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« Dans mon livre, il n’y a pas de parole de Blanc » : la première phrase de Je suis une maudite sauvagesse/Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu[1], d’An Antane Kapesh, fait entrer immédiatement dans le projet politique de l’ouvrage, et de l’auteure. Cette Innue a décidé d’écrire, au début des années 70, le récit de son expérience des relations avec le « Blanc » sur son territoire, le Nitassinan. Ayant grandi dans le bois, y vivant la vie traditionnelle (innu aitun), jusque durant les années 50, elle a connu la fracture imposée par la sédentarisation et l’imposition du mode de vie « blanc » sur son territoire. Lasse d’entendre le « Blanc » raconter sa version de cette histoire, elle décide, à près de 50 ans, de prendre la parole. Ayant le souci de témoigner pour que soit entendue la vérité de son expérience, elle écrit dans sa langue, l’innu aimun, un livre de mémoire pour les Innues et les Innus, et de dialogue avec le peuple non innu[2].

Antane Kapesh s’inscrit en ce sens dans la lignée des femmes autochtones qui ont décidé de prendre la parole à une époque où leur voix n’était toujours pas entendue et elle fait partie du groupe des pionnières ayant écrit et publié durant les années 70, avec Maria Campbell, Rita Joe, Lee Maracle, Emma LaRocque et Paula Gunn Allen[3]. Son oeuvre, qui compte parmi les premiers textes publiés en français par une Autochtone en Amérique du Nord, est d’une importance cruciale pour l’histoire des idées politiques autochtones.

Antane Kapesh a en effet légué, avec Je suis une maudite sauvagesse, une analyse exhaustive de la colonisation de son territoire, à partir de son expérience vécue. Dans un style direct et démonstratif, elle donne à voir le « Blanc », à travers une série d’expériences et d’observations, non pas comme une catégorie raciale ou ethnique, mais plutôt comme une catégorie politique. Écrivant depuis la position d’une Innue ayant vécu le mode de vie traditionnel, elle peut, par son regard situé et revendiqué, formuler une critique informée du mode de vie occidental dont elle révèle les mécanismes, un à un. Sa construction de la catégorie politique du « Blanc », dans ce contexte, se lit comme une constellation de pratiques formant une habitation politique spécifique, dont la définition explicite et dénonciatrice donne, à qui sait entendre la pédagogie de l’auteure, les clés pour éviter d’en reproduire les termes.

L’analyse qui suit propose ainsi de circonscrire une des contributions majeures d’Antane Kapesh à la littérature (post)coloniale des Amériques, soit sa conceptualisation du « Blanc » comme catégorie politique d’habitation. L’habitation politique est ici entendue comme un complexe de pratiques épistémologiques, géographiques, éthiques et politiques : elle implique des liens avec le territoire, des rapports à la connaissance, des manières d’être en relation avec les autres êtres, humains et non humains, et les articulations entre ces éléments.

La première partie du présent texte sera consacrée au geste d’écriture de l’auteure, geste politique qui prend ancrage dans la situation de colonisation de son territoire et de sa culture et qui indique de manière forte sa position critique à l’égard des mises en récit du « Blanc[4] ». Elle rend ainsi visible dans son écriture un rapport en tension entre le récit et l’habitation. La deuxième partie examinera les pratiques du « Blanc » qui forment son habitation politique, en restant au plus près de la perspective de l’auteure. La troisième partie consistera en une exposition synthétique de cette habitation, qui se révèle, grâce au regard attentif et descriptif d’Antane Kapesh, un mode de vie rivé aux fictions effectives de la structure de souveraineté étatique : le « Blanc » n’habite pas le territoire (il ne le connaît pas, ne connaît pas ceux et celles qui y habitent et ne peut pas en vivre), il habite des représentations symboliques et spéculatives dont il reproduit les codes (État, capital).

« [J]e serais heureuse de voir d’autres Indiens écrire, en langue indienne » (p. 7)

La prise de parole et le geste d’écriture

L’écriture fait l’objet pour Antane Kapesh, comme pour beaucoup d’autres écrivaines et écrivains autochtones (voir notamment : Brant (1994a), Monture (1999 et 2009), Mestokosho (2002) et LaRocque 1993), d’une négociation avec un matériau perçu comme appartenant à la culture « blanche » : « Quand j’ai songé à écrire pour me défendre et défendre la culture de mes enfants, j’ai d’abord bien réfléchi car je savais qu’il ne fait pas partie de ma culture d’écrire » (p. 9). Or, l’auteure poursuit plus loin (p. 37-39) :

À présent que le Blanc nous a enseigné sa façon de vivre et qu’il a détruit la nôtre, nous regrettons notre culture. C’est pour cela que nous songeons, nous aussi Indiens, à écrire comme le Blanc. Et je pense que, maintenant que nous commençons à écrire, c’est nous qui avons le plus de choses à raconter puisque nous, nous sommes aujourd’hui témoins des deux cultures […] chaque indien pourrait raconter la vie que nous vivions dans le passé et la vie des Blancs que nous vivons à présent, il pourrait dire à quel point le Blanc nous a trompés depuis que c’est lui qui nous administre. À mon avis, aujourd’hui c’est plutôt à nous qu’il revient de prendre la parole dans les journaux et à la télévision parce qu’ici, sur notre territoire, il n’y a aucun Blanc qui sache mieux que l’Indien comment les choses se passaient avant l’arrivée du premier Blanc dans le Nord.

