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« Avoir une voix est marque d’humanité. Avoir quelque chose à dire constitue être une personne. Mais parler exige d’être écouté et entendu; parler est un acte profondément relationnel[1]. »

Carol Gilligan (1993 : xvi)

Dans son ouvrage récent intitulé Worldly Ethics, Ella Myers (2013) nous propose une intrigante conversation entre l’éthique du soin (care) et l’oeuvre d’Hannah Arendt. Soucieuse d’éviter une théorisation du care qui reposerait sur la relation dyadique mère-enfant, Myers vise principalement à montrer qu’Arendt est la philosophe qui nous permet le mieux de penser une éthique du care qui serait démocratique et apte à « changer le monde » (Myers 2013 : 92). Cette auteure n’est pas la première à proposer un rapprochement entre Arendt et le care. Sara Ruddick (1995), Carol Gilligan (1987 et 1995), Bonnie Mann (2002) et Jess Kyle (2013) soulignent également la pertinence de divers concepts arendtiens pour l’articulation d’une éthique du care féministe et émancipatrice (pensons, par exemple, aux concepts de monde[2], de natalité ou encore d’amor mundi). Pensons aussi à Joan Tronto qui, dans Moral Boundaries (1993 : 128-129), se tourne brièvement vers Arendt pour penser le jugement politique et l’une des qualités essentielles au « bon care », soit l’attention. Mentionnons, enfin, les travaux de Selma Sevenhuijsen (1998 : 145-146), qui fait appel aux écrits d’Arendt pour penser une citoyenneté démocratique résolument axée sur la prise en charge globale (caring).

Ce recours à Arendt ne va pourtant pas de soi, comme nous aimerions le montrer à l’aide d’une réflexion sur deux éléments importants que l’éthique du care a apportés à la philosophie politique : premièrement, le care a forcé la réarticulation de divers débats politiques en fait de besoins (plutôt que de droits) et, ce faisant, il a offert une nouvelle perspective sur la vulnérabilité et la dépendance. Deuxièmement, les théories du care ont opéré une transformation importante de la notion de « voix » – nous invitant à comprendre celle-ci en termes radicalement relationnels. Notre article aura donc comme visée principale de dégager ces deux éléments qui proviennent du care. Il va sans dire que le care ne saurait se résumer à ces deux éléments, car nous devions évidemment être sélective. Nous croyons néanmoins qu’ils représentent bien ce qu’il y a de plus riche dans les théories du care et qui risque, selon nous, d’être compromis par un mariage un peu rapide entre care et pensée arendtienne. Néanmoins, notre intention première ici n’est pas tant de montrer en détail pourquoi Arendt est une piètre amie du féminisme; d’autres l’ont fait, et bien avant nous[3]. Nous voulons plutôt utiliser l’oeuvre d’Arendt comme un miroir critique pour définir ce que les éthiques du care ont offert de plus audacieux à la pensée contemporaine, celle-ci ayant fortement subi l’influence d’Arendt.

Si le care a certes enrichi les études féministes depuis la parution de In a Different Voice de Gilligan, il lui reste évidemment quelques défis à relever. En conclusion, nous discuterons de l’un de ceux-ci – soit le défi que pose la « traduction » des éthiques du care en institutions et politiques publiques. Si les théories du care ont bien mis en avant un idéal qui est venu interroger de façon probante le patriarcat, le libéralisme et les théories morales kantiennes, elles ont été un peu moins efficaces à concrétiser cet idéal sur le plan politique. Tronto a correctement insisté en 1993 sur le fait qu’il n’est guère souhaitable pour les féministes d’adopter une éthique du care en l’absence d’une politique du care, mais cette dernière reste toujours à articuler[4]. En effet, bien que presque tous les travaux sur le care aient insisté sur l’inséparabilité du politique et de l’éthique, trop peu sont allés au-delà d’une description de grands principes normatifs. Nous partageons l’observation de Marie Garrau (2009 et 2012), qui note avec regret que l’éthique du care semble incapable de proposer une « théorie politique compréhensive ». Par « compréhensive », Garrau entend à la fois un idéal politique et normatif clair (ce que Tronto et d’autres ont bien su énoncer), mais aussi – et voilà ce qui manque – « des institutions et des règles » (Garrau 2009 : 26) spécifiques pour réaliser et garantir cet idéal. Or, selon Garrau, l’une des solutions possibles afin de pallier cette insuffisance serait d’aller puiser du côté de la pensée néorépublicaine (par exemple, Philip Pettit, John Maynor), dont les théories suscitent aujourd’hui beaucoup d’intérêt de part et d’autre de l’Atlantique. En guise de conclusion, nous suggérerons que les penseuses et les penseurs du care devraient peut-être hésiter avant de se tourner vers les théories néorépublicaines, surtout celles d’inspiration arendtienne.

