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C’est comme si c’était hier, en 2008, alors qu’on naviguait candidement sur le Web : un nouveau blogue féministe québécois voyait le jour sur une toile où la résistance féministe était exclusivement présente en anglais. C’est à ce moment-là que Marianne Prairie et Isabelle N. Miron ont décidé de créer Jesuisféministe.com (JSF), blogue féministe furieux et joyeux à caractère collaboratif, qui allait briser l’isolement des jeunes féministes francophones en contexte québécois à tout jamais, en mettant les pendules à l’heure dans le cercle fermé (boys club) d’Internet. Ce blogue féministe, sans politique éditoriale définie, mais assurément prochoix, est vite devenu une tribune de prise de parole pour « bon nombre de féministes toutes fraîches sorties du placard du patriarcat » (Prairie 2016), un espace où les jeunes féministes en contexte québécois produisent des textes exceptionnels de façon libre et sécuritaire et se regroupent à l’abri d’une toile où l’on côtoie quotidiennement ce que Diane Lamoureux (2016 : 9) appelle le « “ sexisme ordinaire ” […] celui qu’on retrouve dans les médias, dans les conversations mondaines, dans nos interactions quotidiennes ».

À ce jour, JSF compte plus de 750 articles. Cette plateforme Web sur laquelle les jeunes féministes peuvent publier et correspondre a déplié ses tentacules sur les médias sociaux. Elle réunit plus de 13 400 fans Facebook et au-delà de 6 500 abonnées Twitter, ce qui lui permet de relayer une large part du contenu féministe publié ailleurs que dans le blogue. Cependant, ce virage vers les médias sociaux n’est pas sans conséquence et vient avec son lot de difficultés. Par exemple, la présence de trolls à caractère misogyne et antiféministe qui visent à épuiser les administratrices, dans le but ultime de les faire taire, est un élément perturbateur. En effet, les masculinistes (qui incarnent une forme particulière d’antiféminisme) « semblent avoir compris qu’Internet est un média qui permet de rejoindre beaucoup de personnes avec peu de moyens » (Jobin 2012 : 112). Ils savent attirer l’attention des médias et se déployer dans l’espace public de façon habile et organisée dans le but de « contrer l’émancipation des femmes » (Blais et Dupuis-Déri 2012b : 16), et ce, en adoptant « un discours prétendant que les féministes et les femmes dominent la société » parce qu’elles « exer[ceraient] un pouvoir et une influence indus dans la société, au point d’y dominer les hommes » (Blais et Dupuis-Déri 2012a : 243), ce qui entraînerait une prétendue « crise de la masculinité ».

C’est ainsi que le blogue a reçu des attaques ou s’est trouvé placé au centre de controverses, non seulement de la part de masculinistes, mais aussi d’autres femmes féministes qui jouissent déjà des plateformes d’expression et qui accusent cet espace d’être « âgiste » et discriminatoire quant à leurs pratiques. À la suite de la publication d’un dessin de l’artiste Maude Bergeron (Les folies passagères) qui illustrait du sang menstruel s’écoulant naturellement d’un vagin, le compte Facebook de JSF est devenu la cible de dénonciations organisées, qui s’additionnent à d’autres déjà accumulées par les masculinistes au fil du temps. La représentation des saignements utérins a fait déborder le verre de l’antiféminisme rampant qui prédomine dans le Web et JSF a décidé de suspendre temporairement ses activités dans les réseaux sociaux, en attendant que la situation se rétablisse. Cela n’a fait que confirmer à l’équipe sa raison d’être. C’est alors que Marianne Prairie, membre cofondatrice et chroniqueuse, ainsi que Caroline Roy-Blais, membre de JSF, modératrice, recherchiste et chroniqueuse, ont fait preuve d’une grande résilience féministe et ont refait surface avec Je suis féministe, le livre. Cette anthologie non exhaustive est impeccablement publiée par Les éditions du remue-ménage, maison d’édition indispensable pour la diffusion de savoirs féministes en contexte québécois. Ayant produit des textes sous la forme d’articles, une trentaine d’auteures s’y expriment en toute liberté. L’ouvrage réunit plus de 80 textes et des billets du blogue JSF, compilés au cours des huit dernières années, qui témoignent de l’esprit vif, épanoui, combatif, parfois dérangeant, mais toujours nécessaire du mouvement féministe.

