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Après la survenance de la déficience, les personnes devenues paraplégiques suivent habituellement une réhabilitation complète, y compris professionnelle, en centre hospitalier. Elles sont alors enjointes, par les politiques assurantielles publiques, à construire un projet professionnel personnalisé sous la conduite de conseillers et de conseillères en orientation du centre hospitalier visé ainsi que d’agents et d’agentes de l’assurance invalidité (AI). Cette dernière est le secteur de l’État-providence suisse responsable de la distribution de divers types de prestations en direction des personnes en incapacité de gain pour des motifs de santé (Portail du gouvernement suisse 2017b). À l’issue de la réhabilitation en milieu hospitalier, l’AI poursuit le travail de (ré)orientation, entamé dans le contexte du centre spécialisé. Dans le contexte de l’étude que nous avons menée entre 2013 et 2015, nous constatons que nos informatrices ont dû se conformer aux injonctions de l’AI de participer à la sphère productive, sous l’effet des politiques sociales de remise au travail, dans le milieu ordinaire, des personnes déficientes physiques (et des personnes paraplégiques en particulier) (Mottet et Pont 2017).

Précisons d’emblée que la conduite du projet professionnel n’est pas neutre au regard du genre, qui limite les choix de (ré)orientation des femmes devenues paraplégiques. Le recours aux pédagogies féministes, dans la conduite du projet, pourrait renforcer le sentiment d’efficacité personnelle (Bandura 1980) de ces femmes et devenir pour elles des ressources d’autodirection (Carré 2005) et d’autodétermination (Deci et Ryan 2002) lorsqu’elles s’engagent dans la reconstruction de leur parcours de formation ou professionnel.

Dans le présent article, nous analysons les récits de vie professionnelle de trois informatrices paraplégiques selon une approche compréhensive (Schurmans 2011). Nos analyses de certaines configurations de la vie scolaire ou professionnelle de nos informatrices reposent sur une intégration ponctuelle de notre point de vue situé (standpoint) (Harding 2004) à la compréhension de leur récit. En effet, appartenant au même groupe des femmes paraplégiques, nous partageons avec elles des parts d’identité et d’expérience incarnée de la vie scolaire ou professionnelle de femme paraplégique. Nous nous « autorisons » (Schurmans 2008 : 96) à nous prévaloir d’un « privilège épistémique » (Hartsock 2004 : 36) sur l’expérience de nos informatrices, mais uniquement lorsque cet avantage est au service de notre engagement critique par rapport aux situations d’oppression dans la vie au travail ou la formation que nos informatrices expriment. Nous rapportons prioritairement les autosignifications de leur parcours professionnel ou de formation et, sur la base de leurs récits, tentons de comprendre leur expérience commune des relations de pouvoir causées par le genre et le handicap dans leur environnement de formation ou professionnel.

Nous poursuivons ici deux objectifs : en premier lieu, nous voulons montrer que nos informatrices rencontrent des limitations sociostructurelles (liées au traitement de l’AI), représentationnelles, genrées et handicapantes, et biographiques (rattachées à leur parcours existentiel), qui ont un impact sur la reconstruction de leur parcours de formation ou professionnel. En second lieu, nous suggérons que l’analyse de l’expérience de nos informatrices à la lumière des praxis des pédagogies féministes freirienne et poststructuraliste pourrait émanciper de déterminations genrées et handicapantes, leur réintégration dans les mondes de la formation ou du travail formel.

Pour atteindre ces objectifs, nous posons les cadres théorique et méthodologique suivants : tout d’abord, nous décrivons les praxis des pédagogies féministes d’inspiration freirienne et poststructuraliste ainsi que les réalités expérientielles communes aux femmes engagées dans le travail formel; nous recourons également aux modèles médical et social du handicap (Oliver 2009) pour rendre compte de pratiques excluantes ou discriminantes envers les personnes déficientes devant réintégrer le marché du travail formel et y demeurer.

Ensuite, nous justifions la pertinence de la démarche méthodologique des récits de vie dans notre recherche et donnons quelques informations sur la collecte des récits de vie de nos informatrices. Puis nous présentons brièvement les portraits biographiques de ces dernières, tout en soulignant l’impact de la politique injonctive de l’AI sur leur expérience de formation ou professionnelle le tout en relevant l’influence de circonstances biographiques sur leur expérience, et ce, au moyen d’extraits mot pour mot d’entrevues (verbatim). Ces portraits individuels, dessinés à partir de chacun des récits de nos informatrices, servent à la définition de plusieurs modèles d’expérience commune, eux aussi dégagés, par conséquent, de parts de récits personnels aux significations ressemblantes. Pour conclure, à partir de ces modèles d’expérience, nous soulignons les limitations biographiques et sociostructurelles, ainsi que les aspects « capacitants » et genrés dans le parcours de formation ou professionnel de nos informatrices. Nous proposons une lecture émancipatrice de ces modèles à la lumière des praxis des pédagogies féministes, qui seraient susceptibles de donner davantage de pouvoir d’agir (Vallerie et Le Bossé 2006) aux femmes paraplégiques engagées dans la reconstruction de leur parcours de formation ou professionnel si ces pédagogies devenaient des praxis de réhabilitation (ce qui n’est pas le cas actuellement).

Le cadrage théorique

Nous posons ci-dessous les conceptions et les praxis émancipatoires de courants de la pédagogie féministe qui viennent soutenir les visions inclusives et égalitaires ‒ et ce, également du point de vue du genre ‒ du modèle social du handicap, que nous détaillons avec son opposé, le modèle médical du handicap.

