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Dans son ouvrage intitulé Spiritualités féministes : pour un temps de transformation des relations, Denise Couture poursuit deux objectifs : combler l’absence d’une synthèse de la théologie féministe en contexte québécois de même qu’assembler les expériences personnelles et les postures théoriques de son parcours engagé et intellectuel de professeure, de chercheuse et de militante, notamment à L’autre Parole fondée en 1976. L’ouvrage recensé ici compte cinq chapitres où figurent 276 publications que l’auteure recommande d’utiliser « comme une bibliographie de théologie féministe québécoise » (p. 13).

Le chapitre 1 façonne les postures personnelle, politique et théorique de l’auteure qui invite son lectorat à observer les croisements entre le féminisme et la spiritualité. D’abord, Denise Couture considère le féminisme comme une manière de vivre dans le monde, « de construire sa propre individualité, de s’engager à créer une justice relationnelle » (p. 16). Ensuite, elle adopte la théorie d’Elisabeth Schüssler Fiorenza, « selon laquelle le féminisme lutte non seulement contre le patriarcat, mais aussi contre ce qu’elle appelait la kyriarchie (de kyrios, qui signifie seigneur), un ensemble de dominations interreliées, comme le sexisme, le racisme, le classisme et autres » (p. 17). Puis l’auteure se positionne à l’égard de la spiritualité qui serait « la vie pleinement vécue, en lien avec l’énergie vitale, sans esquive, au sein de multiples relations » (p. 27). Enfin, Denise Couture se définit comme chrétienne (catholique) et interspirituelle pratiquant une théologie interdisciplinaire qui « met en oeuvre une méthode pratique qui analyse la vie spirituelle, créative et libératrice des personnes » (p. 28), et ce, dans une perspective de non-jugement des identités autoproclamées et de « non-supériorité entre athées, agnostiques, spirituelles ou religieuses » (p. 36).

Au chapitre 2, Denise Couture aborde la mutation actuelle des relations qui se produisent « devant nous, en nous et par nous » pour créer la justice (p. 11). La théologienne situe le temps présent en reprenant deux images : « l’émergence des autres de l’Homme européen et l’entre-temps » (p. 46). La première illustre ces autres au nombre de trois : primo, les autres sexuelles, soit les femmes, les personnes non hétérosexuelles ou non binaires; secundo, les autres ethniques ou raciales, c’est-à-dire les personnes brunes, noires, autochtones ou celles qui habitent des régions éloignées de l’Europe ou de l’Amérique du Nord; tertio, les autres naturels ou de la technologie, tels que les animaux, l’environnement et la Terre. La seconde image forte « prend position pour la liberté et pour la libération de toutes et de tous » (p. 48). C’est d’abord l’entre-temps, soit un temps intermédiaire entre ce que l’on n’accepte plus et ce que l’on prépare pour vivre des « relations horizontales » entre les entités (p. 48). Ensuite l’auteure en appelle à la décolonisation des relations et à la connaissance des conditions de vie passées et actuelles de ces trois autres, notamment celles des Autochtones qui ont subi le christianisme colonisateur, afin de « maintenir des relations de respect réciproque et de reconnaissance mutuelle entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada » (p. 68). Puis la théologienne évoque la posture antiraciste qui doit donner la parole à ces trois autres et apprendre à chaque personne à parler d’elle-même « sans avoir à passer par l’acte de définir l’autre » (p. 77). Elle prône une stratégie de résistance antiraciste qui « consiste à redonner une position locale à la blanchitude, à défaire l’idée de la pensée universelle des Blancs » (p. 78). Enfin, Denise Couture estime qu’il faut se défaire de l’idée de la nature comme décor puisque « les activités humaines laissent désormais des traces sur la géologie » (p. 83). L’auteure se réfère au Groupe de théologie contextuelle québécoise qui invite à « opérer une “ re-liaison ” avec le sol sur lequel nous avons les pieds, jusqu’à devenir capables de prononcer la phrase Nous sommes le territoire! ».

