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Le changement dans les entreprises et les organisations[1] est l’objet d’un débat récurrent aussi bien dans l’opinion publique qu’entre théoriciens des sciences sociales et praticiens, chefs d’entreprise, syndicalistes et consultants. Les positions des uns et des autres peuvent être résumées de la manière suivante : d’un côté, ceux qui affirment que les structures socio-économiques jouent un rôle déterminant et imposent toujours les changements, de l’autre ceux qui pensent que les changements n’ont lieu que si, d’une manière ou d’une autre, ils sont acceptés par ceux qui ont à les mettre en oeuvre. Selon les premiers, c’est la logique économique, la Bourse, qui mène le monde, et personne ne peut vraiment s’y opposer : les décisions dans les grandes entreprises sont prises pour des motifs financiers, celles-ci ferment ou créent des établissements pour satisfaire leurs actionnaires, ceux-ci devenant d’ailleurs de plus en plus exigeants (fonds de pension, etc.). Les tenants de la seconde thèse, tout en admettant le poids des contraintes économiques, font remarquer que beaucoup de changements qui avaient une excellente rationalité ont échoué, que des logiciels qui devaient révolutionner l’entreprise et son organisation pour la rendre très rentable n’ont jamais été mis en place, que les innovations ne sont pas vraiment impulsées par la Bourse, que des fusions qui devaient placer l’entreprise à la tête d’un empire n’ont jamais réussi tout en coûtant une fortune, bref que le poids des contraintes n’est pas aussi déterminant que le disent les tenants de la première thèse et que les réussites dans ce domaine dépendent finalement de la manière dont les acteurs acceptent les changements et les gèrent.

La question est difficile. D’un point de vue théorique d’abord. Il est nécessaire de recourir à une théorie de l’agir humain : si les individus agissent exclusivement sous la contrainte, peut-on parler d’action humaine ? Une société peut-elle exister dans ces conditions ? D’un point de vue concret ensuite, il est difficile de montrer de manière empirique, par des études de cas, les logiques des décisions entrepreneuriales, les raisons pour lesquelles les décideurs agissent. Les dossiers sont peu accessibles, les témoins se dérobent, ou bien parlent de manière stratégique, pour se justifier ou se disculper, etc.

De nombreuses publications pour le grand public ou pour les spécialistes sont l’écho de ces difficultés, même si elles ne vont pas toujours jusqu’à la question du lien entre société et organisation. En France, la revue grand public, Alternatives Économiques, a récemment publié un document intitulé « Qui gouverne l’économie mondiale ? » (hors série, no 47, 2001), toutefois sans identifier le lien entre le gouvernement du monde et celui des organisations. Du côté théorique, la revue américaine Administrative Science Quarterly, à l’occasion de ses quarante ans (vol. 41, no 2, 1996), a publié un ensemble d’articles s’interrogeant sur la production scientifique dans le champ de l’analyse des organisations depuis 1956. Dans leur ensemble, les auteurs de ce numéro déplorent un manque de lien entre les travaux empiriques sur les organisations et les théories des sciences de la société et donc, pour ce qui concerne notre question, l’absence d’analyse du poids des structures sociales sur le changement dans les organisations. Ce lien aurait été perdu de vue. En Europe, avec des accents différents, le même débat a lieu. En Allemagne, le souhait d’un lien entre théories de la société et celles de l’organisation a été émis sous la forme du concept de « Brückentheorie » (théorie du « pont », voir Gregs, Pohlmann et Schmidt 2000). En France, le débat s’est récemment centré sur la contrainte exercée par le système capitaliste sur les acteurs du système productif, en particulier à travers l’usage des nouveaux outils de gestion (Courpasson 1997 ; Bernoux 1998). L’autonomie des acteurs dans les organisations, leur capacité à refuser ces outils, à leur résister, à les transformer, les changer ou les adapter disparaîtraient progressivement sous la pression des nouveaux outils de gestion.