Antane Kapesh définit ainsi à la fois son projet et sa posture critique : elle entend raconter ce qu’elle perçoit du mode de vie « blanc » et des relations entre le « peuple blanc » et les Autochtones depuis une position non spéculative, située, soit celle d’une personne qui a vécu les deux cultures et qui est donc, d’expérience, autorisée à en parler.

Antane Kapesh mentionne d’emblée avoir pris la décision d’écrire « pour [s]e défendre et défendre la culture de ses enfants[5] » (p. 9). Elle souhaite, par l’entremise de l’écriture, leur faire connaître son expérience vécue, sa préférence (p. 215), elle qui a connu les deux modes de vie, pour la « vie d’indienne[6] » (p. 215). Elle souhaite transmettre aussi, à travers ce récit, un certain courage pour les générations à venir, de tenir à leur langue et à leur culture : elle incarne une figure de résistance politique à la colonisation par sa prise de parole mais aussi par son amour et sa fierté de l’innu aitun.

Antane Kapesh écrit : « [i]l devrait y avoir plusieurs livres écrits en langue indienne que les enfants puissent lire. Et on ne devrait pas faire de livres en indien seulement dans une réserve, on devrait en faire dans chacune des réserves indiennes » (p. 93). À cet égard, on peut considérer que l’auteure s’inscrit dans une certaine constante dans l’écriture des femmes autochtones, où l’explicitation et l’exposition de la situation intime et expérientielle ont pour objet avoué de contrer les récits dominants et d’encourager la parole collective[7]. Les témoignages personnels, les parcours et les trajectoires sont considérés comme symptomatiques d’une situation politique empreinte du racisme systémique lié au colonialisme, ce qui donne aux récits personnels une grande charge politique[8].

« Le Blanc n’a pas dit » (p. 17)

La structure du récit et des relations épistémiques

L’ouvrage d’Antane Kapesh explore la tension entre deux versions de l’histoire de la colonisation du Nitassinan. D’un côté, il y a la version « officielle », celle du « Blanc », à partir de laquelle elle doit composer avec les effets de la réalité, soit celle qui se trouve dans les journaux, celle de la compagnie minière Iron Ore (laquelle exploite le territoire autour de Schefferville), de Jean Chrétien (alors ministre des Affaires indiennes), des agents indiens de même qu’avec les événements rapportés par la police et les gardes-chasse, et les sanctions imposées par les tribunaux. D’un autre côté, il y a la version de ceux et celles qui ont vécu les événements de l’intérieur, les Innus et les Innues, pour qui Antane Kapesh témoigne et dont elle rapporte les paroles, qui sont visés par les politiques gouvernementales, qui ont connu les saisies de viande de bois, la sédentarisation, les arrestations injustifiées, la violence physique, les humiliations, l’exploitation du territoire et les multiples entraves à la pratique du mode de vie traditionnel. L’écriture d’Antane Kapesh met en scène, par l’exploration du différend entre ces deux récits de colonisation, l’écart entre la parole et les gestes du « Blanc », entre ce qu’il a dit au peuple innu, et ce qu’il avait l’intention de faire, entre ce qu’il lui a affirmé, et ce qu’il a dit aux « Blancs ». Cet écart, l’auteure le qualifie de « mensonge ».

Antane Kapesh met en lumière les nombreuses occasions où le « Blanc » a menti afin de pousser le peuple innu à agir en fonction de ses intérêts à lui. Elle donne l’exemple d’un référendum tenu parmi les Innues et les Innus, concernant leur déménagement dans le but de libérer le territoire pour l’exploitation par la compagnie Iron Ore (p. 201) :

Il y eut un référendum sur la question du déménagement […] le fait que la plus forte proportion des Indiens refuse de déménager en ville ne correspondait pas encore au plan des fonctionnaires […] Les fonctionnaires ayant perdu au scrutin, ils ont continué à parler aux Indiens, en leur mentant et en les intimidant, pendant quelques années encore.

D’entrée de jeu, Antane Kapesh insiste sur le fait que les Innues et les Innus n’ont pas été consultés, n’ont rien signé qui permettrait au « Blanc » d’exploiter leur territoire et de les forcer à adopter son mode de vie (p. 15). Aussi, « [d]e nos jours, ce n’est qu’en cherchant à intimider les Indiens et en leur mentant que le Blanc réussit toujours à agir envers eux selon ses propres idées » (p. 197-199). Le procédé qu’elle utilise pour faire la démonstration du caractère mensonger du discours du « Blanc » est la suivante : commençant des sections de son texte par « Le Blanc n’a pas dit : », « Le Blanc ne nous a jamais dit : » (p. 17) ou encore « Nous n’avons jamais entendu le Blanc nous dire et nous n’avons jamais reçu de lettre dans laquelle il nous dise : » (p. 15), elle illustre ensuite en détail ce que le « Blanc » aurait pu tenir comme propos s’il avait voulu dire ce qui allait réellement se produire, s’il n’avait pas caché ses intentions, s’il avait cherché l’assentiment du peuple innu (p. 17-19) :

Le Blanc ne nous a jamais dit :

