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Le projet exposé dans le présent texte est une recherche-action conçue pour interroger la place des femmes dans l’espace public, en mobilisant hommes et femmes à l’occasion d’événements ponctuels ou de périodes plus longues. Il s’agit en effet de répondre à une demande de la Ville de Gennevilliers[1] en établissant, dans un premier temps, un diagnostic des pratiques féminines de l’espace public et de leurs modes d’appropriation et, en proposant, dans un second temps, des préconisations. Ce projet s’étendant de novembre 2013 au début de l’année 2020, nous ne décrirons ici qu’un point d’étape.

Néanmoins, le premier axe de notre recherche-action focalisé en particulier sur les pratiques urbaines mérite d’être détaillé. À partir d’une démarche méthodologique ludique, celle des cartes mentales, nous avons mis en avant la première cartographie des espaces. Ce travail a été croisé avec des entretiens, dont la plupart ont été menés dans la rue.

Il s’agira d’expliquer, en premier lieu, le choix de la recherche-action comme cadre méthodologique et les déclinaisons qui en sont faites, tout en plaçant notre travail dans son contexte géographique et institutionnel. En deuxième lieu, nous présenterons les résultats obtenus et, en troisième lieu, les difficultés éprouvées au moment de la mise en oeuvre de notre recherche-action.

Contexte de la recherche-action

Cadre disciplinaire et méthodologique de la recherche-action

Le cadre scientifique de notre travail, s’il est interdisciplinaire, est majoritairement construit par des chercheurs et des chercheuses en géographie, aménagement et urbanisme. Aussi, le matériel métathéorique mobilisé est celui qui est lié à la spatialité comme « construction sociale », à la production de l’espace, à la façon de « faire avec l’espace ». Cette appréhension de l’habiter se traduit alors par un diagnostic des pratiques urbaines, des usages des espaces publics. Habiter est souvent réduit au fait d’avoir son domicile en un lieu; notre approche se veut, au contraire, dynamique (Lazzarotti 2006). Elle impose de penser la citadinité, c’est-à-dire la relation entre l’individu et la ville, comme un processus de coconstruction. Elle tient compte des compétences des habitantes et des habitants qui seraient à la fois la connaissance de la ville et la capacité à utiliser cette connaissance. Notre approche mobilise les questions de sentiment d’appartenance, d’appropriation, d’identité, de perception, de représentations spatiales et, plus largement, de ce qui permet de faire société en conscience. Le rapport à l’espace est donc autant lié aux représentations qu’aux expériences corporelles, physiques, à la perception de l’environnement, de ce qui le compose.

Le travail mené à Gennevilliers s’appuie sur ces rapports à la ville, aux espaces publics, notamment par ce qui constitue des « indicateurs de citadinité », soit le voisinage, la flânerie, la sociabilité, la mobilité, voire la plurimobilité…

Pour établir un diagnostic des pratiques féminines de l’espace public, nous avons choisi de placer le projet de recherche dans un contexte de recherche-action que nous souhaitons être une recherche-action intégrale, c’est-à-dire une recherche commune qui soit conduite par, pour, sur les actrices et les acteurs (institutionnels, économiques, habitantes et habitants…) et surtout avec toutes ces personnes. Notre volonté de procéder ainsi est motivée par le caractère très « implicationnel » que ce type de recherche nécessite. Il s’agit en effet de ne pas produire « seulement » un cadre de travail participatif proposé aux personnes visées par les chercheuses et les chercheurs engagés dans ce projet, mais aussi de faire produire et proposer des pistes de changements, de transformations possibles.

Plusieurs temps rythment ce travail. Tout d’abord, les premiers éléments de diagnostic, construits à partir d’observations et d’observations participantes, sont communiqués auprès de la population des quartiers visés par l’étude. La communication est réalisée par voie d’affichage d’un journal de recherche[2] (figure 1) et par des articles dans le journal mensuel municipal[3].

