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Dans le milieu policier au Québec, l’avènement de la police communautaire, la professionnalisation des cadres et surtout l’ouverture aux femmes et à la diversité ont été beaucoup mis en avant durant les dernières décennies. Pourtant, on constate actuellement une stagnation, voire un recul de la présence des policières depuis les dernières années au Québec (MSP 2015). La proportion de femmes est plafonnée à 26 %, soit une progression de seulement 6 % pendant la période 2005-2014 (ibid.). À l’échelle canadienne, les femmes représentaient 21 % de l’ensemble des effectifs policiers en date du 15 mai 2017, et leur progression numérique croît un peu plus d’année en année (Statistique Canada 2018). Certaines administrations étrangères, comme l’Angleterre et le pays de Galles, présentent des statistiques encourageantes sur le plan de la diversité des effectifs, les femmes correspondant à 29 % de tous les policiers et policières et à 33 % des recrues (Hargreaves, Husband et Linehan 2017).

À l’École nationale de police, alors qu’au début des années 2000 les inscriptions des candidates atteignaient 44 %, elles sont maintenant en baisse, soit 25,5 % pour 2015-2016[1]. En ce qui concerne les postes de décision, l’impression que les hautes sphères du pouvoir demeurent la chasse gardée des hommes est fondée, puisqu’au sein des 29 organisations policières municipales et autres services de police sur le territoire du Québec, on trouve une seule femme chef de police. Cela ne représente pas 1 % de l’effectif. Un récent rapport sur la Sûreté du Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse 2015) montre aussi qu’en 2013 aucune femme n’était cadre supérieure, et l’on dénombrait seulement 6,3 % de femmes parmi les cadres intermédiaires. Les statistiques sur la diversité ne sont guère plus encourageantes dans cette organisation dont les effectifs ne comptent que 2,8 % de policiers et de policières appartenant à la catégorie des minorités visibles selon la terminologie de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (2015).

Des études ont été réalisées pour découvrir les obstacles à cette progression. Déjà en 1996, l’une d’entre elles répertoriait les sources de discrimination à l’égard des policières et soulevait les défis liés à leur intégration et à leur rétention (Lebeuf 1996). Plusieurs autres études soulignent aussi la différenciation des tâches effectuées par les policières, qui les confine dans des dossiers spécifiques connotés de référentiels genrés (Barratt, Bergman et Thompson 2014; Beauchesne 2009; Brown 1998; Dick et Jankowicz 2001; Gaston et Alexander 1997; Shelley, Morabito et Tobin-Gurley 2011; Sims, Scarborough et Ahmad 2003; Castelhano et autres 2012), ainsi que les responsabilités familiales majoritairement assumées par les policières (Beauchesne 2009; Cordner et Cordner 2011; Dick et Jankowicz 2001; Gendarmerie royale du Canada 2012; Pruvost 2007; Shelley, Morabito et Tobin-Gurley 2011; Ward et Prenzler 2016; Randhawa et Narang 2013). La présence d’une culture masculine et d’un traitement différencié dans l’avancement de carrière ont également été documentés, et il a été montré que ces éléments contribuent à expliquer la faible présence des femmes dans les postes de décision (Gaston et Alexander 1997; Gendarmerie royale du Canada 2012; Pruvost 2007; Ward et Prenzler 2016; MSP 2015; Randhawa et Narang 2013; Savoie 2015).

Dans le contexte où les obstacles qui jalonnent le parcours des policières sont connus, nous avons entrepris une recherche au Québec pour découvrir les causes qui expliquent la difficulté du milieu policier à changer ses pratiques. Nous voulions répondre à la question suivante : comment expliquer que les organisations policières ne parviennent pas à favoriser la rétention et la progression des femmes? Nous avons réalisé la recherche dans le milieu policier au Québec, particulièrement auprès de services municipaux. L’objectif de notre étude était de mieux comprendre le parcours des policières dans leur contexte organisationnel, de répertorier les résistances au changement et de mettre en évidence des pistes pour favoriser leur progression et leur rétention. Par son approche orientée vers les pratiques organisationnelles, notre recherche représente un apport aux autres études réalisées à ce jour, car elle permet de voir si les problèmes recensés dans la littérature persistent et si l’organisation policière demeure attachée à la culture masculine qui a été abondamment décrite dans ces études. Posant un regard critique sur les caratéristiques organisationnelles qui empêchent de nombreux changements dans les services policiers, notre recherche permet aussi de faire ressortir des éléments porteurs de changement et de transformation.

Après une revue de la littérature sur la progression et la rétention des policières, nous expliquerons en quoi le recours à un cadre théorique, inspiré à la fois des théories féministes et de la théorie institutionnelle, permet de répondre à notre question de recherche. Suivra la présentation de la démarche méthodologique et des résultats de recherche, lesquels permettront de dégager les enjeux sur les pratiques organisationnelles d’égalité.

La culture masculine des organisations policières

Depuis les années 70 et 80, les femmes sont de plus en plus présentes dans les métiers typiquement associés au genre masculin, comme le milieu policier (Cordner et Cordner 2011). Toutefois, malgré leur nombre croissant, les policières sont encore peu nombreuses et sont particulièrement sous-représentées dans les postes de direction (Beauchesne 2009; Brown 1998; Gaston et Alexander 1997; Sims, Scarborough et Ahmad 2003; Randhawa et Narang 2013; MSP 2015; Sûreté du Québec 2015; Savoie 2015). Des auteurs et des auteures, venant principalement des États-Unis et du Royaume-Uni, ont mis en relief certains facteurs pouvant influer sur la rétention et la progression des femmes dans ce métier traditionnellement masculin.

