Article body

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) voudrait faire croire que personne n’est à l’abri de la menace imminente d’une « épidémie d’obésité », plus particulièrement ceux et celles qui vivent dans nos sociétés d’abondance (Murray 2008). La crise en question est censée affliger un nombre croissant de pays occidentaux. Les discours dominants sur l’obésité laissent entendre qu’il faut imputer cette crise aux choix personnels en matière d’alimentation (c’est-à-dire la restauration rapide), de transport (la culture de l’automobile) et de consommation de biens matériels ainsi qu’à d’autres facteurs socioculturels, mais ils passent plus ou moins sous silence l’influence des structures sociales (Rail 2008). Selon la construction discursive néolibérale dominante, le corps « gros[1] » est un corps non conforme aux normes, un corps malade en raison du manque de volonté des individus « gros » de gérer leurs désirs. Pour combattre la « maladie » de l’obésité (désignation que l’OMS a attribuée à l’obésité en 2006), les individus doivent se plier aux régimes discursifs qui leur ordonnent de « bien manger », de « faire de l’exercice » et d’adopter un « mode de vie sain ».

À l’intérieur de ces régimes discursifs, les déclarations de la communauté scientifique à propos des corps obèses et en surpoids – déclarations qui, selon Gard et Wright (2005 : 3), sont « confuses et regorgent d’hypothèses bancales et trompeuses » – contribuent à la production d’un « savoir » sur les sujets « gros » – et non seulement sur les corps « gros ». Ce « savoir » présume que les « gros » sont paresseux et refusent de vivre selon les préceptes d’une vie saine construits par la communauté médicale et scientifique (Evans, Rich et Davies 2004; Rich et Evans 2005). Dans leur discours libéral humaniste, les spécialistes de la recherche et les scientifiques du domaine médical omettent toutefois de reconnaître que le problème de la « grosseur » ne se borne pas à un surplus de chair que l’on peut tout simplement perdre en choisissant d’adopter des comportements « sains » tels que suivre un régime et faire de l’exercice. Il s’agit d’une question bien plus complexe (Gard et Wright 2005; Murray 2008). En fait, le corps « gros » est un lieu où le corps physique est inextricablement engagé dans la production et la reproduction de l’identité de l’individu « gros ». Il est également le site où de multiples discours se recoupent, notamment les discours normatifs sur la beauté et la sexualité féminines (Murray 2008).

L’« épidémie d’obésité » et le corps féminin « gros »

Les femmes « grosses » sont assujetties au discours néolibéral sur l’obésité en même temps qu’aux discours sur la féminité (hétérosexuelle) et elles sont donc jugées et dénigrées puisqu’elles ne se conforment pas aux normes sociales édictées dans ces deux espaces discursifs. Bordo (2004) a noté l’effet différentiel sur les femmes de messages culturels qui font la promotion d’un idéal corporel comme critère social de beauté féminine, idéal que la plupart d’entre elles ne peuvent de toute façon atteindre. Murray (2008) rapporte que, déjà en 1924, un médecin publiant dans un périodique médical renommé soulignait que le corps « gros » est encore plus répugnant lorsqu’il s’agit de celui d’une femme, car il représente un affront social esthétique. Aujourd’hui encore, alors que des études suggèrent que les jeunes hommes se préoccupent de plus en plus de leur apparence corporelle (Drummond 2002; Frost 2003), les différences de genre persistent quant à l’importance accordée à cet esthétisme. En effet, une étude sur les façons dont les jeunes reprennent les discours de santé publique sur la santé, la condition physique et le corps, dont ils négocient avec ces discours, mais aussi résistent à leurs impératifs révèle que les jeunes filles se préoccupent davantage de la beauté de leur corps que les jeunes hommes (Wright, O’Flynn et Macdonald 2006). Alors que les jeunes hommes discutent de l’utilité d’un corps fort et en forme pour la performance physique, les jeunes femmes reprennent les discours sur la santé et la condition physique pour mieux circonscrire leur apparence corporelle et celle des autres de même que pour mettre en évidence le travail à faire sur leur corps afin de le transformer pour qu’il se rapproche des normes esthétiques. Cette différenciation sexuée émerge aussi chez les adultes, comme le démontre l’analyse des annonces promotionnelles pour la série The Biggest Loser en Australie (Murray 2008). Alors que les femmes qui veulent participer à l’émission confessent un désir d’atteindre l’apparence corporelle qui leur méritera l’attention hétérosexuelle de l’homme, les hommes, eux, expriment un rapport au corps qui privilégie la force physique masculine. Être gros les affaiblit, les féminise et remet en question la logique hétérosexuelle.

Smith (1990 : 182) soutient ainsi qu’« être grosse c’est rompre avec l’image paradigmatique de la femme ‘mince comme un roseau’ que véhiculent les textes sur la féminité. Rompre avec l’image c’est aussi rompre le cercle de l’interprétation. La femme grosse n’est pas ‘lue’ comme féminine[2] ». Les femmes reprennent les discours affirmant que leurs corps sont inappropriés et inesthétiques. Par conséquent, elles se soumettent à une autosurveillance et à des tactiques disciplinaires pour rendre leurs corps conformes à l’« idéal » (celui de marchandises (hétéro)sexuelles plus convoitées pour le regard masculin) (Duncan 1994; Markula 1995, 2001). Plusieurs femmes entreprennent la quête du corps féminin idéal à un très jeune âge et elles s’efforcent de l’atteindre toute leur vie durant, même si cet idéal est une construction sociale qui leur échappera toujours (Markula 2001).