[…] Êtes-vous d’accord que j’exploite votre territoire? Êtes-vous d’accord que je détruise votre territoire? Êtes-vous d’accord que je construise des barrages sur vos rivières et que je pollue vos rivières et vos lacs? Avant que vous n’acceptiez ce que je vous demande, réfléchissez bien et essayez de bien comprendre. Il pourrait arriver que vous regrettiez dans l’avenir de m’avoir permis d’aller vous rejoindre chez vous, car si vous êtes d’accord que j’aille sur votre territoire, j’irai pour y ouvrir une mine. Une fois la mine ouverte, je devrai ensuite exploiter et ruiner l’étendue de votre pays. Et je barrerai toutes vos rivières et je salirai tous vos lacs. Qu’en pensez-vous? Aimerez-vous boire de l’eau polluée?

Le Blanc n’a jamais parlé de cela aux Indiens.

J’exploiterai votre territoire et je le détruirai […] Plus tard, je gaspillerai et je salirai vos animaux, toutes les espèces d’animaux indiens.

Non seulement les Innues et les Innus ont été trompés par le « Blanc », mais le rapport au territoire de ce dernier est ici défini par Antane Kapesh de manière non équivoque. Le « Blanc » détruit et exploite le territoire : il construit des barrages sur les rivières, creuse des mines et ruine ainsi l’étendue du pays innu, salit les lacs, pollue l’eau, gaspille et salit les animaux habitant le territoire. Elle démontre ainsi que le manque de considération du « Blanc » envers le peuple innu va de pair avec un rapport au territoire extractif, privatif et spéculatif.

« Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire » (p. 15)

La territorialité et la déstructuration de l’innu aitun

Le « Blanc » vient sur le territoire innu pour ouvrir un chantier, creuser une mine, barrer les rivières et « afin que lui seul y gagne sa vie indéfiniment » (p. 15). Il en fait un usage exclusif et privatif, sans égard à la vie qui existe déjà sur ce territoire, aux pratiques et aux usages en cours (p. 225) :

À présent il écrit des choses partout sur notre territoire, partout dans le bois il pose des pancartes sur lesquelles il dit : PROPRIÉTÉ PRIVÉE. Le Blanc est effronté de mettre des pancartes partout dans le bois pour faire croire aux Indiens qu’il est propriétaire des terres, ici, à l’intérieur du pays. Aujourd’hui sur notre territoire, tout ce que le Blanc sait faire pour nous insulter, il le fait.

Le « Blanc » a ainsi implanté un autre régime foncier et un autre ordre juridique que ceux qui existaient avant son arrivée sur le territoire, pour en prendre possession; il a implanté la propriété privée sur un territoire déjà connu, fréquenté, parcouru, habité. Antane Kapesh rapporte les propos de son père (p. 59) :

Quant aux arpenteurs blancs, il est inutile de rappeler à combien d’années remonte leur venue dans le Nord, plusieurs Indiens les ont vus à leur arrivée, dit mon père. Quand eux sont arrivés ici, l’Indien avait depuis très longtemps fini d’arpenter avec ses jambes tout son territoire et avait depuis très longtemps, lui le premier, dit comment s’appelleraient, à la grandeur de son territoire, les rivières, les lacs, les montagnes et les ruisseaux. C’est qu’autrefois, l’Indien n’avait pas de terrain de chasse proprement dit, chaque Indien allait partout à la grandeur du territoire indien pour chercher de quoi vivre, dit mon père.

Les « arpenteurs » ont pourtant délimité, nommé, distribué des morceaux de territoire pour usage exclusif, en premier lieu pour celui de la compagnie minière Iron Ore, venue sur le territoire afin d’exploiter le minerai et exerçant, avec l’aval du gouvernement provincial, le plein pouvoir sur le territoire innu (p. 191 et 195-197). C’est l’Iron Ore qui a pu décider alors de l’aménagement du territoire, et c’est d’ailleurs avec l’aide de l’agent des Affaires indiennes que la compagnie a pu faire déplacer les Innues et les Innus, considérés comme nuisibles à la bonne marche de ses activités (p. 191) :

Environ quatre mois après nous être établis près de la ville, nous entendons dire que l’agent du ministère des affaires indiennes est arrivé. C’est à ce moment-là que l’Iron Ore va nous expulser. L’agent vient de Sept-Îles pour discuter avec l’Iron Ore de ce qu’on va faire de nous : on nous chasse.

Le bouleversement induit dans l’usage du territoire par les activités extractives du « Blanc » (minerai, électricité, bois) et l’implantation du régime foncier à propriété privée (y compris la mise en place de clubs de chasse et de pêche sur les grandes rivières à saumon et dans les territoires de chasse innus) touchent de manière radicale ceux et celles qui habitent le territoire. Ainsi, l’eau polluée, les bruits d’explosion (p. 181), la chasse récréative du « Blanc » et les inondations causées par les barrages font en sorte que les animaux sont moins nombreux, ce qui réduit de manière draconienne les possibilités de se nourrir et donc de vivre du territoire (p. 100-109).