Politiser les besoins: le care comme « politique de la vie » et éloge des héroïnes ordinaires?

« [La] politique n’est pas faite pour la vie. »

Arendt (1983 : 76)

C’est en 1982 que Gilligan a publié un ouvrage qui sera capital pour les théories du care, soit In a Different Voice. Loué par plusieurs et vilipendé par d’autres, ce livre controversé venait remettre en question de façon probante les théories du développement moral traditionnelles, plus précisément celles de Lawrence Kohlberg. Selon ce dernier, le développement moral le plus élevé supposait l’examen de dilemmes éthiques selon des principes de justice abstraits, impartiaux, universels et libres de considérations affectives. Alors que la majorité des garçons arrivait rapidement à résoudre des dilemmes moraux sur la base de tels principes, les jeunes filles étaient souvent plus lentes à y parvenir et préféraient généralement tenir compte du contexte particulier d’une situation et de sa dimension affective. Selon Gilligan, l’erreur monumentale de Kohlberg était de considérer le second type d’approche des dilemmes moraux comme « déficient », alors qu’il devait plutôt être envisagé comme un développement moral différent, nourri par une grammaire, des considérations et des interrogations passablement distinctes. C’est cette voix différente que Gilligan a nommé « la voix du care » (1987 et 1993), voix qui méritait d’être enfin entendue et appréciée à sa juste valeur. Si, dans le paradigme moral de Kohlberg, la question centrale posée était « qu’est-ce qui est juste? », celle du care était plutôt, selon Gilligan, « comment répondre? » (1987 : 23) : comment répondre aux besoins et à l’appel de l’autre?

Ce souci pour l’autre et ses besoins est devenu fondamental pour plusieurs théories du care proposées par la suite. Nel Noddings, par exemple, définit explicitement le care comme une éthique qui vise à « déterminer les besoins et à y répondre » (2002 : 53). Pour Noddings, comme pour Ruddick et Tronto, le concept central du care n’est pas celui des droits, mais bien celui des besoins. Il faut cependant préciser : les féministes du care ne rejettent pas les droits et ne nient aucunement les acquis qu’ils ont rendus possibles. Cependant, elles maintiennent que les droits doivent être compris comme découlant des besoins humains, et que le point de départ d’une théorie politique doit être la vulnérabilité et les besoins de chaque individu, non son autonomie (Noddings 2002 : 56; Tronto 2013 : 150-155). Laugier, qui reprend l’anthropologie des besoins de Tronto, insiste aussi (2009 : 198) : « non seulement certains de nos besoins […] appellent directement le care, mais le care définit l’espace (politique) où l’écoute des besoins devient possible en tant qu’attention véritable à autrui[5] » (voir également Garrau (2009)). Ce passage est fort significatif, car, comme nous le verrons ci-dessous, la question des besoins et de leur définition est étroitement liée à celle de l’écoute. En insistant ainsi sur la primauté des besoins, non seulement les théoriciennes et les théoriciens du care sont venus interroger tout un pan de la philosophie politique moderne (qui a nettement privilégié le langage des droits à celui des besoins[6]), mais ils ont aussi jeté un regard neuf sur la vulnérabilité et l’interdépendance. Ces dernières ne sont plus envisagées uniquement comme des tares de l’existence ou des « problèmes » à régler : ce sont également deux riches facettes de la vie humaine.

Notons que les « besoins » dont il est question ici sont d’ordre psychologique (besoins d’attachement, de respect et de sécurité) ainsi que d’ordre physiologique (chaleur, hygiène et nourriture)[7]. Les éthiques du care sont donc situées près du corps – de sa sensibilité et de sa beauté, mais aussi de ses défaillances et de ses souillures. Le care s’inscrit tout près du quotidien et de l’ordinaire, car qui dit satisfaction des besoins corporels et entretien du monde dit quotidienneté, retour incessant au labeur nécessaire pour l’hygiène et l’alimentation. Cependant, plutôt que de décrier cette « quotidienneté » du travail de soins, les féministes du care ont voulu insister sur son importance pour le bon fonctionnement de toute société. Or cette importance tend à être niée ou du moins minimisée par les individus privilégiés qui bénéficient le plus du travail de care des autres (nounous, femmes de ménage, etc.) et qui consacrent le moins d’heures au travail de soins. Pour Tronto (2013 : 103), il faut donc dénoncer cette « irresponsabilité des privilégiés ». Il s’agit aussi, pour plusieurs, de dénoncer les situations de domination qui règnent dans les professions les plus étroitement liées au care et de stimuler des débats publics concernant la maigre valorisation que reçoivent celles-ci.