Cet article se propose de faire d’abord une relecture de certains apports des sciences sociales, en particulier des théories de la relation sociale, relecture qui a pour but de poser les principes du lien entre structures et acteurs. Il s’agira d’apporter des éléments de réponse à la question de la capacité des théories sociales à appréhender les structures des organisations et de mieux comprendre les changements qui y surviennent. On fera, en quelque sorte, une épistémologie du changement dans les organisations. Dans un deuxième temps, on s’appuiera sur des études et des observations faites sur les outils de gestion et leur mise en oeuvre. Comment sont-ils appliqués concrètement ? Déterminent-ils les comportements dans les situations concrètes ou laissent-ils des marges de manoeuvre telles qu’elles puissent en modifier le contenu ? En s’interrogeant sur les raisons de l’acceptation du changement dans les organisations, la troisième partie reviendra à la théorie pour éclairer les pratiques. Elle sera consacrée aux concepts de légitimité et de rationalité instrumentale dans la constitution des organisations et au sens des évolutions actuelles à travers de nouveaux concepts comme celui de coopération. Pour finir, on montrera que le changement ne peut se comprendre que dans la mesure où les comportements des acteurs du changement sont des réponses toujours particulières à des situations elles aussi toujours particulières.

Structures et interactions

La question du lien entre structures et interactions peut être posée de la manière suivante : les structures sociales sont-elles à ce point prégnantes qu’elles suppriment ou rendent négligeables l’influence des interactions, c’est-à-dire les influences respectives des acteurs dans les organisations ? Pour comprendre l’action, faut-il référer aux structures ou bien aux interactions, ou mêler les deux, mais alors comment ? Pour donner une réponse, on mobilisera les auteurs qui ont contribué à éclairer ce lien dans la perspective du changement. Mobilisation partielle, le choix a été fait sans autre justification que la référence à des auteurs dont les développements permettent de valider la nécessité, pour toute approche du changement, de passer par l’appropriation de ce changement dans l’interaction.

Simmel : les formes d’interactions socialisantes

La première référence se veut être une réponse à la question de la domination et de la subordination à travers une réflexion théorique sur ce que sont les structures sociales, leur création et leurs évolutions. Un des pères fondateurs de la sociologie, Georg Simmel, longtemps oublié, définit la sociologie comme l’étude des « formes d’interactions socialisantes » (van Meter 1994 : 232). « C’est se conformer superficiellement au langage usuel que de réserver le terme de société aux actions réciproques durables, particulièrement à celles qui se sont objectivées dans des figures uniformes caractérisables tels que l’État, la famille, les corporations, les églises, les classes, les groupes d’intérêt, etc. Outre ces exemples, il existe un nombre infini de formes de relations et de sortes d’actions réciproques entre les hommes, de médiocre importance, et parfois même futiles si on considère les cas particuliers, qui contribuent cependant à constituer la société telle que nous la connaissons, en tant qu’elles se glissent sous les formes plus vastes et pour ainsi dire officielles. [...] La socialisation se fait et se défait constamment. [...] En tant qu’elle se réalise progressivement, la société signifie toujours que les individus sont liés par des influences et des déterminations éprouvées réciproquement » (Simmel 1908b : 87). Dans la même perspective, le conflit est considéré par lui, non pas exclusivement comme une lutte, mais comme mode de socialisation et forme d’unification (Simmel 1908a : préface de J. Freund).

Dans un chapitre consacré à « Domination et subordination », Simmel précise : « En réalité, l’exclusion de toute action spontanée au sein d’un rapport de subordination est plus rare que ne le laisse penser l’expression populaire, qui n’est guère avare de concepts comme “obligation”, “ne pas avoir le choix”, “nécessité absolue”. Jusque dans les rapports d’assujettissement les plus écrasants et les plus cruels, il reste toujours une part considérable de liberté personnelle. Seulement, nous n’en sommes pas conscients [...] le rapport de dominant à dominé ne détruit la liberté du dominé que dans les cas de violence physique immédiate ; sinon, il ne fait qu’exiger un prix que nous ne sommes pas enclins à payer pour réaliser notre liberté [...]. Ce n’est pas l’aspect moral de cette considération qui nous concerne ici, mais bien son aspect sociologique : l’action réciproque, c’est-à-dire l’action déterminée réciproquement qui ne se produit que du point de vue des personnes, existe aussi dans ces cas de domination et de subordination, ce qui en fait une forme sociale, même là où, selon la conception populaire, la “contrainte” par une des parties prive l’autre de toute spontanéité, et par là de toute véritable “action” qui serait l’un des côtés de l’action réciproque » (1908a : 162).