« [V]ous débourserez de l’argent pour tout, comme les Blancs » (p. 25)

L’économie politique de la colonisation

L’opposition majeure posée par Antane Kapesh entre le « Blanc » et le peuple innu, qui fonde des modes de vie totalement différents, provient du fait que celui-ci n’a pas besoin d’argent pour se nourrir, ce qui induit un mode de vie indépendant, autosuffisant, pour peu qu’il ait accès à ses connaissances traditionnelles et au territoire. Le « Blanc », lui, est à la recherche de manières de « s’enrichir », c’est ainsi qu’il « gagne sa vie » (p. 15). S’enrichir implique d’empêcher les Innus et les Innues de vivre de manière indépendante, autosuffisante puisque, pour pouvoir exploiter les ressources, il faut les déposséder de leur territoire. Le « Blanc », poursuit Antane Kapesh, ne sait pas vivre du territoire : sa façon de vivre à lui, c’est de payer « pour tout ». Considérant que c’est dans ce type d’économie que le peuple innu est forcé d’entrer, l’auteure fait à nouveau parler le « Blanc », qui aurait dû s’adresser ainsi à ce peuple s’il avait voulu dire la vérité (p. 23-25) :

Et vous, Indiens, vous fonctionnerez comme fonctionne le Blanc; que vous en soyez capables ou non, vous aussi, c’est comme cela que vous devrez fonctionner. Même si vous êtes Indiens, vous aussi vous débourserez de l’argent pour tout, comme les Blancs. Et si vous pensez vivre de vos animaux indiens, vous aussi vous paierez, comme les Blancs.

Ainsi, ce à quoi se voit contrainte Antane Kapesh, et ce à quoi elle résiste, est la dépendance à l’égard de l’économie de marché vers laquelle on la pousse. Elle ne considère pas que l’argent obtenu par le travail salarié soit un moyen de gagner sa vie qui la concerne : « Moi je pense que le travail salarié n’a aucune valeur pour moi qui suis indienne » (p. 103); « [q]uant à l’argent nous n’y pensions jamais parce que ce n’était pas grâce au travail salarié que nous vivions » (p. 187) puisque, dans la vie traditionnelle, « nous ne manquions de rien » (p. 229).

Antane Kapesh dénonce ainsi le fait qu’elle se voit empêchée, par le « Blanc », de vivre sa « vie d’indienne ». Pour marquer le contraste entre la vie traditionnelle et le mode de vie blanc qui lui a été imposé, elle commence certains de ses récits par des propositions ainsi formulées : « Quand l’Indien vivait sa vie à lui » (p. 71-73); « Lorsque nous vivions notre vie d’Indiens » (p. 127); « Quand nous vivions notre vie à nous » (p. 153); « À l’époque où je vivais ma vie dans une tente, dans le bois » (p. 163). Dans son expérience, il n’y a pas de cohabitation possible entre les deux modes de vie : le mode de vie blanc est, par ses pratiques et son principe, destructeur, et il empêche conséquemment la libre pratique d’un autre mode de vie, du mode de vie traditionnel. Au coeur de ce qui contrecarre la « vie indienne », selon Antane Kapesh, se trouve l’impossibilité de vivre des animaux indiens. Reprenant la structure narrative qui consiste à faire dire au « Blanc » ce qu’il n’a pas mentionné, mais qu’il aurait dû affirmer s’il avait voulu énoncer la vérité, elle poursuit (p. 21-23) :

Si vous me permettez d’exploiter votre territoire, je n’accepterai pas que vous me dérangiez après m’avoir donné vos terres pour mon usage. Vos animaux indiens – je le sais et vous, les Indiens, le savez aussi ‒ toutes les sortes d’animaux vous appartiennent encore aujourd’hui. Mais si vous acceptez que j’exploite votre territoire, si on implante le travail salarié sur vos terres, je vous interdirai de tuer vos animaux. Je ne vous permettrai pas de vivre des animaux indiens.

[…]

Après que j’aurai instauré le travail salarié sur vos terres, vous ne devrez pas me déranger et je vous interdirai vos animaux.

L’implantation du travail salarié dans le territoire innu de même que l’introduction de l’argent sont intimement liées à la sédentarisation des Innues et des Innus et à un usage du territoire qui nuit délibérément à leur chasse (p. 103) :

Aujourd’hui quand l’Indien va chasser dans le bois, il est constamment importuné par le Blanc. C’est le Blanc qui dérange l’Indien dans sa chasse. Quand l’Indien va dans le bois, il voit des maisons partout et partout où il va à présent il ne voit que des traces de Blanc, des routes et des pistes de motoneige. Partout où il va dans le bois, il rencontre des Blancs […] Il y en a même dont le terrain de chasse a été complètement détérioré. Mon mari, par exemple, a été poussé par le Blanc à prendre un travail salarié et il a accepté cela. Un jour il s’est rendu compte que le terrain où il chassait se trouvait sous l’eau, avec tous ses animaux indiens. Je parle de la rivière Hamilton où on a construit un barrage, c’est là que se trouve notre terrain de chasse.

Prenant possession du territoire innu, le « Blanc » a voulu y instaurer non seulement un régime de propriété privée et de travail salarié, exploitant et détruisant un territoire à partir duquel il ne cherchait qu’à s’enrichir, mais il a aussi tenté de changer la culture innue : le peuple a été contraint de vivre la vie du « Blanc », par une série de mécanismes qui avaient pour objet de l’éloigner de la vie traditionnelle[9].

