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De nombreux ouvrages se sont penchés sur les processus de féminisation et les pratiques pour soutenir la présence des femmes dans les milieux de travail historiquement masculins. Le nouvel âge des femmes au travail de Nathalie Lapeyre se distingue du lot, car il présente une étude de cas des plus exhaustives des initiatives ayant pour objet d’atteindre une plus grande égalité entre les hommes et les femmes mises en place à l’intérieur d’une grande entreprise. Ayant réalisé une enquête qui a duré cinq ans (2012-2016) auprès du fabricant d’avions Airbus, comportant observations en milieu de travail, analyse documentaire et entretiens individuels et de groupe, la sociologue fournit une analyse nuancée et rigoureuse à la fois des politiques adoptées par la direction ainsi que des pratiques et des réflexions des ingénieures et des femmes cadres qui travaillent dans différents secteurs de l’entreprise. Sa recherche lui a permis de dégager divers constats quant aux effets des politiques implantées en vue de promouvoir l’égalité, mais aussi et surtout quant aux façons dont ces femmes « construisent l’égalité » (p. 6), pour faire tomber les barrières intraorganisationnelles et propulser leur carrière ou celle de leurs collègues féminines, pour faciliter l’articulation travail-famille de même que pour résister et répondre, à leur façon, aux nouvelles manifestations du patriarcat qui surgissent en réaction aux efforts de transformation sociale.

Intitulé « Dynamiques de féminisation dans l’industrie aéronautique », le premier chapitre en trace un portrait fort intéressant. Les caractéristiques des métiers de l’aéronautique – hautement qualifiés et bien rémunérés – et celles de l’entreprise sont d’abord détaillées; l’auteure s’intéresse ensuite à la culture organisationnelle. Désignée l’Airbus Way, la culture organisationnelle de cette grande entreprise prône « l’excellence », « la réussite » (p. 19) et la « passion pour les produits créés et le monde de l’aéronautique » (p. 21), ce qui a des effets sur le recrutement et les promotions. La faible proportion de jeunes femmes parmi les nouveaux titulaires d’un diplôme des écoles de génie, combinée à cette culture valorisant un parcours de carrière ascendant très précis, rapide et régulier, lequel exige un engagement intense sinon total dans son emploi, contribue à expliquer la ségrégation professionnelle verticale et horizontale observée dans l’organisation.

Au deuxième chapitre, l’auteure se penche sur la politique d’égalité professionnelle élaborée par Airbus depuis le début des années 2000. Cette politique s’inscrit dans un contexte de concurrence industrielle forte où l’entreprise tente d’innover et de restructurer ses activités pour maintenir sa position de leader mondial de l’aéronautique. C’est dans ce contexte qu’Airbus a décidé de promouvoir le travail d’équipe, afin de « favoriser une culture inclusive qui valorise la contribution de diverses personnes (nationalité, sexe, âge, handicap, origine sociale et culturelle) et [de] traiter tous les individus avec soin et respect » (p. 69 : extrait du site Web d’Airbus). L’auteure présente un court historique des initiatives pour soutenir l’égalité et la diversité dans l’entreprise depuis 2004, année de signature du premier accord égalité, jusqu’à la réalisation de son étude qui porte sur la nouvelle politique d’égalité professionnelle. Cette dernière rassemble plusieurs éléments essentiels censés favoriser son succès : elle provient de la direction de l’entreprise, qui en fait la promotion à l’interne et qui la défend ouvertement à l’externe. Elle s’applique à toutes les composantes de l’entreprise et contient des principes, des objectifs, voire des cibles pour guider la transformation organisationnelle. De plus, des pratiques et des instruments, composant une « boîte à outils de l’égalité » (p. 77), sont diffusés pour s’assurer de son appropriation et de son application. Un « quatuor de velours » est à l’oeuvre pour soutenir cette politique : la direction de l’entreprise et sa direction des ressources humaines, le réseau WIN (Women Innovative Network) actif à l’intérieur d’Airbus, les membres de la commission pour l’égalité professionnelle et les syndicats, ainsi que les partenaires externes qui s’intéressent à la question (pensons notamment aux organisations soutenant la participation des filles et des femmes aux carrières en sciences, en génie, en technologie, en informatique et en mathématiques). En théorie, les ingrédients nécessaires semblent présents pour opérer une véritable transformation organisationnelle.

