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La réflexion méthodologique et épistémologique est au coeur des pensées et des théories féministes depuis le xixe siècle. Au cours des dernières décennies, la reconnaissance du caractère partiel et androcentrique des connaissances produites par les sciences modernes a amené des intellectuelles et des chercheuses féministes à proposer d’autres modes d’appréhension du réel qui permettraient de construire des savoirs moins aveugles aux expériences des groupes sociaux dominés. Ainsi, la construction de la légitimité des études et des recherches féministes universitaires s’est notamment appuyée sur des postures épistémologiques et des propositions méthodologiques originales qui réarticulent le rapport entre objet d’étude et sujet de connaissance autour d’une praxis intégrant le projet politique féministe au projet scientifique. Ce sont les liens étroits entre le mouvement des femmes et le milieu universitaire féministe qui ont été le ferment de conceptions subversives de la recherche, ancrées dans le changement social et dans une praxis exigeante.

Cependant, peut-on encore parler de « méthodologies féministes »? En quoi les approches féministes de la connaissance ont-elles transformé les manières d’appréhender le réel et d’enquêter sur ce dernier? Alors que la majorité des nouvelles chercheuses féministes arrivent maintenant au féminisme par les études plutôt que par le militantisme (Bessin et Dorlin 2005), qu’en est-il du lien organique entre les luttes et la recherche féministe? Comment maintenir des pratiques méthodologiques subversives qui demeurent ancrées dans le réel actuel des rapports sociaux de sexe? Comment maintenir une posture critique des modes de fonctionnement de l’institution universitaire et des pratiques scientifiques dominantes qui continuent de contribuer à la reproduction des inégalités? La recherche féministe est-elle devenue un domaine de recherche comme les autres?

Les années 80 ont été riches d’écrits savants sur la méthodologie féministe au Québec (Dagenais 1986; Mura 1988), en France (Michard et Ribery 1982), dans le monde anglo-saxon (Harding 1987; Hill Collins 1989; Keller 1982) et dans les univers non occidentaux (Mohanty 1988; Moraga et Anzaldua 1983). Le sens accordé par les chercheuses féministes à la méthodologie n’a jamais été réduit à celui d’appareillage d’enquête : les conditions sociales et politiques de production et de reconnaissance des savoirs scientifiques ont toujours été au coeur des contributions féministes aux questions méthodologiques. Celles-ci se situent en effet à tous les niveaux de significations généralement accordées à la méthodologie : autant celui de la validation du processus de production des savoirs considérés comme scientifiques (critique interne des limites des savoirs existants et empirisme méthodologique), celui de l’élaboration de nouveaux appareillages ou approches d’enquête qui permettent d’accéder à des espaces autrement inaccessibles du réel et de transformer le rapport entre le sujet et l’objet d’enquête ou encore, finalement, celui des enjeux épistémologiques plus généraux relatifs au statut des savoirs, au caractère situé et partiel de l’ensemble des connaissances et aux critiques du positivisme hégémonique.

Les réflexions de Donna Haraway (1988) sur les « savoirs situés » (situated knowledge) et de Sandra Harding (1987) sur l’« épistémologie du point de vue » ont offert les solutions de rechange les plus prometteuses à l’empirisme méthodologique dominant qui a généralement pour effet de renaturaliser l’expérience féminine ou les groupes de sexe. Les méthodes, comme protocoles d’appréhension du réel, ne sont pas en soi féministes, c’est la façon de les utiliser et de problématiser le processus de production et de localisation des savoirs qui permet de produire des savoirs féministes et de subvertir les paradigmes scientifiques hégémoniques. Faire le choix d’utiliser une perspective féministe en recherche implique d’interroger le processus de production des connaissances lui-même, à tous les niveaux, et son ancrage dans les réalités sociales des femmes comme groupe historiquement négligé, invisibilisé et dominé par les approches masculines de la production de connaissances scientifiques (Landman 2006; Charron 2013).

