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Dans une période où les débats publics sur la prostitution se multiplient dans la plupart des pays occidentaux et où de nombreux ouvrages témoignent de leur polarisation, y compris à l’intérieur du féminisme, il n’est pas sans intérêt de proposer une perspective historique sur la question. Publié dans la collection « Les Fondamentaux du féminisme anglo-saxon » (dirigée par Frédéric Regard), l’ouvrage Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du xixe siècle : la croisade de Joséphine Butler réunit deux séries de textes : la première a trait au contexte du combat de Joséphine Butler contre les lois sur les maladies contagieuses adoptées par le Parlement anglais de 1864 à 1869 et la seconde présente quelques-uns de ses écrits sur le sujet. Ces deux séries de textes sont toutefois précédées par une longue introduction de 136 pages, l’intérêt principal de l’ouvrage résidant dans la qualité de l’analyse que l’on y trouve.

Les 30 premières pages de cette introduction présentent Joséphine Butler et son époque; la centaine de pages qui suivent analysent sa pensée, son combat et ses rapports avec le mouvement féministe.

Née en 1828 dans une famille de dix enfants de la haute bourgeoisie et mariée à un universitaire et homme d’Église, Joséphine se conforme au rôle effacé et discret dévolu aux femmes de ce milieu, comme cela paraissait très probable. Son père, cependant, avait été de tous les combats défendus par les libéraux (pour la réforme du droit de vote, contre l’esclavage dans les colonies britanniques et pour les réformes agricoles) : dès son plus jeune âge, elle le vit signer des pétitions, donner des conférences publiques et témoigner devant des commissions parlementaires. Elle a aussi eu comme modèle une de ses tantes, lectrice attentive de Mary Wollstonecraft, qui se déguisait en homme pour assiter à des séances du Parlement. La maison familiale était par ailleurs ouverte à des gens venus de toute l’Europe et elle acquit jeune des compétences linguistiques en italien et en français, de même que le goût de la justice sociale. Plus tard, à 23 ans, elle épouse Georges Butler dont elle aura quatre enfants. Tout au long de ses combats, elle a pu jouir de son soutien indéfectible, même au détriment de sa propre carrière. Ne lui avait-il pas exposé dans une lettre, pendant leurs fiançailles, sa conception du mariage comme « une union fondée sur une égalité parfaite, avec de part et d’autre une liberté absolue laissant le champ à l’initiative personnelle en pensée et en action et au développement individuel » (p. 12)?

Après avoir habité Oxford et le sud-ouest de l’Angleterre, le couple s’installe dans le nord à Liverpool où Georges s’était vu offrir la direction d’un collège. Joséphine s’occupe alors de diverses bonnes oeuvres et crée un refuge pour femmes « déchues » repenties, alors que, parallèlement, elle s’engage dans divers combats féministes. Dans le contexte de son opposition à la « doctrine des sphères séparées », l’éducation des filles devient un de ses objectifs. Son premier engagement public sera la présidence du Conseil du nord de l’Angleterre pour la promotion de l’éducation supérieure des femmes. Les féministes de l’époque victorienne, comme celles d’autres pays du monde occidental, combattaient aussi pour la place des femmes dans le monde du travail, leur statut légal et leur rôle dans le monde associatif et politique local, le contrôle des naissances et le droit de vote. Sur la plupart de ces enjeux, Joséphine Butler s’est engagée à leur côté.

Son combat principal demeure toutefois la défense des prostituées et l’opposition aux lois sur les maladies contagieuses, votées en 1864, en 1866 et en 1869. Tant les sociétés religieuses moralisatrices que les résultats des enquêtes sur le terrain avaient prôné, sans succès, pendant les années 1830-1840 l’interdiction pure et simple de la prostitution. Au cours des années qui suivent dominent les prises de position « sanitaristes » qui cherchent à gérer ce « mal social » (p. 22) estimé impossible à éradiquer. Les prises de position des professions médicales ont alors servi de soutien scientifique au gouvernement qui, nouvellement engagé dans la santé publique, a brandi la menace de la syphilis sur la santé des militaires et fait voter en catimini en 1864 une première loi permettant à la police d’arrêter toute femme soupçonnée d’être une « prostituée professionnelle » (p. 23).