L’ouvrage se divise en six chapitres délicieusement organisés par des thèmes précédés d’une mise en contexte, telles que l’affirmation de son identité (coming out) féministe, la prise de parole par le langage écrit, les mythes et les stéréotypes associés aux féminismes, l’historique du féminisme et des événements marquants dans la vie des blogueuses, les grèves étudiantes de 2012 et de 2015, les médias et la culture populaire, les cyberviolences, le contrôle du corps féminin, le couple et la famille, le partage de tâches, la maternité, le travail du sexe ou prostitution, les sexualités, les différentes formes de violence, le consentement, le paradigme intersectionnel et les différentes façons de comprendre et de vivre le féminisme par des activistes et blogueuses inspirantes comme Catherine Plouffe Jetté, Marie-Anne Casselot, Nellie Brière et Magenta Baribeau.

Ce recueil de textes démontre que, au-delà de l’idée répandue de l’« égalité-déjà-là », le féminisme est bien vivant, furieux, et prêt à se faire une place dans le Web, où le sexisme se promène en toute impunité. Voilà, des voix féministes qui réfléchissent, s’indignent, s’expriment, philosophent, se donnent rendez-vous et prennent d’assaut le Web sans demander la permission. Elles font face à une toile souvent sexiste pour rappeler que le féminisme s’avère un mouvement bien vivant, multiple et diversifié qui progresse dans diverses sphères. Que l’on soit d’accord ou non avec le ton ou l’argumentaire de certains textes, une chose est claire : l’ouvrage offre la possibilité de lire des textes aussi diffusés sur le Web depuis la création du blogue, permet de faire le pont générationnel entre les préoccupations des jeunes et des moins jeunes féministes, rassemble des écrits qui sont toujours dans le blogue, mais qui somnolent dans les archives et constitue une excellente porte d’entrée (et irrévérencieuse) dans les féminismes, un univers multicolore, diversifié et non univoque qui doit tenir compte des impacts des différents systèmes d’oppression comme le colonialisme, le racisme, le patriarcat, le capacitisme, l’homophobie… parce que l’équipe de JSF a bien compris qu’il est impératif, aujourd’hui, de reconnaître les multiples systèmes d’oppression et de lutter contre eux « pour l’élimination de tous les systèmes d’oppression, pour une véritable libération des femmes… de toutes les femmes! » (Surprenant 2015 : 155). C’est ainsi que l’équipe de JSF a choisi de joindre un public plus large que celui qui lui est déjà acquis (des femmes blanches dans la vingtaine ou la trentaine) et de tourner le micro vers d’autres femmes qui se trouvent à l’intersection de différents axes d’oppression pour leur donner la parole.

La publication de l’ouvrage a fourni l’occasion aux créatrices de JSF de faire un bilan de leur parcours. Elle a également permis d’augmenter le nombre de blogueuses et de modératrices pour former une équipe solide dont les membres se relaient en vue de faire face à l’hostilité du Web, s’encouragent, se soutiennent et gagnent des compétences afin de poursuivre le militantisme sur la place publique.

Un seul avertissement : une fois qu’elle est commencée, on ne peut pas arrêter cette passionnante lecture qui incite à visiter le blogue et à le dévorer avec la même avidité que dans le cas du livre, et vice-versa. Cette référence du féminisme devrait être obligatoire dans les établissements d’enseignement collégial et universitaire (programmes de premier cycle) pour fouetter des consciences et servir d’initiation à la pensée féministe. L’ouvrage constitue donc une excellente porte d’entrée dans l’univers riche et bouleversant qu’est le féminisme. Dès que l’on y met les pieds, aucune marche arrière n’est possible.

Merci à Je suis féministe!