Si le corps féminin idéal est bel et bien une construction sociale, les discours scientifiques et médicaux ne le considèrent toutefois pas ainsi. La médecine disciplinaire fait du corps un « objet de connaissance » et elle « conçoit » le corps comme un objet naturel, comme s’il parlait en lui-même, comme une entité distincte de la subjectivité. Cependant, le corps féminin n’est pas un objet mesurable qui serait séparé du corps vécu. Murray (2005 : 276) avance plutôt que le corps féminin et le soi sont « inextricablement liés dans la production et la reproduction de l’identité [de la femme], laquelle est toujours déjà corporelle ».

Pour contester cette construction médicale du corps féminin idéal en tant qu’objet à mesurer, à classifier et, finalement, à travailler, et non comme une dimension douée de réflexion et de sentiments faisant partie de la subjectivité de la femme, il importe de problématiser l’identité qui est liée au corps féminin idéal. Lorsque des femmes entreprennent cette remise en question de la construction discursive du corps féminin « gros », nous suggérons qu’elles sont peut-être en voie de devenir ce que Michel Foucault nomme des « sujets éthiques ». Le sujet éthique est un sujet créé sous une forme non normalisante – par exemple, une personne pratique l’éthique lorsqu’elle prend conscience de la manière dont les discours dominants lui imposent des limites non désirées, problématise ces discours et se recrée. Foucault stipule ainsi que l’« éthique est la forme que prend la liberté lorsqu’elle est informée par la réflexion » (Foucault 1988 : 28). Les femmes qui empruntent la voie du sujet éthique peuvent, pour se recréer, recourir à des processus que Foucault (2001b : 1604) qualifie de techniques de soi, qui « permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leurs corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites et leur mode d’être; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité ».

Il convient de noter que nous ne proposons pas une lecture postféministe essentialiste du sujet féminin selon laquelle la déconstruction et le remodelage du sentiment d’identité des sujets sont un processus rationnel duquel surgirait un « nouveau » soi correspondant à un soi latent, préexistant, vraiment plus « authentique » (une lecture que reprennent, par exemple, les groupes d’acceptation des « gros » – voir Murray (2008)). Nous proposons plutôt une lecture du sujet féminin selon laquelle les femmes qui contestent les constructions discursives dominantes de l’obésité peuvent trouver de nouvelles manières, toujours disciplinées selon un savoir discursif, mais des manières d’être qui sont choisies consciemment parmi les possibilités et les recompositions discursives.

Dans le présent article, nous avançons que les femmes pourraient y parvenir en utilisant les médias sociaux du Web 2.0 tels que YouTube pour « riposter » aux communautés scientifiques et médicales, qui les construisent comme des objets mesurables, en pratiquant ce que Foucault (2001a) nomme la parrhésie, c’est-à-dire un type de travail éthique au cours duquel les parrhésiastes disent sans peur la « vérité ». Foucault (2001a : 106) explique ainsi que « [la parrhésie] ne consiste plus seulement à altérer ses convictions ou opinions, mais bien à changer son style de vie, sa relation aux autres et sa relation à soi ». Plus précisément, la parrhésie est un genre d’activité verbale où la locutrice ou le locuteur exprime sa relation personnelle à la « vérité » et risque sa vie, car elle ou il reconnaît que dire la vérité constitue un devoir pour le bien commun, s’efforce de s’améliorer et, en retour, encourage les autres à s’améliorer (Foucault 2001a). La parrhésie est donc une pratique éthique qui produit chez la locutrice ou le locuteur un nouveau mode de subjectivité (McGushin 2007). Dans notre analyse, nous signalons que la subjectivité est un élément essentiel du travail féministe sur les auditoires et le rôle de spectateur ou de spectatrice. En fait, l’examen du potentiel que recèlent la création et la mise en ligne de textes dans le Web 2.0 pour les femmes qui se disent « grosses » vient confirmer la proposition de McRobbie (2004 : 258), à savoir que « les médias sont devenus le site primordial de la définition des codes de conduite sexuelle [et, comme nous le postulons, des conduites corporelles] ». Notre analyse marque le point de départ d’un projet plus large ayant pour objet de comprendre la manière dont les femmes utilisent les médias numériques comme moyen d’entreprendre des techniques de soi par rapport à leur expérience sexuée et incarnée [corporelle].

Le corps féminin « gros », le Web 2.0 et les techniques de soi : y-a-t-il des liens?

La recherche et les débats sur l’obésité ont beaucoup retenu l’attention des universitaires. À titre d’exemple, les féministes ont produit des écrits théoriques sur l’obésité (Bordo 2004). De plus, des chercheuses et des chercheurs ont récemment signalé comment les pratiques disciplinaires produites par les discours médicaux ont été encouragées à travers diverses pratiques culturelles, dont les nouvelles technologies (Miah et Rich 2006). Cependant, peu de discussions ont abordé les effets matériels et corporels des discours sur l’obésité, en particulier les discours énoncés dans les nouvelles plateformes (Rail 2008). La recherche sur Internet a également reçu une grande attention de la part des universitaires. On a critiqué Internet, notamment le vil usage qu’en font les gouvernements, les groupes militaires et les entreprises comme mécanisme panoptique pour classifier et discipliner les populations (Batra 2008; Castells 2003). D’autres universitaires, y compris les cyberféministes, ont souligné que, malgré les mécanismes disciplinaires en jeu, Internet peut servir d’outil pour le changement social (Batra 2008; Consalvo et Paasonen 2002; Wilson 2007). Par exemple, des recherches ont examiné comment les femmes ont recours au Web 2.0 comme moyen alternatif pour négocier les représentations du genre, de la classe, de la sexualité, de la nationalité, de la race et de l’ethnicité (Bury 2005). On n’a toutefois pas encore analysé les façons dont les femmes contestent les discours dominants sur le corps féminin « gros » que véhiculent les médias de masse. Plus précisément, aucune étude n’a encore exploré comment les plateformes du Web 2.0 (par exemple, YouTube) diffusent les discours alternatifs de femmes qui se disent « grosses » et comment de telles créations peuvent les aider à se reconstruire et à devenir des sujets éthiques.