Cette dernière avait alors l’obligation de passer un examen gynécologique et, si elle était porteuse d’une maladie vénérienne, la police pouvait l’hospitaliser de force durant une période pouvant se prolonger plusieurs mois. Cette loi s’appliquait à huit villes portuaires ou de garnison et les deux lois suivantes en ont étendu la portée à onze nouvelles villes.

Déjà consciente des préjugés sexistes des collègues de son mari, et indignée du « double standard » dont les femmes étaient victimes en matière de sexualité, Butler voit dans les nouvelles lois la reconnaissance politique et juridique de cette idéologie dominante et elle engage le combat, s’immisçant ainsi publiquement dans le domaine de la sexualité, démarche alors formellement interdite aux ladies. Plus prudentes, la grande majorité des féministes choisissent de rester en marge de cette lutte et, à cause de leur pression, Butler doit renoncer à la présidence du Conseil pour la promotion de l’éducation supérieure des femmes. Outre ce rejet de la part des féministes, son engagement provoquera de façon générale un déferlement de violence verbale et physique inimaginable. Profondément religieuse, Butler se sent investie d’une mission et rien ne l’arrêtera dans sa « croisade » (p. 52) contre les lois sur les maladies contagieuses. Cette bataille se soldera par une victoire dix-sept années plus tard en 1886.

La première partie de l’introduction, que nous devons à Florence Marie, se divise en trois temps : d’abord les premières années de la campagne, soit de 1869 à 1874, pendant lesquelles Butler prendra la tête de la Ladies’ National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts (LNA), pendant de l’association masculine visant le même objectif, mais qui avait choisi d’exclure les femmes. Cette association a été la première organisation politique exlusivement féminine en Grande-Bretagne[1]. Suit la période de l’extension de la lutte, de 1874 à 1886, alors que Butler se rend sur le continent en cherchant à s’allier à des réseaux en France (bien connue pour sa réglementation de la prostitution[2]), en Italie et en Suisse. Elle rédige aussi pendant cette période une centaine de courts ouvrages et opuscules dont les deux tiers portent sur ces lois. Cette section de l’introduction se termine par un résumé des suites du combat après 1886. Non dissoute contrairement à son pendant masculin, la LNA poursuit alors la lutte dans l’Empire, en particulier en Inde. Elle combat aussi sur le terrain national les multiples « mouvements pour la pureté » (p. 38), ne pouvant cautionner leur attitude répressive envers les prostituées.

Vient ensuite la partie la plus longue de l’introduction qui, sous la plume de Frédéric Regard, consiste en un essai intitulé « Lost : Joséphine Butler et le mystère des filles perdues ». Après une visite en 1866 à un refuge pour filles « de mauvaise vie », Butler s’interroge sur ce qui a pu conduire des jeunes filles autrefois « intégrées dans un tissu social » à devenir ces « pécheresses indigentes croupissant dans une cave infâme » (p. 20). Ce qu’elle considère comme un mystère l’amène à faire enquête sur l’itinéraire de ces filles et elle en viendra à la conclusion qu’elles sont les victimes d’une profonde injustice sociale, d’un scandale dont la véritable responsabilité ne réside aucunement dans la dépravation des femmes, comme on le disait, mais dans le comportement de ceux qui les ont conduites à cette situation. L’adoption des lois contre les maladies vénériennes traduit pour elle une connivence entre trois pouvoirs, soit le militaire, le médical et le politique, connivence qui assure la protection des coupables et la désignation des victimes comme responsables de leur sort et du danger qu’elles font courir à la société. Mettre la sexualité sur la place publique ne pouvait que développer la politisation des relations entre les hommes et les femmes. C’est dans ce contexte que Butler mènera son combat.