Bref, il s’avère impératif de politiser la question des besoins humains et de leur satisfaction. Il convient aussi d’admettre nos dépendances et nos dettes à l’endroit de ces travailleuses et travailleurs du care (aidantes et aidants naturels, nounous, membres du personnel d’entretien, etc.) qui s’activent, trop souvent dans l’ombre, sans grande reconnaissance sociale ou économique. « Notre enjeu est bien celui du public », observe Laugier (2009 : 187); il faut « rendre public le care, le mettre sous les yeux, publiciser les enjeux ». Rendre visible ce travail « invisible » mais pourtant si important, le mettre sur la place publique comme objet important de discussion politique et, ce faisant, contrecarrer la distinction entre public et privé : voilà l’une des nombreuses raisons pour lesquelles les éthiques du care sont foncièrement féministes.

Or voilà aussi précisément pourquoi le care n’est pas facilement réconciliable avec la pensée d’Arendt. En effet, nous trouvons chez cette dernière l’antithèse de ce que la plupart des féministes du care ont proposé. D’abord, Arendt (1983 : 115) insiste sur la désirabilité d’une forte distinction entre public et privé (elle associe la sphère privée à la nécessité, à la honte et à la futilité, alors que la sphère publique est le domaine de la liberté, de l’honneur et de la grandeur). De plus, Arendt considère comme malsaine la politisation des besoins et de la nécessité, qu’elle associe avec la modernité. Selon elle, il n’y a rien de plus destructif pour la vita activa que l’insertion des besoins et des questions économiques et « ménagères » dans la sphère publique, phénomène qu’elle nomme « la montée du social » (198366). C’est dans La condition de l’homme moderne qu’Arendt décrit avec le plus de regret cette perte de la distinction entre la maisonnée et la cité ainsi que cet oubli de la désirabilité de « dissimuler les fonctions corporelles » (1983 : 115), de dissimuler toutes « les activités mises au service de la subsistance de l’individu » (1983: 114). Arendt regrette le fait que l’incursion de l’État dans ces questions de satisfaction des besoins est venue compromettre la politique, cette dernière étant, selon elle, une affaire de liberté, de « grands actes et de grands discours » qui ne concernent pas le labeur discret lié à la nécessité (1983 : 62-76). Pour Arendt, bref, la politique « n’est pas faite pour la vie » (1983 : 76); elle ne doit pas, pour reprendre les termes popularisés par Foucault et Agamben, devenir biopolitique et avoir pour objet la « vie nue ». Précisons qu’Arendt ne critique pas la politisation des questions « ménagères » simplement parce que celles-ci sont insuffisamment nobles et intéressantes pour être l’objet de délibérations politiques. C’est aussi à la lumière du risque d’homogénéisation et de contrôle des individus qu’elle s’oppose à l’incursion de l’État dans le privé.

Bien que certaines théoriciennes du care aient aussi exprimé des craintes relativement à l’État moderne et à sa logique bureaucratique, elles ont été dans l’ensemble peu enclines à dénoncer cette politisation de la « vie » qui préoccupe tant de philosophes contemporains. Ces théoriciennes ont, selon nous, proposé une analyse beaucoup plus fine de la « biopolitique » que celles d’inspiration arendtienne et foucaldienne, en partie parce qu’elles récusent la douteuse distinction entre privé et public sur laquelle se fondent ces dernières. L’analyse des besoins et de la nécessité proposée par le care est innovatrice et offre, d’après nous, un important rappel à une littérature qui n’a été que peu consciente des implications antiféministes de leurs diagnostics sombres de la biopolitique. Pour certains critiques de la biopolitique, il va de soi que l’État bureaucratique ne devrait pas être trop étroitement engagé dans des domaines tels que la santé mentale ou les soins aux personnes aînées. Or, pour plusieurs féministes du care, un tel retrait de l’État ne pourrait avoir lieu sans qu’augmente l’épuisement des femmes, qui portent toujours l’essentiel du fardeau associé au travail de soins non rémunéré[8]. Le féminisme du care nous force à considérer cela avant de tout bonnement déplorer la « biopolitique » et d’en appeler à une plus grande distance entre politique, institutions bureaucratique et soins.