Nous exposons dans le présent article les fruits d’une étude qui cherche à combler cette lacune. En adoptant une perspective poststructuraliste (Rail 2002; Weedon 1997), nous soulignons que les femmes qui se disent « grosses » peuvent tenter de contester, et arrivent même à contester, les constructions discursives dominantes de l’obésité dans les médias sociaux grâce à la parrhésie (Foucault 2001a) et, ce faisant, peuvent forger un espace discursif pour décrire et s’approprier leur corps. Les plateformes des médias traditionnels fournissent aux consommateurs et aux consommatrices un « savoir » révélant quels corps ont une valeur et quels corps n’en ont pas. Au contraire, le Web 2.0 offre un moyen par lequel « riposter » : en effet, les distinctions se brouillent dans ce média entre les dimensions technologiques et organiques, internes et externes, la simulation et la réalité, la liberté et le contrôle, et les gens sont encouragés à se voir et à se reproduire, de façon consciente et stratégique, sous de nouveaux aspects (postmodernes) (Robins et Levidow 1995).

Une analyse foucaldienne du discours

Notre analyse foucaldienne des discours diffusés dans quatre vidéos mises en ligne sur YouTube (et des commentaires qui les accompagnent) avait pour objet de découvrir comment des femmes qui se disent « grosses » ont commencé à se transformer en sujets éthiques en pratiquant la parrhésie. Notre prémisse est que le fait de parler sans peur sur YouTube de ses difficultés concernant son « surpoids » ouvre de véritables possibilités de liberté et favorise le genre d’attention à soi qui peut, en fin de compte, produire un sujet éthique.

L’analyse foucaldienne du discours s’avère particulièrement utile pour examiner comment, pourquoi et par qui la « vérité » est attribuée à certains arguments, mais non à d’autres et, finalement, comment le langage perpétue les inégalités sociales (Wooffitt 2005) au lieu de s’interroger sur la « vérité » d’un argument (comme le fait l’analyse critique traditionnelle). Adopter cette méthode évite de substituer une « vérité » à une autre, car c’est reconnaître qu’« il ne saurait y avoir de vérités universelles ou de positions éthiques absolues [par conséquent] la croyance selon laquelle la recherche sociologique serait une quête de vérité détachée, historique et utopique devient difficile à soutenir » (Wetherall 2001 : 384). À noter que l’analyse foucaldienne du discours étant toujours interprétative, nous ne prétendons pas présenter ici « la vérité ». La collecte des données a consisté en 25 heures d’analyse de vidéos offertes dans YouTube (le populaire site Web de Google qui permet aux internautes de mettre en ligne, de visionner et d’échanger des vidéos). Cette collecte avait pour objet de trouver des vidéos où les femmes semblaient parler d’une manière parrhésiastique. Les concepts de « franc-parler », de « danger » et de « devoir » que Foucault (2001a : 12-20) reprend pour préciser la signification de la parrhésie ont encadré notre analyse. À titre de chercheuse principale, [Stephanie Mackay] a visionné de nombreuses vidéos de femmes qui formulaient des discours sur l’obésité dans YouTube; elle a lu les textes des commentaires rédigés à propos de ces vidéos et elle a examiné les réactions des utilisatrices et des utilisateurs de YouTube à ces commentaires (par exemple, faire un commentaire dans une vidéo). Le présent article traite de quatre vidéos choisies soit pour leur large auditoire, ce qui suggère une interaction avec les internautes (par exemple, les vidéos de « chubbygirl27 » et de « joynash1 »), soit pour les réactions suscitées, ce qui suggère un impact suffisant des vidéos initiales pour motiver des utilisatrices à créer leurs autoreprésentations (par exemple, les vidéos de « Katlunn » et de « cristinamariex3 »).

Dans un premier temps, le franc-parler de chaque locutrice a été évalué pour examiner si les femmes expriment d’une manière claire et évidente, si elles donnent leur propre opinion (Foucault 2001a). Le degré de franc-parler a été établi en fonction de la « modalité » : Barker et Galasinski (2001) entendent par là le ton des énoncés en ce qui concerne le degré de certitude, d’autorité et, peut-on soutenir, de « vérité ». Foucault affirme que « le parrhésiaste dit ce qui est vrai parce qu’il sait que c’est vrai; et il sait que c’est vrai parce que c’est vraiment vrai » (Foucault 2001a : 14). Nous avons repéré les mots ou les phrases où la locutrice parlait avec « vérité » (par exemple, lorsqu’elle déclarait que c’était le cas) et avec incertitude (par exemple, lorsqu’elle déclarait que ce pourrait être le cas ou employait des mots comme peut, pourrait, pourra, doit, il me semble, il est possible que, peut-être ou probablement).