La différenciation dans les tâches à effectuer

Premièrement, les pratiques organisationnelles du milieu policier sont enracinées dans une culture qui se trouve dominée par les hommes et qui promeut des valeurs associées à la conception traditionnelle de la masculinité telles que la force physique et le contrôle de ses émotions. Cet essentialisme[2] attribue des qualités « naturelles » aux hommes et aux femmes, tout en misant sur des comportements dits féminins au travail (Meynaud, Fortino et Calderón 2009). Comme l’énoncent Diotte (2001) et Beauchesne (2009), la culture organisationnelle masculine dans le milieu policier se caractérise par la valorisation de certaines tâches considérées comme plus masculines, par exemple les activités en rapport avec la répression du crime, comparativement à d’autres tâches envisagées comme plus « féminines » et moins valorisées, notamment le travail de bureau et les services à la communauté. Ce double standard fortement sexué entre les tâches a pour conséquence de générer un milieu propice à la résistance à l’intégration des femmes dans les services policiers (Diotte 2001).

De ce fait, cela entraîne une vision particulière de la femme et amène de la discrimination dans les types de tâches qui leur sont attribuées, car l’on considère que certaines conviennent au genre féminin ou cadrent mieux avec ce dernier. On observe ainsi une surreprésentation des femmes dans les tâches ayant trait au soutien à la communauté et des familles (incident d’abus sexuel ou physique, violence familiale et inceste) ainsi qu’une sous-représentation des policières dans les tâches qui concernent le service de soutien opérationnel (patrouille, circulation, crimes violents, désordre public et incidents à grande échelle), vues par certaines personnes comme le « vrai » travail des corps policiers. En fait, on attribue aux policières les tâches professionnelles en continuité avec la perception traditionnelle de leurs compétences sociales et leur rôle de femme dans la société (Barratt, Bergman et Thompson 2014; Beauchesne 2009; Brown 1998; Dick et Jankowicz 2001; Gaston et Alexander 1997; Shelley, Morabito et Tobin-Gurley 2011; Sims, Scarborough et Ahmad 2003; Castelhano et autres 2012).

La conciliation travail-famille et la progression de carrière

Deuxièmement, les postes de gestion nécessitent souvent de faire des heures supplémentaires, de maintenir un réseau social non officiel en dehors des heures de travail ainsi que d’être en déplacement professionnel et de jongler avec des imprévus. Ces conditions sont difficilement envisageables pour les femmes qui ont de jeunes enfants, car elles sont généralement considérées comme les premières responsables de leur bien-être, tant par les hommes que par les femmes elles-mêmes. De ce fait, les policières peuvent préférer des tâches avec des horaires plus flexibles, mais qui sont automatiquement moins propices aux promotions. Des études (Diotte 2001; Fusulier, Sanchez et Ballatore 2013) montrent que les policières perçoivent une forme de liberté et une latitude dans la mise en place des heures de travail variables qui permettent une certaine conciliation entre la vie personnelle et la vie professionnelle. La possibilité de déterminer leurs propres horaires de travail représenterait un avantage dont pourraient également bénéficier les policiers. Pour leur part, les policières revendiquent davantage d’accommodements de la part de leur organisation afin de préserver la qualité de leur vie de couple et de leur vie familiale (Diotte 2001). Cela dit, l’étude de Michèle Diotte mentionne également que l’absence de craintes de la part des policières ne signifie pas nécessairement que les femmes vivant en couple avec un policier ne se trouvent pas dans une position vulnérable.

Ainsi, les policières peuvent préférer des tâches avec des horaires plus flexibles certes, mais moins propices aux promotions. De plus, à l’occasion d’une demande de promotion, le dossier d’une femme sera évalué défavorablement s’il présente des aménagements de travail ou des congés de maternité, ou les deux à la fois, qui ont influé sur le cours de sa carrière. En outre, bien que la vie familiale touche à la fois les hommes et les femmes, ces dernières le sont davantage, car elles assument la majeure partie des responsabilités familiales et ménagères. Également, certaines vont quitter leur emploi en raison des horaires rotatifs et des longues heures de travail qui rendent difficile la conciliation travail-famille (Beauchesne 2009; Cordner et Cordner 2011; Dick et Jankowicz 2001; Gendarmerie royale du Canada 2012; Pruvost 2007; Shelley, Morabito et Tobin-Gurley 2011; Ward et Prenzler 2016; Randhawa et Narang 2013). Diane-Gabrielle Tremblay, Émilie Genin et Martine di Loreto (2011) ainsi que Linda Duxbury et Christopher Higgins (2012) indiquent que le soutien des gestionnaires se révèle souvent insuffisant et que les organisations doivent offrir un meilleur soutien officiel et officieux à leur personnel sur le lieu de travail en ce qui concerne l’équilibre entre le travail et la famille.

La culture masculine et le traitement différencié dans l’avancement de carrière

Troisièmement, il existe encore des résistances à l’intégration des femmes dans les forces policières, au motif qu’elles ne cadrent pas nécessairement avec la culture masculine dominante. À vrai dire, elles subissent diverses formes d’exclusion, car elles sont considérées comme plus émotionnelles. Elles sont moins prises au sérieux au cours de conversations, on attribue moins de valeur à leur parole, on dévalue leurs capacités, et elles subissent du harcèlement sexuel. Le fait d’accorder moins de crédibilité aux policières réduit leurs possibilités d’avancement (Beauchesne 2009; Cordner et Cordner 2011; Morash et Haarr 1995; Sims, Scarborough et Ahmad 2003).

Il est aussi possible de déceler de la discrimination dans les évaluations de rendement. Les critères d’avancement sont parfois peu précis et ont des contours flous – particulièrement pour les postes de haute direction –, ce qui laisse les policières qui posent leur candidature en vue d’une promotion plus vulnérables par rapport à des décisions subjectives empreintes de sexisme (Beauchesne 2009; Brown 1998; Dick et Jankowicz 2001; Gendarmerie royale du Canada 2012).