Nous ne voulons pas suggérer que le care n’est qu’une question de « simple vie » ou de soins corporels; nous proposons plutôt que le care est situé au croisement de « la simple vie » et de « la vie bonne » (pour reprendre les termes d’Aristote et d’Arendt). Contrairement à ceux et celles qui, depuis l’Antiquité, ont insisté sur le fait que seules les vies active et contemplative sont nobles, les féministes du care croient que les activités associées à la « simple vie » ont aussi leur part de noblesse, de beauté et d’intérêt. On évitera pourtant de conclure qu’il y a dans le care une indifférence à l’endroit des pratiques citoyennes. Le care ne tente pas de dévaloriser l’action, mais bien de jeter un regard nouveau et critique sur ce qui a, jusqu’à présent, été associé à la servilité et à la futilité.

En récusant l’idée arendtienne que les besoins ne constituent pas un objet propre à la politique, le care vient du même coup bouleverser la vision arendtienne « du héros », vision fort prévalente et nourrie par plusieurs auteurs républicains. C’est en partie chez Machiavel que puise Arendt lorsqu’elle décrit le citoyen par excellence comme un virtuoso motivé par un désir de distinction (1972 : 198-200). Animé d’une « passion de se montrer en se mesurant contre autrui[9] » (1983 : 253), ce citoyen compétitif est à l’image d’Achille et de Périclès : ambitieux, éloquent et courageux. Si la vie politique est définie par cette vertu de courage selon Arendt, les activités qui concernent le privé et la nécessité ne demandent aucune témérité : « la lutte quotidienne dans laquelle le corps humain est engagé pour nettoyer le monde », écrit-elle, « ressemble bien peu à de l’héroïsme; l’endurance qu’il faut pour réparer chaque matin le gâchis de la veille n’est pas du courage » (Arendt 1983 : 147).

En revalorisant le travail lié aux soins et en interrogeant la distinction privé/public, le féminisme du care vient évidemment modifier cette conception du « héros politique » (et du courage). Plusieurs théoriciennes du care mettent en effet à l’honneur tous ces « héros et héroïnes discrètes », ces individus qui veillent à l’« entretien du monde » (Laugier 2009). Contrairement à l’idéal arendtien, les personnes rattachées au care sont rarement motivées par la soif d’immortalité ou un esprit agonistique; elles travaillent parfois par sollicitude ou pour la simple nécessité d’obtenir un salaire. De nombreux travaux sur le care ont bien mis en relief la précarité économique de plusieurs travailleuses et travailleurs du care, de même que les situations de domination et d’épuisement qu’il leur faut affronter (Molinier 2010; Guberman 2003[10]).

Bref, si l’attention d’Arendt a surtout été portée vers les grands actes et discours, « le care est d’abord l’attention à cette vie ordinaire » (Laugier 2009 : 165) et à ces héroïnes et héros ordinaires qui veillent, souvent dans l’ombre, à répondre aux besoins. Le care est aussi, comme nous le verrons maintenant, attention aux paroles de l’autre. L’héroïne ou le héros du care n’est pas principalement celle ou celui qui parle avec éloquence, mais d’abord et surtout – pace Arendt – la personne qui sait écouter.

Écouter avec attention : habileté dialogique fondamentale

Dans les pages précédentes, nous avons noté que le care met à l’honneur besoins et interdépendances, plutôt que droits et autonomie. Or, voilà précisément pourquoi sa réception a été si controversée – non seulement auprès de plusieurs féministes libérales, mais aussi auprès de nombreuses théoriciennes du handicap (Keith 1992; Morris 1995). Ces dernières reprochent au care d’avoir tendance à décrire le travail de soins prodigué aux personnes handicapées comme un « lourd fardeau » (un « sale boulot », pour reprendre les termes de Molinier (2010 : 166)), peignant ainsi un portrait infantilisant des personnes qui bénéficient du care et un portrait exalté de celles qui le prodiguent (Morris 1995)[11]. L’aspect qui est aussi problématique, selon ces théoriciennes du handicap (et pertinent pour nous), c’est que le care accorderait une importance démesurée à la notion de besoins et à l’exigence d’y répondre de façon « personnalisée » et attentive. Pour Jenny Morris (1997), il y a dans cette grammaire des besoins un dangereux paternalisme et il lui paraît évident que ce sont les destinataires de soins qui doivent définir leurs besoins. Le célèbre slogan « nothing about us without us » traduit fort bien la réaction de plusieurs par rapport aux travaux de Noddings et de Tronto.