La pédagogie féministe et ses objets

La pédagogie féministe regroupe plusieurs courants (entre autres freirien, structuraliste et poststructuraliste) (Tisdell 2007) qui sont traversés par divers postulats théoriques et politiques en faveur, tout d’abord, de l’égalité de traitement des femmes par rapport aux hommes et, ensuite, de l’émancipation individuelle et collective des femmes au moyen de l’éducation (English et autres 2006 : 8). La pédagogie féministe étudie notamment les domaines de connaissances que les femmes investissent, leur rapport au savoir (Belenky et autres 1997), les contraintes et les facilitateurs dans leurs apprentissages de même que l’expérience acquise par les femmes à travers ces derniers. La pédagogie féministe relève les effets des relations de pouvoir, et de la position des apprenantes dans ces relations, sur leurs conditions d’apprentissage et sur leur propre capacité à apprendre. Enfin, les pédagogies féministes promeuvent l’émancipation des femmes hors de contextes marqués par le sexisme, que ceux-ci soient éducatifs, professionnels ou domestiques.

Les principes des pédagogies féministes d’inspiration freirienne et poststructuraliste

Le mouvement de la pédagogie de libération de Paulo Freire (1996) pose la conscientisation de leur oppression, par les apprenantes et les apprenants, comme prioritaire par rapport à l’acquisition de connaissances formelles. Aussi « déshumanisante » (Freire 1996 : 60) que soit leur expérience, les personnes opprimées ont la possibilité d’objectiver leur situation d’oppression à l’intérieur de l’histoire et de leur société; elles peuvent ensuite subjectivement la critiquer avec l’aide d’un instructeur ou d’une instructrice et d’autres personnes dans la même situation pour la légitimer et l’intégrer dans leurs visions du monde, avec pour visée la transformation de leur réalité opprimante. La forme narrative soutient un processus de conscientisation de l’oppression qui fait émerger de nouveaux schèmes de pensée (Mezirow 1991), critiques, pour penser et déjouer des situations d’oppression ultérieures.

L’expression de soi est un concept clé de la pédagogie féministe poststructuraliste également. La voix des femmes est porteuse des récits culturels dominants ou hégémoniques qui formatent leur agentivité. Les discours et les pratiques langagières dominants inscrivent les femmes à des places préassignées dans les relations de pouvoir, tout en assurant l’innocuité de leur présence sociale. Elles peuvent pourtant exprimer des désirs plus originaux, modulables suivant les contextes et leur position dans les relations de pouvoir (Davies 2000). Les femmes peuvent avoir le désir d’exprimer les parties plus contradictoires, mais tout aussi « vraies », de leur expérience et de leur connaissance d’elles-mêmes, au risque d’être altérisées (Barrett 2005 : 84). Elles peuvent vivre les négociations autour de la légitimité de leur prise de parole comme une tension vive entre une conformité aux discours dominants et hiérarchisants et le choix qu’elles font de les subvertir. Elles peuvent aussi proposer des discours non familiers, idiosyncratiques (Barrett 2005 : 87), quand bien même cette rupture pourrait menacer davantage encore leur position infériorisée.

L’expérience des femmes dans le travail formel : domination et possibilités d’émancipation par les praxis des pédagogies féministes

L’analyse des conditions de travail ignore le plus souvent la division sexuelle du travail : les femmes sont ségréguées dans quelques professions (environ la moitié des travailleuses sont engagées dans des emplois de « service technique, de vente, ou administratifs » (Hayes 2007 : 34)) et à des positions inférieures dans les échelles hiérarchiques. Il est traditionnellement attendu qu’elles manifestent les qualités de douceur et d’attention dont elles sont censées faire preuve dans la sphère privée (Collet 2011). Les caractéristiques liées à la notion de « compétence » sont associées à des représentations stéréotypées de la féminité et de la masculinité (Hart 1992; Ng 1996). Les femmes souffrent souvent du « modèle de l’insuffisance » (English et autres 2006 : 12; notre traduction) : elles se sentent inappropriées et illégitimes « dans des rôles masculins au travail » (Flannery 2007 : 67; notre traduction). L’internalisation de ce modèle, qui concerne également les personnes déficientes physiques, limite la mobilité et l’avancement des carrières féminines (English et autres 2006) ainsi que des carrières des femmes et des hommes déficients (Roulstone et Williams 2014).

Les mentores et les mentors peuvent être éveillés aux barrières structurelles érigées par le sexisme, le racisme ou le validisme (attitude qui consiste à appliquer divers standards de performance de personnes valides à la performance de personnes déficientes, normes qui demeurent inatteignables). On peut alors amener les femmes paraplégiques à reconnaître les formes de discrimination ou d’exclusion qu’elles doivent affronter. Reybold (cité dans Flannery (2007 : 68); notre traduction) souligne que les femmes sont alors capables de produire des réponses émancipatrices aux attentes de genre en construisant des « modèles de soi personnels » : elles ignorent les rôles qui leur sont assignés en élaborant des modèles identitaires personnels qui représentent un compromis entre les attentes qui leur sont signifiées et leurs aspirations personnelles.

Les pédagogies féministes peuvent favoriser la construction de tels modèles de soi, renouvelés, et de projets professionnels qui défient la reproduction de la domination des femmes, et des femmes déficientes physiques, dans la formation et le travail formel.

Le handicap, le genre, l’éducation et le travail

Le handicap est une catégorie imbriquée à d’autres catégories infériorisantes, comme le genre. Celui-ci produit des effets spécifiques dans l’expérience du handicap. Les effets combinés du handicap et du genre fragilisent ainsi l’accès aux mondes de la formation ou du travail pour les femmes paraplégiques.

Les modèles médical et social du handicap

Les Disability Studies (études du handicap) mouvement radical, structuraliste (Goodley 2011), à la fois universitaire et militant composé d’une majorité de personnes déficientes, définissent le handicap comme les barrières socialement construites auxquelles les personnes déficientes se heurtent, tandis que la « déficience » est un ensemble de limitations physiologiques et fonctionnelles, individuelles. Ces études, en plus du binarisme « déficience/handicap », élaborent deux modèles opposés du handicap : les modèles médical et social (Oliver 2009).