De plus, les policières auraient moins tendance à postuler pour une promotion, car elles ressentent moins de soutien et d’encouragement de la part de leurs collègues et de leurs supérieurs. L’appui de l’entourage en milieu de travail serait un facteur important dans la prise de décision concernant la présentation d’une candidature à un poste plus élevé dans la hiérarchie. Puisque les policières restent généralement moins longtemps en fonction que leurs confrères, elles seraient donc moins facilement admissibles aux échelons supérieurs – lesquels demandent plusieurs années de service – ou ne s’intéresseraient tout simplement pas à ces postes. De même, comme le métier nécessite de garder une certaine mobilité pour progresser dans la carrière, les femmes ayant des personnes à charge sont moins susceptibles de convoiter une promotion dans une autre région (Gaston et Alexander 1997; Gendarmerie royale du Canada 2012; Pruvost 2007; Ward et Prenzler 2016; MSP 2015).

Le cadre théorique multidisciplinaire

En fonction de notre revue de littérature et pour répondre aux objectifs et à notre question de recherche, nous avons retenu une approche multidisciplinaire afin de circonscrire les dimensions liées aux femmes, à l’égalité et aux organisations. Nous proposons en ce sens une démarche originale dont l’ancrage repose sur la combinaison des théories féministes et de la théorie institutionnelle sur le plan théorique.

Les théories féministes permettent une analyse critique des rapports sociaux de sexe dans les processus et les pratiques organisationnelles (Code 2000). Plus précisément, ce type de recherche se distingue des études, réalisées dans la perspective libérale, cognitive et psychologique qui mettent l’accent sur les différences entre les hommes et les femmes (traits de personnalité) et sur les stratégies individuelles pouvant être mises en avant par les femmes pour combler le déficit quant à leurs compétences et à leur parcours. Notre recherche est ancrée dans les théories féministes. Ces dernières montrent l’importance d’aller au-delà de l’étude des trajectoires individuelles des femmes pour comprendre les facteurs systémiques qui influent sur leur parcours (Calás et Smircich 2009; Lansky 2000; Ely et Meyerson 2000; Calás, Smircich et Holvino 2014) et d’analyser leurs décisions en les contextualisant localement et globalement (Ekinsmyth 2013; Welter, Brush et Bruin 2014). De façon plus spécifique, notre recherche s’inspire de l’analyse intersectionnelle qui permet de remettre en question la hiérarchisation des inégalités et veut comprendre leur coconstuction (Bilge 2009; Palomares et Testenoire 2010).

Les théories féministes conçoivent les pratiques organisationnelles comme le résultat de processus sensibles au genre et insistent sur l’importance de prendre en considération les dimensions contextuelles et culturelles des organisations (Lee-Gosselin, Brière et Ann 2013). Elles montrent que les organisations ne constituent pas des espaces ouverts et accessibles où le succès serait basé uniquement sur la compétence, la volonté et les efforts personnels, mais que ce sont plutôt des espaces où des rapports de force androcentriques et hétéronormatifs se trouvent à l’oeuvre (Bhavnani 2007). Les approches féministes favorisent ainsi une analyse intersectionnelle qui, outre qu’elle tient compte des diverses inégalités qui influent sur les trajectoires des femmes, met en lumière leurs expériences différenciées (Palomares et Testenoire 2010).

La théorie institutionnelle énonce que les organisations sont socialement constituées et soumises à des pressions externes qui jouent un rôle sur leurs structures et leurs pratiques, et qui leur permettent de fonctionner légitimement dans un domaine particulier (Dillard, Rigsby et Goodman 2004; Martinez et Dacin 1999; Scott 2014). L’organisation est définie dans ce contexte comme « une structure sociale durable, aux multiples facettes, composée d’éléments symboliques (culturels/cognitifs, normatifs et régulateurs), d’activités sociales et de ressources matérielles » (Lounnas 2004 : 10). La théorie institutionnelle propose l’utilisation d’un cadre d’analyse à trois piliers, à savoir le régulateur (lois, règles, protocoles, etc.) le normatif (attentes, emplois, rôles des autorités, etc.) et le culturel/cognitif (symboles, valeurs, croyances partagées, etc.). Dans cette perspective, la relation et l’engagement mutuel entre les structures ainsi que les acteurs et les actrices sont importants, car ces éléments déterminent le fonctionnement de l’organisation et les sources de changement à l’interne.

L’articulation des deux approches théoriques permet une combinaison cohérente de variables selon deux axes d’analyse, soit les dimensions individuelles (différences hommes/femmes; déficit et renforcement des femmes) et les dimensions organisationnelles et systémiques (culture et pratiques d’égalité). Les dimensions individuelles regroupent des variables spécifiques telles que la force physique, les traits de personnalité, les stratégies individuelles de conciliation travail-famille et les pratiques individuelles de développement. Les dimensions organisationnelles réunissent des variables telles que les rapports sociaux de sexe, les réseaux et les espaces de discussion, les pratiques de gestion des ressources humaines, les rôles de direction et les règles de fonctionnement. Selon les théories retenues, les véritables changements en matière de progression des femmes se situent dans les pratiques d’égalité (piliers légal et normatif) et dans la culture organisationnelle (pilier culturel-cognitif).

La démarche méthodologique basée sur la théorie ancrée et la connaissance située

Compte tenu de notre question de recherche et de notre cadre conceptuel, l’étude exploratoire qualitative et inductive nous a paru la plus appropriée. Reconnaissant l’importance de donner la parole aux femmes dans notre recherche (Ollivier et Tremblay 2000), nous avons mobilisé la théorie ancrée (grounded theory) et la théorie de la connaissance située (standpoint theory). La théorisation enracinée permet de générer une théorie « ancrée » à partir des données empiriques et de refléter concrètement la réalité observée (Strauss et Corbin 1994). Quant à la théorie de la connaissance située (Harding 2004; Yuval-Davis et Stoetzler 2002), elle permet de reconnaître toute personne en tant qu’agent social ou agente sociale dont les opinions et les expériences s’inscrivent dans un contexte social, culturel et historique donné. Les histoires partagées par les participants et les participantes sont considérées comme une forme de connaissance qui ne peut être transmise que par des personnes qui ont vécu les évènements narrés.