Morris n’est pas la seule à avoir sonné l’alarme quant aux dangers de paternalisme qui semblent logés au coeur du care. La même accusation a fusé de toutes parts depuis 1982. Et c’est en partie afin d’y répondre que plusieurs féministes du care ont insisté sur l’importance de l’écoute dans les saines relations de soins et dans tout projet sociopolitique de l’ordre du care. Bien que les théories du care aient, dès le départ, accordé une grande valeur à l’attention et à l’écoute (Noddings 1984; Ruddick 1995), elles ont de plus en plus insisté sur ces habiletés communicationnelles au fil des années et, ce faisant, sont venues secouer la tradition logocentrique occidentale.

Depuis Aristote en effet, la philosophie a affirmé que ce qui est au coeur de la bonne citoyenneté, c’est la parole, le logos (Aristote 1993 : 91 [1253a7-20]). C’est par l’intermédiaire du langage que l’être humain se différencie des animaux, qu’il exerce sa liberté et brille dans la sphère publique. Si la parole est associée à l’action, à la liberté et à la pensée par Aristote, le silence et l’écoute sont envisagés comme synonymes de passivité, de servilité et d’ignorance. Or c’est en faisant appel à ces vieilles dichotomies aristotéliciennes qu’Arendt décrit l’action comme parole (1983 : 235) : « L’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait ». La phénoménologie de l’action arendtienne (reprise par Jürgen Habermas et bien d’autres depuis) se base sur la notion clé selon laquelle toute action qui n’est pas accompagnée de parole n’existe en quelque sorte pas : « une vie sans parole et sans action […] est littéralement morte au monde », insiste Arendt (1983 : 233).

Bien qu’il ne soit guère controversé d’affirmer que la parole est décisive pour le vivre-ensemble, il faut reconnaître que ce panégyrique du verbe vient jeter de l’ombre sur l’écoute et le rôle indispensable que celle-ci joue dans la délibération et la justice sociale. Arendt ne dit en effet presque rien au sujet de l’écoute et du silence, ceux-ci étant relégués à la sphère privée et associés au travail et à l’oeuvre. Certes, Arendt n’est pas la seule à concevoir l’action presque uniquement en termes de parole; elle ne fait que s’insérer dans une longue tradition intellectuelle qui n’a guère théorisé l’écoute. Si nous insistons ici précisément sur cette philosophe, c’est parce que c’est avec elle que le care est entré en conversation. Or nous estimons évident qu’il y a antinomie entre la vision arendtienne du politique et celle du care, puisque celui-ci est venu interroger « le » grand principe de la phénoménologie de l’action d’Arendt, soit qu’il n’y a pas d’acte véritablement politique sans parole.

En effet, c’est bien l’écoute (plus que la parole) que la spécialiste des relations internationales Fiona Robinson (2011) a mise à l’honneur. Celle-ci a montré qu’obtenir un siège à une table de négociations signifie peu en l’absence d’une véritable capacité d’écoute chez tous les participants et participantes. C’est pour cette raison que Fiona Robinson (2011 : 12) nous invite à penser une éthique des relations internationales qui accorde plus d’importance aux valeurs dialogiques comme l’attention à l’autre, la confiance et l’écoute. Sevenhuijsen, Tronto et Noddings ont elles aussi insisté, dans leurs travaux respectifs, sur l’importance de mieux théoriser l’écoute, y voyant un moyen d’éviter l’écueil du paternalisme et de bien répondre aux besoins particuliers de l’autre. Selon Tronto (2010), l’un des signes évidents qu’un établissement ou un individu n’offre pas du « bon care » est lorsque les besoins sont prédéfinis. Personne ne devrait présumer des besoins : une écoute attentive du ou de la prestataire de soins s’avère essentielle pour respecter son autonomie (Tronto 2010 : 165).

Les féministes du care n’ont pas souligné l’importance de l’écoute afin d’en faire un éloge naïf ou encore d’inviter précisément les femmes à cultiver ou à célébrer ces habiletés. La plupart ont bien compris et noté que le succès du patriarcat a été possible en partie grâce au fait que les femmes ont accepté d’être reléguées au silence et à l’écoute. Les théories du care affirment plutôt que la « voix » ne peut se penser sans l’écoute et que tout projet d’émancipation dépend étroitement de la capacité d’écoute des plus puissants. C’est ce qu’illustre bien le passage de l’ouvrage In a Different Voice cité en exergue (Gilligan 1993 : xvi) : « parler exige d’être écouté et entendu; parler est un acte profondément relationnel[12] ».