Dans le modèle médical, la déficience est une « tragédie individuelle » (Oliver 2009; notre traduction) qui établit une relation de causalité mécanique entre déficience et inadaptation sociale (Hughes 2009). Le modèle médical impose un processus normalisateur, qui enjoint aux personnes déficientes de perpétuer et de valoriser les points de vue sur le monde de la majorité valide, et d’y agréer, et à compenser la « déficience sociale » qui leur est attribuée par cette majorité. Le modèle médical encourage donc le validisme et la diffusion de son « curriculum caché » (Perrenoud 1993), un ensemble d’injonctions implicites à produire des performances égales ou approchant celles accomplies par les personnes valides, que ce soit au plan physique ou social. Ce curriculum est malléable selon les contextes et les circonstances, et jamais complètement atteignable : le fait de compenser la déficience et le handicap par une attitude physique ou sociale ne qualifie pas les personnes paraplégiques à la normalité, tout spécialement sur le marché du travail. Les personnes paraplégiques peuvent néanmoins élaborer des stratégies d’action et d’interaction qui réduisent les limitations imposées par l’environnement physique et social (Goffman 1990).

Selon le modèle social, le handicap (un ensemble d’obstacles matériels et idéels) réside dans une certaine organisation sociale qui empêche la pleine participation des personnes déficientes. Le modèle social promeut l’expression de soi, la dénonciation politique et le démantèlement des obstacles à la participation imposés aux personnes déficientes.

La critique féministe du modèle social du handicap

Les femmes déficientes, elles, vivent une « oppression simultanée » (Thomas 1999 : 98), à l’intersection du sexisme et du handicap. Ces femmes (y compris celles qui sont paraplégiques) ne trouvent pas les mêmes occasions individuelles que les hommes déficients dans le travail formel (Portail du gouvernement suisse 2017a). La critique féministe du modèle social du handicap insiste sur la valeur de l’expérience incarnée dans les définitions de soi des femmes déficientes (Crow 1996; Thomas 1999; Hall 2011). Ainsi, le handicap n’est pas qu’un ensemble de limites socialement construites : il résulte également des limitations imposées par les effets de la déficience, comme les douleurs, les difficultés physiologiques, émotionnelles et psychologiques, les relations à autrui biaisées, le sentiment d’étrangeté ou le silence, limitations qui sont, par ailleurs, en partie causées par des représentations opprimantes qui empêchent les femmes déficientes de prendre conscience de leurs potentialités.

Cette critique du modèle social reprend quelques-unes des thématiques des pédagogies féministes structuralistes et poststructuralistes :

  • la conscientisation (Freire 1996) des obstacles socioculturels, matériels et représentationnels à la participation, causés par le genre et le handicap (Morris 1991);

  • la critique de l’oppression et de la dépossession, tout particulièrement dans les domaines de l’éducation et du travail;

  • la valorisation du rapport incarné que les femmes et les femmes déficientes entretiennent avec le monde, et qu’elles établissent avec elles-mêmes;

  • la tension identitaire qui résulte des positions contradictoires que les femmes, en particulier celles qui sont déficientes, occupent dans une variété de discours (Barrett 2005);

  • et leur émancipation des relations de pouvoir genrées et handicapantes grâce à la composition de modèles de soi personnels.

La démarche méthodologique des récits de vie : mettre en exergue les significations biographiques et les modèles d’expérience

La rationalité narrative (Ricoeur 1990) organise les significations de l’existence : tout d’abord, lorsqu’elle mime les événements en les rapportant linguistiquement, puis lorsqu’elle configure la parole en une trame structurée temporellement (Polkinghorne 1988). Cette rationalité permet au sujet de « comprendre, de façon synoptique, la signification d’un tout, en le voyant comme l’intégration dialectique de ses parties » (Polkinghorne 1988 : 35; notre traduction). Des événements de la vie du sujet sont alors intégrés dans son histoire pour créer un tout cohérent, compréhensible, ce que Ricoeur (1990) appelle un récit « convergent ». En outre, les récits de soi confèrent au sujet son identité de même qu’une connaissance de soi et du monde (hooks 1994). Et les récits de vie font progresser le climat social et cognitif vers une plus grande attention accordée à la subjectivité des actrices et des acteurs sociaux.

S’appuyant sur leur récit de soi, les sujets regroupent les significations similaires et répétées de leur expérience pour les construire en systèmes. Avec Van Dijk (2010), nous les nommons « modèles d’expérience » (experience models). Les sujets s’autoracontent et interprètent leurs expériences quotidiennes à la lumière de « catégories expérientielles basiques » (ibid. : 66-67; notre traduction) comme le temps, le lieu, la causalité, la prépondérance et la pertinence. Les interprétations de son expérience façonnent aussi les autoreprésentations du sujet et, plus précisément, ses identités de rôles (ibid. : 69-70). Les autonarrations du sujet l’amènent à prendre conscience des significations qu’il attribue à son monde intérieur. Ces significations forment ainsi des modèles d’expérience.

Dans notre étude, nous avons formé quelques modèles d’expérience commune basés sur des (auto-)attributions de genre et de handicap analogues, présentes dans les parcours professionnels de nos trois informatrices que chacune rapporte dans son récit. Nous avons recruté ces informatrices en Suisse francophone. Tous les entretiens, semi-directifs, ont été menés comme des récits de vie professionnelle, en langue française. La collecte de chacun des récits a duré environ 90 minutes. Notre question de lancement était la suivante : « Pourriez-vous me raconter votre vie professionnelle? » Nous leur avons posé des questions additionnelles au sujet du choix de leur orientation professionnelle initiale, des attentes de choix d’orientation conformes (ou non) aux attentes de genre, et liées au handicap, et de l’influence de l’environnement social sur leurs choix d’orientation.

Quelques modèles d’expérience professionnelle décrits par nos informatrices

Cette partie montre que l’expérience de nos informatrices comporte des traits communs de domination et d’émancipation d’attributions genrées et handicapantes qui peuvent être constitués en modèles d’expérience. Nous décrivons ci-dessous ces modèles et en proposons, pour conclure, une transformation potentielle à travers les praxis des pédagogies féministes, si celles-ci devaient être utilisées en réhabilitation des personnes paraplégiques.

