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L’histoire ici racontée des suffragistes radicales dans l’Angleterre victorienne et du début du xxe siècle est le fruit d’une rencontre : Jill Liddington et Jill Norris, dans le sillage du mouvement de libération des femmes naissant en 1970, ont voulu revenir sur l’action méconnue d’un suffragisme ouvrier et provincial. Jusqu’alors, seuls les noms des Pankhurst, mère et fille, Emmeline et Christabel, renvoyaient à cette période tumultueuse et émancipatrice des Anglaises. On ne connaissait plus qu’elles. Pour sa part, Sheila Robowtham avait publié en 1973 un livre phare intitulé Hidden from History: 300 Years of Women’s Oppression and the Fight against it (Les oubliées de l’Histoire : 300 années d’oppression et de combat).

Le projet de Liddington, nouvellement installée à Manchester, et de Norris reprend avec force une perspective similaire : faire connaître et valoriser la vie de ces ouvrières courageuses qui, au moyen de leur seule volonté et de leurs maigres ressources, ont fait évoluer de façon décisive la vie politique de la Grande-Bretagne.

Au milieu des années 1970, les deux historiennes autodidactes ont mis la main sur un gisement d’archives locales et de journaux, portant sur les années 1880 à 1918. Elles l’ont complété d’entretiens menés auprès de la descendance de ces ouvrières. Cet usage de l’histoire orale donne une vivacité à un récit qui aurait pu pécher par trop d’austérité, si les auteures s’en étaient tenues au seul déroulé des manifestations.

Ce livre a connu un grand succès au moment de sa première publication en 1978. Pour sa réédition en 2000, Liddington, après la mort à 35 ans de Norris dans un accident de voiture, a apporté quelques modifications de détail sur le rapport entre suffragistes radicales et suffragettes WSPU (Women Social and Political Union) des Pankhurst. L’originalité de ce livre a subsisté, ancré dans sa conviction socialiste première, ce qui avait amené les auteures à une description sensible et émouvante du milieu ouvrier, à une empathie à l’égard de ces femmes qui avaient déployé des trésors d’énergie en vue de faire aboutir la revendication du droit de vote pour toutes les femmes comme pour elles-mêmes, ouvrières provinciales.

La route vers le suffrage universel a été longue et rocailleuse. Pour que s’opère la transition d’une société oligarchique à une démocratie, il a fallu presque un siècle en élargissant successivement à des fractions du peuple, à travers différentes lois électorales, le socle du droit de vote.

En 1832, la première réforme fait passer l’électorat à 7 % des adultes vivant en Grande-Bretagne. Grâce aux efforts de Disraeli, homme politique britannique, et à l’adoption du Reform Act de 1867, un million de nouveaux électeurs, appartenant aux couches laborieuses, obtiennent le droit de vote, soit 16 % des adultes. En 1884, le troisième Reform Act élargit l’électorat à 28 % de la population adulte, jusqu’à la quatrième réforme, avec la loi électorale de 1918 qui a accordé le droit de vote aux femmes de 30 ans révolus et étendu le suffrage masculin à 74 % de la population adulte. Le suffrage universel ne sera institué qu’en 1928 pour les hommes et pour les femmes (96,9 % de la population adulte).

Les lois électorales adoptées à partir de 1867 constituent la toile de fond de l’ouvrage de Liddington et Norris. Les femmes d’alors qui tiraient un véritable orgueil de leur travail ne pouvaient accepter plus longtemps la disqualification politique dont elles étaient l’objet. La mobilisation des ouvrières de l’industrie textile et cotonnière formait un véritable vivier de femmes d’exception, militantes et organisatrices hors pair. Pourtant, ironie du sort, elles n’ont obtenu le droit de vote qu’après la guerre, lorsque leur activisme s’était éteint (p. 498).

Ces femmes, qui étaient-elles? Citons parmi les plus actives : Ada Chew (1870-1945), Alice Collinge (1873-1957), Selina Cooper (1864-1946), Sarah Dickenson (1868-1954), Cissy Foley (1879-1945), Eva Gore-Booth (1870-1926), Sarah Reddish (1850-1928) et Esther Roper (1868-1938).

Ces ouvrières n’ont pas acquis une réelle notoriété, mais leurs actions répétées pour investir l’espace public les ont fait sortir de leur anonymat d’origine alors qu’elles n’avaient pas écrit ni publié d’autobiographie.