La première étape a pour objet de présenter le projet, d’ouvrir la discussion, de confronter les perceptions et les représentations. Ce travail permet de construire une phase de formation, de conscientisation auprès des femmes comme des hommes, phase qu’il est prévu de renouveler tout au long de la recherche-action. La communication s’appuie sur des temporalités déjà existantes et participant d’une tradition militante de la municipalité de Gennevilliers, telles que les différentes actions autour du 8 mars, journée internationale de lutte des femmes pour leurs droits, organisées par la mission égalité hommes-femmes de la Ville de Gennevilliers et les associations féministes de la commune, ou celle de la journée contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre. Cette participation indispensable n’est toutefois pas suffisante et se double de moments de communication plus indépendants, qui ont pour objet en particulier de former et d’informer par l’entremise de journées d’étude. Cette partie de la recherche-action a aussi pour objectif de créer les conditions de l’échange sur le processus même de la recherche « en train de se faire » et de l’intégration de nouvelles propositions. Elle répond donc aux nécessités d’information et de conscientisation, puis de présentation et de validation des résultats qui serviront d’appui à une amorce de changement.

Figure 1

Affichage du journal de recherche dans les halls d’immeuble

Affichage du journal de recherche dans les halls d’immeuble

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La recherche-action s’appuie sur différents dispositifs méthodologiques de collecte de matériaux, comportant deux phases : la première consiste en des observations et des observations participatives; la seconde correspond à la constitution d’un corpus de cartes mentales dessinées par les femmes et les hommes. La méthodologie globale est mixte et se nourrit autant des sciences humaines que de pratiques artistiques pour faire oeuvre commune.

Nous avons choisi d’orienter les premières collectes vers les mobilités piétonnes des femmes et des hommes. Notre objectif est de lire les pratiques de l’espace public, les différenciations sexuées. La carte mentale permet d’obtenir des représentations de l’utilisation de l’espace public, de rendre lisibles des marqueurs spatiaux. L’échantillon a été récolté sous forme de cartographie d’itinéraires (de Certeau 1990; Lynch 1994), c’est-à-dire des cartes mentales qui reproduisent une série de connexions en chaîne entre les points sélectionnés et les indices qui leur sont associés, méthode que nous avons modifiée en demandant aux personnes enquêtées de respecter un code couleur en fonction des trajets appréciés, de ceux qui sont mal aimés, voire qui font l’objet de détours et de ceux qui ne suscitent ni intérêt ni désaffection. L’échantillon de 102 cartes mentales a été réalisé en trois périodes principales et de quelques cartes dessinées au domicile des personnes : 1) en juin 2013, lors de la rencontre de 8 femmes qui étudient à l’école Femmes sans frontières (alphabétisation et acquisition d’un socle de culture générale pour favoriser l’autonomie); 2) en septembre 2014, durant le forum des associations, où les adultes s’inscrivent à des activités associatives culturelles et sportives ou y inscrivent leurs enfant; et 3) lors de réunions d’appartement.

La carte mentale peut être définie comme la représentation organisée qu’une ou un individu se fait d’une partie de son environnement spatial. C’est une représentation subjective de l’espace à partir des lieux habituellement fréquentés. La mémoire joue, dans ce processus perceptif, un rôle important. En effet, l’individu se souvient d’éléments marquants qu’il ou elle a pu retenir d’un lieu ou d’un parcours. Le but du dessin est en effet de reproduire l’image mentale, filtrée, mémorisée des lieux, des trajets. Le dessin déforme bien sûr les rapports scalaires et informe, de ce fait, quant aux préférences, aux pratiques des lieux.

Au terme des observations, l’objectif est de constituer une cartographie sensible des quartiers étudiés (figure 2), suivant les travaux de l’anthropologue Alessia de Biase (2015) à Paris, par exemple. Cette cartographie consiste à confronter la représentation cartographique et statistique classique à la représentation de la ville que renvoient ceux et celles qui y habitent à travers leur parole (labo-roulotte[4]) et leur représentation graphique. Les indicateurs qui en sont issus concernent la ville dans son ensemble et, plus finement, des types de lieux urbains.