Plusieurs des organisations que nous avons pressenties ont refusé de participer à notre recherche sous prétexte qu’il n’y avait pas d’enjeux spécifiques liés aux femmes dans la police. Cela explique la taille plutôt réduite de notre échantillon. Nous avons rencontré 23 personnes (20 policières, 1 policier et 2 gestionnaires) par l’entremise de trois groupes nominaux et d’une entrevue individuelle. La diversité des participantes, en fait d’âge, de situation familiale, de présence régionale et d’appartenance ethnique a permis la prise en considération de l’hétérogénéité de notre échantillon. Les policières rencontrées comptaient en moyenne dix années d’expérience; environ la moitié d’entre elles étaient en couple et avaient des enfants. Plusieurs ont mentionné lors des entrevues être en couple avec un policier ou une policière, mais les couples de ce type n’ont pas été indiqués officiellement dans notre échantillon.

Notre collecte de données s’est échelonnée d’avril à octobre 2016. Les organisations qui ont pris part à l’étude étaient situées dans trois villes du Québec. Nous avons ainsi pu consigner les points de vue de policières et d’un policier de même que de gestionnaires grâce à des entrevues semi-dirigées et des entrevues de groupe.

Pour le traitement des données, nous avons effectué une analyse inductive par une lecture détaillée de nos données brutes (documents, transcription d’entrevues semi-dirigées et d’entrevues de groupe) afin de faire émerger des catégories permettant d’interpréter les données (Blais et Martineau 2006). Sur cette base, des liens entre le cadre conceptuel et les catégories déterminées ont été établis. Dans chaque catégorie validée ou émergente, nous avons analysé des sous-catégories, y compris des points de vue opposés et de nouvelles perspectives. Un regroupement des données nous a ensuite permis de mettre en évidence les variables dans le système de codage en fonction de la nature et de la fréquence de chaque citation. Par la suite, nous avons sélectionné des citations afin d’illustrer l’essence de chacune des catégories. Le traitement et l’analyse des données ont été effectués à l’aide du logiciel QDA Miner.

Les résultats

Les changements individuels

Les résultats de notre recherche montrent que la majorité des éléments qui expliquent le parcours difficile des policières concernent les dimensions individuelles. Les policières ne semblent pas correspondre à l’image du « bon policier », telle qu’elle est construite dans les services de police.

Les différences hommes/femmes

L’importance accordée à la force physique. La majorité des entrevues ont montré une perception chez les policiers et les policières selon laquelle les femmes et les hommes sont fondamentalement différents par rapport aux exigences du métier sur la base de la force physique, jugée essentielle pour effectuer certaines tâches de la profession. La citation suivante illustre bien ce constat d’une policière : « On est différentes, mais en même temps je trouve que c’est important de la faire la différence. Je sais quelles sont mes capacités en tant que femme, ce ne sont pas les mêmes que celles d’un homme. » Ces différences viennent expliquer les difficultés éprouvées par les femmes qui, à leurs propres yeux, ne parviendront pas à être l’équivalent des hommes, soit le standard en matière de police : « D’emblée, on doit être fonceuse et penser comme un homme dans des métiers comme ça. Surtout celui de policier qui est campé dans le rôle masculin. Sinon, on ne peut pas vraiment faire notre place. » Cette perception de différence est particulièrement teintée par l’enjeu lié à la force physique pour lequel les femmes sont aussi vues comme moins performantes que les hommes : « Même si on évolue, on n’atteindra jamais la même force physique qu’un homme. »

Des habiletés personnelles perçues comme genrées. Les différences perçues s’expriment également à travers l’idée que les policières et les policiers ont des traits de personnalité et des comportements spécifiques de leur genre. Le policier mentionne à ce sujet :

Ce qui est important dans la police avec la venue des femmes, c’est qu’on a été capables d’aller chercher le côté que l’homme n’avait pas, c’est-à-dire la capacité de verbaliser, le côté plus psychologique aussi. Je pense que même si les hommes, il y en a qui sont bons négociateurs, des bons policiers qui vont agir à titre de psychologue, sociologue, avocat, je pense que la femme a des grandes capacités à ce niveau.

Ces différences amènent même certaines policières à se voir comme des compléments des hommes sans toutefois être leurs égales : « Je pense que ça vient faire un complément, mais pas de là à dire qu’on est tous égaux. On ne devrait pas continuer à penser qu’il faut égaliser le rôle de la femme à celui de l’homme. »

La maternité et les responsabilités familiales. Parmi les éléments qui marquent de façon importante le cheminement de carrière des femmes, on trouve sans surprise les congés de maternité et les responsabilités familiales. Nos résultats montrent clairement le décalage créé à cet égard entre les policières et les policiers. Voici ce que mentionne une gestionnaire : « Moi, j’ai beaucoup de couples, policier-policière, et ils ne partagent pas nécessairement [les congés parentaux]. C’est la femme qui prend tout. Le gars prend son congé parental de cinq semaines. » Une policière témoigne de la charge supplémentaire de travail : « Des moments de congé, tu n’en as jamais. Toutes mes journées de congé, j’étais avec mes enfants. Je finissais mon chiffre de nuit et j’étais contente, mais je n’en avais pas vraiment de congé. » Pour une des gestionnaires, la maternité est un choix des femmes uniquement : « Elles priorisent leurs familles, mais ça les pénalise dans les concours ou promotions. Elles ont moins d’expérience que les autres. »

Les tâches réservées aux hommes. Les résultats ont également montré que des distinctions existent entre les tâches exécutées par les femmes et les hommes. Certaines fonctions ne sont pratiquement pas accessibles aux femmes telles que les escouades tactiques, la patrouille à motocyclette et les maîtres-chiens :

Il y a des escouades où il y a moins de filles par contre, soit par manque d’intérêt ou parce que c’est très difficile. Par exemple, l’intervention tactique ou les maîtres-chiens. C’est rare qu’il y ait des filles. Il y en a qui essaient, mais ça ne fonctionne pas toujours. Les tests sont très difficiles physiquement. Il y a des filles qui sont passées proches de passer mais, à ma connaissance, aucune n’est allée […] C’est comme pour la moto, certaines filles ne peuvent pas la soulever si elles tombent.