[Les Blancs] veulent à tout prix être les maîtres sur notre territoire » (p. 29)

L’imposition de la structure de souveraineté étatique dans le Nitassinan

Antane Kapesh illustre comment opèrent ensemble ces mécanismes qui ont pour objet de libérer le territoire pour l’usage exclusif du « Blanc » (p. 75) :

Quand on songe aujourd’hui aux raisons pour lesquelles on nous a construit cette école, de deux choses l’une : ou on l’a bâtie pour notre bien ou on l’a bâtie pour nous faire du tort. Pour ma part, j’incline à penser que c’était uniquement pour nous faire du tort, pour nous faire disparaître, pour nous sédentariser, nous les Indiens, afin que nous ne dérangions pas le Blanc pendant que lui seul gagne sa vie à même notre territoire […] Quand le Blanc a songé à venir nous trouver pour exploiter notre territoire, il s’est mis à parler de nous et à insinuer que la culture que nous avions n’était pas bonne et que nous n’étions pas civilisés.

L’école a lié les Innus et les Innues au mode de vie blanc (p. 73) :

L’Indien ne pouvait donc plus monter dix mois par année dans le bois parce que ses enfants étaient gardés pensionnaires. Il voulait évidemment les voir et savoir de quelle façon on s’en occupait, savoir si on les traitait bien ou non. Et c’est pour cette raison, à mon avis, que l’Indien a songé à prendre lui aussi un emploi.

Antane Kapesh considère ainsi que le projet du « Blanc », qui était d’exploiter le territoire à son propre bénéfice, impliquait la destruction du mode de vie des Innus et des Innues, ce qui voulait dire en premier lieu la sédentarisation et l’instruction obligatoire pour les enfants, qui allait empêcher la transmission des connaissances nécessaires à la vie dans le bois et faire entrer les enfants dans le mode de vie blanc (p. 219) :

Mes enfants avaient eux aussi une culture et il était préférable qu’ils vivent dans une tente. À mon avis, il n’y a pas plus belle maison et maison plus propre qu’une tente. Et il n’y a pas meilleure nourriture et nourriture plus propre que la nourriture indienne. Depuis les années où je vis au même endroit, ici au Lac John, le plus grand tort que m’ait fait le Blanc fut de gâcher mes enfants et de m’avoir défendu de manger ma nourriture indienne. Quand j’y songe aujourd’hui, je regrette les années où j’ai vécu inutilement au même endroit et je veux encore moins entendre parler du mode de vie des Blancs.

À plusieurs reprises dans son ouvrage, Antane Kapesh revient sur le fait que le « Blanc » a volé à ses enfants la possibilité de vivre leur mode de vie traditionnel, opérant une coupure dans la transmission intergénérationnelle (p. 223) :

À présent, nos enfants sont incapables de vivre dans le bois comme nous vivions autrefois, nous avons de la difficulté à essayer de vivre comme auparavant. À présent, ce n’est pas dans ma culture à moi que je me trouve et ce n’est pas ma propre maison que j’habite. Je vis la vie du Blanc et vraiment, il n’y a pas une journée où je sois heureuse parce que, moi qui suis Indienne, je ne me gouverne pas moi-même.

Les maisons sont, pour Antane Kapesh, un outil de colonisation, de dépossession au même titre que le travail salarié et l’école, parce qu’elles induisent un mode de vie basé sur la dépendance. Il ne s’agit donc pas de privilèges que de se faire construire des maisons : « Moi je considère qu’un appartement – et même quelques millions de dollars ‒ ne pèsent pas lourd à côté du fait que le Blanc ait gaspillé à jamais tout notre territoire et toutes nos espèces d’animaux indiens » (p. 225). L’imposition des maisons a d’ailleurs été le théâtre de campagnes de persuasion, malgré ce qu’en disent certains représentants gouvernementaux (p. 211-213) :

Quelques mois après que les Indiens eurent déménagé en ville, nous avons entendu Chrétien parler à la radio. Voici ce qu’il a dit : « Ce sont les Indiens à qui on a construit des maisons qui ont eux-mêmes demandé qu’on leur construise ces maisons en ville parce que leur façon de vivre leur faisait honte. Et ce sont eux qui ont demandé que les maisons soient bâties comme elles le sont. » J’étais étonnée d’entendre Chrétien dire cela. Quand on a commencé à faire des assemblées au sujet du déménagement, ici au Lac John, j’y suis toujours allée et j’y suis allée jusqu’à la dernière assemblée. Jamais je n’ai entendu un seul Indien dire : « Moi la raison pour laquelle je veux déménager en ville, c’est que j’ai honte de ma manière indienne de vivre. » Par contre, j’ai souvent vu les fonctionnaires des Affaires indiennes pousser les Indiens en ville.