Des relectures féministes de la tradition chrétienne sont présentées au chapitre 3. Denise Couture se concentre de prime abord sur Dieue, Christa, la trinité et Marie. Alors qu’un grand nombre de féministes ont renoncé au Dieu surhumain ou surnaturel qui légitime l’infériorité des femmes, d’autres « ont choisi plutôt la voie de procéder à une reconstruction féministe du symbole de la Dieue chrétienne » (p. 91-92). Elle relate que l’appellation « Dieue » a été adoptée lors du colloque de L’autre Parole de 1987. Pour l’auteure, « il est nécessaire de repenser le symbole en lien avec la libération, avec la remise en question des dominations et avec la construction de nouvelles relations » (p. 97). Ensuite, la théologienne rappelle que c’est lors du colloque d’août 1997 que L’autre Parole nomme le symbole du Christ : Christa, une « Christa vibrante, stimulante, attirante que nous portons dans nos coeurs en même temps que la Christa que nous voulons devenir collectivement » (p. 102-103). Christa est leur souffle « à travers les vies et les corps des femmes dans leur souffrance, dans l’écoulement de leur sang, dans leur résistance à l’injustice, dans leur capacité de mise au monde, par leur créativité, leurs histoires personnelles ou politiques » (p. 105). Puis, l’Esprit de la Trinité a fait l’objet d’une réécriture par les membres de L’autre Parole en 2005. L’Esprit saint y est appréhendé « comme un mouvement divin en toutes choses, comme une présence de la Dieue vivante en chaque personne, dans l’histoire et dans le cosmos » (p. 112). Enfin, l’auteure relate l’importance de la déconstruction du symbole féminin de la Vierge puisqu’il faut « délivrer Marie de son carcan, la ramener sur terre, l’imaginer dans sa vie quotidienne et s’inscrire dans la foulée des paroles libératrices du Magnificat » (p. 127).

La matérialité du sujet et la description des vies quotidienne, politique et constructive de féministes spirituelles font l’objet du chapitre 4. La théologie féministe y est caractérisée par huit jeux de l’esprit des femmes comme le souligne la womanist Serene Jones (p. 132) :

1) l’option préférentielle pour les femmes, qui part de leurs expériences; 2) la conscience que notre propre pensée est située; 3) la conscience de la diversité de compréhension par les femmes de ce qu’est une femme; 4) la conscience du caractère construit du concept de religion et de la non-existence d’une expérience religieuse universelle. Il en découle une inclusion à écouter l’autre, de l’autre religion ou de la sienne propre, dans la reconnaissance d’une incommensurabilité de l’expérience; 5) la pratique de la déconstruction des savoirs dont les siens propres, d’où une approche critique et même chaotique; 6) le partage d’une certaine vision de l’humain, à savoir que toute personne a droit au respect, à la sécurité, à l’éducation, aux soins de santé, à la possibilité de prendre des décisions pour elle-même et ainsi de suite; 7) l’écoute des histoires de souffrance et de libération et leur valorisation dans la diversité; 8) et, enfin, l’attention au caractère performatif des histoires.

Pour les théologiennes du « deux tiers » monde, la question interreligieuse est abordée selon l’approche anticoloniale. Par la suite, d’autres féministes choisissent la résurgence autochtone qui « la déploie comme une création active de sa propre vie à travers une lecture libre, libératrice et créatrice des traditions de son peuple, apprise et effectuée en solidarité avec des personnes aînées » (p. 141). Puis les femmes juives énoncent « qu’il y a possibilité de produire une théologie féministe constructive juive en laquelle les femmes et les hommes sont égaux et à laquelle les deux participent » (p. 143). En outre, plusieurs théologiennes juives retournent à la Déesse de Canaan qui précédait le Dieu monothéiste Yahvé. Les ekklèsia de disciples égales dans la lignée du mouvement de Jésus critiquent des textes bibliques et ceux des origines du christianisme en misant sur « la valorisation des personnages de femmes séculairement occultées, l’étude du “ féminin éternel ” et l’analyse de la mise en discours des femmes dans la Bible » (p. 146). Du côté des féministes musulmanes, les relectures du Coran et des hadiths de même que l’histoire de leur interprétation et l’analyse des pratiques dans l’espace musulman se caractérisent par deux spécificités (p. 151) :

