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Diane Lamoureux, professeure de science politique à l’Université Laval, propose dans le présent ouvrage une réflexion sur l’engagement citoyen dans l’espace public, en insistant à certaines occasions sur le rôle et la place des intellectuelles et des intellectuels dans cet engagement. Elle offre un retour réflexif sur des dizaines d’années de pratique (au sens de praxis) intellectuelle et militante. Connue pour ses nombreuses publications (notamment : Lamoureux 2001 et 2010; Lamoureux, Gervais et Karmis 2008), Lamoureux s’engage également aux côtés des luttes féministes, altermondialistes et progressistes du Québec. Elle a, par exemple, participé au Réseau de vigilance, qui réunit des groupes et des citoyens. Il a été mis en place en 2003 pour contrer les velléités du nouveau gouvernement libéral de passer outre la consultation-négociation avec les acteurs collectifs du Québec, syndicats et groupes communautaires inclus; elle a aussi fait partie du collectif D’abord solidaires et, plus récemment, du collectif Les profs contre la hausse. C’est donc un partage extrêmement riche qui est ici offert aux lectrices et aux lecteurs.

L’ouvrage est essentiellement composé de textes déjà publiés, mais que Lamoureux a revisités sous l’angle de l’engagement dans la cité, et d’un texte inédit portant sur les mobilisations du printemps 2012 au Québec.

Les mobilisations de 2012, autour du mouvement étudiant et avec celui-ci, sont un des éléments déclencheurs de la réflexion menée par Lamoureux sur le rôle et la place de l’intellectuelle critique dans la société québécoise. Le conflit social de 2012 a non seulement mobilisé mais aussi divisé les corps professoraux dans les universités et les cégeps, il a également mis la profession d’enseignant ou d’enseignante sur la sellette. Par exemple, le projet de loi n° 78 qui obligeait le personnel enseignant à donner leur cours, indépendamment des circonstances, a suscité de nombreuses questions sur le positionnement des intellectuelles et des intellectuels à l’égard de l’État et de leur employeur. Ces évènements sont ici une occasion de discuter les transformations des universités et de leur rôle au sein de la société québécoise, de revenir sur les changements récents de la vie politique et de proposer un déplacement du regard sur le politique, ce qui s’avère très stimulant.

Selon ma lecture, le fil conducteur de l’ouvrage est le suivant : l’auteure propose une « autre » manière de penser le politique, à la fois sur le plan de la définition de ce qu’est l’objet du politique et sur le plan de notre capacité collective à le faire émerger, exister, et à le transformer.

Le premier texte, « Hannah Arendt et le “ trésor perdu ” de la politique », part de l’idée développée par cette philosophe sur « le bonheur public » qui désigne le bénéfice que l’on retire sur le plan de l’expérience individuelle à participer à la vie publique. Comment mettre en acte ce bonheur public dans le monde contemporain, c’est-à-dire dans une démocratie représentative qui fonctionne selon le principe de la confiscation du politique par une élite (même si elle est élue)? Lamoureux explore l’idée de la nécessité de travailler sur le lien horizontal entre concitoyens et concitoyennes (par opposition au lien vertical qui relie la personne élue à ceux et celles qui participent à l’élection), sortant d’emblée la discussion du politique formellement institué. La question n’est pas le gouvernement, ni même la gouvernance, mais bien l’existence du politique entre les individus et, par ricochet, de l’action collective de ces individus devenus sujets politiques. L’auteure soutient que c’est en cherchant à travailler sur la mise en acte et en oeuvre de la concitoyenneté que chaque personne peut contribuer à faire exister le politique. Elle apportera, au fil de l’ouvrage, une double réponse à cette question initiale fondamentale, une réponse théorique, mise en rapport avec son expérience militante.

Le deuxième texte, « Droits et subjectivation politique », approfondit, en quelque sorte la question de la concitoyenneté en se demandant comment la ou les revendications autour des droits peuvent contribuer à la subjectivation politique, c’est-à-dire à la naissance de la personne comme sujet politique et comment cette ou ces revendications participent à la remise en cause et à la transformation du politique (dans un sens émancipateur). L’auteure estime que le fait de revendiquer des droits (ou le droit à avoir des droits) est, en soi, une subversion de l’ordre dominant, qui appelle un « litige social sur le partage du monde » (p. 63), c’est-à-dire un questionnement sur la légitimité et la justice des droits en vigueur (versus les droits revendiqués). Autrement dit, la dynamique de la demande de droits est elle-même un puissant levier de l’avènement du politique et du sujet qui le porte. D’autant plus que la demande de droits fait appel à l’égalité, comme principe et comme moteur de l’action collective. Cette notion permet de redéfinir le débat – stérile, selon Lamoureux – entre universalisme et particularisme : « À cet égard, seul le monde est universel et les divers acteurs sociaux ne sauraient y être qu’unE parmi et avec d’autres » (p. 66).