Autrement dit, on ne peut comprendre la construction de la société que dans la mesure où cette construction est considérée comme une action réciproque, c’est-à-dire comme une relation. Cette relation connaît une part importante d’indétermination, sans que cette part puisse être vraiment précisée. Les tenants de la thèse de la domination ont tendance à ne pas considérer la relation, mais uniquement un des termes de celle-ci, celui qui dans les structures apparaît dominant, comme si l’autre n’existait pas et comme si la société se construisait à travers l’action d’un seul de ses membres.

Selon Simmel donc, le changement naît dans l’interaction — interaction entre égaux ou dans un modèle hiérarchique — qui permet de produire les micro-ajustements, seuls capables de réguler les comportements aux niveaux les plus proches de l’exécution. C’est là que, dans les lieux de la production, les opérateurs font tourner concrètement les ensembles techniques et qu’ils doivent mettre en oeuvre la coopération indispensable au fonctionnement de l’ensemble. Simmel ne dit pas quel est le lien entre les actions réciproques durables, incarnées dans ce qu’il appelle figures uniformes caractérisables, les institutions, et le nombre infini d’actions réciproques, moins durables, mais qui contribuent à construire la société. Il met l’accent sur l’importance déterminante de ces actions et sur le fait que ces dernières se font et se défont en permanence. Leur mouvement a-t-il une influence sur les actions durables ? Les interactions quotidiennes font-elles évoluer les institutions ? Si non, comment changent les institutions, et si oui, de quelle manière ces micro-interactions peuvent-elles peser sur les actions durables ? Si Simmel dit que les structures sont influencées par les interactions quotidiennes, il ne précise cependant pas le poids réciproque des unes sur les autres.

Le recours à Simmel permet de comprendre la construction de la société en général et des organisations en particulier autrement qu’à travers les structures sociales auxquelles il est tentant de s’arrêter. Cette approche met en lumière le poids de ces actions qui peuvent apparaître de médiocre importance mais auxquelles Simmel accorde une place centrale pour la construction de la société et son évolution. Reste à préciser leur poids dans cette construction.

Même en Allemagne, son pays, Simmel n’a été redécouvert que ces dernières années. Pourquoi ? Risquons l’hypothèse que les théories fonctionnalistes et structuralistes dominantes jusque-là avaient occulté les travaux de ce grand théoricien.

Parsons : valeurs acquises et rôles sociaux

Le deuxième auteur, Parsons (1937), est mobilisé dans cette démonstration parce qu’il introduit une réflexion sur la place des valeurs dans la constitution de la société. C’est un des auteurs clé pour comprendre ces théories. Dans une perspective cherchant à rendre compte de l’équilibre d’une société plus que de son évolution, il a développé la thèse selon laquelle cet équilibre est assuré par l’intériorisation des valeurs dont la fonction est de maintenir la cohérence entre valeurs acquises et rôles sociaux et, par là, de réguler les systèmes sociaux. Valeurs et rôles procurent les orientations collectives de l’action qui à leur tour permettent une adaptation aux structures. Parsons cherche à rendre compte de la manière dont une société tient en équilibre : les acteurs individuels sont influencés par les valeurs de la société et conçoivent leur rôle en fonction de ces valeurs globales. Cette approche permet de voir comment un système tient en équilibre, mais elle ne dit rien de sa capacité de changement. Pour y parvenir, il faudra admettre que la transformation du système se fait à travers les rapports quotidiens — de pouvoir lorsqu’il s’agit des organisations — qui, influencés par les valeurs globales de la société et les outils de gestion mis en place par les managers, introduisent de nouvelles logiques d’acteurs. Le sens donné par l’acteur aux rapports quotidiens de pouvoir fait le lien entre valeurs de la société, outils de gestion et interactions quotidiennes. Le changement n’est effectif que lorsque les acteurs y trouvent un sens à l’action qu’ils entreprennent.

