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Les avancées spectaculaires réalisées par les femmes dans le milieu de l’éducation au cours du xxe siècle tendent à cacher les enjeux qui persistent en rapport avec la formation. Bien que les femmes constituent désormais la majorité de la population étudiante à l’université dans bien des pays développés, leur présence demeure concentrée dans certaines disciplines. De plus, les recherches tendent à se focaliser sur les filières universitaires, alors que l’enseignement professionnel et technique comporte aussi un lot de défis découlant des inégalités sociales. Deux de ces défis ont fait l’objet des ouvrages recensés ici, à savoir les arrêts prématurés en formation professionnelle (Nadia Lamamra) ainsi que la présence des filles et des garçons dans des programmes de formation professionnelle et technique où elles et ils sont en situation minoritaire (Lemarchant).

Les arrêts prématurés en formation professionnelle

Dans son ouvrage issu de sa thèse doctorale, Nadia Lamamra s’intéresse aux processus de socialisation genrés durant la formation professionnelle. S’appuyant sur la sociologie de l’éducation, la sociologie du travail et la psychodynamique du travail, elle débusque les mécanismes de production et de transmission du genre à l’oeuvre en formation professionnelle, à travers les récits de 46 jeunes Suisses (23 filles et 23 garçons) ayant interrompu leur formation professionnelle durant la première année de leur programme.

Lamamra consacre les trois premiers chapitres de l’ouvrage à une recension très documentée de la formation professionnelle sous divers angles. Le premier chapitre porte sur le développement de la formation professionnelle en Suisse, laquelle constitue « la voie de formation post-obligatoire privilégiée » (p. 14) et comporte à la fois un programme de formation en classe et un contrat de stage en organisation. Le deuxième chapitre s’intéresse aux arrêts en formation professionnelle, où les analyses prennent rarement en considération la dimension du genre; le troisième chapitre introduit ainsi les concepts qui seront utilisés pour pallier cette lacune.

La seconde partie de l’ouvrage contient les résultats de la thèse de Lamamra. Le quatrième chapitre présente les choix méthodologiques faits par la chercheuse, qui a retenu une approche qualitative par entretiens semi-dirigés pour mieux comprendre la dimension genrée des arrêts en formation professionnelle; les cinquième, sixième, septième et huitième chapitres présentent les résultats de sa recherche. L’auteure s’intéresse d’abord aux raisons d’interrompre sa formation, lesquelles sont le plus souvent liées à la formation ou au stage en organisation. Outre la complexité de la décision d’arrêt de formation, les résultats montrent comment les filles et les garçons diffèrent dans les raisons justifiant leur décision, à la fois parce que les programmes fréquentés par les unes et les autres sont différents, mais aussi parce que les attentes exprimées à leur égard par leurs supérieurs ou supérieures et leurs collègues, en tant que professionnelles ou professionnels en devenir, sont aussi distinctes. Pour les filles, l’expérience de violences symboliques, notamment par les relations de travail, participe au « douloureux apprentissage de la domination » (p. 146) dans le milieu de travail.

L’auteure poursuit ses analyses en s’intéressant aux souffrances physiques, mentales et éthiques au travail ainsi qu’aux stratégies pour les affronter, à l’aide de la psychodynamique du travail, ce qui constitue un angle d’analyse novateur. De nouveau, les jeunes se distinguent dans les types de souffrance vécus durant leur formation, les garçons étant davantage mis à l’épreuve physiquement, afin de prouver leur virilité, et les filles, psychologiquement. Les stratégies adoptées par ces jeunes recoupent bien entendu celles auxquelles peuvent recourir les adultes en emploi. Toutefois, les jeunes utilisent également des stratégies propres à leur statut d’apprenties ou d’apprentis, qui leur impose un certain isolement, voire une subordination par rapport aux autres personnes côtoyées dans leur travail et les encourage à endurer pour obtenir leur diplôme. Les contraintes découlant de ce statut les incitent à privilégier des stratégies individuelles plutôt que collectives. L’analyse présentée dans l’ouvrage est particulièrement intéressante dans le repérage des manifestations des rapports de genre dans le recours à ces stratégies pour les filles et les garçons inscrits dans des programmes à prédominance féminine ou masculine, mais surtout pour les quelques personnes pionnières (atypiques dans leur programme), dont la position provoque un apprentissage encore plus complexe des rapports genrés.

Le neuvième et dernier chapitre, qui constitue une synthèse analytique, tisse les liens entre les éléments qui expliquent la transmission des normes du genre dans la formation professionnelle. La « fabrication du genre » est expliquée à l’aide des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail, qui apprend aux jeunes leur place non seulement en milieu de formation, mais par extension aussi sur le marché du travail et dans la société. Cette analyse révèle « la force du système de genre, sa permanence et sa transversalité » (p. 256) et constitue un apport important à la compréhension des rapports de genre en formation professionnelle.

S’il y a un regret qu’il est possible d’exprimer à la suite de la lecture de cet ouvrage, c’est que le nombre de personnes se trouvant en situation minoritaire dans leur programme soit restreint dans l’échantillon. Ce serait toutefois occulter la contribution significative faite par l’auteure que de s’y limiter car, comme elle le montre bien, les rapports de genre sont à l’oeuvre partout.