C’est dans la culture du « Blanc » de rendre inévitable l’adhésion à son mode de vie : « c’est le Blanc qui nous force à vivre sa vie » (p. 235). Pour ce faire, il emploie non seulement le mensonge, mais également les mécanismes de persuasion et de sanctions que sont la police et les tribunaux : « La police et les tribunaux, ce n’est pas notre culture à nous, c’est celle du Blanc. Après son arrivée ici sur notre territoire, dans le Nord, le Blanc a tout fait pour que nous suivions, nous aussi les Indiens, son mode de vie; il nous a maltraités et il a fait de l’argent avec nous » (p. 127). Pour Antane Kapesh, la police est au coeur du mode de vie blanc « car le Blanc, lui, ne peut vivre s’il n’est pas gardé par la police et s’il ne garde pas la police » (p. 233). Parmi une succession détaillée d’anecdotes et de témoignages de violences vécues par le peuple innu aux mains de la police et d’intimidations devant les tribunaux, Antane Kapesh (p. 127-169) illustre par l’histoire de son fils la violence racialisée et le climat de peur instauré par les autorités qui représentent la loi et l’ordre pour régenter les Innues et les Innus (p. 137-143). Après l’expérience traumatique de cette violence physique et verbale proférée par des membres du corps policier et le silence des tribunaux, Antane Kapesh conclut non seulement que la « justice blanche » ne s’applique pas au peuple innu, mais aussi que ce dernier ne jouit d’aucune protection lorsqu’il subit des torts (p. 145-147) :

Quand un Indien, jeune ou adulte, est brutalisé par les policiers au moment de son arrestation, il a de plus en plus peur de parler, il a peur d’être martyrisé davantage par les policiers lors d’une autre arrestation. Souvent l’Indien sait qu’on l’arrête sans raison mais en dépit de cela il ne parle jamais, il a peur que lors d’une éventuelle arrestation, les policiers aggravent son dossier […] Quand les policiers nous malmènent de cette façon, ils n’ont personne à craindre : parmi les Blancs qui sont à notre service il n’y a vraiment personne pour nous protéger et nous défendre, nous les Indiens. Les fonctionnaires qui travaillent pour nous ne pensent qu’à leur salaire et qu’à travailler secrètement pour le Blanc […] Je pense que tous les Blancs qui sont à notre service, nous les Indiens, n’étaient bons qu’à nous pousser, à notre insu, pour que bon gré mal gré nous nous soumettions entièrement au régime des Blancs.

Cette violence et ce climat de peur sont, pour Antane Kapesh, des conséquences très concrètes du fait que le « Blanc » ne considère pas les Innues et les Innus comme étant « civilisés » : ils doivent se soumettre à sa loi, mais celle-ci ne leur offre aucune protection. « Le fait que les policiers aient tenu à considérer les Indiens comme des êtres non-civilisés explique qu’ils leur aient fait tout ce qu’ils ont voulu et explique qu’ils aient fait tant d’argent avec eux » (p. 155). Leurs vies ne sont pas considérées comme dignes de respect et de protection et sont donc constamment menacées : « C’était passé dans les habitudes des policiers d’agir de cette façon envers les Indiens. Ils ne les considéraient pas comme des êtres humains » (p. 155-157).

Et Antane Kapesh poursuit (p. 127-129) :

Voici une chose que nous, Indiens, ne comprenons pas ou peut-être serait-ce le Blanc qui ne comprend pas lui-même ce qu’il fait : après nous avoir tout appris de sa culture, pourquoi le Blanc nous considère-t-il à présent comme si nous n’étions pas humains? Pourquoi le Blanc nous prend-il pour des êtres non-civilisés? Après nous avoir enseigné sa façon de vivre, pourquoi maintenant cherche-t-il constamment à nous punir?

Non seulement Antane Kapesh aurait souhaité que le « Blanc » « gard[e] sa culture pour lui-même » (p. 31), mais maintenant qu’il a enseigné aux Innues et aux Innus sa culture et les a forcés à vivre son mode de vie, elle déplore qu’il ne les considère pas davantage, ce qui signifierait reconnaître leur autosuffisance et leur indépendance avant son arrivée sur leur territoire (p. 31) :

Si le Blanc est venu chez nous, c’est uniquement pour trouver un gagne-pain. Après l’avoir trouvé sur le territoire des Indiens, le Blanc aurait dû leur laisser la paix, il n’aurait pas dû essayer de les gouverner ni essayer de tout leur apprendre. Il aurait dû se dire : « Quand je suis arrivé en territoire indien, les Indiens se gouvernaient eux-mêmes et se suffisaient à eux-mêmes ».

Le peuple innu n’avait pas besoin d’être gouverné par le « Blanc », n’avait pas besoin du travail salarié, des maisons et de l’argent : « Avant qu’il n’y ait un seul Blanc dans le Nord nous aussi, Indiens, avions une culture et nous ne manquions de rien nous non plus, nous avions tout » (p. 229). Les Innues et les Innus doivent vivre avec le manque de considération du « Blanc » à leur égard, alors que, selon Antane Kapesh, « [c]’est nous, les Indiens, qui devrions nous lamenter de toutes les injustices du Blanc et il faut qu’il nous écoute plutôt que de toujours nous opposer un refus quand nous lui disons comment nous souhaitons nous organiser. Le jour est arrivé où nous comprenons toutes les tromperies du Blanc » (p. 231). Celui-ci s’attribue bienveillance et sens de l’équité, alors qu’il en va tout autrement selon l’auteure (p. 167) :

Après nous avoir enseigné sa culture et avoir en retour détruit la nôtre, vraiment le Blanc aujourd’hui n’est satisfait que de lui-même et nous, les Indiens, il nous place tout à fait en dessous : il est incapable de nous considérer comme il se considère lui-même et il est incapable de nous accorder les mêmes droits que ceux qu’il s’accorde à lui-même.