Figure 2

Synthèse de la démarche de constitution d’une cartographie sensible

Synthèse de la démarche de constitution d’une cartographie sensible

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À cette première base doivent s’ajouter des approches artistiques, notamment par un atelier d’écriture non mixte afin que les paroles des femmes soient consignées par écrit. La non-mixité de cet espace permet d’établir un lieu commun, de mise en confiance nécessaire à la confrontation d’idées, de points de vue de même qu’à l’établissement de cheminements émancipateurs.

Ces situations diverses permettent d’interroger collectivement les analyses souvent binaires pour parvenir à l’émergence d’une hybridation des méthodes de recherche, mais aussi d’un tiers espace. Ce dernier est une autre manière de créer un collectif situé entre identité et altérité.

Gennevilliers : contexte géographique

Gennevilliers, comme beaucoup d’autres villes françaises, est héritière de la politique des zones à urbaniser en priorité (ZUP) qui devaient répondre rapidement à la situation de « mal-logement », tout en maintenant une proximité entre le lieu de travail et le logement. Or, le travail rémunéré d’alors est encore majoritairement masculin, les carrières professionnelles féminines sont courtes, souvent interrompues après la première naissance. Sortir du logement implique de s’émanciper de la tutelle familiale, du contrôle social, mais aussi de pouvoir recourir à des lieux communs pouvant permettre à la mère de sortir du quotidien clos.

Les politiques urbaines ne se sont intéressées à la question féminine qu’au début des années 80, en particulier avec les projets Développement social des quartiers (DSQ) pendant la période 1982-1988. Le DSQ est issu du rapport Dudebout, du nom de l’ancien maire de Grenoble, promoteur de la participation habitante à la prise de décision locale. Aussi le DSQ, placé sous l’autorité du maire, a-t-il pour vocation de décloisonner les interventions sectorielles et de traiter les problèmes dans leurs dimensions éducatives, sociales, économiques, préventives. Pensé et mis en oeuvre localement, ce dispositif devait permettre aux femmes de n’être plus seulement des occupantes silencieuses, mais des relais de la démarche de DSQ. Il y réussit en partie. Néanmoins, la lutte pour la place des femmes dans l’espace urbain se révèle d’autant plus difficile qu’il s’agit d’une construction sociale du territoire « après coup » et qu’elle ne va pas encore de soi pour l’ensemble de la société – acteurs institutionnels compris.

Représentatif de nombreuses villes de proche banlieue, de territoires urbains en pleine reconversion économique, le terrain gennevillois est une commune moyenne (43 000 personnes), situé au nord-ouest de la région parisienne, au nord du département des Hauts-de-Seine. Le territoire communal (1 200 ha) regroupe les quartiers d’habitation sur un tiers de son territoire. Les deux autres tiers comprennent, en parts égales, le port autonome de Paris ainsi que des activités industrielles et tertiaires. Le profil économique de la commune est celui d’un territoire, en situation de métropolisation, qui conserve encore une part importante de personnes salariées travaillant dans l’industrie et dans des activités de production et qui évolue vers une diversification économique, tertiaire.

Comme l’ensemble de la région parisienne, cette ville a connu durant les 30 années suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale la production de grands ensembles de logements collectifs. Elle a, par la suite, traversé les différentes périodes liées aux politiques de la Ville : Habitat et vie sociale (HVS), DSQ, Développement social urbain (DSU) et interventions de l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU 1[5] concernant les quartiers du Luth et des Grésillons; ANRU 2[6] concernant le quartier des Agnettes). Ce dernier dispositif s’illustre par des cahiers des charges homogénéisés sur l’ensemble du territoire national français. On trouve, par exemple, des opérations de « résidentialisation » pour l’ensemble de la période ANRU 1 et la séparation des aires de jeux pour enfants, de lieux de sports collectifs. La fin des travaux près de dix ans après ces préconisations permet de vérifier la séparation genrée des activités, bien qu’elle n’ait pas été souhaitée. Les programmes de renouvellement de la période ANRU 2 insistent sur une lecture genrée des espaces publics urbains en systématisant des marches exploratoires dans les diagnostics. Les deux types d’intervention ont l’intérêt d’illustrer le temps long de la ville, dans sa construction, sa rénovation, son évolution, dissocié du temps plus rapide de l’évolution de la société.