La perspective fonctionnaliste de Parsons lui fait ignorer le concept d’identité et le débat entre domination et autonomie. Partant de l’apprentissage des valeurs par l’enfant et la composition de sa personnalité, donc de la constitution de son identité, Parsons a appliqué ce schéma à la société sans s’intéresser vraiment à sa capacité de changement. Tout en s’appuyant explicitement sur cette théorie, Sainsaulieu (1977), à partir de l’observation minutieuse et in situ de situations de travail, a montré la création des identités professionnelles et décrit la transformation des systèmes à travers les rapports quotidiens de pouvoir. Si ces rapports sont influencés par les valeurs globales de la société et les contraintes économiques, c’est à travers eux que se créent de nouvelles logiques d’acteurs, de nouveaux systèmes de valeur et que se comprend le changement. Les interactions quotidiennes font évoluer les valeurs de la société et la font changer.

Pour cette démonstration, Sainsaulieu s’appuie aussi sur une théorie de l’acteur autonome, développée en France par Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977). Dans les organisations, le concept d’acteur est relié à l’analyse du pouvoir comme relation réciproque. Cette perspective s’enracine dans le courant américain de la théorie des organisations (March et Simon 1958) et, en particulier, dans le concept de rationalité limitée. Ces auteurs ont ouvert une brèche dans la théorie économique standard (ou classique), rejetant les postulats de la rationalité universelle, celle des choix de l’individu comme de ceux du marché.

Goffman : l’autonomie dans les prisons et les hôpitaux

Goffman a mené des travaux montrant que même dans les institutions les plus dominées (prisons et asiles, 1961), les acteurs conservent une marge de liberté qui peut mettre en péril le système. Cette contribution fondamentale à la thèse du changement et des liens avec la rationalité des acteurs, s’inscrit dans la ligne des travaux des interactionnistes. On peut résumer l’interactionnisme en disant qu’il s’agit d’une théorie de l’action sociale selon laquelle la constitution de la société et son changement se produisent à travers les échanges interindividuels[2], l’interaction dans la rencontre modifiant réellement ou potentiellement les éléments entrant en relation[3]. Elle lie réciprocité et construction sociale.

Goffman s’appuie sur l’observation de situations concrètes dans des organisations fermées comme les hôpitaux psychiatriques ou les prisons. Ce sont des lieux où, apparemment, la domination est totale. Or il y voit des adaptations définies comme « toute disposition habituelle permettant à l’individu d’utiliser des moyens défendus ou de parvenir à des fins illicites (ou les deux à la fois) et de tourner ainsi les prétentions de l’organisation relatives à ce qu’il devrait faire ou recevoir, et partant à ce qu’il devrait être. Les adaptations secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement » (p. 245 de la traduction française). Ces adaptations, qu’il appelle secondaires car elles s’écartent des rôles assignés, représentent les marges de liberté que les acteurs se créent. On le voit, par exemple, à travers la manière dont les prisonniers utilisent la bibliothèque. Celle-ci a été créée pour que les prisonniers se cultivent et s’enrichissent l’esprit. Or certains l’utilisent soit pour se faire bien voir, soit pour embêter le bibliothécaire, soit pour recevoir des paquets, soit plus simplement pour impressionner favorablement les membres de la commission des libérations. Ils peuvent le faire aussi pour remettre en cause le fonctionnement de la bibliothèque elle-même, introduire un trouble dans la prison, faire modifier d’autres règles. Dans tous les cas, l’individu s’écarte du but assigné par l’institution (prendre des livres pour se cultiver) et fait jouer à cette règle une autre fonction, stratégique pour lui. Il s’agit de comportements dont la finalité est autre que celle pensée par l’institution.

Quel sens donnent les acteurs à ces adaptations secondaires et quelle est leur influence sur le changement : les adaptations secondaires font-elles évoluer le système carcéral ?

La réponse est que les adaptations secondaires ont deux significations. Il y a les adaptations désintégrantes (disruptive adjustements) et celles qui sont intégrées (contained adjustements). Les premières sont le fait de ceux qui ont l’intention de quitter l’établissement ou « de modifier radicalement sa structure », et qui « conduisent à briser la bonne marche de l’organisation ». Les secondes viennent de ceux qui acceptent les structures institutionnelles existantes pour un gain personnel, sans faire pression pour un changement. Les premières, comportements subversifs (adaptations désintégrantes) par rapport aux règles et valeurs, sont potentiellement porteuses de changement, ce qui suppose que les individus ne sont pas entièrement soumis aux règles et valeurs édictées par l’organisation et qu’ils peuvent agir pour les modifier. L’idée d’adaptations secondaires laisse entendre que les individus contribuant aux activités demandées en les détournant de leur sens, aboutissent, volontairement ou non, à changer les règles organisant ces activités.

