes ont des contenus féministes, mais cela demeure limité. Peut-on y voir une évolution à travers le temps? La perspective historique adoptée par Brun permet de constater une fois encore la place de la femme dans les milieux dits masculins.

Enfin, Anastasie Amboulé Abath examine la sous-représentation des femmes dans les directions sportives, là où les femmes sont aussi considérées comme étant en milieu de travail non traditionnel. Tout comme c’est le cas dans les professions liées à l’écologie ou dans les médias, l’auteure observe que les femmes s’y trouvent dans une proportion qui varie de 10 à 20 %, et il en va de même pour les postes supérieurs décisionnels, administratifs ou de direction. Ainsi que cela s’est produit dans le domaine des sciences, les femmes se sont organisées et ont été encouragées à y oeuvrer à partir des années 80 et 90 avec des initiatives spécifiques au niveau national et international pour la promotion de l’égalité dans le domaine des sports. Par son analyse féministe des directions sportives et des expériences des femmes dans ce milieu, l’auteure démontre l’importance des rapports sociaux de sexe en faveur des hommes. Les femmes qui s’y trouvent se voient adopter consciemment ou inconsciemment un comportement dit neutre ou masculin afin de s’adapter à un milieu de travail souvent sexiste.

Ainsi, nous pouvons dégager un fil commun à travers ces analyses, peu importe le domaine abordé (écologie, journalisme, médias ou sport) : dans toute profession dite non traditionnelle, il est clair que les défis se révèlent encore et toujours importants. Dans un milieu généralement sexiste, les pressions sont énormes en vue de pouvoir maintenir sa place. Beaucoup de travail reste donc à faire pour améliorer la position des femmes dans ces domaines. Ces analyses nous donnent cependant des pistes intéressantes : la persévérance et la passion des femmes dans ces professions représentent leurs meilleurs atouts afin de poursuivre leur avancement dans ces disciplines.