Suivant une longue histoire de militantisme pour les droits des femmes, la Ville de Gennevilliers a multiplié, au cours des dernières années, les actions publiques, dont la mise en oeuvre de marches exploratoires, d’études et d’analyses de quelques espaces publics par un petit groupe de femmes. Menées avec deux sociologues, Dominique Poggi et Marie-Dominique Suremain, ces promenades urbaines sont réalisées dans le contexte de la réflexion de réaménagement du centre-ville. Elles regroupent exclusivement des femmes. Ce faisant, la Ville a choisi de veiller à ce que les paroles féminines soient exprimées et entendues, notamment à l’occasion des concertations citoyennes d’opérations d’urbanisme et d’aménagements urbains. Le projet de réaménagement du quartier des Agnettes s’accompagne ainsi d’un cahier des charges obligeant la maîtrise d’oeuvre à s’engager dans des marches exploratoires avec les femmes du quartier pour tourner le nouvel urbanisme vers la construction d’espaces publics occupés en parts égales par les hommes et les femmes.

Dans ce contexte, la recherche-action est conçue comme un outil de citoyenneté. Le rapport politique des femmes à l’espace dépasse donc difficilement l’échelon local, de sorte que leur citoyenneté se trouve réduite non seulement par les « murs invisibles » (Di Méo 2011) qu’elles contournent, mais aussi par des dimensions spatiales restreintes. Ainsi, les marches exploratoires préalablement mises en place à Gennevilliers ont permis de dégager des préconisations d’aménagement de l’espace public pour répondre à des situations vécues comme anxiogènes ou désagréables, comme l’installation de plots pour empêcher le stationnement automobile ou permettre de passer sur un autre trottoir que celui où sont rassemblés les hommes qui fument devant un café. « Le plein exercice de la citoyenneté c’est pouvoir circuler librement dans la cité sans le moindre sentiment de crainte » dit Dominique Poggi dans un entretien accordé au journal Le Parisien en 2013.

Cela va néanmoins plus loin, le but de ce travail, par la mise en place d’une communauté (appelée en l’occurrence « coopérative urbaine d’invention »), ayant bien plusieurs objectifs : 1) rendre les femmes participantes actrices le plus possible de cette recherche; 2) faire de cette question une cause commune à l’ensemble de la population sans limite de genre; 3) construire une citoyenneté incluant la pratique concrète de la recherche pour l’invention de nouveaux droits. La sortie de la question de la place de la femme, hors d’un simple débat domestique, lui rend son caractère politique. Ainsi, le processus de mise en oeuvre compte autant que les résultats.

Résultats : mobilités et appropriations de l’espace public

Analyse du corpus des cartes mentales

Les cartes mentales associent la connaissance que les gens ont de leur environnement et leur expérience par la pratique de cet environnement. Nous formulons l’hypothèse suivante : plus les cartes fournissent de repères spatiaux, plus leur auteur ou auteure connaît le territoire communal et le pratique. Ces cartes permettent aussi d’aller au-delà d’un simple relevé physique des déplacements : elles donnent des indications quant à la perception des espaces. Les distorsions, la liberté à l’égard des échelles de représentation classiques, informent sur des contenus sensoriels (vue, audition, odorat…) et émotionnels. Les mémoires, les choix, conscients ou non, sont une simplification et une accumulation de ces différents éléments. En outre, par leurs décisions, les cartographes agissent sur leur espace, comme celui-ci agit sur leur propre personne, c’est-à-dire que l’expression de leurs déplacements, de leurs pratiques de l’espace public peut induire, ou renforcer, une perception de l’espace, un regard collectif.

Enfin, il est indispensable de noter que ces cartes ne sont pas stabilisées. Elles sont sans aucun doute différentes selon l’âge, l’expérience, le sexe, les activités, le ou les groupes sociaux, mais elles évolueront aussi dans le temps, selon l’environnement lors du dessin. Pour les analyser, nous avons donc réalisé des grilles afin de compiler les informations et des cartes de synthèse transposant les données de chacune des cartes mentales collectées.