Ce qui pourrait être vu comme une platitude évidente ne l’est pourtant pas. Le plus rapide survol de l’histoire des idées montre bien qu’une conception radicalement relationnelle de la « voix » n’a presque jamais été mise en avant. Les féministes du care ont parfaitement compris que l’une des raisons pour lesquelles presque aucun ni aucune philosophe politique n’ont insisté sur l’écoute tient à que l’on a tout bonnement tenu pour acquis qu’il est facile d’écouter. Le care vient contrecarrer ce présupposé naïf et lourd de conséquences en insistant sur le fait que l’écoute véritable est des plus difficiles et mérite d’être théorisée au même titre que la parole. Jill M. Taylor, Carol Gilligan et Amy M. Sullivan (1995) ont saisi sans contredit ce défi de l’écoute dans leurs recherches auprès de jeunes filles noires américaines dites à risque (pauvreté, décrochage, etc.). Les trois chercheuses ont montré que le problème clé pour ces jeunes filles n’était pas de parler, d’exprimer publiquement et fortement leurs besoins ou indignation, mais plutôt d’être entendues : « Ces jeunes filles ont une voix, elles sont parfaitement capables d’une parole à la première personne, mais […] personne n’écoute » (Taylor, Gilligan et Sullivan 1995 : 1).

S’il est aisé de penser à ce que voudrait dire l’« écoute » d’un ou d’une proche ou encore d’un aidant naturel ou d’une aidante naturelle, il est moins facile d’imaginer ce que constituerait une institution qui écoute véritablement. Comment, en effet, arriver à réaliser cette « attention institutionnalisée » qu’appelle Sevenhuijsen de ses voeux? Il faut « rendre le monde attentif » (Garrau 2012 : 116) – mais comment? Quelques pistes de réflexion ont été proposées, mais celles-ci demeurent assez vagues. Selon Robinson (2011), c’est par la pratique des activités de soins que nous pouvons cultiver les capacités d’écoute : il faut donc revaloriser celles-ci et inviter tous les citoyens et citoyennes à y prendre, régulièrement, une part active (Robinson 2011 : 12). De son côté, Sevenhuijsen (2003) insiste sur le fait qu’une « écoute » véritable impliquerait surtout de meilleurs processus de consultation au moment de l’élaboration et de la mise en application de politiques publiques.

Bien que Sevenhuijsen (2003) affirme qu’il est possible de penser une « administration publique réceptive », elle est convaincue – comme plusieurs – qu’une « bureaucratie care » est, au final, un oxymoron. En effet, rares sont les travaux qui interrogent l’idée que les structures bureaucratiques sont nécessairement un obstacle au bon care et à l’« écoute attentive[13] ». Rutger Claassen (2011), Deborah Stone (2005) ainsi que Fisher et Tronto (1990) suggèrent tous et toutes que le care livré au sein de larges institutions bureaucratiques est presque inévitablement compromis par les règles et la procédure qui y abondent et qui sont imposées d’en haut. Ces règles rendraient caduque, à leur avis, la possibilité pour un ou une fonctionnaire de première ligne (policier ou policière, infirmière ou infirmier, travailleur social ou travailleuse sociale) d’offrir des services ou des soins de façon « personnalisée ». Nakano Glenn (2000) croit que les institutions bureaucratiques compromettent l’autonomie des donneurs et des donneuses de care, car leurs structures hiérarchiques, leurs règles et leur procédure standardisée empêchent les membres du personnel d’user de leur bon jugement et de leur discrétion dans la prestation des soins. C’est pour ces raisons que Sevenhuijsen et Tronto en appellent à des institutions non hiérarchiques, plus flexibles et plus petites, pour qu’une place plus grande soit accordée à la discrétion des infirmières ou des infirmiers ou encore d’autres fonctionnaires de première ligne (Tronto 2013 : 157).