Trois axes se distinguent dans l’ouvrage de Liddington et Norris :

  • la description du monde des ouvrières et les organisations qu’elles ont créées;

  • les ouvrières et le socialisme : ambiguïté et trahison;

  • les dissensions entre les ouvrières et les suffragettes.

Les ouvrières sont les laissées-pour-compte des réformes électorales de 1867 et de 1884. Avant 1870, le mouvement suffragiste n’existait pas, car il fallait avoir échappé au statut de femme « invisible » (covert), c’est-à-dire à un état de dépendance absolue au mari. Ce n’est qu’en 1870 (Married Women’s Property Act) que l’on accorde aux femmes mariées le droit de disposer de l’argent qu’elles gagnent et de leur bien propre. Cette amélioration du statut de la femme mariée rendait possible la revendication du droit de vote pour les femmes.

Au milieu du xixe siècle, Manchester était une métropole du commerce victorien, et ce n’est pas un hasard si les suffragistes radicales sont apparues dans les villes cotonnières du Lancashire et du Cheshire. Les deux historiennes se penchent avec précision sur les conditions de vie et de travail de ces ouvrières, marquées par l’inégalité de salaires entre hommes et femmes et la discrimination dans les postes de travail.

L’organisation économique était dense : « Les villages s’étaient transformés en vastes banlieues » (p. 134). À Leeds, dans l’agglomération de Manchester, on comptait « au moins 14 usines en activité sur 1 km et demi de routes, chacune avec son propre bassin de réserve » (p. 135). Le grand nombre de tisseuses et de fileuses rendait leur silhouette familière; elles portaient « châle, sabots et laps c’est-à-dire des chutes de tissus assemblés pour se protéger des machines; à leur ceinture de cuir, pendaient leurs outils de travail : ciseaux, peignes, passettes » (p. 203).

Ces ouvrières qui se comptaient par milliers exécutaient un travail salissant, bruyant et peu rémunéré.

L’apprentissage politique de ces femmes passera alors par les groupes socialistes qui verront le jour en fin de siècle. Par la lecture que certaines pratiquaient avec enthousiasme, elles avaient accès aux classiques, dont La femme et le socialisme d’Auguste Bebel qui contrecarrait les principes de la religion conventionnelle. Une église ouvrière créée à Bolton a exercé une forte influence sur ces ouvrières assoiffées d’idéalisme. En fait, l’accès au socialisme prenait la forme d’actes de foi ou de commandements, comme en témoigne Cissy Foley (p. 248). Leur participation au journal The Clarion (Le Clairon), nouvel hebdomadaire créé en 1891, a été déterminante dans leur initiation à un socialisme qui ne devait rien à l’économie, source d’inspiration d’une morale désacralisée : comment atteindre le bonheur et l’égalité dans la vie de tous les jours? The Clarion propageait des idées claires que les ouvrières pouvaient comprendre; autre canal de politisation : l’Independent Labor Party (ILP) fondé en 1893.

Une des principales entraves à l’obtention du droit de vote des femmes était la défiance de certains socialistes qui ne croyaient pas à leur lutte. Les adeptes masculins du suffrage des femmes étaient rares. Le philosophe John Stuart Mill a été l’un d’eux, auteur en 1861 de L’asservissement des femmes; élu député en 1865, son programme incluait le vote des femmes, dont il n’a pu voir la concrétisation, malgré sa renommée (p. 57).

En dépit d’un activisme continu (manifestations, tournées régionales à bicyclette, en caravane, pétitions), les ouvrières n’arrivaient pas à faire remonter leurs demandes jusqu’au Parlement. Pourtant, ces pétitions recueillaient un grand nombre de signatures : on en compte par exemple 29 359 au printemps 1901 (p. 303). Enflammées par ce succès, les militantes ont décidé de ratisser toujours plus large et d’étendre leur action au Yorkshire où il y avait des ouvrières de la laine. Elles ont grimpé un à un les échelons des organisations ouvrières, associations et syndicats, telle la Guilde ou le Labour Representation Committee où elles ont réussi à imposer leurs vues.