Avec un minimum d’éléments de contextualisation (âge, date d’arrivée à Gennevilliers, quartier de résidence ou de travail) et une feuille blanche, nous avons demandé aux hommes et aux femmes de représenter leurs déplacements dans la commune en différenciant les parcours appréciés en vert, les parcours sans intérêt (ni aimé ni malaimé) en noir, les parcours faisant l’objet d’un malaise, d’une appréhension, d’une méfiance en rouge. En trait plein sont dessinés les trajets de jour (figure 3), en pointillés les trajets de nuit, en variant les couleurs selon le ressenti. Ce protocole a été mis en oeuvre à la mi-juin auprès du petit échantillon de femmes de l’école Femmes sans frontières, puis en septembre, lors de la journée du forum des associations à plus de 60 personnes.

Figure 3

Exemple de carte mentale

Exemple de carte mentale

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L’analyse de 102 cartes (tableau 1) également réparties selon le sexe tend à montrer que les femmes s’approprieraient plus largement le territoire communal que les hommes. Si ceux-ci le parcourent sans doute, ils ne représentent et ne citent que peu de quartiers sur les sept de la commune.

Tableau 1

Nombre de quartiers représentés sur les cartes mentales par les personnes enquêtées

Nombre de quartiers représentés sur les cartes mentales par les personnes enquêtées

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Lorsqu’on compte pour chacune des cartes le nombre de quartiers représentés, on observe trois éléments. Le premier montre que plus de femmes que d’hommes ne représentent aucun quartier, ou bien leur seul quartier de résidence. Elles sont aussi bien moins nombreuses que les hommes à dessiner deux quartiers. Cela nous amène à penser que, pour un tiers d’entre elles, les femmes ne s’approprient pas vraiment la ville et dépassent rarement le périmètre de leur quartier de résidence. Par contre, selon le deuxième élément, elles sont plus nombreuses à citer quatre, cinq, sept et huit quartiers. Voilà qui pourrait indiquer que, pour un tiers des femmes rencontrées, elles s’approprieraient plus de quartiers que les hommes, en y effectuant beaucoup plus de trajets, alors que les deux tiers des hommes ne s’approprient que deux ou trois quartiers. Ainsi, les femmes explorent et dépassent les « frontières » des espaces de leur quartier de résidence.

Le troisième élément observé permet de dire que dessiner trois quartiers concerne la majorité des hommes et des femmes : c’est la part la plus importante de l’échantillon. Ce serait donc le périmètre le plus parcouru où que l’on habite dans la ville.

La répartition des lieux fréquentés donne sur ce point des indications intéressantes : les femmes en nomment beaucoup plus. Cette réalité est cohérente avec le fait qu’elles sont davantage nombreuses que les hommes à fréquenter des espaces plus larges.

Tableau 2

Typologie des lieux représentés

Typologie des lieux représentés

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La précision des lieux cités est plus grande sur les cartes dessinées par les femmes que par les hommes.

Cette précision correspond aussi à des pratiques de la ville (tableau 2) qui sont plus liées à des tâches domestiques et familiales que les hommes. Ainsi, même s’il est indubitable que des hommes fréquentent les commerces, notamment les centres commerciaux, ils ne les citent quasiment jamais. Les usages des espaces végétalisés (allées Ben Barka, Manouchian, parcs des Sévines et des Chanteraines) sont fréquemment liés à l’accompagnement des enfants pour les femmes, tout comme le sont les usages des équipements sportifs (hormis le Centre nautique qui semble être plutôt lié à un usage individuel). On constate une fréquentation des transports publics plus importante par les femmes que par les hommes, observation notée dans d’autres travaux scientifiques et à propos d’autres villes.