Si nous mentionnons ici les jugements sévères prononcés par le care à l’endroit de la bureaucratie et de ces institutions « qui n’écoutent pas », c’est que ces réflexions sont révélatrices d’une tension au sein de la littérature, tension qui expliquerait en partie, selon nous, pourquoi il est difficile de théoriser l’institutionnalisation du care. Pour le dire schématiquement : si l’éthique du care a insisté sur l’interdépendance, la sollicitude et l’attention au particulier, la « politisation » et l’institutionnalisation du care semblent réclamer le contraire[14]. Par exemple, il paraît difficile de penser des politiques publiques en matière de soins de santé ou de garderie qui ne feraient pas une certaine violence à l’éthique du care, puisque le recours à certaines règles, à une procédure donnée et à des normes « standardisées » (qui, selon plusieurs, sont nécessaires pour prévenir l’abus) viendrait contrecarrer l’attention au particulier et l’exercice de cette « discrétion » que plusieurs célèbrent (Tronto 2010 : 161-162). On répondra qu’il est possible de contourner cette difficulté en appelant à moins de règles et de procédure, ou en créant des politiques publiques « adaptées » à certains secteurs de la société. Cependant, il demeure vrai que, si l’on accepte la définition de l’éthique du care comme « réponse pratique à des besoins spécifiques qui sont toujours ceux d’autres singuliers » (Laugier 2009 : 167), il y a effectivement une tension entre cette éthique et sa traduction en programmes et en institutions étatiques. Et c’est précisément cette tension que relève Nancy Foner dans The Caregiving Dilemma (1995 : 153) : « Les institutions bureaucratiques opèrent sur la base de règles générales, alors que la nature du travail de care est l’attention à l’individu particulier. »

Il ne faut pas conclure qu’il est impossible de penser l’« institutionnalisation » du care ou que l’on ne peut pas passer de l’éthique au politique. Toutefois, nous croyons qu’il est important de reconnaître la présence d’une tension réelle ici. Car c’est celle-ci qui expliquerait en partie pourquoi relativement peu de personnes se sont aventurées au-delà des grands principes normatifs et pourquoi certaines ont même cru préférable d’abandonner l’État-providence généreux (trop bureaucratique) au profit de la société civile ou de partenariats privé-public (par exemple, Sevenhuijsen). Nous croyons pourtant, avec Stivers (1994) et Marilyn A. Ray (1989), qu’il n’est pas impossible de penser une bureaucratie care et qu’un féminisme du care devrait adopter avec force un positionnement à gauche sur l’échiquier politique. Ce positionnement, il nous semble, devrait mener les théories du care à défendre la désirabilité d’un État-providence progressiste et généreux, ce que trop peu d’Américaines ont fait de façon explicite. À l’instar de Molinier et Laugier (2010), nous estimons que « le care est bien une idée de gauche » et que, en ce sens, il doit impérativement tenter de réconcilier les principes de son éthique avec des structures étatiques et bureaucratiques. On devrait donc, selon nous, au cours des prochaines années, creuser du côté des travaux faits par les féministes Stivers (1994), DeLysa Burnier (2003) et Karen Lee Ashcraft (2011) en administration publique.

Penser l’institutionnalisation du care : avec ou sans le néorépublicanisme?

Notre article a souligné deux éléments provenant des théories du care et, ce faisant, a tenté de montrer pourquoi le care n’est pas compatible avec l’oeuvre d’Arendt. Pour la question tant des besoins que de l’écoute, Arendt a épousé des positions contraires à celles qui sont défendues par le féminisme du care. Au-delà d’avoir indiqué ce qu’il y a d’« intempestif » dans le care et de souligner son peu d’affinités avec les idées d’Arendt, nous aimerions aussi suggérer que l’une des principales tâches qui devraient occuper les théoriciennes et les théoriciens du care pendant les années à venir est de penser des institutions axées sur le care.

Dans des travaux récents, Le Goff et Garrau ont suggéré que les théories néorépublicaines pourraient être utiles dans la poursuite de cette tâche. Nous savons que, dans la foulée des travaux importants de J.G.A. Pocock et de Quentin Skinner, la tradition républicaine a connu un renouveau fulgurant depuis trois décennies, dans le monde universitaire tant anglo-saxon que français[15]. De nombreux philosophes politiques ont en effet proposé un retour à plusieurs textes classiques républicains (par exemple, à ceux de Machiavel, de Harrington, de Montesquieu, d’Arendt). Aux yeux des adeptes du néorépublicanisme d’aujourd’hui[16], il est évident que ces textes nous offrent de riches ressources intellectuelles pour critiquer tout un pan important de la tradition libérale et aussi pour revigorer nos pratiques citoyennes.