Le déficit et le renforcement des femmes

La perte de crédibilité et la perception de privilège dans le cas des femmes en congé de maternité. Un des problèmes majeurs liés au difficile parcours des femmes dans la police est la perte de crédibilité engendrée par le congé de maternité. Le fait que les femmes continuent de cumuler leur ancienneté durant leur congé de maternité suscite une perception de perte de compétence lorsqu’elles reprennent leur travail ou souhaitent obtenir une promotion. Le témoignage d’une policière est éloquent à ce sujet :

Elles performent à ces concours, mais le problème qu’on vit par la suite c’est celui de la crédibilité. Quand une des filles est revenue, ça a été très difficile et ce l’est encore pour elle. Les gars ont l’impression de s’être fait voler leur travail. Quand elle avait ses enfants à la maison et s’occupait d’eux, eux ils travaillaient.

Les résultats indiquent que des policiers perçoivent le congé de maternité comme un privilège. Une gestionnaire mentionne : « Par rapport aux hommes, le congé de maternité, ça les rend jaloux. Ils disent des choses comme : “ On sait bien, elle est encore enceinte, encore en congé. ” Il y a plusieurs commentaires, encore aujourd’hui. » Les femmes dans ce contexte sont vues comme ayant un déficit d’expérience, mais qui n’est pas comptabilisé par l’organisation, à cause du calcul de l’ancienneté qui est préservé pendant leur absence.

Le travail à temps partiel. Les résultats que nous avons obtenus ont montré également que les femmes au retour d’un congé de maternité cherchent à trouver des solutions pour mieux concilier travail et famille, par exemple, en acceptant de travailler à temps partiel. Cela est perçu toutefois comme un choix personnel qui les pénalise dans leur carrière. Une enquêtrice souligne à cet égard : « Il y a des gens que je connais qui ont été à 50 % et elles priorisent leurs familles, mais ça les pénalise dans les concours ou promotions. Elles ont moins d’expériences que les autres. »

Les stratégies et l’adaptation concernant les horaires atypiques. L’adaptation des horaires atypiques de travail aux contraintes familiales repose aussi, selon les témoignages recueillis, sur les policières qui doivent elles-mêmes trouver des stratégies :

Un moment donné, j’étais de garde et j’ai eu un appel qui était au coin de ma maison à 5 h du matin et mes enfants allaient à l’école pour 8 h […] À 5 h je les réveille, les habille, prépare le déjeuner, sac d’école, les embarque dans l’auto. J’ai amené les enfants au poste, mis dans la cuisine sur un poste de télévision et à 7 h 30 ils allaient à l’école. Il y en a qui ont critiqué parce qu’ils ne pouvaient pas aller écouter les nouvelles dans la cuisine […] Il y en a un qui avait chialé un peu plus et je lui ai dit que la prochaine fois que j’avais un appel comme ça quand j’étais de garde, j’irais chez lui sonner à 5 h et je lui laisserais mes enfants, et qu’il irait les porter à l’école à 7 h 30.

Les changements organisationnels et systémiques

Les résultats de notre recherche au niveau organisationnel et systémique indiquent que certains éléments dans la culture organisationnelle contribuent à expliquer la difficile progression et rétention des policières, malgré la passion qu’elles ont du métier, et montrent également que peu d’éléments ont pu être répertoriés dans les pratiques normatives d’égalité.

La culture organisationnelle (pilier culturel-cognitif)

La passion et la motivation pour la profession. La très grande majorité des policières que nous avons rencontrées se sont dites passionnées par leur métier malgré un parcours de carrière souvent difficile. L’une d’elles s’exprime ainsi : « Moi ma motivation, c’est quand la centrale dit : “ Est-ce qu’on a un véhicule à telle place? ” Tu allumes les lumières, et c’est ça que j’aime. Je vis que pour ça quasiment. C’est mon émotion quand on a un appel d’urgence, je vais être la première à allumer les lumières et [à] partir. »

La fraternité policière. Quelques policières ont aussi mentionné qu’à leurs yeux il existe une fraternité policière et que des liens solides se créent entre les membres du corps policier : « Oui, on a parlé de la jalousie des gars et des filles, mais il n’y a pas que ça. Il y a vraiment des belles complicités. Il y a des beaux liens qui se tissent. On est un monde à part. On est tellement rejeté de tout le monde finalement qu’on n’a pas le choix de se tenir ensemble. »

Le sexisme et les stéréotypes. Comme l’ont illustré quelques citations précédentes, plusieurs policières ont témoigné de commentaires sexistes à leur endroit. Par exemple, une policière précise : « Moi, j’ai été la première fille à être gradée. Les sergents, les gars, ils voyaient ça comme un affront épouvantable. Mon patron m’a dit : “ Je me fais contrôler par ma femme à la maison, je viens au travail me faire contrôler par une autre femme ”. »

Le contrôle des émotions. Le milieu policier étant ancré dans une culture typiquement masculine, le fait de pleurer, d’avoir peur ou de demander de l’aide pour surmonter un problème personnel n’est pas valorisé. Ces comportements connotent une certaine faiblesse et sont par conséquent à proscrire. Or, pour certaines personnes, les femmes sont perçues comme ayant moins de contrôle sur leurs émotions, surtout dans des situations très difficiles au travail :

On était quatre ou cinq et on a visionné deux scènes de vidéos d’enfants qui se font violer. Ce sont les enquêteurs qui doivent regarder ça. C’était la première fois que je le vivais, et j’ai des larmes qui ont coulé. Ça s’est su au niveau de l’état-major. Mon conjoint se faisait demander si j’étais correcte. Mon orgueil en a pris un coup […] Dans la police, on est orgueilleux […] On n’a pas le droit à l’erreur.

