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Katherine Roussos est docteure en lettres modernes, fondatrice d’Équinox, entreprise textile qui travaille avec des coopératifs féminins en Inde, ainsi que présidente de l’association littéraire et féministe Cité des dames, qui a pour objectif la promotion de la littérature féministe. Sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Montpellier III, portait sur le réalisme magique. Ses recherches doctorales sont donc à la base du livre Décoloniser l’imaginaire. Du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie Ndiaye. Cet ouvrage de critique littéraire porte sur trois écrivaines françaises qui utilisent le réalisme magique dans leurs oeuvres. Selon Roussos, l’utilisation du réalisme magique chez ces romancières est signe d’un désir de renverser la domination masculine. Le réalisme magique est déjà reconnu comme un moyen de subvertir les vérités établies par l’imaginaire : « En transgressant les lois du réel, la magie ouvre la voie au possible » (p. 7).

Cet ouvrage est constitué de trois parties, elles-mêmes subdivisées en sections. D’abord, l’auteure définit le réalisme magique et montre en quoi il sert à contrer le pouvoir dans la première partie intitulée « Réalisme magique, langage de la subversion ». Dans la deuxième partie, « Héroïnes réalistes magiques », l’auteure affirme l’existence de rôles prédéterminés pour les femmes par la société et expose la façon dont les auteures réalistes magiques arrivent à subvertir ces rôles grâce à leurs personnages. Enfin, dans la troisième partie, « Résistance et recréation », elle montre comment les femmes, dans les romans réalistes magiques, agissent pour résister à la domination masculine.

Selon certains spécialistes, le réalisme magique est né en 1935 lors de la publication de l’Histoire universelle de l’infamie, de Jorge Luis Borges. Toutefois, Roussos avance que ce dernier développait plutôt le fantastique subversif et qu’une femme, Silvina Ocampo, aurait écrit des oeuvres plus représentatives du réalisme magique. Roussos s’attache donc à démontrer que plusieurs femmes sont à la base de ce type de littérature. D’ailleurs, elle ajoute que ce sont surtout des femmes qui écrivent dans les domaines du fantastique, du roman noir et des récits surnaturels, ce qui lui permet ainsi d’affirmer que les femmes excellent dans ces domaines et que nous nous devons de le reconnaître. La conception féministe avance que « l’exclusion et l’inconnu sont des éléments habituels pour les femmes » (p. 24). Ainsi, les romancières sont nombreuses à exprimer cette réalité, mais surtout à vouloir la surpasser dans leurs oeuvres.

L’auteure rappelle ensuite que le réalisme magique est né en Amérique latine et qu’il a d’abord été appelé le « réalisme merveilleux américain » par Alejo Carpentier, auteur cubain, qui a quitté le surréalisme français et s’est joint à ce courant littéraire latino-américain en 1943, après un voyage à Haïti. Plusieurs auteurs et auteures utilisaient déjà le réalisme magique afin de subvertir les réalités douloureuses. En effet, il est reconnu depuis longtemps que le réalisme magique camoufle des critiques radicales à l’intérieur de contes naïfs.