Or, l’idée de marier le care et la pensée néorépublicaine semble, de prime abord, plutôt convaincante. Après tout, ces deux littératures se sont définies en partie par opposition au libéralisme et les deux célèbrent des conceptions relationnelles du sujet (Garrau 2012). De plus, les deux sont fortement sous-tendues par un souci pour la question de la vulnérabilité[17]. Cela dit, le care a une analyse plus fine de la vulnérabilité à nous offrir. En effet, si les écrits néorépublicains considèrent peu les aspects positifs de la dépendance, le care reconnaît d’emblée que ce ne sont pas toutes les situations de dépendance ou de vulnérabilité qui sont mauvaises et qui demandent à être dépassées, comme l’ont bien noté Garrau et Le Goff (2009). Ainsi, bien que ces deux auteures nous invitent à orchestrer une conversation entre théories du care et néorépublicanisme, elles ne le font pas, de leur côté, de façon inconditionnelle.

En guise de conclusion, nous aimerions ajouter deux autres bémols à ce dialogue entre néorépublicanisme et care. D’abord, il va de soi, selon nous, que toute tentative de mêler féminisme du care et républicanisme doit d’emblée exclure les auteures et les auteurs néorépublicains qui puisent leur inspiration chez Arendt et qui sont fort nombreux, comme l’a bien noté Iseult Honohan (2003 : 111)[18]. Ainsi que nous l’avons souligné plus haut, les dichotomies arendtiennes qui sont essentielles à sa pensée (public et privé, besoins et liberté, etc.) font violence à plusieurs principes du care. Bien que Pettit se soit distancié du républicanisme arendtien, le même constat ne s’applique pas à tous les néorépublicains et néorépublicaines. Il est donc important pour les penseuses et les penseurs du care de garder cela en tête lorsqu’ils se tournent vers le néorépublicanisme contemporain, afin que la riche perspective du care sur les besoins, la parole et la distinction entre public et privé ne soit pas compromise.

Notre second bémol soulève un enjeu philosophico-politique plus complexe, soit un enjeu concernant la désirabilité de la discrétion dans la prestation des soins et des services. Comme nous l’avons noté plus haut, l’une des raisons pour lesquelles plusieurs théoriciennes du care ont exprimé des réticences à l’endroit des grandes institutions bureaucratiques tient à ce que celles-ci sont envisagées comme contraires à l’exercice du « bon » jugement lié au care, soit un jugement éthique qui repose sur l’attention au particulier, alors que les normes et la procédure qui définissent une grande institution vont généralement dans un autre sens. Pour plusieurs, le « bon care » semble se définir principalement par l’exercice d’une bonne « discrétion » de la part des donneuses et des donneurs de soins (Tronto 1995 et 2013). Or cet appel à une plus grande discrétion va à l’encontre de ce que plusieurs néorépublicaines et néorépublicains ont considéré comme essentiel pour la liberté, c’est-à-dire l’absence de pouvoir arbitraire ou discrétionnaire (voir Pettit (1997)). On pourra rétorquer qu’il y a une importante distinction à faire entre discrétion et arbitraire, mais cette distinction n’a jamais été l’objet d’une discussion soutenue dans les écrits sur le care jusqu’à maintenant. Nous croyons qu’il est impératif de mettre en chantier cette discussion.

Nous terminerons en suggérant que, plutôt que de s’intéresser principalement à ce que le néorépublicanisme a à offrir aux théories du care, il serait peut-être, au final, encore plus important de songer au regard critique que le care pourrait offrir à l’endroit de la tradition républicaine[19]. Il s’agit, d’après nous, d’une longue tradition dont les angles morts sont importants, particulièrement du point de vue féministe. On pourrait, par exemple, faire appel au féminisme du care pour critiquer les relents de machisme qui se trouvent dans plusieurs écrits républicains et néorépublicains. Comme nous l’avons vu dans notre brève discussion des « héros » arendtiens, le républicanisme cède parfois – dans son éloge de la virtù et du courage – à une célébration quelque peu déroutante d’un esprit agonistique conflictuel et de la soif de grandeur, laissant dans l’ombre sollicitude, coopération et confiance. Si Garrau croit que le genre de « démocratie de contestation » défendue par un néorépublicain comme Pettit est analogue à ce qui est défendu par le care, nous estimons que ce qui donne à ce dernier une potentialité critique significative est qu’il accorde une place beaucoup plus importante à la confiance, à la sollicitude et à l’écoute de l’autre que ne le permet une démocratie de contestation à la Pettit.