Cependant, le rejet catégorique de la cause des femmes par le Trades Union Congress (TUC) a été un coup dur pour les suffragistes radicales. Quand l’organisme syndical national a refusé de soutenir leurs revendications, leur campagne s’en est trouvée affectée. Le niveau national leur était fermé, alors que leur militantisme s’exportait hors de leur territoire : « Il est urgent qu’elles envoient à la Chambre des Communes, leur propre élu qui s’engage […] à garantir que le droit de vote sera accordé aux travailleurs du pays », peut-on lire dans une déclaration publique de juillet 1904 (p. 331). Cette incapacité à rejoindre le niveau national provenait le plus souvent de l’opportunisme de socialistes, leurs interlocuteurs naturels, qui réclamaient d’abord leur soutien puis les lâchaient. Comme en France, les socialistes anglais craignaient l’influence des prêtres si les femmes obtenaient le droit de vote.

L’organisation créée par les Pankhurst, soit le WSPU, préconisait, à l’inverse, des actions directes et ne s’en remettait pas à d’autres pour la représenter : interruption violente au sein des réunions officielles, occupation de lieux institutionnels, harcèlement de personnalités tel le chancelier de l’Échiquier; malgré des incarcérations pour dissuader ces femmes issues pour la plupart de classes aisées, le militantisme des suffragettes est allé crescendo. Elles n’ont pas hésité à provoquer des incendies. Cette stratégie dite de la violence était, selon les deux auteures, désavouée par les suffragistes, au titre d’une défiance de classe. Elles ont travaillé pourtant plusieurs fois ensemble : le 19 mai 1906, une « délégation conjointe de suffragistes et de suffragettes, représentant plus de 250 000 femmes » comportait 400 participantes déléguées par 50 000 ouvrières, 20 000 adhérentes de la Guilde, 1 500 diplômées et plus de 50 0000 membres de la British Women’s Temperance Association (Association contre l’alcool, les drogues et les jeux de hasard) (p. 399). Toutefois, le premier ministre ne s’est pas laissé persuader. En 1911, le rejet du suffrage par le Parti travailliste était perçu comme une trahison.

Millicent Fawcett, à la tête de la National Union of Women’s Suffrage Societies (NUWS) depuis 1897, organisation dont elle a été présidente pendant plus de 20 ans, préconisait des moyens pacifiques et légaux : préparation de projets de lois en direction du Parlement et tenue d’assemblées de sensibilisation. Son action était plus conciliante que celle des suffragistes radicales et moins extravagante que celle des Pankhurst et de leurs adeptes. Millicent Fawcett et son groupe demandaient pour les femmes, dans un premier temps, un suffrage tel qu’il était accordé aux hommes, c’est-à-dire un suffrage fondé sur la propriété. Cependant, cette position a évolué, et Millicent Fawcett a joint ses efforts à ceux du mouvement suffragiste – quelques ouvrières sont financées pour mener campagne. Elle a travaillé aussi avec les suffragettes dont elle n’appréciait guère les méthodes. Indépendante de tout parti, la NUWS a décidé en 1912 d’accorder son soutien à tout partisan à la Chambre du suffrage des femmes. À l’approche de la guerre sont consultées les 500 sociétés locales pour décider des mesures à prendre, telle l’installation de centres de la Croix-Rouge. Au final, un schisme entre pacifistes et patriotes a divisé l’organisation.

Dans l’histoire conçue par Liddington et Norris polarisées par le suffragisme ouvrier, l’action de Millicent Fawcett n’est présente qu’en marge. Cependant, quelle que soit leur affiliation, la Première Guerre mondiale a démobilisé toutes les suffragistes.

Le droit de vote a été obtenu en 1918 pour les femmes de plus de 30 ans car, en général, les critères électoraux d’avant-guerre étaient devenus caducs. Cette obtention était-elle le fruit des luttes précédentes, de l’action de ces avant-gardes ou d’un effet de l’internationalisation du conflit qui a ébranlé les féodalités et placé les pays alliés en concurrence démocratique? Les auteures ont remarqué ce temps de retard entre les luttes et l’obtention du droit de vote.

À la fin des années 1970 – la première édition de l’ouvrage de Liddington et Norris a été publiée en 1978 – l’heure n’était pas à tirer les leçons d’un comparatiste entre États, mais à utiliser les ressources d’une histoire locale dont le dévoilement a de grands mérites.