Cependant, qu’en est-il de la subversion des rôles hommes-femmes? La deuxième partie du livre de Roussos est consacrée à cet aspect. Les moeurs ont évolué au cours du XXe siècle, mais « la définition de “femme” est encore : “être humain du sexe qui met au monde”, tandis que “homme” signifie : “être appartenant à l’espèce animale la plus évoluée de la Terre […] Être humain mâle”, sans aucune référence à son rôle reproducteur (Le Robert) » (p. 95). L’auteure relève donc les éléments présents chez les romancières réalistes magiques qui viennent subvertir ces idées reçues. Par exemple, l’abandon des enfants par leurs mères est très présent dans les romans de ces romancières. Elles rejettent ainsi leur rôle de mère. Dans une autre mesure, certaines femmes, dans les romans de Marie NDiaye, lorsqu’elles n’abandonnent pas leurs enfants, leur donnent tout l’amour qu’elles ont, mais sans rien avoir en retour de leur part; à noter que ces enfants sont souvent des filles. Cette réalité vécue dans les romans représente l’accord des dominées qui laissent leurs enfants agir en égoïstes, ce qui assure pourtant la réussite de la génération future des jeunes femmes qui ne voudront pas répéter l’expérience vécue par leur mère. Puis, « chez Sylvie Germain, les enfants adoptés reçoivent plus d’amour que les enfants biologiques qui (fruits du hasard) sont négligés » (p. 114). Les enfants adoptés sont choisis librement et illustrent donc le pouvoir d’une femme de véritablement décider d’avoir un enfant. D’un autre côté, on trouve, chez les trois romancières réalistes magiques étudiées, le désir de réhabiliter les femmes que l’on appelait « sorcières » à l’époque et qui, pour beaucoup d’entre elles, ont été exécutées. Dans les romans, il existe de bonnes sorcières, des femmes qui guérissent et qui ne sont pas considérées comme des monstres ni comme des femmes liées à Satan. D’ailleurs, Roussos vient également rétablir le fait que certaines femmes, qui étaient considérées comme des sorcières, sauvaient en fait de nombreuses vies contrairement aux médecins (métier réservé aux hommes) qui n’arrivaient pas toujours à guérir les gens de la maladie. En fait, ces femmes étaient des guérisseuses et elles expérimentaient pour trouver des remèdes « à une époque où la maladie et la mort [étaient] officiellement considérées comme manifestations inéluctables de la volonté divine » (p. 121). Le réalisme magique permet ainsi aux romancières de subvertir la domination masculine et de rétablir l’honneur de toutes ces femmes qui ont été exécutées sous prétexte d’infamie. Finalement, Roussos clôt la deuxième partie en abordant le sujet de la sexualité dans le réalisme magique, très présent dans les romans. Certaines femmes sont lesbiennes, d’autres ont un mari, mais le trompent avec des femmes : « La sexualité, thème axial pour les trois auteures, sert à commenter les moeurs insolites de la société contemporaine et à élaborer une quête personnelle de sens » (p. 141).

Dans la troisième partie, « Résistance et recréation », plus brève que les deux précédentes, l’auteure explique de quelle façon le réalisme magique des romancières étudiées sert à subvertir l’oppression faite aux femmes. Ces dernières rejettent les rôles assignées aux femmes par la société. Certaines choisissent de travailler, de vivre leur vie comme elles l’entendent. Par exemple, dans La sorcière de Marie NDiaye, Isabelle fonde une université spiritiste « féminine » avec seulement des étudiantes et des professeures. Toutefois, la véritable raison de son succès est qu’elle agit comme un homme « tout en se conformant extérieurement à l’apparence féminine telle que déterminée par les hommes » (p. 203).

L’apport général de Décoloniser l’imaginaire de Roussos est que cet ouvrage est le premier à mener une étude qui lie directement le réalisme magique aux romancières qui veulent subvertir la domination masculine par l’imaginaire. Il vient donc combler une lacune dans le domaine de la critique du réalisme magique. L’auteure démontre bien sa thèse par l’exemple des trois romancières françaises étudiées, mais elle cite également plusieurs auteures venant de divers lieux géographiques, notamment Toni Morrison, Margaret Atwood et Tanella Boni. De plus, Patrick Chamoiseau et Salman Rushdie sont brièvement étudiés « pour leurs (très populaires) critiques réalistes magiques de l’impérialisme racial et culturel » (p. 10). Cet ouvrage s’avère donc très important pour la critique du réalisme magique et il constitue également un apport aux recherches en littératures francophones, car il aborde les thèmes de la décolonisation et de la subversion des réalités douloureuses vécues dans les pays dominés, problématiques souvent débattues dans ces recherches. D’ailleurs, bien que Roussos, dans Décoloniser l’imaginaire, classe Maryse Condé parmi les écrivaines françaises, cette dernière est fréquemment étudiée dans le champ des littératures antillaises de par son origine martiniquaise et en raison des thèmes abordés dans ses oeuvres. Par conséquent, cet ouvrage critique qui traite du réalisme magique, notamment chez Maryse Condé, est sans doute très pertinent pour nombre de chercheuses et de chercheurs spécialisés en littératures francophones.