Il y a donc également une manière de considérer les autres êtres qui fait partie de la définition du « Blanc ». Ce dernier estime que les Innues et les Innus, puisqu’ils ne vivent pas comme lui, doivent être mis sous sa gouverne, qu’il doit décider à leur place, qu’il est seul à savoir comment fonctionne une organisation politique, que sa culture est souveraine. Le « Blanc » entretient des rapports hiérarchiques fondés sur son incapacité à être à l’écoute et à comprendre qu’existent d’autres manières de faire que la sienne, qu’il y a des modes de vie différents, de multiples façons d’être en relation, d’autres habitations politiques que la sienne.

L’habitation politique du « Blanc »

Une des grandes contributions de l’ouvrage d’Antane Kapesh à la définition du procédé de colonisation consiste en ce qu’elle interpelle ouvertement l’acteur de ce procédé, le « Blanc » ‒ ou le colonisateur ‒ dans sa manière d’habiter le territoire et d’être en relation avec celui-ci, les êtres humains et non humains – dans son habitation politique.

L’habitation politique du « Blanc » est caractérisée par un horizon géographique, épistémologique, éthique et donc politique rendu explicite par sa description. Cette forme d’habitation correspond à un mode de vie rivé aux fictions effectives de la structure de souveraineté étatique. L’usage du territoire s’y révèle extractif et privatif, spéculatif et exclusif, arrimé à un régime foncier ancré dans la propriété privée et dont l’horizon est la transformation des éléments naturels en capital. Dans cette optique, les connaissances ne doivent pas servir à vivre directement du territoire, mais plutôt à transformer la nature en capital, à faire entrer toutes les formes de vie dans l’économie de marché, que ce soit sous forme de ressources ou de main-d’oeuvre salariée. L’État empêche la libre circulation des Innues et des Innus sur le territoire, qui doivent alors être sédentarisés et placés dans des réserves, ce qui a pour conséquence la déstructuration de leur mode de vie.

C’est à cette conclusion qu’on peut ainsi en venir : la souveraineté étatique ne peut tolérer que les personnes qui habitent le territoire qu’elle décrète sien vivent de manière autosuffisante et autonome. Le mode de vie traditionnel innu, l’innu aitun, menace ainsi l’intégrité du pouvoir de la souveraineté étatique sur le territoire qu’elle s’arroge, pouvoir qui s’exerce au détriment de l’autonomie politique, juridique, alimentaire, éthique, épistémologique, géographique et culturelle autochtone.

Antane Kapesh livre dans son ouvrage plusieurs récits d’expériences vécues lors desquelles celui qu’elle appelle le « Blanc » tient un discours qui n’est pas conforme à ce qu’elle voit se dérouler sous ses yeux, où il « invente » (p. 45) des histoires « officielles » qui ne correspondent pas à la réalité vécue, observée et transmise par les Autochtones (p. 37-63). Le « Blanc » ne puise donc pas sa légitimité dans la vérité des faits et de l’expérience vécue. Il la trouve plutôt, et c’est ce qui est révélé par l’analyse d’Antane Kapesh, dans l’édification d’une justification de souveraineté. C’est la fiction de la souveraineté occidentale qui se voit reconduite lorsque le « Blanc » tient ces discours maquillés, qu’il s’approprie les territoires innus et les transforme en espaces privés, qu’il force les enfants innus à aller à l’école du « Blanc », qu’il oblige les Innus et les Innues à entrer dans l’économie de marché, qu’il exerce à leur égard une violence arbitraire et punitive.

Ce qu’explicite Antane Kapesh dans Je suis une maudite sauvagesse, ce sont bien les conséquences de la proclamation unilatérale de la souveraineté de la Couronne britannique sur un territoire délimité de frontières, sur lequel s’exerce un régime foncier de propriété privée harmonisé avec un monopole d’extraction des ressources, au maintien corrélatif et coercitif de l’ordre et à la construction d’une identité nationale : une définition du Canada. En imposant la structure de la souveraineté de la Couronne sur le territoire, l’État a aussi imposé un mode de vie compatible avec cette utilisation du territoire. Le « Blanc » décrit par Antane Kapesh est donc celui qui accepte sans les remettre en question les prédicats de la souveraineté étatique occidentale sur les territoires autochtones, qui en reconduit les structures hiérarchiques et coercitives dans toutes ses relations, qui ne comprend pas que d’autres mode de vie que le sien puissent exister et qui ne cherche pas à être en relation avec le territoire et les êtres autrement que sous le mode de l’extraction, de l’accumulation et de l’exploitation.

Conclusion

Le geste d’écriture, l’actualité et la communauté

En décrivant de manière patiente et minutieuse les gestes posés par le « Blanc » pour soumettre les Innues et les Innus à son régime de souveraineté, Antane Kapesh met en lumière le caractère imposé de la déstructuration des conditions de l’innu aitun, et le caractère volontaire et mensonger avec lequel le « Blanc » a opéré cette disjonction. Elle décrit ce que veut dire vivre de l’intérieur le procédé de colonisation. Elle démontre aussi, par ce geste performatif d’une écriture directe, parfois brutale, la colère vive que font ressentir la dépossession et le mensonge. Son écriture est agitée de cette colère, mais elle en est aussi la transmutation; elle permet d’exposer ses idées sur la colonisation, sur le mode de vie du « Blanc », sur tout le mal qui a été dit de sa culture à elle, et sur tout l’amour qu’elle porte à son habitation politique innue.