Le raisonnement de Butler repose sur une argumentation en quatre points. En premier lieu, l’argument féministe : pour elle, ce n’est pas la prostituée qui doit être pénalisée, mais le consommateur, ce qui représente une perspective courante à l’heure actuelle, mais qui était totalement à contre-courant à l’époque. Forme d’esclavagisme, la prostitution ne relève en rien d’une ontologie du vice, mais de la nécessité pour certaines femmes de vendre leur corps pour subsister : « il ne s’agit pas tant de vice inné que d’écomomie politique et sociale » (p. 81). Ce qui amène Butler à affirmer un principe alors révolutionnaire : « le droit de chaque femme à l’intégrité souveraine de sa propre personne » (p. 81). L’argument constitutionnaliste vient en deuxième lieu. Remontant aux sources du droit britannique, Butler insiste sur la défense des droits individuels devant l’arbitraire du pouvoir politique et économique. Comparant à un viol les examens gynécologiques obligatoires avec utilisation du spéculum, elle identifie les lois adoptées à une menace contre les libertés anglaises. L’argument moral est invoqué en troisième lieu, car, avant d’être une affaire d’État, la sexualité relève, selon Butler, de la seule responsabilité individuelle. Par son intervention, le gouvernement vient ainsi neutraliser la faculté éthique des individus.

En quatrième lieu, le dernier argument, mais non le moins important, est l’argument religieux. Si Butler décrit son combat comme une croisade, c’est que pour elle le principe d’égalité entre les sexes repose sur la « norme du Christ » (p. 104) qui seule peut contrer la « double norme » (id.) en matière de sexualité entérinée par le Parlement anglais. La ferveur religieuse est au coeur de sa lutte, et c’est en partie ce qui explique pourquoi Butler n’a pas été suivie par les féministes de l’époque ni reconnue par celles qui sont venues après, la laïcité étant quasi consubstantielle à la pensée féministe. Manifestement admirateur de Butler, l’auteur de cet ouvrage cherche à la réhabiliter aux yeux des féministes en démontrant que son attitude profondément religieuse n’est aucunement incompatible avec un véritable féminisme.

Regard développe ensuite les stratégies utilisées par Butler pour convaincre. La première consiste à provoquer l’agitation politique, Butler entendant par là le remplacement de l’action individuelle par la politisation de la présence féminine sur la scène sociale. Elle estime essentiel de s’appuyer sur la force collective seule capable de mobiliser l’opinion publique. Butler sait qu’elle s’engage dans une guerre et recommande à ses troupes d’« agir agressivement » (p. 105) et de « prendre d’assaut » (p. 106) le système. Ses tactiques d’intervention afin de désindividualiser le combat et de toucher les hommes comme les femmes ont été variées, allant des enquêtes sur le terrain aux réunions publiques, de l’utilisation de la presse à grand tirage et du lobbying parlementaire aux manifestations, aux pétitions et à la création d’associations et de sociétés, sans négliger les affiches, manifestes et opuscules en tous genres. On peut certes dire qu’elle « venait d’inventer le lobbying féministe » (p. 110). Par ailleurs, ses modes d’action modifient l’image projetée par les féministes. Butler apparaît comme moins purement intellectuelle, comme sociologue et femme d’action, et se place, alors que peu de femmes réussissent à le faire, en position d’autorité.

Les succès de foule de Butler reposent aussi sur sa deuxième stratégie, la dramaturgie. Dotée d’un sens de l’organisation remarquable, accomplissant beaucoup de travail, ayant un flair politique exceptionnel et un charisme indéniable, elle possède aussi un grand art de la mise en scène, lui permettant d’attirer les foules. Son propos sexuel, provocateur de la part d’une femme, n’a certes pas non plus été étranger à son succès. Le 8 mars 1870, mille femmes viennent l’écouter à Nottingham; le 9, ce sont 700 travailleurs et travailleuses qui sont « au rendez-vous à Manchester » (p. 115) et ainsi de suite dans de très nombreuses villes. Ses textes et discours sont repris par les journaux, ce qui donne un effet multiplicateur à ses interventions publiques.