Les portraits éducatifs et professionnels de nos informatrices

Nos informatrices sont Lan, Muriel et Maryse. Dans les portraits que nous tirons de leur récit de vie, nous montrons que leurs trajectoires professionnelles sont marquées par la politique « conditionnelle » de l’AI, et par les systèmes imbriqués du handicap et du genre (ce dernier étant très discrètement évoqué dans leurs récits) qui agissent sur leurs choix ou non-choix personnels. L’influence de situations d’ordre biographique sur la reconstruction de leur trajectoire professionnelle (tel le rôle de l’environnement social proche, lui aussi exprimant des représentations de genre et sur le handicap), est également montrée.

Lan a 43 ans et est assistante sociale. Elle devient paraplégique alors qu’elle est engagée dans une formation commerciale professionnalisante. En réhabilitation, Lan a le projet de reprendre un cursus gymnasial (la filière la plus prestigieuse de l’école secondaire postobligatoire), mais l’AI s’y oppose, préférant le programme dans lequel elle est engagée, qui la mènerait plus rapidement vers le travail formel. Lan explique :

J’ai souvenir qu’avec l’AI ils m’ont toujours dit : « Vous arriverez jamais à faire des études », parce que j’ai arrêté mes études avant mon accident [avant de reprendre un cursus moins prestigieux dans lequel elle est engagée au moment de l’accident], alors ils se sont basés sur cette dernière année […] J’ai demandé à l’AI, au niveau de la prise en charge de la formation, s’ils étaient d’accord de refinancer une école privée parce qu’y avait, à l’époque, une école accessible [pour bifurquer vers le cursus plus prestigieux] […] où on pouvait faire une formation en fonction de notre temps. Eux, ils ont dit : « Non, parce qu’avec vos résultats vous avez commencé le collège [la filière plus prestigieuse], vous avez pas réussi. »

Lan se lance alors à ses frais dans le programme plus prestigieux. Ce n’est qu’une fois ce cursus réussi que l’AI s’engage dans le financement des études sociales de Lan. Le soutien de l’AI s’est avéré conditionnel à la réussite des études secondaires choisies par Lan elle-même. L’action de l’AI s’est tout d’abord appuyée sur la norme moralisante du « mérite personnel » plutôt que sur une politique inconditionnelle d’activation vers le travail formel (Probst et autres 2016). C’est pourtant une politique qu’elle prône de façon injonctive avec, en ligne de mire, l’occupation d’une place et d’un rôle socioprofessionnels prédéfinis pour les personnes déficientes (Piecek et autres 2017). Au lieu de recevoir un traitement potentiellement émancipateur (ou ne serait-ce qu’en adéquation avec le sens de la loi sur l’AI), Lan a dû démontrer des qualités personnelles pour terminer sa formation, et ce, dans un contexte social qui demandait d’elle une autonomie non soutenue (Collet et Le Roy 2014). Elle relate :

Plusieurs fois, ils [sa famille] m’ont dit : « Mais arrête. Pourquoi tu te tortures comme ça? Tu vois que t’as des problèmes de santé en faisant tes études. » Et moi, la tête dure, c’est vrai que j’me suis dit : « Mais, ils me comprennent pas! J’ai commencé cela, j’ai tellement souffert, je […] vais pas lâcher au milieu comme ça. » […] Des fois c’est vrai que dans mon entourage ils me disent : « Voilà, j’admire ce que tu fais parce que le fait que tu vis déjà une situation difficile, puis tu dois encore aider les autres… »

Lan travaille aujourd’hui à mi-temps et bénéficie d’une rente partielle de l’AI.

Muriel, qui a aujourd’hui 50 ans, était étudiante dans une filière prestigieuse de l’école secondaire postobligatoire lorsqu’elle est devenue paraplégique. Elle peut alors se prévaloir d’une certification, en tant que dessinatrice-architecte, et d’une maîtrise d’ingénieure en architecture. Elle n’a pourtant jamais exercé l’un ou l’autre de ses deux métiers, bénéficiant de placements temporaires octroyés par l’assurance chômage. Elle ne rapporte aucune intervention de l’AI. Cette ingénieure en architecture a dû se mesurer à un milieu de formation excessivement (selon son estimation) validiste :

J’peux te dire […], on m’en demandait beaucoup. On m’faisait cadeau de rien du tout, j’trouvais qu’on aurait pu d’ailleurs un p’tit peu… me permettre de m’asseoir, quand j’devais présenter des projets… […] J’me souviens, fallait faire beaucoup de déplacements […] mais on m’a rien lâché, rien du tout […] On a demandé à moi ce qu’on demandait aux autres […] Peut-être, maintenant, j’me dis j’aurais pu aller demander : « J’ai besoin d’une chaise », peut-être je peux éviter cette visite-là…

Tout comme Lan, Muriel est livrée à une autonomie non accompagnée (Collet et Le Roy 2014). Son entourage familial véhicule les valeurs et les attitudes validistes du modèle médical du handicap :

On m’a jamais félicitée en quoi que ce soit […] Après, j’ai fait cette école d’ingénieurs, et c’était toujours tout normal pour mon entourage […] J’pense qu’y s’rendaient pas compte.

Au moment où nous recueillons le récit de Muriel, elle occupe un emploi à temps partiel, qu’elle s’apprête à quitter, qui n’est pas en rapport avec sa formation; elle a une capacité de gain estimée à une activité à mi-temps et bénéficie du même type de rente que Lan.