En fait, Antane Kapesh affirme de manière implacable que désormais la violence de la colonisation fait partie des histoires à transmettre. Transmettre ces histoires de violence, faire voir la colère qui en résulte, montrer la légitimité de cette dernière sans chercher à lui donner de l’impulsion mais en cherchant à l’apaiser peut-être, par un appel au renforcement de l’innu aitun qui a été bafoué, contribue à redonner du souffle et de la vigueur à ce qui a été dévalorisé, déclassé par le « Blanc ». Antane Kapesh donne en outre des outils d’analyse qui permettent de se délester de la violence et de la colère. En mettant à distance, par la description, les actions du « Blanc » – qui deviennent des pratiques spécifiques, une manière de se mettre en relation ‒, non seulement elle leur enlève leur caractère inéluctable, mais elle redonne de l’espace et du mouvement à la possibilité de vivre suivant les principes de l’innu aitun. Ses observations sur l’habitation politique du « Blanc » se posent enfin comme des indications claires aux personnes non innues quant aux comportements et aux attitudes à éviter, et ce, pour ne pas perpétuer la violence coloniale. Ainsi, Antane Kapesh lance incidemment un appel à ces personnes de ne pas reproduire l’habitation politique du « Blanc ». Elle indique qu’il est possible d’éviter d’incarner et de reconduire ce type de rapport qui caractérise le « Blanc », puisqu’il s’agit d’un ensemble de pratiques observables, identifiables et modifiables qui s’inscrivent dans des relations concrètes et actuelles. Une des différences fondamentales observables à travers son récit est que le « Blanc » ne vit pas dans le territoire, mais dans des institutions – les structures de la souveraineté étatique (régime foncier de propriété privée, régime juridique punitif) ‒ et dans le capital (économie extractive et spéculative).

La description que fait Antane Kapesh des torts subis par le peuple innu, causés par l’installation et les activités de la compagnie Iron Ore, sont aujourd’hui d’une grande actualité. En 2013, les Innues et les Innus de Matimekush-Lac John et de Uashat mak Mani-utenam ont entrepris une poursuite juridique contre la compagnie afin d’obtenir la cessation de toutes les activités de la minière et un dédommagement estimé à 900 millions de dollars. Leurs revendications portent sur le titre sur le Nitassinan et leurs négociations à cet effet avec les différents paliers de gouvernements se déroulent, avec des périodes d’interruption, depuis 1979. Il va sans dire que, malgré le titre revendiqué, l’usage extractif du territoire – l’habitation politique du « Blanc » ‒ se poursuit dans le Nitassinan, sans le consentement du peuple innu.

Le récit d’Antane Kapesh permet de comprendre de manière précise ce qui a été enlevé aux Innues et aux Innus – cette possibilité de vivre du territoire. Cette nouvelle tentative juridique d’en arriver à une entente s’ajoute aux négociations politiques, aux manifestations, aux blocus, aux rassemblements, mais aussi à la marche des Innues de 2012, aux écrits poétiques et politiques portés par ces dernières à la suite d’Antane Kapesh : pensons, par exemple, à Joséphine Bacon, Rita Mestokosho, Natasha Kanapé Fontaine, Manon Nolin, et tant d’autres femmes qui travaillent dans les communautés, portées par l’impulsion de la guérison, de la transmission et de l’amour pour l’innu aitun. Le souhait d’Antane Kapesh de voir « d’autres Indiens écrire, en langue indienne » (p. 7) s’est largement réalisé. Les écrits politiques et poétiques, fictionnels et historiques autochtones constituent désormais un corpus important et incontournable pour quiconque s’intéresse à la littérature, à l’histoire, à la politique, à la géographie du continent américain, et bien au-delà.

La lecture de Je suis une maudite sauvagesse/Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu est potentiellement transformatrice pour tous et toutes, et il s’agit conséquemment d’un incontournable dans la compréhension des relations entre les Autochtones et les Allochtones. L’héritage d’Antane Kapesh est tangible et elle est lue à ce jour dans les communautés autochtones pouvant lire soit l’innu, soit le français, qui se réapproprient leur histoire. Le récit de cette Innue s’avère emblématique d’une prise de parole cruciale par les Autochtones, dont le corollaire serait une écoute active de la part des Allochtones.

Quelle forme prendrait cette écoute active? Elle impliquerait l’étude minutieuse des manières d’habiter afin de comprendre les tenants et aboutissants des gestes qui causent la déstructuration des modes de vie qui ne sont pas ancrés dans les fictions effectives de la structure de souveraineté étatique. L’idée est de remettre en question les rapports extractifs, spéculatifs, compétitifs, privatifs, exclusifs, hiérarchiques aux territoires et aux êtres. Antane Kapesh rappelle que la colonisation poursuivra son cours aussi longtemps que les non-Autochtones ne se saisiront pas de l’urgence de faire cette remise en question de leur habitation politique.