Enfin, la synthèse cartographiée des données spatialisées (figure 4) recueillies sur les cartes mentales donne des éléments sur les pratiques et sur les représentations. Ainsi, aucune femme ayant dessiné la rue Georges Thoretton ne l’apprécie : quand elle est jugée par des femmes, c’est uniquement négativement. Ce jugement ne concerne que la fraction de la rue du côté de l’avenue Gabriel Péri. Il se passe exactement la même chose pour la rue Jean Jaurès, ainsi que pour l’avenue Pierre Timbaud. Les raisons mentionnées sont autant liées à des commerces vus comme très masculins (des cafés, par exemple), qu’à une ambiance esthétique (tristesse de lieu vieillissant, murs trop longs) qu’à des difficultés de circulation (à pied, avec des enfants, à vélo…) et de sentiment d’insécurité routière. À l’inverse, c’est le boulevard intercommunal en direction du port qui n’est mentionné et jugé négativement que par les hommes, par un aspect trop adapté à la circulation automobile rapide et pas assez pour les personnes qui se déplacent à pied.

Figure 4

Cartes de synthèse des cartes mentales

Cartes de synthèse des cartes mentales

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Pour l’ensemble de ces résultats, il est nécessaire de ne pas associer de façon systématique le fait de ne pas aimer un lieu et le fait de s’y sentir en insécurité. Ainsi, sur les cartes dessinées par les femmes comme par les hommes, des commentaires donnent plus d’indications sur des aspects esthétiques, par exemple (la dalle de Carrefour, l’avenue de la Libération, la rue Jean Jaurès, le métro Gabriel Péri…), des aspects d’ambiance climatique (le métro des Courtilles est froid; celui des Agnettes, en courant d’air), des aspects liés à l’accessibilité de praticité (trottoirs trop petits ou trop pentus, accès possible aux vélos), des pratiques et des usages détournés (voitures garées sur le parcours du tramway ou sur le trottoir, ce qui empêche le passage de poussettes ou de fauteuils roulants, propreté des trottoirs). Arrivent enfin les questions de sécurité routière (avenue Gabriel Péri, vers le pont de Clichy ou le pont de Saint-Ouen) et de sentiment d’insécurité lié à un faible éclairage de nuit et une faible présence humaine (les Barbanniers). La relation physique de la femme ou de l’homme à l’espace urbain est aussi explicitement mentionnée, par rapport aux voitures par exemple, au cheminement sur les trottoirs, à la longueur de certains bâtiments trop uniformes…

Hommes et femmes notent facilement des remarques sur l’environnement, l’entretien de la voirie. Les hommes ajoutent souvent des commentaires en rapport avec leurs sensations. Les femmes n’en font jamais état par écrit, alors qu’elles l’expriment parfois lors d’entretiens. Cette différence sexuée du vécu des espaces publics urbains corrobore ce que les travaux des géographes Doreen Massey en 1984 puis Jacqueline Coutras en 1996 ont permis d’affirmer : la ville peut être lue comme un espace construit par des rapports sociaux de sexe qui fluctuent en fonction des contextes culturels et sociaux, et il existe des itinéraires sexués différenciés. Selon Tummers (2015) et Coutras (1996), ces territorialités révélées par les mobilités sont une expression de la division sexuée du travail, dans les rythmes, les parcours, les activités :

La géographe Doreen Massey a conduit une étude pionnière sur les schémas spatio-temporels des femmes de la région minière des alentours de Manchester. Son enquête montre les différences dues au genre dans l’utilisation de l’espace et les territoires masculins et féminins. Ces schémas peuvent être ou non facilités par les transports, l’organisation de l’espace public, la situation géographique des bâtiments et la priorité donnée, par exemple, à la facilité d’accès aux services.

Tummers 2015 : 69

Des constats similaires ont été mis à jour par Nadia Redjel (citée dans Denèfle 2008 : 49) à propos du boulevard Victor Hugo à Constantine (Algérie) :

De façon générale, parmi les contraintes qui rajoutent du discrédit qu’accorde la femme à la rue, le café occupe une place de tout premier ordre. Il faut rappeler que même au niveau spatial et en termes d’équipement, les cafés se sont toujours taillé la part du lion. Avec les débordements qu’ils s’autorisent sur l’espace urbain, ces endroits restreignent l’espace de la femme qui, à son passage devant ces établissements, se sent observée, contrôlée et épiée.

La prise en considération de la différenciation sexuée rue transit féminine, rue territoire masculine entre peu à peu dans les décisions politiques. Néanmoins, tout comme les recherches sur la ville, les travaux restent majoritairement locaux. Ainsi, de la même façon que la femme serait plutôt assignée à l’espace privé, à la vulnérabilité, elle serait aussi cantonnée à l’échelle locale.