Dans un deuxième temps, l’analyse des commentaires des personnes qui avaient visionné les vidéos a permis de comprendre si les locutrices s’étaient placées dans une situation de danger en mettant en ligne leurs vidéos. Foucault (2001a) précise que le risque est une condition préalable à la parrhésie. Alors que le ou la parrhésiaste peut mettre sa vie en péril à cause de sa parole, le risque de la parrhésie ne se manifeste pas toujours par un danger de mort. Dans le cas des vidéos au coeur de notre analyse, le risque que court la locutrice en raison de ses opinions contraires au discours dominant renvoie à la perte de popularité ou au scandale qu’elle peut créer (risque qu’amplifie la diffusion de son contre-discours dans les médias sociaux). Pour notre analyse, une expérience était considérée comme sans danger lorsque l’auditoire partageait l’opinion de la vidéoblogueuse et renforçait son nouveau discours; une expérience de danger se produisait lorsque l’auditoire exprimait une opinion contraire à celle de la vidéoblogueuse et renforçait le discours dominant qu’elle tentait de transcender. Dans certains cas, le contexte se révélait plus complexe : certains commentaires incluaient des énoncés qui illustraient une situation de danger, mais d’autres manifestaient le contraire. Nous avons conclu qu’un commentaire correspondait à une situation de danger dès qu’un de ces énoncés renforçait le discours dominant.

Dans un troisième temps, l’analyse a aussi porté sur le type de relations sociales que formaient les vidéoblogueuses avec leur auditoire, notamment sur la manifestation d’un sentiment de devoir dire la « vérité ». Pour ce faire, nous avons examiné les paroles que ces femmes prononçaient dans leurs vidéos et leurs réponses écrites aux commentaires de l’auditoire.

Les videos Fat Girl and Proud et A Fat Rant

La première représentation que nous avons analysée est la vidéo produite par une femme connue sous le pseudonyme de « chubbygirl27 » et où elle se mettait en scène en se déclarant « grosse et fière » ou, du moins, avait donné ce titre à la vidéo dont il sera question ici. Au moment de la collecte de données, la vidéo Fat Girl and Proud, d’une durée de 8 minutes, avait été visionnée 203 684 fois, avait suscité 1 464 commentaires et avait reçu 4 réponses formulées dans d’autres vidéos depuis sa mise en ligne le 30 janvier 2007. Il s’agit de l’une des 37 vidéos que chubbygirl27 a produites et mises en ligne sur sa chaîne YouTube (dont un grand nombre traitent des discours sur l’obésité)[3]. La chaîne de chubbygirl27 compte 1 882 abonnés et elle a reçu 81 115 visites. Dans la vidéo analysée, chubbygirl27 donne son opinion sur la violence envers les femmes « grosses ». Elle affirme l’avoir mise en ligne en réaction à ce qu’elle avait récemment vu sur YouTube, car les vidéos trouvées en cherchant fat chick (« fille grosse ») étaient plus que blessantes – elles étaient violentes. Elle affirme que ces vidéos n’injuriaient pas seulement les femmes « grosses », mais insultaient toutes les femmes.

Une vidéo de 2 minutes produite en réaction à la vidéo Fat Girl and Proud de chubbygirl27 a également été analysée; cette vidéo créée par une femme utilisant le pseudonyme « Katlunn » a été visionnée 411 fois et elle a suscité 5 commentaires qui n’ont reçu aucune réponse dans d’autres vidéos depuis sa mise en ligne. La vidéo de chubbygirl27 a touché Katlunn (voilà ce qui l’a incitée à produire une vidéo) et, de prime abord, cette dernière semble pratiquer la parrhésie. Dans sa vidéo, Katlunn déclare que les femmes doivent s’aimer et se respecter elles-mêmes si elles veulent que les autres puissent les aimer et les respecter à leur tour. Elle laisse en effet entendre qu’elle s’aime et que c’est la raison pour laquelle les autres la traitent avec respect.

La troisième représentation analysée est la vidéo A Fat Rant de « joynash1 ». Comme chubbygirl27, joynash1 a sa propre chaîne YouTube et, comme cette dernière, elle jouit d’un large et fidèle auditoire. À la suite de la diffusion de sa vidéo, cette vidéoblogueuse a été invitée à l’émission The Morning Show with Mike and Juliet dans les studios de FOX. Elle a participé à un débat à savoir si la société devrait accepter les (corps) « gros » où on l’avait opposée à MeMe Roth, champion autoproclamé de la lutte contre l’obésité (qui est président fondateur de la National Action Against Obesity (NAAO)). La vidéo A Fat Rant, d’une durée de 7 minutes 45 secondes, a été visionnée 1 391 800 fois, a suscité 10 187 commentaires et a reçu 64 réponses dans d’autres vidéos depuis sa mise en ligne le 17 mars 2007. Il s’agit de l’une des 18 vidéos que joynash1 a créées et présentées sur sa chaîne YouTube (dont un grand nombre contestent aussi les discours sur l’obésité). Sa chaîne compte 4 399 abonnés et elle a reçu 76 575 visites. Dans sa vidéo, joynash1 interprète trois versions d’elle-même dans un dialogue sur le mot « grosse » et la manière dont les discours sur la « grosseur » encouragent les gens à se construire en tant que sujets non conformes aux normes. Elle déclare que, la « grosseur » étant génétique, il est futile de suivre des régimes, car la plupart des personnes qui le font reprennent tôt ou tard le poids perdu. Elle affirme que le mot « gros » est une caractéristique physique descriptive dont les personnes « grosses » se servent comme excuse pour éviter de poursuivre leurs buts et elle leur suggère « d’arrêter de laisser leur vie en suspens » et de « trouver le bonheur dans leur corps tel qu’il est » (joynash1 2007).