Maryse a environ 55 ans : elle est employée de commerce dans l’entreprise familiale. Elle devient paraplégique alors qu’elle vient de commencer un apprentissage d’aide en pharmacie, formation que l’AI estime inappropriée pour Maryse désormais. Alors qu’elle est encore en réhabilitation, l’AI prévoit pour elle une place d’apprentissage en tant qu’employée de commerce dans une de ses structures en milieu fermé. Maryse refuse cette réorientation : « Je voulais pas parce que j’avais pas envie de me mettre dans le carcan avec tout plein d’handicapés, j’avais envie de sortir de ce monde handicapé. » Elle entreprend alors et achève un diplôme de commerce de sa propre initiative; ce cursus n’est pas pris en charge financièrement par l’AI : « Comme j’suis pas rentrée dans leur milieu à eux, ils rentraient pas en ligne de compte pour payer ma formation. » Puis Maryse veut s’engager dans une école d’ergothérapeute. Cependant, découragée, elle abandonne ce projet dès la première séance d’information proposée par l’école :

J’ai été à l’école d’ergo, à une séance d’information, j’avais 18 ans à l’époque […] Quand j’ai vu tous les gens qu’étaient là qu’avaient plus de 30 ans, qu’étaient infirmières, éducs, […] ça m’a juste un petit peu découragée […] J’me sentais vraiment trop jeune, j’ai dit : « Non, ça, c’est pas pour moi […] j’suis juste un peu larguée. »

Comme Lan et Muriel, Maryse évolue dans une autonomie ni contrainte ni soutenante au sein de sa famille : « J’aurais pu faire n’importe quoi, ils [ses parents] étaient d’accord […] Du moment que je faisais quelque chose. Ils ont toujours respecté mes choix. » À propos de chacune des bifurcations de sa trajectoire professionnelle discontinue, Maryse ne rapporte aucune forme de soutien, ni de la part de l’AI ni de ses parents. Soit elle n’a jamais demandé ce soutien, soit elle ne s’en est pas vu octroyer (comme cela a pu être le cas de Muriel également). Aujourd’hui, elle est employée de commerce à temps partiel.

Nos deux dernières informatrices ne perçoivent pas les interventions de l’AI (ou son absence d’intervention) comme des éléments déterminants de leur trajectoire professionnelle. Leurs récits témoignent plutôt d’autoreprésentations de ce que devrait être un parcours professionnel mené de façon individualisante et autocontrôlée. Nos informatrices ont accepté, dès un jeune âge, alors qu’aucun indice narratif ne témoigne de l’objectivation de leur parcours, la responsabilité de la progression de leur parcours scolaire et professionnel.

Leurs autoreprésentations individualisantes sont en ligne avec le modèle médical du handicap. Les récits de nos informatrices tendent ainsi à montrer que les interventions conditionnelles de l’AI ont contribué à la formation de ces autoreprésentations, et également de représentations sur l’inéluctabilité de leurs choix de formation et professionnels. Ceux-ci ne sont jamais remis en question, quand bien même l’AI a contrarié leur directionnalité cognitive (Bandura 2007) et leur « apprenance » (Carré 2005), c’est-à-dire une disposition durable pour apprendre. Les interventions de l’AI auraient pu donner une impulsion à l’autodétermination de Lan, et surtout contribuer à la stabilisation de la trajectoire choisie (pour Muriel et Maryse), par des soutiens humains et financiers limités dans le temps. Au niveau biographique, les limitations proviennent donc en partie d’une adhésion de l’entourage social aux représentations véhiculées par le modèle médical du handicap, et de ce que nous pensons être un manque de valorisation, par l’entourage social, de l’évolution professionnelle des femmes en général.

Quelques modèles d’expérience professionnelle issus des (auto-)attributions de genre et de handicap de nos informatrices

Nos informatrices montrent des stratégies d’autovalorisation dans le travail formel; et celles-ci sont genrées. Ainsi, deux de nos informatrices, Muriel et Maryse, ne parviennent pas à reconstruire une trajectoire professionnelle stable. Des représentations sur les femmes et sur les personnes déficientes dans le monde du travail se combinent à des obstacles soit structurels, soit sociorelationnels liés à leur intégration durable dans le travail formel. Sur la base de ce constat, nous avons choisi de construire deux modèles d’expérience à partir de l’expérience de nos trois informatrices : 1) le modèle de l’autonomie non accompagnée; 2) le modèle de la compensation, qui englobe le sous-modèle de la compétence différentielle et le sous-modèle du double avantage épistémique.

Le modèle de l’autonomie non accompagnée

Le modèle de l’autonomie non accompagnée se réfère à la qualité de soutien offert aux projets éducatifs et professionnels de nos informatrices, par leur environnement social et leur famille en particulier. Il est important de noter que dans leurs récits nos informatrices ne rapportent jamais que leur entourage proche a été sensibilisé à leur prodiguer une forme de soutien (que nous pensons spécifique) ou à les accompagner en ce sens. Leur entourage a plutôt reproduit les attentes validistes du modèle médical (des attentes formulées sur la base de la performance de personnes valides) et n’a pas développé de discours de soutien. Nous construisons ce modèle d’après les récits de Muriel et de Maryse en particulier, dont l’expérience ressemblante en éclaire le mieux les caractéristiques, comme l’absence de débat autour de leur choix d’orientation.