Selon Goffman donc, le construit social est un mixte entre structures sociales et interactions. Les membres de l’organisation sont soumis aux normes officielles et aux valeurs définies par l’organisation, mais ses membres ont assez d’autonomie pour les contourner, les transformer, les adapter. Les prisonniers peuvent ne pas remettre en cause les normes ni les valeurs de l’organisation, ne produisant dans ce cas que des aménagements marginaux. Mais ils peuvent aussi les détourner de leur sens, aboutissant à changer les règles. Les interactions peuvent apporter des modifications de structures ou non, selon le sens que les acteurs leur donnent.

La recherche de ce sens, et c’est un aspect central de l’interactionnisme de Goffman, aspect qui s’inscrit dans une longue tradition sociologique, est nécessaire pour comprendre l’action. Impossible de parler d’action humaine sans référer au sens que les individus donnent à leurs actes. Pas de changement sans que ceux qui l’exécutent lui donnent un sens.

Dualisme ou dualité ? L’apport de Giddens

Le mélange entre structures sociales et interactions est au coeur de la réflexion de Giddens (1984, trad. française 1987). Celui-ci ajoute un élément nouveau au débat en refusant l’opposition habituelle entre structures et interactions. Selon lui, « il faut raisonner en termes non plus de dualisme, c’est-à-dire d’opposition de l’agent et de la structure, mais de dualité, et donc de dépendance réciproque de l’un et de l’autre » (Chazel in Boudon 1992 : 214). Il y a les pratiques sociales et leur reproduction. Ces pratiques, rapportées à des agents humains, doivent être analysées en termes d’action, donc susceptibles de produire des changements, mais elles sont ordonnées dans l’espace et le temps, c’est-à-dire structurées en termes d’institutions. La structure est le produit des pratiques sociales mais aussi le moyen de leur reproduction. La dualité veut dire qu’il y a dépendance réciproque de l’une et de l’autre et non opposition. Giddens préfère donc parler des propriétés structurelles des systèmes sociaux plutôt que de leurs structures, et les considérer comme des systèmes de ressources.

Ici, une précision s’impose. Le concept de structure a des significations différentes qui peuvent le faire dériver vers le structuralisme proprement dit, dérive qui rend difficilement compréhensible son lien à l’action sociale. Dans un sens très global et tout à fait acceptable, les structures sociales désignent les systèmes de contrainte qui balisent l’action individuelle. Mais cette définition peut dériver. « Si on ajoute à cette proposition tout à fait acceptable la proposition contestable selon laquelle les structures suffisent dans tous les cas à déterminer l’action individuelle, c’est-à-dire ne laissent au sujet, dans le cas général, aucune marge d’autonomie, on obtient une espèce, largement répandue, du genre structuralisme » (Boudon et Bourricaud 1982 : 533). Structuralisme que l’on ne peut que refuser. Dans les entreprises et les organisations, les individus sont soumis à des structures, mais celles-ci ne leur enlèvent pas leurs marges d’autonomie d’action. Ce qui est aussi le sens que Giddens attribue à la structure, dans la mesure où il refuse le dualisme et l’opposition entre les deux termes.

La conclusion de cette première partie est qu’il est impossible, épistémologiquement, de parler d’action humaine sans référer à la capacité d’action et d’interaction des acteurs. Il ne s’agit pas d’éliminer le poids des contraintes, mais aucune n’est telle qu’elle supprime toute autonomie et toute initiative des individus et des groupes. On va voir, maintenant, comment, concrètement, dans les organisations, les entreprises et les ateliers, se manifeste cette autonomie et dans quelle mesure elle modifie à son tour le poids des contraintes.

La domination est-elle dominante ?