La vidéo intitulée Re : A Fat Rant, d’une durée de 4 minutes 30 secondes, a été visionnée 17 109 fois et a suscité 377 commentaires, mais elle n’a reçu aucune réponse sous la forme d’autres vidéos depuis sa mise en ligne le 4 avril 2007. Elle a été produite en réaction à la vidéo de joynash1. Nous l’avons retenue aux fins d’analyse parce que, à l’instar de Katlunn, la vidéoblogueuse qui l’a mise en ligne « cristinamariex3 » a été touchée par une vidéo vue sur YouTube et elle semblait reprendre le rôle de parrhésiaste. Cristinamariex3 partage l’opinion de joynash1 selon laquelle le mot « gros » est seulement une description et les personnes qui se disent « grosses » devraient cesser de s’apitoyer sur leur sort et aller de l’avant. Elle critique également l’immaturité des utilisateurs et des utilisatrices de YouTube qui attaquent les personnes « grosses » qui ont mis en ligne des vidéos.

Après avoir sélectionné les quatre vidéos à analyser, la chercheuse principale a visionné chacune d’elles une première fois pour essayer de faire l’expérience d’une lecture sans interrogation et sans a priori (comme celle de l’internaute ordinaire qui ne met rien en doute). Puis, chaque vidéo a de nouveau été visionnée avec un regard critique; cette fois, la chercheuse principale revoyait le texte sous différents angles, soulevait des questions à son sujet et imaginait comment il aurait pu être construit différemment; elle l’a aussi comparé mentalement aux autres textes vus sur YouTube. Par la suite, elle a codé les dimensions de franc-parler, de danger, de critique et de devoir présentes dans chacune des vidéos.

Notre analyse porte sur les mots ou les énoncés des vidéoblogueuses sur YouTube. Certes, nous aurions pu aussi inclure une analyse des images présentes en tant que pratiques discursives, mais notre but ici était de circonscrire les énoncés qui révélaient l’intention des vidéoblogueuses. Puisqu’il est impossible de savoir si les comportements et les mouvements des femmes sont habituels ou stratégiques, nous les avons omis de l’analyse. L’emploi de certains mots ou expressions est révélateur de ce que ces femmes pensent : il constitue une démonstration plus explicite de la « conscience » et, en fin de compte, du recours ou non aux techniques de soi. En termes méthodologiques, le mot prononcé et le mot écrit servent de substituts aux entrevues, et chacun permet de saisir, quoique de façon imparfaite, l’intention de la vidéoblogueuse ainsi que des répondantes et des répondants.

Il est important de noter que les textes affichés sur le Web 2.0 posent des défis uniques en ce qui concerne l’analyse de leurs caractéristiques. Par exemple, contrairement à la plupart des textes sur des supports traditionnels, les textes dans ces médias sociaux sont intrinsèquement intertextuels, multimédias, polysémiques et impermanents; ils manquent de linéarité, ils peuvent avoir une portée internationale et leurs auteurs ou auteures ont une relation différente à la paternité de l’oeuvre (par exemple, la personne qui lit un texte est souvent celle qui l’a rédigé) (Mitra et Cohen 1999). Il faut donc repenser les méthodes d’analyse traditionnelles pour les « adapter » à la spécificité du Web 2.0. Ainsi, pour le présent article, les paroles prononcées dans toutes les vidéos ont été transcrites en vue d’analyser les énoncés discursifs, approche qui s’est avérée utile lorsque Katlunn a retiré sa vidéo de YouTube (et d’Internet en général). Quand la chercheuse principale a communiqué avec elle pour lui demander une copie de sa vidéo, cette vidéoblogueuse lui a répondu qu’elle n’aurait aucune hésitation à le faire, mais qu’elle l’avait déjà effacée de son ordinateur (communication personnelle, 28 février 2009). Cette impermanence même du Web 2.0 exige d’accorder plus de soin à la collecte et à la conservation des données servant à l’analyse des textes qui y sont affichés.

L’analyse des données : les vidéos et les commentaires sur YouTube

Dans le dialogue ci-dessous, chubbygirl27 évite toute forme de rhétorique qui pourrait voiler ce qu’elle pense :

Comme je suis une fille grosse, j’ai perdu du poids, j’ai pris du poids, j’ai du mal à gérer mon poids, mais ça ne fait pas de moi une moins bonne personne. En fait, je trouve, que ça me rend meilleure parce que je me débats avec quelque chose que je peux ou bien le [sic] conquérir ou bien abandonner…

(chubbygirl27 2007)

Cette vidéoblogueuse emploie plutôt les expressions et les mots les plus directs qu’elle peut trouver; donc, par sa modalité, elle exprime sa « vérité ». À titre d’exemple, lorsqu’elle se décrit, elle dit : « Je suis une fille grosse moi aussi… j’ai des problèmes avec mon poids[4] » (chubbygirl27 2007). Elle emploie le verbe « être » à la forme active pour indiquer sa position en marge des normes sociales. Selon Foucault (2001a), le ou la parrhésiaste agit sur l’esprit des autres en leur montrant aussi directement que possible ce qu’il ou elle croit vraiment. C’est exactement ce que fait chubbygirl27 dans la citation ci-dessus. Elle emploie rarement un langage incertain (en termes de modalité) dans son monologue; par conséquent, le courage dont elle fait preuve en parlant avec certitude laisse penser qu’elle est sincère et dit bel et bien sa « vérité » d’une manière parrhésiastique. Katlunn se sert aussi d’un langage direct lorsqu’elle discute de ses sentiments par rapport à elle-même et aux autres. Elle commence sa vidéo en déclarant : « Voici ma réponse à Fat Girl and Proud parce que, si vous ne vous en êtes pas aperçu, je suis une fille grosse et fière » (Katlunn 2008). Elle emploie le verbe « être » à la forme active, ce qui donne à penser qu’elle exprime aussi sa « vérité ».