Les parents de Muriel et ceux de Maryse ont exprimé des attentes de réussite scolaire à leur fille. Muriel se rappelle qu’elle a été libre de choisir son orientation pour autant qu’elle réussisse son diplôme secondaire. Ses parents attendent la normalisation de leur fille à travers son éducation, dont ils pensent qu’elle peut agir comme une compensation de la perte physique. Cependant, au moment de s’orienter vers des études d’architecture dans la filière la plus prestigieuse de l’école polytechnique fédérale, Muriel y renonce : « J’avais peur et n’étais pas prête à quitter la maison […] À 21 ans, je n’avais pas mon permis de conduire […] J’avais toujours ce gros machin à avaler. » Elle s’engage alors dans un apprentissage de dessinatrice-architecte avant de se lancer dans une formation d’ingénieure en architecture (de niveau master) dans une haute école spécialisée. Les parents de Muriel ne parviennent pas (comme elle le dit elle-même) à exprimer leur impuissance devant les besoins de soutien spécifiques demandés par la gestion des effets de la paraplégie de leur fille. Muriel souligne n’avoir pas pu parler de ses difficultés et de la culpabilité qu’elle ressentait à être la fille qu’elle était. De plus, des déterminations sociales (au croisement de la classe et du genre) viennent s’ajouter aux problématiques biographiques, pour limiter les perspectives professionnelles de Muriel. Elle rapporte que ses parents ne valorisent pas les carrières professionnelles ambitieuses et prestigieuses. Cela peut s’expliquer par le milieu socioprofessionnel des parents de Muriel, et par les représentations courantes sur les ségrégations horizontale et verticale des femmes dans le monde du travail. Muriel assume donc un rôle genré : celui de la « bonne élève » qui rencontre, à l’approche de l’entrée dans la vie professionnelle, des obstacles structurels, représentationnels (la division sexuelle du travail) et biographiques, qui empêchent sa progression socioprofessionnelle.

Après avoir obtenu son diplôme de commerce (une formation commerciale à visée pratique), Maryse est enthousiaste à l’idée d’entamer une nouvelle formation. Cependant, elle est très rapidement découragée en s’enquérant des trajectoires des autres personnes inscrites à cette formation. Le processus de construction de nouvelles connaissances semble impossible pour elle, probablement en raison d’un manque d’estime de soi jamais exprimé et d’un sentiment d’illégitimité et d’incompétence. Nous pensons que ce sentiment d’inadaptation trouve son origine dans le processus de normalisation vécu par Maryse. Les injonctions à la normalisation se combinent à des représentations genrées et handicapantes sur l’illégitimité des femmes et des personnes déficientes dans des rôles professionnels inhabituels, voire ambitieux. La force de ces représentations aura raison du projet de formation de Maryse. Nous remarquons qu’elle s’engage seule dans cette nouvelle trajectoire et que le renoncement paraît prioritairement imputable à des attentes de conformité implicites et à des autoattributions d’incapacité.

Luttant pour construire leur nouvelle identité, nos informatrices ne trouvent pas de formes de soutien cognitif et affectif suffisamment robustes pour s’engager et stabiliser leur autodéveloppement dans une trajectoire de formation ou professionnelle. Muriel et Maryse ne peuvent s’appuyer que sur des ressources motivationnelles personnelles qui se révèlent fragiles. Elles ont toutes deux mené (et c’est toujours le cas pour Muriel) un parcours professionnel discontinu. Les possibilités d’exercer leur autodirection et leur autodétermination ont été quasiment inexistantes. À vrai dire, les diverses trajectoires professionnelles empruntées par Muriel et Maryse reproduisent certaines caractéristiques des trajectoires professionnelles féminines : elles sont (ou ont été) discontinues, instables, marquées par des emplois sous-qualifiés et ségréguées, ne serait-ce qu’horizontalement. Muriel n’a jamais travaillé en tant qu’ingénieure-architecte : « Je me sens assez bonne là-dedans, mais en même temps je n’ai jamais vraiment voulu travailler comme architecte […] Cela m’intéresse… mais un peu comme une observatrice. » Maryse, pour sa part, est à présent employée de commerce dans l’entreprise familiale, à la limite de la sphère privée, position que de nombreuses femmes investissent par dévouement pour leur famille, effaçant les limites entre sphères productive et reproductive (Cappuyns 2007).

Muriel parle d’un manque de soutien à la lumière de schèmes cognitifs et expérientiels actuels, qu’elle a pu construire au fil de son parcours biographique. Au moment de leur orientation, Muriel et Maryse n’envisagent pas même la possibilité d’un conseil, d’un modelage d’expérience ou d’encouragements, ne réalisant ni les obstacles dressés par les effets psychoémotionnels et sociorelationnels de la gestion de la déficience, ni les limitations d’ordre sociostructurel et représentationnel qui leur sont imposées.

Le modèle de la compensation par la formation ou par la profession : le sous-modèle de la compétence différentielle et le sous-modèle du double avantage épistémique

Le modèle de la compensation est construit à partir du manque de soutien à l’autodirection décrit dans le précédent modèle. Nos informatrices, faisant valoir des qualités personnelles qui ne sont pas reconnues, élaborent des comportements compensatoires, que ce soit dans leur formation ou en milieu de travail. Nous divisons ce modèle en deux sous-modèles.

Tout d’abord, le sous-modèle de la compétence différentielle se réfère à l’effort additionnel que nos informatrices produisent pour faire reconnaître leur compétence soit en tant qu’apprenantes, soit en tant que travailleuses. Par l’effort de performance, d’efficacité et d’autodétermination qu’il exige, ce modèle est non seulement validiste mais également virilisant pour nos informatrices, car il les contraint à mettre en oeuvre des descripteurs traditionnellement masculins (Bem 1974) des agirs professionnels. Ensuite, le sous-modèle du double avantage épistémique (celui d’être femme et d’être une personne porteuse d’une déficience physique) englobe des représentations ségrégantes de femmes déficientes présentes dans le monde du travail, mettant en exergue la division sexuée des savoirs (Mosconi 1994) et la division sexuelle du travail (Kergoat 2000). Les compétences et les connaissances de nos informatrices sont dès lors naturalisées (Ortner 1974) en même temps qu’étroitement catégorisées, tout spécialement dans le domaine du travail social. Le sous-modèle du double avantage épistémique est construit sur la base du récit de Lan, bien que Muriel et Maryse aient toutes deux exercé une activité dans le travail social (assistante éducatrice pour Muriel; animatrice socioculturelle pour Maryse).

Le modèle du double avantage épistémique cantonne les femmes paraplégiques dans des activités féminines stéréotypiques. C’est cependant l’effort différentiel fourni dans l’acquisition de compétence, afin d’obtenir reconnaissance et légitimité au travail et en formation, qui domine l’action de nos informatrices (celle de Muriel et de Lan tout spécialement) et qui les virilise.