Mobilités et immobilités : entre injonctions et contraintes

Afin de prendre la mesure des usages des espaces publics par les femmes et les hommes, nous avons envisagé, dans un premier temps, les mobilités de chacun et de chacune. S’intéresser à la mobilité implique de tenir compte de ce qu’elle signifie. Synonyme de déplacement, elle s’élargit vers la facilité de se mouvoir (physique, sociale…) et inclut autant la réalité du déplacement que sa potentialité. Simon Borja, Guillaume Courty et Thierry Ramadier (2014 : 12) expliquent que « la confusion entre la mobilité géographique et l’épanouissement personnel (et symétriquement entre immobilité et exclusion) est alors possible et tend à devenir l’élément central de l’injonction à la mobilité dans la mesure où elle fait écho au discours politique ». Ainsi, la mobilité géographique pourrait être envisagée comme un indicateur de capital économique, social ou culturel autant que comme un indice d’émancipation. De là découle une forme d’injonction à la mobilité liant la mobilité sociale à la mobilité physique, où l’intensité est associée à une promotion sociale.

Néanmoins, si les deux types de mobilité sont indiscutablement liés, la traduction politique qui en est faite peut être discutée, et ce, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’observer les mobilités féminines dans un contexte où la mobilité sociale a de plus en plus à voir avec une situation de précarité sociale. En effet, la mobilité est devenue une caractéristique du travail rémunéré. Faisant un pas de côté, la mobilité spatiale en ville est rendue nécessaire par la structure urbaine imposée par la modernité.

La mobilité urbaine concerne donc cette interface entre moyen d’émancipation et obligation sociale, mais aussi entre transit et arrêt. Pour ce qui en est de notre travail présenté ici, les femmes seraient, d’une part, prises encore entre l’injonction domestique (et donc à la mobilité) à poursuivre leur travail de mère en dehors du domicile familial pour s’occuper des activités scolaires et extrascolaires des enfants, et pour nombre d’entre elles pour ravitailler le foyer, et l’immobilité contrainte dans le contexte de l’espace privé. D’autre part, conséquence de cette première assertion, les femmes sont plus mobiles que les hommes. C’est ce qu’indique la collecte de cartes mentales produites par les habitants et les habitantes de Gennevilliers.

Le résultat de ces cartes mentales est complété par des observations et des entretiens. Au début de notre travail de recherche, les entretiens (labo-roulotte) ont été réalisés en semaine, en début de matinée, sur la pause méridienne ou en milieu d’après-midi. Les femmes et les hommes contactés lors de ces sessions dans l’espace public sont majoritairement employés (environ 45 %) dans des entreprises ou des administrations de la ville ou à proximité. Une autre part de la population, majoritairement féminine, conditionne sa présence dans l’espace public à des activités de garde d’enfants (rémunérée ou non) (35 %) ou bien est à la retraite (20 %).

Pour analyser et comprendre les éléments d’enquête, nous proposons d’utiliser la psychologie spatiale élaborée par Abraham Moles et Élisabeth Rohmer (2009) dans une logique de phénoménologie. Cette approche transversale permet d’aborder l’individu dans sa globalité, c’est-à-dire sa façon de penser l’espace et les stratégies mises en oeuvre pour tirer profit des structures de l’espace. L’approche initiale est celle de la polarité entre l’ici et l’ailleurs, entre l’habiter et l’étranger, entre le connu et l’inconnu. L’idée de l’appropriation de l’espace par l’individu est donc centrale avec comme corollaire un gradient progressif du plus approprié au moins approprié. Un emboîtement d’espaces, telles des poupées russes, est la structure élémentaire du territoire individuel, ce sont les coquilles de l’espace qu’Abraham Moles définit, après Gaston Bachelard (1957), comme des enveloppes protectrices symboliques ou non, qui entourent le corps et l’isolent ou, au contraire, le lient à l’environnement. L’individu est au centre de son espace, l’hypothèse de la proxémique étant que l’individu perçoit plus précisément ce qui est proche, tandis que l’importance des évènements et des choses décroît avec la distance. Chaque personne sera, de fait, particulièrement sensible aux éléments spatiaux qui vont structurer son quotidien. Pour notre sujet, la perception de l’Autre est primordiale, car de cette dernière découleront des comportements de domination ou d’évitement d’ordre spatial, de mise en relégation ou, à l’inverse, de survalorisation de certains espaces par des pratiques quotidiennes de l’habiter.