Tout comme chubbygirl27 et Katlunn, joynash1 n’a aucune crainte à affirmer sa position directement : « Je suis grosse et c’est OK » (joynash1 2007). Enfin, cristinamariex3 (2007) montre son corps à la caméra et affirme avec conviction : « OK, c’est moi et je suis heureuse comme ça. » Par leur modalité d’autorité, les quatre femmes informent leur auditoire qu’elles méritent le respect malgré le fait qu’elles n’incarnent pas (au sens propre et au sens figuré) les discours dominants sur la féminité et l’esthétique féminine.

Les quatre femmes parlent avec franchise dans leurs vidéoblogues et prennent ainsi un risque public. Foucault (2001a) note qu’une personne s’adonne à la parrhésie et mérite d’être considérée comme parrhésiaste seulement si elle se place en situation de danger lorsqu’elle dit sa vérité. Le ou la parrhésiaste est donc une personne qui prend des risques. En ce qui concerne chubbygirl27, Katlunn, joynash1 et cristinamariex3, les risques associés au fait de mettre une vidéo en ligne sur YouTube se manifestaient non seulement par la diffusion mondiale que permettent les médias sociaux, mais aussi par la possibilité qu’offre YouTube à tous les utilisateurs et utilisatrices de réagir aux vidéos en écrivant des commentaires. Les quatre vidéoblogueuses s’ouvraient donc à la critique publique. Au moment de la rédaction du présent article, la vidéo de chubbygirl27 avait reçu 1 464 commentaires dont beaucoup l’accusaient de déranger l’ordre social par sa dénonciation des discours dominants sur la santé en général et sur la féminité en particulier.

Par exemple, un utilisateur a mentionné que « n’avoir aucun standard ne donne pas une meilleure vie. Une meilleure vie, ce serait une personne grosse qui dit à YouTube :‘ aujourd’hui, je vais cesser de me trouver des excuses et je vais me bouger le cul ’, sinon c’est juste de la paresse et du fatalisme » (CacaLauncher23 2007). Ce commentaire veut inciter chubbygirl27 et les autres personnes qui le lisent à croire que les obèses sont à blâmer pour leur position en marge de la norme sociale (norme qui est, en fait, construite par le « savoir » scientifique). Ce genre de réponse représentait un risque pour chubbygirl27 et pour d’autres personnes qui se disent « grosses » non seulement parce qu’il l’accusait de n’être pas « normale », mais aussi parce qu’il renforçait le discours dominant selon lequel l’obésité serait un état négatif et volontaire. Quand elle a créé, puis mis en ligne son vidéoblogue sur YouTube, chubbygirl27 a accepté les règles du jeu de la parrhésie, ce qui prouve qu’elle avait vivement conscience de sa résistance aux discours dominants sur la valeur d’une femme qui incarne l’obésité. Par son geste, elle a clairement signifié qu’elle préfère dire la vérité plutôt que de vivre « en se mentant à elle-même ».

Outre le danger auquel elles s’exposent en mettant en ligne leurs vidéos, ces femmes établissent des relations sociales avec la communauté de YouTube qui laissent penser qu’elles estiment avoir le devoir de diffuser leurs vidéos. Foucault (2001a) déclare que personne ne force le ou la parrhésiaste à parler : celui-ci ou celle-ci sent que c’est son devoir de le faire. Chubbygirl27 (2007) dit dans sa vidéo : « Je vais écrire une petite réponse à ce que j’ai vu récemment sur YouTube. Ce que j’ai vu est tout simplement violent. C’était tellement blessant. » Elle a donc entrepris de dire sans peur sa « vérité ». Elle poursuit en déclarant : « Je veux être directe et dire que je suis ici pour défendre toutes les femmes… grosses, maigres, grandes, petites, de toutes les couleurs, les croyances et les races » (chubbygirl27 2007). Par cette affirmation, chubbygirl27 indique qu’elle réagit, au nom de toutes les femmes, aux vidéos qui renforcent les discours dominants sur l’obésité et la féminité. Elle laisse entendre que c’est son devoir d’agir ainsi.

Katlunn a été interpellée par la vidéo Fat Girl and Proud et elle a mis en ligne la sienne pour démontrer sa fierté. Par sa déclaration, Katlunn signale que la vidéo de chubbygirl27 et les commentaires que celle-ci a suscités l’ont encouragée à produire son propre vidéoblogue. Elle dit ainsi : « C’est ce que nous devons enseigner à nos filles, les futures femmes de ce pays. C’est de s’aimer et de se respecter pour qui elles sont et ce qu’elles ont l’air ‘parce que ce sont les corps avec lesquels elles sont prises’ » (Katlunn 2007). Cet énoncé exprime son sentiment que c’est son devoir (et celui des autres personnes qui visionnent la vidéo) d’aider les jeunes femmes à s’aimer et à se respecter, peu importe leur taille ou leur forme. Il n’est pas clair, toutefois, si Katlunn conteste l’idée selon laquelle les femmes peuvent travailler leur corps pour le changer (comme les y incite l’industrie du conditionnement physique) ou si elle conteste les discours dominants sur l’obésité et la féminité selon lesquels une femme est vraiment définie par son corps. Une telle ambiguïté émerge dans l’analyse de certains énoncés qui semblent répéter des vérités du discours dominant. Elle révèle les contradictions qui marquent inévitablement la parole, même celle des locuteurs ou des locutrices qui cherchent consciemment à problématiser les idées reçues.