Les pratiques d’égalité (pilier légal et normatif)

L’augmentation des mesures d’accès à l’égalité. Les données que nous avons recueillies indiquent que les organisations policières ont fait l’objet de mesures gouvernementales pour favoriser l’accès à l’égalité, dont l’idée centrale consiste à favoriser l’embauche d’une femme plutôt qu’un homme lorsque deux personnes ont des compétences jugées équivalentes. Cette façon de faire a été perçue par plusieurs policiers comme des quotas à atteindre et aurait permis, à leur avis, à des femmes de devenir policières malgré leur incompétence. Le témoignage d’une gestionnaire montre que l’implantation de telles mesures a été mal perçue par le milieu :

Il y a des organisations policières qui ont donné des 5 % à l’embauche à des femmes. Ç’a été la pire erreur. C’est venu du gouvernement quand il cherchait à rééquilibrer les forces. Dans les grosses organisations, c’étaient des obligations. Ce fameux 5 %[3] […] a suivi les filles par la suite […] Quand elles sont devenues sergentes, les autres croyaient que c’était à cause des 5 %, alors que ce n’était pas vrai. Les filles étaient toujours en train de se battre pour ça.

La crédibilité des policières est continuellement mise en doute.

L’absence de mobilité entre les services policiers. Nos résultats ont montré que la mobilité entre les différents services de police est limitée, ce qui réduit les possibilités de carrière puisque les personnes sont affectées à une seule organisation, comme le mentionne une gestionnaire : « C’est certain que si on facilitait le transfert de pension, ça faciliterait aussi la conciliation travail-famille, parce que le gars qui est dans une ville et qui a une conjointe dans une autre, c’est tannant un peu de voyager. On devrait avoir un fonds de pension commun. »

Les horaires rotatifs (jour/soir/nuit). Un des problèmes importants relevés a trait aux horaires atypiques pour la patrouille, laquelle exige une rotation jour, soir et nuit. Contrairement à d’autres professions qui ont des horaires atypiques mais fixes, le milieu policier vit une situation très difficile à gérer qui engendre inévitablement de la fatigue et du stress : « Les premières années, tu ne dors plus, après tu t’habitues. Tu prends des pilules pour dormir de jour et du café pour rester éveillée la nuit. Plus on vieillit et plus c’est difficile. » De tels horaires sont difficilement conciliables avec ceux des services de garde et des écoles.

Les accommodements tributaires de la bonne volonté du ou de la gestionnaire. Les témoignages recueillis indiquent que certains accommodements des horaires sont possibles pour la conciliation travail-famille, mais cela demeure du cas par cas selon les gestionnaires en place :

Un moment donné, j’avais un problème de gardienne le matin. Elle est aux enquêtes cette policière-là. Nous avons organisé son horaire. Au lieu de commencer à 7 h, elle commençait à 7 h 30. Pour elle, c’est comme si je lui avais donné la lune pour qu’elle puisse commencer plus tard. Des fois, c’est des petites affaires comme ça et c’est vraiment individuel.

La perception différenciée du processus de nomination aux postes de décision. La collecte des données a montré la perception des policières par rapport au processus de nomination à des postes de décision. Bien qu’il y ait officiellement un examen écrit et une entrevue, la majorité d’entre elles ont parlé du caractère politique du processus qui semble partagé et accepté dans les façons de faire : « C’est très politique. Il faut être dans le groupe. C’est normal […] À ce niveau-là, dans les directeurs adjoints, à compétence égale, on choisit quelqu’un qu’on connaît vraiment et c’est correct. » Les femmes que nous avons rencontrées semblent ainsi avoir perdu confiance dans le processus de nomination :

Mon rêve, ça a toujours été de devenir sergent de patrouille. Il est arrivé des choses dans ma carrière qui ont fait en sorte que je n’y croyais plus à ce rêve. Je ne trouve pas ça normal qu’on ne regarde pas nos compétences pratiques lorsqu’on applique sur un poste. Il y a des défaillances au service de police, la direction essaie d’enrayer ça, mais il y a des gars qui n’ont aucune aptitude personnelle et qui ont les postes […] Je ne crois plus en ce processus. Ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas d’évaluation. J’aimerais refaire le processus de sélection.

Le soutien psychologique sporadique. Les policières que nous avons rencontrées ont témoigné du faible soutien psychologique reçu malgré les évènements très difficiles survenant dans leur milieu de travail. Une policière souligne : « On est tout le temps dans les décès, mais on n’a pas de psychologue. Il faut être spéciale pour passer à travers ça […] Tout le monde se rappelle de son premier pendu. » Le témoignage d’une policière montre qu’un soutien est possible de la part de gestionnaires qui développent des pratiques intéressantes afin de contrer la stigmatisation de celles et ceux qui ont recours au programme d’aide au personnel ou qui demandent de l’aide. Par exemple, un gestionnaire d’un service de police oblige tous les membres de l’équipe à consulter le psychologue sur place, ne serait-ce que pour aller lui dire bonjour, afin d’éviter que ceux et celles qui en ont réellement besoin puissent être jugés par leurs collègues. Dans un contexte où plusieurs femmes ont parlé de l’importance de se faire une carapace et de faire preuve de résilience, de telles mesures s’avèrent intéressantes, car chaque individu a ses propres limites et l’accumulation de situations difficiles non gérées pourrait amener une personne à quitter le milieu ou à mettre sa carrière en retrait.