Le sous-modèle de la compétence différentielle

Lan dit : « Avoir un bon diplôme, c’est avoir plus de choix professionnels. » Cette croyance est ancrée dans des perceptions socialement partagées sur la dégradation des identités sociale et personnelle que produit l’existence même de la déficience (Goffman 1990), et sur la possibilité d’une émancipation des attributions de dépendance par l’amélioration du statut socioprofessionnel. Lan perçoit la réalité d’un double standard d’attentes de performance éducative et professionnelle : « Pour moi, c’était essentiel d’être autonome financièrement, et dépendante d’aucune façon, et pour arriver à ça, je devais étudier à un niveau plus élevé qu’un simple diplôme de commerce, tu vois. »

Tout au long de son parcours de formation, Muriel se mesure au modèle de la compétence différentielle. Elle s’assure de succès progressifs (de l’apprentissage au master), tentant probablement de revaloriser ses autodéfinitions. La multiplication des cursus qu’elle s’impose peut être vue comme une mise à l’épreuve chronophage et « énergivore » de son identité professionnelle naissante qui, néanmoins, ne conduit pas à un accomplissement professionnel : « J’ai fait ces études pour me prouver que j’étais capable de les faire, et elles étaient assez difficiles, mais je suis contente de les avoir faites parce que ça m’intéresse. » Plutôt que de tendre vers la construction d’une identité professionnelle stable, le défi identitaire de Muriel est de faire sens d’autoreprésentations polarisées : il y a, d’un côté, l’individue normalisée qui réussit sur le plan scolaire et, de l’autre, la jeune femme paraplégique qui subit des attributions genrées et handicapantes de moindre compétence. Pourtant, Muriel, en tant que jeune femme en formation, entre dans une filière qui impose des performances physiques validistes (rester debout, se déplacer sur de longues distances pour elle), mais aussi cognitives (des capacités individuelles qui engagent les affects et la volition), qui rappellent les définitions de l’action masculine en formation, et au travail, et qui virilisent Muriel dans une attitude conforme au modèle médical du handicap.

Pour sa part, Lan dit qu’elle a réussi à conquérir sa place dans son milieu professionnel grâce à la démonstration de ses qualités individuelles : « J’ai vu des institutions qui n’ont jamais employé de handicapés […] J’ai eu de la chance. Mais je pense que j’ai un petit peu à voir là-dedans […] Mes collègues […] disent que je ne me plains jamais. » Lan satisfait au stéréotype de la « collègue handicapée », normalisée et non dérangeante. Sa compétence est au risque d’être dégradée par des attributions de faiblesse physique et psychologique (« se plaindre »), qui est d’ailleurs habituellement attendue des femmes. Lan rapporte que son employeur loue son attitude : « Il m’a dit : “ Malgré tes maladies, tu es celle qui essaies le plus… tu t’impliques dans ton travail, tu es un modèle. ” » La compétence différentielle doit compenser ses difficultés physiques, dans ce que nous voyons être une transaction singulière : son employeur sécurise son emploi à condition qu’elle endosse le rôle de l’employée modèle, dans un processus de normalisation qui ne s’achève jamais et qui est sujet à des négociations autour de sa légitimité dans le monde du travail. Lan doit gérer de hautes attentes de compétence, de performance et de disponibilité, et incarner une identité professionnelle idéalisée, toutes ces caractéristiques étant des (auto-) attributions traditionnellement masculines dans les mondes de la formation et du travail. Dans le cas de Lan, ces attentes s’opposent à de multiples compétences professionnelles (l’écoute, le conseil, l’empathie, etc.) mises en oeuvre dans un domaine socioprofessionnel (le travail social) traditionnellement féminin, ainsi qu’à la « fibre sociale » (l’expression est de Lan), traditionnellement féminine (Bem (1974) citée dans Marro (2002)) également, que son entourage lui attribue depuis son enfance. Le principe d’action culminant qui anime Lan, le « combat », est en conformité avec le modèle médical du handicap, et s’avère virilisant dans le même temps : « J’ai toujours su, en fait, dans les moments difficiles, rechercher ce qu’il y a de bien, encore, pour pouvoir m’appuyer dessus et avancer, en fait, et depuis mon accident, j’ai pas arrêté de combattre pour obtenir ce que j’ai. » Malgré ses effets normalisants et validistes, le modèle médical est un support d’émancipation pour Lan, qui est de façon permanente engagée dans la régulation des (auto-)perceptions de son identité professionnelle.

Le sous-modèle du double avantage épistémique

Lan s’autoattribue un « avantage épistémique » (Wendell 1996 : 69), une certaine position de pouvoir dans la relation qu’elle entretient en tant que travailleuse sociale avec des personnes déficientes : « [Mes employeurs] veulent me garder parce que j’apporte quelque chose en plus à l’institution. » Tout en étant à la fois spécialisée dans le travail social et prestataire des assurances sociales (de l’AI en particulier), Lan façonne le sous-modèle du double avantage épistémique qui lui confère autorité et sécurité dans son activité : d’abord, elle a une connaissance incarnée de la déficience et du handicap; ensuite, elle occupe la position « naturellement » féminine, tout à la fois de l’« éducatrice » et de la « soignante ». L’établissement qui emploie Lan échange ses connaissances intimes de la déficience et du handicap contre la valorisation de son identité professionnelle, qui est toutefois, également, dépendante de son niveau de performance différentiel. Lan fait plutôt valoir les qualités professionnelles qui l’éloignent de sa propre expérience de personne déficiente (qui est d’ordre privé) et qui doivent la prémunir contre une dévaluation de sa compétence; elle s’attribue un rôle de modèle pour sa clientèle :

Parfois […][les clients et les clientes] sont surpris quand je me présente en tant qu’assistante sociale […] En fonction de ma situation, certains se plaignent moins […] J’ai l’impression qu’il y a du respect quand ils voient ce que j’ai, ils voient que je peux quand même travailler […] Parfois tu dois garder une distance… et la personne ne doit pas mélanger notre rôle avec notre handicap.