Le troisième texte, « Démocratiser radicalement la démocratie », porte plus sur l’outil de la délibération comme moyen d’approfondir ces liens de concitoyenneté. Il ne s’agit pas seulement de discuter la délibération publique orchestrée par l’État, mais plutôt de partir d’une véritable posture délibérative qui favorise l’échange entre individus et entre savoirs. Dans cette perspective, la délibération ne s’oppose plus au conflit social ou à la création de zones de friction ou de zones de conflit avec l’État; au contraire, elle en fait partie intégrante. L’objectif de la délibération, telle qu’est présentée par Lamoureux, n’est pas le consensus, mais l’apprentissage mutuel, la réflexivité, l’ouverture à la différence et la recherche de l’inclusion. Serait-ce l’outil permettant de dégager le plus petit dénominateur commun possible pour une communauté politique composée d’individualités multiples?

Le texte « Néolibéralisme, néoconservatisme et antiféminisme au Québec et au Canada » propose, en miroir du texte précédent, un exemple d’action publique qui travaille, en quelque sorte, à défaire la concitoyenneté. En effet, l’objectif principal de l’auteure est de montrer comment le néolibéralisme, comme forme d’action politique guidée par une idéologie, est antiféministe, même si, au départ, cette affirmation peut paraître contre-intuitive (le libéralisme économique se déclarant neutre sur le plan du genre). Or, la précarisation croissante des conditions de travail, la diminution de la couverture sociale et l’accroissement des inégalités socioéconomiques touchent de plein fouet les femmes qui occupent majoritairement des positions socioprofessionnelles en bas de l’échelle sociale.

Néanmoins, pour l’auteure, l’anticapitalisme seul ne permet pas de lutter contre toutes les formes de domination et pour une plus grande justice sociale. Dans le texte intitulé « À quelles conditions l’anticapitalisme peut-il permettre de fédérer les luttes contre l’injustice? », elle montre qu’il est nécessaire de considérer les effets combinés du sexisme, de l’anticapitalisme et du racisme pour espérer reconstruire des solidarités authentiques (et pratiques) entre les personnes laissées-pour-compte du système. La construction de la concitoyenneté s’accompagne d’un travail réflexif permanent qui met à jour les inégalités de positions et de pouvoirs.

L’ouvrage se termine par un texte inédit sur le printemps 2012. Les mobilisations de 2012 apparaissent comme un événement majeur dans l’histoire récente du Québec, producteur de politique et de politisation pour un grand nombre de citoyennes et de citoyens devenus pour un temps concitoyennes et concitoyens. Ces mobilisations sont une illustration très parlante de l’argument central de l’auteure selon lequel le politique, pensé comme espace d’expérience quotidienne, comme succession de moments de luttes autour du droit à avoir des droits, doit (et peut) être réapproprié par chacun et chacune en-dehors des espaces institutionnels. Même si les effets à long terme des six mois de conflit ne transparaissent pas encore de manière évidente aujourd’hui, ils ont fait exister un espace politique inédit.

La proposition transversale de l’ouvrage me semble particulièrement féconde. Il ne s’agit pas de vanter les mérites d’une conception large du politique qui inclurait les actions collectives, tout en demeurant ancré dans les institutions de l’État et de la démocratie représentative, mais bel et bien d’offrir une perspective autre du politique, comme ce qui est « dans l’espace qui-est-entre les hommes » (p. 34), bref, ce qui peut permettre aux personnes d’être en relation. On le voit, les intérêts de cet ouvrage sont multiples. Outre un retour réflexif sur des décennies d’engagement militant et intellectuel ainsi qu’une valorisation de l’action collective comme médium de l’engagement militant et prémisse du politique, s’y trouve également une proposition forte de refonder le politique pour que les individus reprennent la maîtrise de leurs destinées collectives.