Les termes de la réflexion ont certes changé depuis la publication de certains ouvrages, par exemple Feminism and Science (Keller 1982) ou Un savoir à notre image? (Mura 1991), mais les critiques et les questions soulevées alors apparaissent encore pertinentes. En effet, l’invisibilisation des femmes et la naturalisation des inégalités de sexe dans les sciences et humanités occidentales, du point de vue tant empirique que théorique, demeurent d’actualité. Du point de vue de l’organisation matérielle de la recherche elle-même, d’abord, les conditions de la mise en oeuvre de savoirs moins hégémoniques, plus éthiques et subversifs par rapport aux normes productivistes qui s’imposent progressivement dans le monde occidental, n’ont pas été réunies durant les dernières décennies. Par ailleurs, l’essaimage des écrits scientifiques sur l’épistémologie et les méthodologies féministes, largement publiés en langue anglaise, a été limité par des frontières et des hiérarchies linguistiques[1], nationales et disciplinaires qui expliquent, par exemple, en partie le caractère tardif de la participation des chercheuses francophones aux échanges théoriques sur l’intersectionnalité (Bourque et Maillé 2015) ou sur les fat studies dont le processus d’institutionnalisation universitaire est documenté par Audrey Rousseau dans le présent numéro de la revue Recherches féministes.

Dès le départ, la critique de l’androcentrisme des savoirs et des appareillages d’enquête utilisés dans les différentes disciplines en sciences sociales a aussi mené à l’élaboration de dispositifs de recherche permettant d’atteindre les dimensions les plus dissimulées du social : l’intime, le privé, l’indicible. La psychologie féministe, étudiée par Stéphanie Pache, est précisément née de ces critiques de la naturalisation du féminin, de l’instinct maternel, de la dévalorisation du point de vue des femmes dans les approches psychanalytiques, évolutionnistes ou même expérimentales. En effet, les travaux pionniers de Stephanie Shields (1975), contextualisés par Pache, ont bien montré que le sens accordé aux observations empiriques sur les différences entre les sexes en psychologie s’est transformé à mesure des changements de paradigme, mais que, chaque fois, le résultat réétablissait la hiérarchie de genre. La dimension politique des interprétations savantes était d’emblée posée comme un problème irréductible aux problèmes d’appareillages et de techniques d’enquête.

Ainsi, au-delà de la critique ou de l’intervention clinique, les nouveaux objets de revendication féministe comme la violence, le travail domestique ou même le caractère intersectionnel des inégalités vécues ne sont que difficilement concevables avec les outils théoriques dominant les sciences humaines. Ces objets demeurent encore difficilement objectivables par les chercheuses, car ils sont invisibilisés socialement, ils ont fait l’objet d’un travail incessant de naturalisation et de fragmentation cognitive. Par exemple, le travail de soin (care) ne peut être réduit au temps passé à réaliser un ensemble de tâches, car il comprend également des aspects émotionnels et cognitifs difficiles repérables, en premier lieu par les personnes qui l’exercent (Haicault 2000; Molinier 2013). Il est alors nécessaire d’élaborer de nouveaux dispositifs méthodologiques pour documenter les mécanismes de reproduction des inégalités tout en permettant de les rendre visibles, ce que propose l’article d’Isabelle Courcy, Catherine des Rivières-Pigeon et Marianne Modak à propos du travail domestique et parental intensif effectué par les parents d’enfants autistes. Le processus d’enquête comprenait trois étapes laissant aux personnes participantes le temps d’approfondir leur propre réflexion sur le travail qui fait partie des soins à assurer auprès d’un ou d’une enfant autiste, notamment à travers l’usage de la vidéo et de la photographie qui facilitaient la mise en lumière de dimensions du travail passées sous silence dans les récits initiaux (l’importance du bruit et des pleurs, par exemple). Dépassant la production de nouvelles connaissances, ce type de démarche méthodologique soutient la prise de conscience des inégalités structurant les relations conjugales, souvent occultées par des discours les ramenant à des préférences ou à des compétences individuelles.