D’abord, les autrices font ressortir que le Coran énonce l’égalité des femmes et des hommes, la question est de savoir comment la comprendre. Ensuite, le féminisme islamique prend une couleur inévitablement décoloniale, la posture se situant entre deux feux, “ entre deux perceptions extrêmes : celle d’une approche islamique conservatrice très rigide et celle d’une approche occidentale, ethnocentrique et islamophobe ”.

Enfin, des féministes hindoues et bouddhistes offrent également des interprétations libératrices pour les femmes à travers le théâtre et les oeuvres cinématographiques. La Déesse Kali est un bon exemple de « la Déesse indépendante et consciente de sa propre Shakti, de sa propre énergie, de son propre pouvoir, par lesquelles les femmes peuvent être comprises comme une incarnation » (p. 156).

Au chapitre 5, l’auteure reprend le thème de l’Église catholique en s’attaquant à la « théologie de la femme » édictée par le Vatican (p. 179-180) :

[Cette théologie expose] 1) des fondements religieux et empiriques de la subordination du groupe des femmes au groupe des hommes (certes, le terme subordination est employé avec parcimonie dans les textes); 2) des normes morales sexuelles qui procèdent de la nature immuable de la femme et du couple hétérosexuel, voulus par Dieu (interdiction de la contraception et de l’avortement, et relations sexuelles licites dans le mariage hétérosexuel); 3) l’énoncé de la vocation spécifique des femmes, dans l’Église et dans la vie civile, qui consiste à être des épouses et des mères, physiques ou spirituelles, le tout accompagné de l’exposition des rôles distinctifs de la féminité, tels posséder une sensibilité pour la souffrance, prendre soin, être à l’écoute, vivre pour les autres, servir les autres, etc.

Devant l’actuel blocage des rapports de force entre les féministes et les dirigeants du Saint-Siège, la théologienne propose de déconstruire l’idée voulant que les différentes organisations religieuses bénéficient d’une exemption juridique, étatique et socioculturelle en ce qui concerne la non-discrimination des femmes et des minorités sexuelles en leur sein. L’État doit se dissocier du patriarcat religieux en interdisant la discrimination sexuelle à l’intérieur des groupes religieux, en abolissant le droit associatif particulier consenti à l’Église catholique, en ignorant le droit canon qui interdit aux femmes de recourir aux tribunaux pour revendiquer l’égalité dans l’Église, en éliminant la discrimination au moment de l’embauche des responsables du soutien religieux et spirituel pour que les femmes qui ont acquis une formation théologique et une expérience puissent exercer de l’accompagnement religieux et spirituel auprès des malades et des personnes mourantes dans le réseau public de la santé.

En conclusion, la théologienne invite à repenser l’acte d’aimer en forgeant « en soi, un amour féministe, queer, décolonial, antiraciste et terrestre » (p. 225). Dans son ouvrage, Denise Couture démontre que les religions, les spiritualités et le féminisme peuvent être compatibles à l’aide des expériences et des prises de position de féministes de plusieurs horizons exprimées pour créer davantage de justice ici-bas. Il constitue également un legs spirituel important de Denise Couture dont le cheminement séculier, religieux et féministe constitue une source vitale d’énergie pour les générations présentes et futures. Par ce livre, l’auteure appelle à une révolution du féminisme qui nie la religion et à la créativité des femmes pour bâtir une ou des spiritualités féministes. Après tout, les femmes ne sont pas justes des corps, elles ont également une âme. Bonne lecture et bonne réflexion!