L’évaluation du rendement sur une base quantitative. Plusieurs participantes ont souligné dans les entrevues l’aspect plutôt quantitatif du rendement au travail. Une policière précise : « Pour l’instant, ils regardent les statistiques, c’est-à-dire combien d’amendes nous avons données, combien de renseignements criminels nous avons rapportés. » L’absence de véritable rétroaction a également été signalée : « Ça fait 20 ans que je suis là, j’ai eu une évaluation, et c’est il y a 2 ans. Le problème, c’est qu’on ne se dit pas les vraies choses. »

L’absence de pratiques de conciliation travail-famille. Notre recherche a montré qu’il y a peu de préoccupations ou de pratiques officielles de conciliation travail-famille. Une policière a mentionné : « L’ancien directeur, il ne fallait pas lui parler de conciliation travail-famille. C’est une question d’individu. Ce n’était pas dans sa ligne de pensée. Je ne dis pas qu’un gars ne pense pas à ça, mais autour de la table avec les gars, quand on commence à parler d’horaire, de flexibilité, ils ne comprennent pas. » Les policières sont forcées de trouver des solutions par elles-mêmes :

Moi j’ai essayé pendant 5 semaines la garderie de nuit, et on n’a vraiment pas aimé ça. On a trouvé ça épouvantable d’imposer ça aux enfants. Ce n’est pas juste de nuit, c’est aussi de jour que l’enfant se fait garder, parce que le jour tu dois dormir. On allait chercher l’enfant à 3 h après sa sieste, on le faisait souper et on le ramenait à la garderie.

L’adaptation des uniformes. Les policières ont confirmé toutefois que les organisations policières avaient adapté les uniformes pour les femmes : « Ç’a amené des choses différentes au niveau de l’équipement. Les bottes, la veste pare-balles sont allégées aussi. On y va vers des choses qui sont moins pesantes. Les gars en bénéficient tout autant. »

Mettre en place des pratiques organisationnelles inclusives pour favoriser le parcours des policières

Vu l’échantillon plutôt réduit de notre étude, il nous semble prudent d’affirmer d’entrée de jeu la difficulté d’en généraliser les résultats. Toutefois, nous tenons à souligner que les entrevues de groupe nous ont particulièrement permis d’observer une convergence et une certaine unanimité dans les constats présentés tant auprès des jeunes policières et des gestionnaires que des enquêtrices expérimentées. Nos résultats de recherche alimentent dans ce contexte certains enjeux issus de la littérature existante sur la complexité de la progression et de la rétention des policières sur le plan organisationnel.

Sur la base d’un cadre théorique inspiré à la fois des théories féministes et de la théorie institutionnelle, nos résultats montrent que la faible progression et rétention des policières s’explique par la primauté des changements individuels exigés de leur part en accentuant les différences hommes/femmes et en laissant présager que ces dernières ont un déficit de compétences. Ils illustrent également la quasi-absence de changements sur le plan organisationnel tant dans les pratiques de soutien que dans la culture. Notre constat s’appuie sur plusieurs éléments qui méritent d’être présentés en conclusion afin d’alimenter la réflexion et les interventions dans le domaine.

Un discours qui ne favorise pas la mixité

Un des premiers avantages de notre recherche est de montrer la présence persistante d’un discours qui accentue les différences entre les hommes et les femmes, celui-ci étant fondé sur une culture traditionnelle masculine au travail. Ce constat appuie les travaux de Diotte (200l) ainsi que de Bernard Fusulier, Émilie Sanchez et Magali Ballatore (2013) en soulignant que, plutôt que de miser sur des changements organisationnels favorisant une réelle mixité, on accepte encore et toujours la distinction constante entre les traits de personnalité, les rôles et les comportements des hommes et des femmes, ce qui accentue la reproduction des inégalités et freine l’intégration des femmes dans la profession.

Notre recherche indique, tout comme les études portant sur la mixité (Meynaud, Fortino et Calderón 2009; Ravelli 2017) et celles qui ont été réalisées dans le domaine policier (Lebeuf 1996; Beauchesne 2009; Castelhano et autres 2012), une différenciation dans les tâches effectuées par les femmes et les hommes. Ces distinctions sont soit officieuses, lorsque les hommes sont davantage engagés dans l’action, soit officielles, comme la faible probabilité pour les femmes d’être dans les escouades tactiques, de faire de la patrouille à motocyclette ou de travailler comme maîtres-chiens. Ces différenciations sexuées ont pour effet d’exclure les femmes de certaines fonctions et de contribuer à réaffirmer l’essentialisme en misant sur des comportements dits féminins au travail (Meynaud, Fortino et Calderón 2009).

L’enjeu de la force physique contribue également à disqualifier les policières dans leur parcours professionnel puisque celle-ci est hautement valorisée dans la profession, tant par les hommes que les femmes, alors que ce n’est pourtant plus une aptitude essentielle dans ce type de travail. Ainsi, celles-ci se perçoivent comme moins performantes, puisqu’elles sont moins fortes physiquement. Ces résultats liés à la force physique représentent, comme Stéphanie Gallioz (2007) le souligne, un construit social et un stéréotype qui peuvent être déconstruits dans un contexte où des techniques et des outils existent, pour les deux sexes, en vue de minimiser l’importance de la force physique dans les pratiques de travail. Les revendications des femmes concernant des changements aux uniformes (ceinturon, veste pare-balles) ont été entendues et montrent que des changements sont possibles pour diminuer les enjeux liés à la force ou à l’endurance physique.