Les jeunes atypiques en formation professionnelle et technique

L’ouvrage de Clotilde Lemarchant, dont les propos sont complémentaires par rapport à ceux de Lamamra, cible précisément la question des jeunes atypiques en formation professionnelle et technique sous l’angle des motivations, des profils et des parcours. L’ouvrage constitue une synthèse des travaux menés par l’auteure de 2005 à 2014 auprès de jeunes de la Basse-Normandie inscrits à une formation professionnelle et technique courte, où ils et elles sont en situation minoritaire, ainsi que de leur famille et des divers groupes professionnels associés à leur milieu de formation, y compris les milieux de stage. Des analyses tirées d’enquêtes nationales y sont également présentées.

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage portent sur le contexte français de la formation, notamment sur le processus de féminisation au cours du dernier siècle, de la persistance des bastions féminins et masculins et des initiatives gouvernementales pour soutenir la mixité en éducation professionnelle et technique. Il importe de souligner que, en comparaison de la Suisse, la France offre une formation technique et professionnelle qui accueille proportionnellement moins de jeunes et est moins socialement reconnue.

Le reste de l’ouvrage présente divers résultats des enquêtes menées par l’auteure. Le troisième chapitre porte sur l’accueil et l’intégration des jeunes atypiques. Malgré une expérience globalement positive de l’intégration dans leur programme de formation et la valorisation générale de la mixité dans les discours, les expériences des filles et des garçons contrastent fortement. Alors que les premières doivent faire leurs preuves et subissent des violences notamment verbales et symboliques, les seconds se considèrent comme attendus, chouchoutés, voire maternés. Le quatrième chapitre est consacré aux parcours scolaires et aux projets professionnels. Les filles atypiques sont plus nombreuses à accéder à leur premier choix de formation, alors que les garçons font davantage des choix par défaut. Les jeunes atypiques se rejoignent cependant sur la préoccupation à l’égard des débouchés professionnels et des sources d’information consultées, bien que certaines nuances différencient les filles et les garçons. Ces derniers voient leur rareté comme un avantage pour l’insertion sur le marché du travail, alors que les premières sont davantage lucides quant aux obstacles potentiels, notamment après leur stage en milieu de travail.

Les cinquième et sixième chapitres sont particulièrement intéressants puisqu’ils ciblent des groupes trop souvent ignorés dans les enquêtes, soit les membres du personnel de la formation professionnelle et technique, ainsi que les familles des jeunes. Dans le cinquième chapitre sont présentés les résultats de 69 entretiens avec des membres de la direction, du personnel enseignant et du personnel d’encadrement de la vie scolaire des établissements fréquentés par ces jeunes atypiques. Bien que peu d’entre eux soient ouvertement opposés à la mixité, les personnes qui sont ouvertement en faveur de celle-ci et qui accomplissent des actions pour la soutenir sont aussi minoritaires. L’auteure a poussé l’analyse plus loin en examinant ces positions en fonction du statut professionnel des personnes : elle a révélé que c’est ce statut, plus que toute autre caractéristique sociodémographique, qui explique leur vision commune. Elle élabore aussi sur le contrôle du corps, de l’apparence et de la sexualité des filles, car la séduction est un enjeu considéré comme important par le personnel qui travaille dans les programmes à prédominance masculine. L’auteure soulève en outre la question du racisme ordinaire, rencontré lors du placement des jeunes en milieu de stage, qui est présenté comme plus urgent que celle du sexisme par le personnel enseignant.

Le sixième et dernier chapitre porte sur les familles des jeunes atypiques. Premier lieu de socialisation, la famille influence aussi les choix professionnels des jeunes, notamment par le soutien et l’information offerte pour guider ce choix. La majorité des jeunes atypiques venaient d’une famille de classe populaire. Pour les filles atypiques, cette familiarité avec les milieux industriels était considérée comme un avantage dans le choix professionnel. L’héritage familial a joué un rôle positif pour nombre de jeunes atypiques, qui ont pu compter sur un ou une proche pour les renseigner sur sa carrière ou sur son loisir et ainsi nourrir leurs passions. L’auteure s’intéresse finalement aux attitudes des parents devant l’atypisme, de même qu’aux caractéristiques sociodémographiques des familles qui distinguent les filles et les garçons atypiques.

En conclusion

Ces deux ouvrages constituent chacun une excellente contribution au développement des connaissances sur les choix professionnels et les parcours scolaires en formation professionnelle et technique de jeunes, réalisées dans une perspective féministe. Bien que les échantillons soient européens, il n’en demeure pas moins que les résultats peuvent inspirer les questions de recherche et les analyses menées dans d’autres contextes. Il faut aussi souligner que l’apport de leurs résultats ne se limite pas au milieu de la formation : les inégalités vécues en formation sont révélatrices des inégalités qui persistent sur le marché de l’emploi ainsi que dans les rapports sociaux en général. La richesse des réflexions présentées dans les deux ouvrages invite à reproduire des travaux similaires au Québec, en vue de mieux saisir la manière dont la production des rapports de genre et l’apprentissage de la division sexuelle du travail s’y effectuent dans les formations professionnelles et techniques.