Joynash1 signale aussi qu’elle a le devoir de parler au nom des personnes qui se disent « grosses » et de leur répondre. Elle déclare ainsi : « L’Amérique a besoin de revoir sa façon de penser et je pense que les gens gros sont justement ceux qui peuvent l’y pousser » (joynash1 2007). Dans cet extrait, joynash1 laisse entendre qu’elle aidera à « y pousser » l’Amérique par sa vidéo (et que c’est son devoir de le faire). Elle affirme aussi que le poids d’une personne « n’a pas de répercussions sur son intelligence, son éthique du travail, sa personnalité »; donc, les individus (surtout ceux qui se disent « gros ») ne devraient pas reprendre sans discernement les constructions discursives dominantes sur l’obésité et la « grosseur », mais plutôt contester ces discours en refusant la notion de jugement associée au mot « gros » et en traitant ce mot comme une simple caractéristique descriptive et non comme « une insulte ou une injure ou une condamnation à mort » (joynash1 2007).

Cristinamariex3 insiste elle aussi sur le fait qu’elle a le devoir de créer puis de mettre en ligne sa vidéo. Elle affirme ainsi : « Ils disent, c’est l’Internet, tu sais. Ça n’a pas trop d’importance. On peut dire ce qu’on veut. C’est pas vrai. Tu restes une personne. Tu dois quand même avoir une certaine politesse » (cristinamariex3 2007). Cristinamariex3 laisse penser que les internautes qui utilisent YouTube doivent apprendre à traiter les autres internautes avec respect au lieu de se servir de ce média social pour juger, normaliser et critiquer. Dans son premier commentaire, elle signale implicitement qu’elle a le devoir de réagir à la vidéo de joynash1 : « Je viens tout juste d’afficher une réponse sur ça, mais je voulais être sûre de le faire » (cristinamariex3 2007).

Devenir des sujets éthiques virtuels?

Le franc-parler, le danger et le sentiment du devoir qui transparaissent dans les vidéos de chubbygirl27, de Katlunn, de joynash1 et de cristinamariex3 illustrent la manière dont elles se servent de YouTube comme plateforme pour tenir un discours parrhésiastique. Leurs vidéos laissent penser qu’elles parlent sans peur, mais il n’est pas clair que leur pratique du discours parrhésiastique signifie qu’elles ont réussi à se transformer, qu’elles sont en train de devenir des sujets éthiques. Markula (2003) soutient que les sujets s’accommodent souvent des discours dominants plutôt que de les transformer – en fin de compte, ces sujets ne pratiquent pas le souci éthique de soi et ne sont donc pas vraiment libres de créer leur propre subjectivité.

La présente analyse pourrait confirmer la thèse de Markula. Malgré la production de leur contre-discours, chubbygirl27, Katlunn, joynash1 et cristinamariex3 reproduisent en effet des fragments des discours dominants sur l’obésité et la féminité où elles laissent entendre que les femmes n’ont de la valeur que si elles sont minces et en forme. Par exemple, Katlunn (2008) déclare que les femmes obèses devraient s’aimer « parce que ce sont les corps avec lesquels elles sont prises » comme s’il s’agissait d’un état négatif. Dans sa vidéo, chubbygirl27 (2007) dit à propos de ses difficultés de perte de poids : « Je n’ai pas encore gagné, mais je me rapproche et je vais y arriver. » Elle fait brièvement allusion au fait que pour « gagner » elle doit perdre du poids. Cristinamariex3 dit : « On peut faire un régime pour devenir en santé. On peut perdre tout le poids qu’on veut. Um. Je sais que je peux. Je travaille là-dessus » (cristinamariex3 2007). Force est de constater que chubbygirl27, Katlunn et cristinamariex3 n’expriment pas uniquement un contre-discours.

De plus, un utilisateur, qui peut ou non être obèse, commente :oh cesse de faire l’enfant, idiote! T’es [sic] pas grosse ou obèse!! T’es [sic] juste en train de venir ici pour que les gens écrivent des commentaires comme ‘t’es [sic] pas grosse...omg t’es tellement belle!’, fille disgracieuse qui cherche l’attention. TU LE SAIS PAS? il y a de VRAIS gros dans le monde qui ont des problèmes, alors ne viens pas te foutre toi-même l’étiquette de grosse pour t’en servir pour avoir une certaine confiance en toi.