La perte de crédibilité associée à la maternité

Une autre contribution importante de notre recherche est de faire ressortir clairement la perte de crédibilité que les policières accumulent tout au long de leur parcours professionnel lorsqu’elles ont des enfants. Notre recherche, tout comme les précédentes (Beauchesne 2009; Pruvost 2007), a confirmé le fait que les tâches familiales sont encore traditionnellement attribuées aux femmes et que ces dernières considèrent elles-mêmes que cela relève de leur responsabilité, aucune n’ayant mentionné que ladite situation était liée au fait que les hommes devaient assumer plus de responsabilités familiales. Les témoignages ont montré de plus que l’exclusion des femmes se produit graduellement à plusieurs étapes de leur carrière. C’est le cas notamment lors du retour de leur congé de maternité : l’année ou les deux années pendant lesquelles les femmes n’ont pas travaillé dans le service de police sont perçues comme la source d’un manque d’expérience professionnelle par les autres collègues qui ont continué à y travailler. À leur deuxième ou à leur troisième congé de maternité, même si elles accumulent à juste titre leurs années de service, elles sont vues au final par leurs collègues comme ayant moins d’expérience de travail et, par conséquent, elles sont perçues comme moins qualifiées pour les postes de décision.

Notre recherche a aussi montré que la culture policière traditionnelle est masculine et qu’elle n’a pas beaucoup changé malgré l’arrivée des femmes : ce sont elles qui doivent s’adapter à cette culture. Pourtant, notre recherche a clairement indiqué qu’une fraternité policière existe; les femmes que nous avons rencontrées sont majoritairement passionnées par leur travail et ne souhaitent aucunement changer de profession.

Des pratiques organisationnelles d’égalité professionnelle quasi absentes dans le milieu policier

Notre recherche montre également le très faible engagement des organisations pour modifier leurs pratiques afin de favoriser une meilleure intégration des policières. Sur le plan stratégique, les données recueillies ne montrent pas de volonté de la haute direction de prendre des engagements officiels pour assurer la progression et la rétention des femmes dans la profession. Des tentatives ont été faites pour mettre en place un programme d’accès à l’égalité, mais celles-ci ont été rapidement abandonnées.

Sur le plan des pratiques organisationnelles, malgré la réalisation d’études qui montraient l’importance de soutien organisationnel pour l’équilibre entre le travail et la famille (Tremblay, Genin et di Loreto 2011; Duxbury et Higgins 2012), il est clairement ressorti de notre recherche qu’aucun changement n’est envisagé dans les horaires de travail rotatifs, même en sachant qu’il se révèle extrêmement difficile de concilier ces horaires avec la vie familale et que ce sont les femmes qui mettent leur carrière de côté pour y parvenir. Cette conciliation semble encore ainsi reposer principalement sur les policières. Des changements à ce niveau-là feraient une grande différence dans leur parcours professionnel. Actuellement, les femmes doivent, à titre individuel, négocier au cas par cas, ce qui est vu comme un privilège, alors que des changements durables pourraient être mis en place pour faciliter les conditions de travail de l’ensemble du personnel.

La conciliation travail-famille représente un enjeu majeur pour lequel les organisations policières ne semblent pas avoir adapté leurs pratiques. Notre recherche a montré qu’il revient encore aux femmes de s’organiser avec leur situation familiale et qu’elles doivent être prêtes à en subir les conséquences par la suite.

Notre recherche a aussi mis en avant que le processus de nomination actuel aux postes décisionnels rend très difficile la progression des policières, les statistiques étant à l’appui de ce constat. Comme il n’y a pas de mobilité entre les services de police, les options sont peu nombreuses pour progresser ailleurs que dans l’organisation initiale d’embauche.

Notre recherche nous a également permis de constater le manque de soutien psychologique offert par l’organisation. Le fait de ne pas pouvoir exprimer ses émotions, même à la suite d’évènements extrêmement difficiles, n’est pas spécifique aux policières, mais cela s’ajoute aux autres embûches qu’elles vivent et qui contribuent à déséquilibrer leur carrière. Pourtant, l’exemple du gestionnaire d’un service de police qui oblige tous les membres de l’équipe à consulter le psychologue sur place à la suite d’évènements traumatisants pourrait être généralisé et institutionnalisé pour assurer de meilleures pratiques de soutien à l’ensemble des policiers et des policières.

Enfin, sur le plan théorique, notre recherche a permis de documenter, par des cas concrets observés au sein d’organisations policières, que l’avènement des femmes n’a pas véritablement transformé la culture traditionnelle masculine de l’organisation policière, puisqu’elles doivent avant tout se conformer aux standards de la profession ancrés dans cette culture – valorisation de la force, dévalorisation de certaines émotions jugées « féminines », etc. Les policières à elles seules ne semblent pas être un moteur de changement et tentent plutôt de s’adapter à la culture actuelle.

L’utilisation de la théorie institutionnelle a montré les lacunes au sein des organisations et les résistances aux changements dans le milieu policier. Ainsi, sur le plan de la pratique professionnelle, notre recherche fournit plusieurs pistes de modification qui mériteraient d’être explorées et mises en place.

Dans la perspective où d’autres professions traditionnellement masculines ont entrepris une démarche d’égalité permettant la progression des femmes et ont constaté des impacts positifs de cette diversité sur l’ensemble de l’organisation (milieux correctionnel et de l’inspection, par exemple), des changements pourraient être amorcés rapidement dans le milieu policier. Il suffirait d’un engagement de la part de la haute direction, d’une révision des processus de recrutement et des conditions de travail, d’un meilleur accompagnement des personnes dans leur développement professionnel et d’une révision des processus de nomination aux postes de décision. Le milieu policier a été un des premiers secteurs à engager des femmes dans des métiers non traditionnels et à convaincre la population que la mixité des emplois se révèle possible. Ce travail devrait être poursuivi sur le plan organisationnel puisque, seules, les policières ne peuvent y parvenir. Elles ont besoin de bénéficier d’un véritable accompagnement de la part des organisations dans lesquelles elles font carrière. Une meilleure inclusion des femmes dans les services de police repose sur la mise en place de mesures collectives au niveau des processus de travail, des conditions d’emplois, de la conciliation travail-famille et du climat de travail.