Les choix méthodologiques effectués par Marie-Ève Lang dans le contexte d’une recherche sur la sexualité des jeunes femmes, et faisant ici l’objet d’un article, s’inscrivent également dans une perspective ayant pour objet de dépasser les normes sociales qui rendent certaines expériences indicibles, parce qu’elles sont définies comme illégitimes. Ici, le blogue « privé » devient un outil favorisant l’autonomie et l’agentivité, mettant à l’avant-plan la voix des participantes et leur subjectivité, tout en diminuant l’effet de hiérarchisation entre elles et la chercheuse. Les recherches féministes sont effectivement portées par l’enjeu éthique et politique des rapports de pouvoir constitutifs du processus même d’enquête (Allen 2011), comme en témoigne aussi le texte de Stéphanie Mayer et Diane Lamoureux. Les deux auteures expliquent comment, à l’intérieur d’un vaste projet de recherche, Inter-Reconnaissance, qui documente l’appropriation du langage des droits par les différentes composantes du mouvement communautaire québécois depuis les années 70, un langage commun et des compréhensions mutuelles ont pu émerger dans le temps. Mayer et Lamoureux présentent les effets négatifs sur la capacité de mise en récit des personnes interrogées de l’utilisation de catégories analytiques peu adaptées à l’expérience vécue de la lutte pour la reconnaissance de droits dont la mémoire ne s’organise pas à partir des mêmes registres discursifs, des mêmes catégories d’intelligibilité. Elles montrent ainsi que la question centrale des droits des femmes, notamment comme levier politique du changement social, est mieux étudiée avec le concept de « vie sociale des droits ».

Les notes d’action de Christine Labrie sur l’histoire orale, celle de l’association Histoire du féminisme à Rennes sur l’utilisation de l’histoire comme outil de diffusion du féminisme et celle de Ève-Marie Lampron sur la pédagogie féministe dans le contexte de l’enseignement de la méthodologie abordent également l’enjeu du rapport de pouvoir dans le cas de la transmission ainsi que de la construction des savoirs et des données.

De même, les « méthodes mixtes » (combinaison d’approches qualitatives et quantitatives) font l’objet de l’article d’Emmanuelle Turcotte qui illustre qu’elles sont de plus en plus perçues comme des outils pouvant soutenir la mise en évidence de savoirs et de pratiques invisibilisées, notamment en garantissant une plus grande reconnaissance aux approches qualitatives, privilégiées dans les recherches féministes, puisqu’elles sont alors assorties d’autres types de démonstrations, ce qui leur permet de bénéficier d’une plus grande reconnaissance scientifique. Turcotte montre bien toutefois que les choix méthodologiques ou d’appareillage d’enquête, quel que soit leur potentiel cognitif (ou épistémique), ne résolvent pas les rapports de pouvoir constitutifs des normes scientifiques en cours.

Au final, les innovations méthodologiques des recherches féministes ont-elles eu pour effet d’ébranler les certitudes post-positivistes qui dominent les sciences sociales? Les recherches féministes participent-elles à la consolidation d’un système de production des connaissances qui ne laissent plus d’espace et de temps aux recherches lentes et approfondies sur les inégalités de sexe, qui donnent la parole et légitiment le point de vue des femmes? Selon Pache, la psychologie féministe, comme d’autres expertises féministes dans l’institution universitaire, n’a pas rompu avec le positivisme et l’empirisme dominant. Plutôt que de contester les règles de constitution de la légitimité universitaire, la plupart des chercheuses féministes ont fini par s’y acculturer et chercher à en tirer profit. C’est aussi le danger qui guette celles qui voudraient croire que les « méthodes mixtes » pourraient changer le statut des approches féministes de la connaissance, selon Turcotte qui croit plutôt qu’elles pourraient avoir l’effet inverse et consolider le statut auxiliaire des approches qualitatives qui ne serviraient plus qu’à illustrer les résultats obtenus autrement.

Depuis les années 70, la capacité subversive des savoirs féministes a été appuyée sur la relation forte, organique, des chercheuses avec le mouvement féministe (Dagenais 1995 : 11) :

Issue du mouvement des femmes, dont elle fait partie intégrante, elle est nourrie par lui et contribue en retour à fonder ses diverses analyses, prises de positions et actions. En d’autres mots, la recherche féministe participe pleinement du mouvement social à plusieurs voix/voies qui vise la transformation en profondeur des rapports sociaux présentement oppressifs pour les femmes en vue d’une société juste et égalitaire.