Regard identifie la troisième statégie de Butler à des ruses d’écriture, celle-ci jouant d’abord sur le patriotisme anglais contre l’ennemi français réglementariste. Elle s’identifie ensuite « à la pauvre femme égarée ayant retrouvé le chemin » à laquelle elle prête sa voix (p. 130). Par son intermédiaire, la prostituée, victime d’un système économique, est « invitée à se produire aussi comme sujet pensant et parlant […] capable non seulement de percevoir les contradictions de la société, mais encore de renverser la structure d’interpellation dont elle était la victime » (p. 135).

L’auteur conclut sur la pertinence historique de Butler dans la construction du féminisme anglo-saxon. Elle a su d’abord transformer l’image de la prostituée au xixe siècle. Elle a révolutionné également les méthodes du féminisme britannique en « inventant la stratégie de l’agitation politique et du lobbying » et « en introduisant […] dans le débat sur l’égalité entre les sexes une notion encore inédite : celle de l’intégrité inaliénable du corps de la femme, quel que fut son statut » (p. 141). Regard termine en précisant que « la puissante fascination exercée sur l’opinion publique par les récits “ obscènes ” de Butler fut analogue à l’engouement que susciterait très bientôt le “ detective novel ”, le roman d’enquête à l’anglaise » (p. 145), genre qui sera largement investi par les femmes en Grande-Bretagne[3].

L’ouvrage propose ensuite une anthologie comportant dix textes, tous déjà publiés, se rapportant à la prostitution et à son contexte, certains en faveur des lois et d’autres contre, un seul émanant d’une femme. Il s’agit d’extraits d’ouvrages, d’articles de journaux, de position de médecins ou de moralistes, de lettres d’appui à Butler. Puis l’ouvrage regroupe seize textes significatifs de Butler : extraits de discours, d’ouvrages, de lettres et d’articles permettant de se familisariser avec son style, ses arguments et ses prises de position.

L’ouvrage est complété par un tableau chronologique mettant en parallèle la vie de Butler, les faits marquants du féminisme en Grande-Bretagne et les événements politiques, sociaux et culturels du pays de 1802 à 1906, date du décès de Butler; s’y ajoute une bibliographie des ouvrages de Butler, des ouvrages sur elle et d’autres concernant la prostitution au xixe siècle (ce qui démontre que l’auteur du recueil possède une bonne connaissance des publications sur la prostitution en Angleterre et ailleurs); viennent à la fin un index des noms et un autre sur les notions.

Il faut le préciser, le combat de Butler ne peut aucunement être associé à celui des abolitionnistes actuelles qui cherchent à faire reconnaître la prostitution comme un métier à l’égal des autres et les prostituées comme des travailleuses du sexe. Butler demeure contre la prostitution, son combat se dirigeant strictement contre toutes les mesures qui s’en prennent aux prostitués. Elle serait certes de nos jours du côté de ceux et celles qui s’opposent à la prostitution en la considérant comme une atteinte à la dignité des femmes, à partir de la même argumentation avec, en plus, une profonde connotation religieuse. Contrairement à un grand nombre de recueil de textes qui se contentent d’une brève introduction, l’intérêt de l’ouvrage recensé ici réside évidemment dans les textes présentés, mais principalement dans l’analyse qui les précède.

Regard résume ainsi la réputation de Butler : de son vivant, elle a été tantôt « vilipendée, accusée d’avoir causé la mort de centaines d’hommes et de femmes en s’opposant aux Contagious Diseases Acts », tantôt « louée, voire révérée comme une sainte » (p. 9). Sa personnalité et son combat divisent encore les spécialistes, mais on reconnaît de plus en plus sa place comme l’une « des figures les plus importantes de la contestation féministe britannique au xixe siècle » (p. 10).