Le modèle de la compétence différentielle, telle une forme de compensation, est incarné par Lan et Muriel, celles-ci répondant à des attentes de moindre efficacité par des démonstrations de compétence et de connaissances accrues. Bien qu’elles fournissent de tels efforts, la valeur de leur identité professionnelle (ou de leur identité étudiante pour Muriel en particulier) est toujours en péril, car nos informatrices sont soumises à un double standard, validiste, de performance. De plus, des compétences naturalisées comme étant « essentiellement » féminines peuvent encore dégrader leur qualification professionnelle. Ainsi, l’attribution de l’avantage épistémique plutôt que de compétences professionnelles acquises peut donner lieu à une ségrégation des femmes paraplégiques, c’est-à-dire les éloigner des socialisations avec leurs collègues valides qui ne disposeraient pas d’un tel « privilège ».

Les potentialités émancipatrices pressenties d’une analyse freirienne ou poststructuraliste des modèles d’expérience de nos informatrices

Nous proposons maintenant une lecture des modèles d’expérience de nos informatrices (les modèles de l’autonomie non soutenue et de la compétence différentielle) à l’aune des praxis des pédagogies féministes freirienne et poststructuraliste afin de les rendre émancipateurs de limitations aussi bien biographiques que sociostructurelles, et plus conformes aux autodéfinitions de ces femmes.

Les effets de la politique de l’AI, basée sur une « norme morale » qui détermine le « mérite » individuel des personnes à être soutenues, ou non (Probst et autres 2016), se combinent à des représentations dévalorisantes sur la performance des personnes déficientes en emploi. Nos informatrices se défendent semi-consciemment des pratiques et des représentations limitantes imposées par les structures en adoptant des comportements validistes et aussi conformes à l’ordre du genre, telles leurs orientations sociosexuées (Vouillot 2007).

Des obstacles biographiques interviennent également dans la reconstruction du parcours éducatif et professionnel de nos informatrices. Le développement de leur autonomie s’exerce solitairement, même à des moments de bifurcation biographique importants. Nos informatrices s’engagent dans des programmes et des emplois avec des autoreprésentations « singularisantes » des effets de leur déficience, tout en élaborant des stratégies de compensation. Elles agissent selon le sous-modèle de la compétence différentielle en passant sous silence leur expérience incarnée et se trouvent à s’extraire de leur expérience pour s’imposer des défis conformes à un modèle traditionnellement masculin de l’action dans les mondes de la formation et du travail. Nos informatrices taisent leur modèle de soi pour adopter des modèles d’action virilisants. Elles élaborent des stratégies personnelles qui allient leur conformité au modèle médical du handicap à leur expérience d’un traitement social aussi bien validiste que dépossédant, et ce, pour transformer cette expérience de domination en comportements émancipateurs.

Lorsque Lan se voit attribuer (ou s’autoattribue) un double avantage épistémique, sa qualification et son agentivité sont invisibilisées. Pourtant, Lan adopte parfois, par « touches », un discours plus personnel : dans son récit, elle rapporte aussi un modèle de soi, adaptable, construit sur la base d’une expérience incarnée et d’une compétence traditionnellement féminine à apprendre des situations éprouvantes vécues au travail (Dejours 2009). Par exemple, elle explique ne pas pouvoir présenter en modèle, à ses clients et à ses clientes, son parcours biographique qu’elle soumet d’ailleurs, tout comme son action professionnelle, à son autoréflexivité. Lan intègre en fait la compréhension de sa propre expérience biographique (qui n’est pas nécessairement en relation avec les effets de sa déficience ou avec le handicap) et celle de sa mission professionnelle. Elle exprime alors le discours de la professionnelle qualifiée qui a développé, dans son action, un système personnel d’expériences, de valeurs et de croyances à propos de son parcours professionnel.

Les modèles d’expérience de nos informatrices les dépossèdent de leurs attributions féminines ou itèrent une condition de « muliérité » (Molinier 2000), de féminité dominée par le patriarcat. Une lecture de ces modèles à travers le prisme des pédagogies féministes freirienne ou poststructuraliste pourrait re-signifier les obstacles et les facilitateurs à l’oeuvre dans leurs parcours de formation et professionnels ainsi que mettre en lumière les potentialités transformatrices de leurs attributions féminines dans la conduite de leur parcours. Les pédagogies féministes ne sont pas (encore) entrées dans les protocoles de réhabilitation des personnes paraplégiques; nos informatrices n’en ont donc pas bénéficié, mais nous estimons que les praxis éducatives féministes ont le potentiel d’inviter les femmes paraplégiques à la composition de nouveaux modèles de soi, plus authentiques et performatifs dans la reconstruction de leurs trajectoires de formation et professionnelles.

La praxis de la pédagogie freirienne pourrait inviter les femmes paraplégiques à objectiver et à critiquer de façon dialogique, dialectiquement, les déterminations de leur trajectoire professionnelle, de sorte à conscientiser, à transformer et à réinstrumentaliser leurs modèles d’expérience à des fins d’émancipation. Une approche poststructuraliste de la connaissance (de soi) pourrait encourager ces femmes à incarner des discours non conformistes, au lieu de ceux qui sont liés à un « avantage épistémique » (Wendell 1996). Bien qu’elles gagnent en pouvoir en incarnant des discours dominants ou virilisants, les femmes paraplégiques pourraient, dans des contextes choisis, adopter des discours subversifs en démontrant une identité de professionnelles qui intégrerait les complexités de leur expérience biographique aux réalités de l’exercice de leur mission professionnelle. À notre avis, la conscience d’une lutte nécessaire pour une émancipation dans les domaines de la formation et du travail formel est un processus développemental qui pourrait être instauré, au moyen des praxis des pédagogies féministes freirienne et poststructuraliste, dans la réhabilitation des femmes paraplégiques.