La méthodologie féministe a donc largement consisté en la mise en oeuvre de ce rapport entre projet politique et production de savoirs (Ollivier et Tremblay 2000), notamment sur le mode de la recherche-action (participative) qui fait l’objet de l’article de Corinne Luxembourg et Dalila Messaoudi. Pour faire émerger la conscience du caractère genré de l’aménagement et de l’utilisation de l’espace urbain auprès des utilisatrices et des décideurs publics, les deux auteures ont élaboré un complexe dispositif de recherche participatif (avec consultations, élaboration de cartes mentales, ateliers d’écriture, etc.) dont l’objectif est de contribuer à des transformations sociales et à la conscientisation citoyenne de la dimension politique du rapport des femmes à l’espace.

C’est à partir de cette volonté de tenir ensemble science et politique que des réflexions épistémologiques et théoriques sur l’impasse du positivisme scientifique (même mené dans une visée féministe qui cherche à remplacer par des « savoirs vrais » des « savoirs faux » androcentrés) ont pu s’élaborer (Puig de la Bellacasa 2013). L’épistémologie du point de vue et les réflexions féministes sur le caractère situé et partiel de toutes les connaissances, même féministes, ont certainement contribué à faire admettre comme centrale l’idée que les rapports de pouvoir et de domination, notamment genrés, ne sont pas expérimentés de la même façon par toutes les femmes, et que la prise en considération de la diversité et du caractère intersectionnel des inégalités est nécessaire à la contestation des systèmes inégalitaires de pouvoir (Hill Collins 1997).

En effet, même si l’équilibre entre les chercheuses féministes et les militantes s’est modifié et que de nombreuses chercheuses n’ont que très peu de lien avec les groupes féministes, ce sont encore aujourd’hui les alliances avec des organisations politiques féministes, queer, transgenres ou défendant les droits des personnes issues de l’immigration qui permettent l’émergence, depuis le début des années 2000, de nouveaux secteurs de recherche en vue de rendre compte de différentes oppressions jusque-là peu réfléchies en milieu universitaire. Dans son texte, Rousseau montre, par exemple, comment les différents courants des fat studies sont le résultat de la rencontre entre des communautés politiques identitaires et des réflexions universitaires.

En même temps, la mise en cause des conditions de production des hiérarchies sociales, notamment entre celles et ceux dont le point de vue sur le monde est jugé valide parce qu’il est légitimé par l’institution universitaire et les autres, n’est plus autant d’actualité que durant les années 70 et 80, lorsque l’université fonctionnait moins sur un mode productiviste qu’aujourd’hui, mais aussi lorsque les recherches féministes universitaires étaient plus fortement ancrées dans le mouvement social lui-même. La fracture et la distance entre le milieu universitaire et les populations étudiées ou au nom desquelles il s’exprime parfois, de même que les exigences et les normes universitaires produisent des intellectuelles féministes d’abord centrées sur leur carrière et leur reconnaissance individuelle. Les initiatives communautaires, collectives, exploratoires, qui répondent aux besoins sociopolitiques de personnes engagées dans la transformation radicale de leurs milieux de vie sont, plus que jamais, difficilement conciliables avec la recherche scientifique et les impératifs de financement, de production et de reconnaissance institutionnelle. Les potentialités émancipatrices des théories méthodologiques et épistémologiques féministes ne pourront jamais se concrétiser uniquement dans l’univers de la théorie féministe dans l’espace universitaire. Les différents textes de ce numéro le rappellent tous à leur manière.

S’ajoutent aux textes déjà mentionnés, deux autres écrits hors thème; l’un est de Louise Toupin, qui revient sur la lutte pour un salaire au travail ménager pendant la période 1972-1977 et dégage quelques apports théoriques de ce débat; l’autre est de Christelle Lebreton, qui défend une approche matérialiste de la sexualité pour comprendre la manière dont la contrainte à l’hétérosexualité structure l’expérience des jeunes lesbiennes.