uzzy2k5 2008

Cet utilisateur accuse chubbygirl27 de se servir de YouTube pour donner l’apparence de contester les discours dominants sur la féminité alors qu’elle l’utilise en fait pour obtenir une certaine approbation, donc comme mécanisme d’accommodement. Il est en effet possible que ce soit ce qui a motivé chubbygirl27 à mettre en ligne sa vidéo; au lieu de chercher à contester les constructions discursives sur l’obésité et la féminité, elle pourrait s’en servir pour obtenir une forme d’acceptation sociale qui la catégorise comme « normale » plutôt que « grosse ». Toutefois, chubbygirl27 déclare par la suite que « gagner » ne signifie pas forcément qu’elle doit perdre du poids et, dans l’ensemble de son vidéoblogue, elle formule plus souvent des énoncés alternatifs sur l’obésité et la féminité qu’elle ne répète les discours dominants. Katlunn exprime aussi plus fréquemment et plus catégoriquement des discours alternatifs sur l’obésité et la féminité. Toutefois, sa décision de retirer et d’effacer sa vidéo peut être interprétée comme un retournement, comme si elle ne voulait plus adopter un rôle de parrhésiaste. Joynash1 remet en question les discours libéraux humanistes selon lesquels les corps « gros » sont des corps non conformes aux normes que les gens « gros » construisent par manque de volonté de gérer leurs désirs lorsqu’elle dit : « Je suis grosse et c’est OK. Ça ne veut pas dire que je suis stupide ou laide ou paresseuse ou égoïste. Je suis grosse. » Cristinamariex3 complète cette position lorsqu’elle déclare : « Gros c’est seulement une façon de décrire une personne. Ça ne veut pas… dans mon cas être grosse ne nuit pas à mon talent. Ça ne nuit pas à ma capacité. Ça ne veut pas [sic] combien d’amis j’ai » (cristinamariex3 2007). En dernière analyse, il est possible que ces femmes contestent en partie les discours dominants, mais répètent encore sans y réfléchir les « vérités » des discours dominants. Cette contradiction discursive signale la position incongrue dans laquelle peuvent se retrouver les gens qui tentent de pratiquer les techniques de soi. Quand des personnes essaient authentiquement de se construire comme sujets éthiques, elles peuvent reprendre certains discours paradoxaux; cela confirme le degré de difficulté avec lequel elles se trouvent aux prises pour devenir des sujets éthiques.

Conclusion

Les femmes qui pratiquent la parrhésie dans YouTube deviennent-elles des sujets éthiques en s’exprimant sans peur? Le matériel que nous avons analysé donne à penser que la situation n’est pas si simple. Même quand une personne tente de le faire, elle peut glisser et reproduire certaines « vérités » dominantes. Que les femmes dans les vidéos présentées sur YouTube aient ou non amorcé un processus qui les mènera à devenir des sujets éthiques, elles ont, sans nul doute, vivement conscience des discours disciplinaires à l’oeuvre; d’ailleurs, elles le prouvent lorsqu’elles remettent en question les discours dominants dans leurs vidéoblogues. De plus, les actes qu’elles accomplissent en disant sans peur leurs vérités pourraient toucher d’autres personnes à cause de la consommation de masse que le Web 2.0 rend possible, comme le montre le grand nombre de visionnements et de commentaires que leurs vidéos ont suscité. Markula et Pringle (2006) avancent toutefois que les pratiques éthiques ne changent pas nécessairement les discours, pas plus qu’elles ne transforment forcément les conditions sociales. Il serait donc difficile de confirmer que, par leurs actes parrhésiastiques sur YouTube, les femmes peuvent favoriser une plus grande « tolérance envers les personnes grosses ». Il faudra effectuer davantage de recherches pour analyser comment, par un souci éthique de soi, une personne peut influencer les autres et leur manière de vivre leur propre corps.

Bien que YouTube puisse servir de média social pour contester les discours dominants par la pratique de la parrhésie, il peut aussi servir à renforcer les discours dominants dans les vidéoblogues, les commentaires, les descripteurs, les liens, etc. Par exemple, lorsque les mots fat and diaries et fat and proud sont inscrits dans le moteur de recherche de YouTube, l’internaute obtient beaucoup de vidéos qui, en fait, stigmatisent les individus obèses, plus particulièrement les femmes obèses. Il faudra pousser plus loin l’analyse pour examiner si les vidéos qui renforcent les discours dominants sur l’obésité et leur articulation avec la féminité réduisent l’effet que les textes des parrhésiastes pourraient avoir sur les utilisateurs et les utilisatrices de YouTube.

Par ailleurs, les mécanismes de YouTube devraient faire l’objet de futurs articles de recherche (par exemple, examiner les vidéos qui s’affichent sur la première page d’une recherche) pour mieux comprendre ce média et son effet puissant sur les personnes qui se baladent sur le Web 2.0, en particulier les femmes qui se disent « grosses ». Par exemple, si une vidéo est la première à s’afficher lorsqu’on entre le mot « gros » dans la zone de recherche de YouTube, comment influence-t-elle l’opinion de l’auditoire? Comment l’accessibilité des vidéos influence-t-elle les femmes qui les mettent en ligne? De plus, il importe de mieux comprendre qui regarde vraiment ces vidéos. Les gens qui se construisent à travers les discours dominants les visionnent-ils? Et les personnes qui cherchent des discours alternatifs s’en servent-elles pour se définir?

Peu importe qui regarde les vidéos mises en ligne par chubbygirl27, Katlunn, joynash1 et cristinamariex3, notre analyse fait ressortir que YouTube permet bel et bien d’accomplir la tâche la plus difficile lorsqu’on tente de subvertir les discours dominants, soit la diffusion réflexive et stratégique de discours alternatifs sur l’obésité et la féminité. Par ailleurs, le fait que chubbygirl27, Katlunn, joynash1 et cristinamariex3 ont reçu des commentaires à propos de leurs vidéoblogues laisse penser que les gens visionnent leurs vidéos et entendent leurs voix. Fait plus révélateur, les vidéos de chubbygirls27 et de joynash1 ont incité d’autres utilisatrices de YouTube à créer elles aussi des vidéos, soit Katlunn et cristinamariex3. YouTube (et le Web 2.0 en général) offre aux femmes la possibilité de diffuser à un très large auditoire des constructions discursives subversives du sujet féminin « gros ». Par conséquent, YouTube peut servir d’outil aux parrhésiastes qui contestent les discours dominants de même qu’il peut être utile aux internautes qui sont en quête de discours alternatifs, qui visionnent les vidéos produites par les parrhésiastes et qui résistent également en formulant des commentaires pour appuyer ces femmes ou en s’engageant personnellement à leur tour en parrhésiastes par la production de leur propre vidéo de contestation.