À partir du concept de « coquilles » de Moles et de Rohmer (2009), la première constituerait le corps de l’individu, homme ou femme; la deuxième étant la pièce; la troisième, l’appartement, puis les espaces communs à l’immeuble, la rue, le quartier… Sur le plan social, la deuxième coquille pourrait être la famille (en rapport avec le logement), la troisième, le groupe amical, et ainsi de suite vers la conscience exprimée d’appartenir au quartier, à la ville… au monde. Dans l’emboîtement spatial proposé, une distinction nous apparaît importante pour comprendre l’habiter dans la ville, soit la distinction entre le « chez moi », « chez les autres » et les lieux publics. La question du partage de l’espace entre femmes et hommes apparaît dans les espaces publics (rue, place, quartier) certes, mais elle se pose aussi pour la pratique des parties communes des immeubles et de manière sans doute plus complexe dans le logement.

Si nous reprenons cette idée de coquilles, nous proposons une lecture de l’espace public selon deux axes : l’un prend en considération la mixité ou non, la partie centrale de l’axe correspondant alors à un équilibre hommes-femmes; l’autre axe se rattache au gradient molesien entre espace privé et espace public. Pour ce qui est de l’intersection, nous estimons que l’espace s’avère à la fois public et fortement approprié.

Ainsi, certains lieux pourraient être considérés comme une excroissance du domaine privé sur le domaine public, lieu très fortement approprié par les femmes dans leur rôle de mère dont les pratiques sociales permettent un « entre soi », forte tendance des logiques métropolitaines contemporaines (Moullé 2013). À l’opposé, les abords de café où se rassemblent un groupe d’hommes se diluent dans l’espace public en excluant les femmes par des remarques, des attitudes exclusives, ce qui remet en cause les possibilités d’appropriation pour la moitié de la population.

Les différents protocoles scientifiques (observation, cartes mentales) et pratiques artistiques (notamment l’atelier d’écriture) ont pour point commun le rapport à l’espace, et le cadre de la recherche-action ayant pour objectif de favoriser une démarche participative.

Conclusion

Les villes contemporaines sont en apparence des lieux de liberté, de mixité, offrant à chacun et à chacune l’accès à un ensemble de services, et la possibilité d’échapper aux contraintes de la distance, tout en favorisant ainsi l’interaction sociale. Pourtant, les villes restent le reflet des normes sociales dominantes, les projets urbains, l’urbanisme environnant et l’espace public étant souvent l’expression de représentants d’une moitié de la population imposée à la totalité. Ainsi, la distinction genrée engendre elle aussi une production de l’espace.

Par notre réflexion, nous avons souhaité aborder l’appropriation de l’espace par le prisme féminin en interrogeant nombre de comportements, de qualifications, de stéréotypes, de rapports sociaux de sexe impensés si longtemps parce qu’ils reposent, pour l’essentiel, sur des présupposés de détermination naturaliste. L’utilisation de la recherche-action participative permet de situer le chercheur ou la chercheuse consciemment dans un positionnement subjectif, voire participatif. Notre projet hybride mêle méthodes et théories spécifiques de la géographie urbaine de sociologues portant sur l’urbain et de fondements conceptuels féministes. Il reconnaît à la fois une société de classes faite de rapports de force entre elles et une société où les rapports de sexe et de genre sont tout autant asymétriques. Il s’agit in fine de comprendre comment se défaire des rapports de domination existants et de rendre pérenne un questionnement permanent sur la ville, sur ses espaces, ses rythmes, ses usages. Une telle démarche appelle à la remise en cause des certitudes et doit aussi laisser la trace d’un apprentissage commun et réciproque enrichissant.