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Les mouvements d’enthousiasme révolutionnaire sont généralement d’excellents révélateurs de la situation des femmes dans une société. Le sentiment collectif étant alors ouvert à tous les possibles, on voit émerger les aspirations des femmes qui demeurent souvent inexprimées en période normale. L’année 1936 en est un bel exemple que Louis-Pascal Jacquemond développe avec efficacité et compétence dans son ouvrage intitulé Lespoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire.

L’ambition de Jacquemond consiste à décrire et à analyser la vie des femmes de toutes conditions, de même que les politiques gouvernementales à leur égard en 1936 en France, mais aussi en amont et en aval, le tout en dégageant « ce qu’elles veulent, ce qu’elles espèrent, ce qu’elles réalisent, ce qu’elles obtiennent, mais aussi ce qu’elles déplorent, ce qu’elles rejettent, ce qui les meurtrit, les enthousiasmes comme les déceptions, les illusions comme les avancées » (p. 18). Pour ce faire, l’auteur exploite systématiquement les travaux de recherche parus au cours des dix dernières années et son imposante bibliographie atteste l’importance de cette recherche. S’il synthétise habilement l’historiographie récente, il laisse aussi et surtout la parole aux femmes par l’utilisation de nombreux témoignages et mémoires. Qu’il s’agisse de Cécile Brunschvicg, d’Irène Joliot-Curie, de Suzanne Lacore, de Simone Weil, de Louise Weiss ou de nombreuses autres, elles donnent couleur et richesse à l’ouvrage.

Le propos de Jacquemond se développe en neuf chapitres. Alors que le premier présente les espoirs de changement qui habitent les femmes après les élections de mai-juin 1936 qui portent au pouvoir le Front populaire, les six chapitres suivants traitent respectivement du droit de vote, des grèves et des conditions de travail, des droits civils et de la place des femmes dans le syndicalisme. Le septième chapitre s’intitule « Le rendez-vous manqué », alors que les deux derniers portent sur les femmes invisibles (surtout les paysannes, les immigrées et les femmes des colonies) ainsi que sur les permanences et les changements dans la perception des femmes. C’est en fait le chapitre sur le rendez-vous manqué qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage, car il imprègne le contenu de tous les chapitres et reste en mémoire bien après sa lecture. La cause principale de ce rendez-vous manqué réside dans le fait que l’ensemble de la société ‒ qu’il s’agisse des dirigeants politiques ou de tous les groupes sociaux, y compris la quasi-totalité des féministes ‒ croit encore à « l’égalité dans la différence, au nom d’une conception de la hiérarchie et de la complémentarité des sexes » (p. 235).

Deux exemples illustrent parfaitement ce constat, celui du droit de vote et celui des conditions de travail.

En 1936, le droit de vote des femmes est acquis dans la plupart des démocraties occidentales et les principaux partis politiques français en acceptent le principe et l’ont intégré à leur programme depuis les années 20. Il se révèle alors difficile de comprendre les réticences majeures qui bloquent systématiquement sa mise en application. Peu après les élections, soit le 30 juillet, la Chambre des députés accepte à l’unanimité le droit de vote des femmes par 495 voix. Le gouvernement s’abstient néanmoins d’y donner suite et le Sénat n’inscrit même pas le texte à l’ordre du jour de ses séances. En fait, une majorité de sénateurs radicaux est systématiquement contre la mise en place de ce droit par crainte que les femmes l’exercent à l’avantage de la droite et déstabilisent les institutions de la République. C’est là une croyance qui a cours chez les politiques français depuis l’adoption du droit de vote pour les hommes au milieu du xixe siècle. En plus, du côté des féministes françaises, contrairement aux féministes britanniques, les revendications ont historiquement porté beaucoup plus sur les conditions de travail que sur les droits politiques, les féministes de droite cherchant à protéger la femme-mère et celles de gauche misant sur l’avènement du socialisme pour faire changer les choses. Les seules à réclamer haut et fort le suffrage féminin sont alors marginales et marginalisées. Leurs revendications sont perçues comme « excessives, radicales et inopportunes » (p. 36). Trois femmes sont nommées ministres par Léon Blum, pour respecter la promesse faite avant les élections, mais elles sont soigneusement choisies parmi les modérées et elles restent muettes sur le sujet.

Sur la question des conditions de travail, on aurait pu espérer plus, car c’est là le grand cheval de bataille des féministes françaises depuis la seconde moitié du xixe siècle. Et pourtant, on constate que, au fil des gains et des avancées pour les hommes, les femmes restent en plan. Elles participent aux grèves certes, mais le plus souvent à la marge dans les tâches de ravitaillement et de cuisine, à la marge aussi dans la représentation syndicale et dans la négociation des conventions collectives. Malgré les fortes revendications des ouvrières à l’échelle locale et nationale, le consensus implicite sur « l’infériorité naturelle des femmes » (p. 230) aboutit au fait que les accords salariaux entérinent les inégalités de genre. Par exemple, la première convention collective négociée par les syndicats du textile adopte une codification des compétences qui cantonne les ouvrières dans les tâches parcellaires, ce qui fait que les écarts de salaires entre hommes et femmes diminuent à peine. De plus, les nouvelles lois sociales et les conventions collectives ne s’appliquent pas aux ouvrières à domicile qui constituent près de 30 % des femmes au travail. Ces conventions collectives profitent malgré tout en partie aux femmes aussi et de légers progrès sont observables, mais le monde du travail reste globalement imprégné d’une conception inégalitaire des rapports hommes-femmes.

Comme en 1789 ou en 1848 ou encore sous la Commune de 1871, le Front populaire a été une période riche en espoir et en engagement des femmes. Il n’en demeure pas moins que, comme cela a été le cas de tous ces mouvements révolutionnaires, les résultats pour la cause des femmes n’ont pas été à la hauteur des attentes…

L’épilogue de l’auteur n’en conclut pas moins que « le rendez-vous des femmes avec le Front populaire n’a peut-être pas été totalement manqué » (p. 350). Si l’on ne peut parler d’égalité, on peut parler d’émancipation. Toute une génération de femmes s’est engagée dans les grèves, dans les négociations collectives, dans les manifestations, dans la prise de parole publique, dans la lutte politique. Sans ces expériences nouvelles, on ne pourrait concevoir leur rôle dans la Résistance. On constate également que les femmes sont de plus en plus présentes dans les différents médias, que ce soit les journaux ou le cinéma, ainsi qu’on le voit au dernier chapitre. Il faut donc considérer l’année 1936 comme un jalon vers l’égalité, et c’est ce que démontre avec succès cet ouvrage qui enrichit l’historiographie de cette période. Il reste à souhaiter, à l’instar de Michelle Zancarini-Fournel dans sa préface, que ses résultats seront désormais intégrés à tous les travaux sur ce « moment mythique » (p. 10) de l’histoire sociale française.