En dépit de ces conditions favorables, plusieurs freins à l’application de la nouvelle politique sont observés. La prise de position forte de la direction n’élimine pas les résistances des gestionnaires qui ont depuis longtemps assimilé les critères d’embauche et de promotion dans l’entreprise, lesquels ont pour effet de limiter l’insertion et la progression des femmes. Les pratiques les plus ouvertement discriminatoires (l’auteure parle de « sanctions qui étaient quasi systématiques » (p. 95) lors d’un congé de maternité) sont plutôt faciles à reconnaître, mais les plus subtiles requièrent un important travail de déconstruction et peuvent être traitées différemment dans les diverses divisions de l’entreprise. L’auteure relève aussi certains « trous » dans l’application de la politique; par exemple, le temps investi par les femmes cadres dans les activités de WIN n’était pas considéré comme du temps de travail pour l’entreprise (p. 100). Cette situation, combinée à la crainte d’être étiquetées comme féministes par leurs collègues et supérieurs, incite plusieurs d’entre elles à préférer s’investir dans des réseaux professionnels de femmes en sciences à l’extérieur de l’entreprise plutôt que dans leur propre réseau interne. Les personnes qui défendent publiquement la politique doivent aussi éviter le piège de l’essentialisme : entre vanter les nouvelles compétences et qualités découlant de la diversité présente dans l’équipe et réduire les femmes à ces seuls éléments, il n’y a parfois qu’un pas qui peut être rapidement franchi. Ainsi, malgré la présence de conditions très favorables, la nouvelle politique sur l’égalité n’a pas eu le succès escompté.

Le troisième chapitre porte sur l’autonomisation (empowerment) au travail. Airbus a offert pendant trois ans une formation à certaines femmes cadres, ou aspirant à le devenir, de façon à mieux les outiller pour la suite de leur carrière. Nommé « Growing Opportunities for Women » (GROW), ce dispositif « avait pour objectif implicite de constituer un vivier de femmes qui graviraient les échelons de l’entreprise au cours des années à venir » (p. 119). L’idée de rassembler les femmes pour favoriser l’émergence de réseaux analogues aux réseaux informels masculins, afin de faciliter le mentorat et ainsi accroître le sentiment d’appartenance, l’estime de soi et l’accès à l’information, peut sembler porteuse. Or, les critères et les processus de sélection étaient si opaques que les femmes ciblées étaient parfois informées qu’elles avaient été repérées uniquement au moment de recevoir l’invitation à se joindre à une cohorte (p. 121). Par ailleurs, plusieurs femmes ont vanté les mérites de la formation GROW, qui leur a permis de mieux comprendre leur environnement de travail et de se considérer comme des « actrices du processus » (p. 124) Ces femmes racontent comment elles ont développé leurs connaissances et leur pouvoir, individuellement ou en petits groupes, de façon à faire avancer leur carrière et celle de leurs collègues. Elles ont aussi adopté des stratégies pour négocier les résistances, notamment l’humour, car ces actions affirmatives dérangent, et l’organisation réagit de façon à contrer la potentielle transformation : « les discours masculinistes rejaillissent » (p. 146) et « les réactions hostiles des hommes (et de certaines femmes) à une politique de quotas ou à une politique du genre volontariste ne se font pas attendre » (p. 145).

Cette riche enquête révèle de plus quelques portraits de femmes inspirantes, qui ont saisi cette occasion de faire progresser l’égalité, pour elles et pour leurs collègues, dans leur secteur de l’organisation. Toutefois, force est de constater que, même si les conditions semblaient idéales pour enclencher un processus de transformation en vue de soutenir l’égalité entre les femmes et les hommes, celui-ci ne s’est pas pleinement concrétisé au sein d’Airbus. La conclusion de l’expérience est qu’« il s’agit donc avant tout d’adapter les femmes au système » (p. 177), dans une logique de rentabilité et de compétitivité. Bien que le résultat soit décevant, l’analyse présentée dans cet ouvrage s’avère précieuse, notamment pour les sociologues du travail, car elle est très révélatrice à la fois de la réappropriation des mesures proposées par les femmes ainsi que des formes de résistance et d’opposition exercées en réaction à la mise en oeuvre d’une nouvelle politique à l’intérieur d’une grande entreprise. Il est rare que des enquêtes aussi longues et détaillées soient réalisées dans le secteur privé, ce qui contribue également à l’intérêt de cet ouvrage.