L’importance du consentement

Les débats qui ont suivi la publication Labor and Monopoly Capital de Braverman (1974), ainsi que les études de la période suivante sur les comportements ouvriers en usine (Burawoy 1979 ; Bernoux 1982 ; Edwards 1986), ont mis en lumière de manière non récusable l’importance du consentement ouvrier, celui de l’appropriation du travail, celui de la restructuration des postes de travail par l’action des ouvriers. Ces apports ont montré le poids des comportements ouvriers sur les changements dans les entreprises. Les directions de celles-ci ont progressivement abandonné le taylorisme, non seulement parce que les managers le trouvent moins productif dans un environnement technologique en évolution rapide, non seulement à cause des contraintes de la concurrence, mais parce que la résistance ouvrière, les comportements d’appropriation du travail, les mouvements ouvriers feront apparaître insupportables les normes et valeurs de ce taylorisme.

On sait les distances prises par les ouvriers par rapport aux comportements prescrits, distance dont l’intention n’est pas seulement le confort mais aussi la subversion des règles et des valeurs de l’organisation pour les accorder avec les leurs. Les comportements d’appropriation englobent de même les deux dimensions de confort et de subversion. Lorsque les ouvriers remettent en cause le système de gestion du temps, du lieu, de l’organisation du travail, en redéfinissant les temps des pauses, en gérant eux-mêmes l’affectation aux postes de travail, en faisant pression sur la direction pour la modernisation des machines — observations qui ont abouti à la construction du concept de l’appropriation —, il s’agit d’interactions quotidiennes qui finissent par remettre en cause non seulement les règles générales de gestion des ateliers mais aussi le système de normes et de valeurs. Par cette appropriation, ils deviennent acteurs alors qu’ils n’étaient pas considérés comme tels.

En effet, dans le modèle taylorien, l’organisation de l’entreprise, à travers sa hiérarchie, nie l’autonomie individuelle et prend les moyens de lutter contre elle, et nie aussi l’existence du groupe et refuse d’en reconnaître l’existence. Ce qui est un phénomène de domination. Mais la domination ne permet pas de rendre compte de ce qui se passe concrètement sur les lieux de travail, des incertitudes quotidiennes qui y surviennent, de la manière dont elles sont résolues, et de l’impact de ces résolutions sur les politiques de l’entreprise et sur les outils de gestion. Pour résoudre ces problèmes et pour conquérir son autonomie, l’individu et le groupe dans le même mouvement se dotent d’un langage, de signes de reconnaissance, de règles particulières qui obligent les directions à modifier les règles générales qu’elles cherchent à imposer au groupe. Il y a, dans l’atelier et de la part des directions, volonté de contrôle et de domination totale à laquelle les ouvriers opposent des ruses et des comportements d’appropriation qui leur permettent de reconstituer un univers qui leur est propre. Ces comportements amènent à modifier le contrôle et la domination. Les agents de maîtrise et les ingénieurs savent qu’ils doivent composer avec. Ils ne peuvent purement et simplement imposer leurs règles. Régulation de contrôle (venue de la direction) et régulation autonome (celle de la base) finissent par donner lieu à la création de règles particulières, acceptées par tous, nommées règles conjointes (Reynaud 1989).

Les auteurs qui soutiennent la thèse du poids des interactions le font car ils ont observé l’existence de choix fondés sur des marges de liberté, marges que les exécutants créent contre les règles imposées. Ils ont constaté que ce sont in fine les acteurs de l’organisation qui décident car ils sont de véritables acteurs, même si leurs marges de liberté sont plus ou moins larges. Ces auteurs mettent l’accent sur les capacités des individus et des groupes à modifier leurs relations et par là, à faire évoluer les organisations. Celles-ci ne se modifient pas seulement à travers des contraintes exogènes, à travers le marché ou la concurrence ou le progrès technique ou des impératifs de domination, mais de manière endogène aussi, par la capacité et la volonté des acteurs de définir d’une autre manière leurs relations. Les règles des organisations changent sous la pression des salariés, qui entraînent aussi pour une part l’évolution des sociétés. L’individualisme méthodologique (les relations entre deux phénomènes sont une conséquence de la logique de comportement des individus impliqués dans ces phénomènes), le pouvoir comme interaction, l’appropriation, sont, on l’a vu, parmi les concepts qui sous-tendent cette approche.

Nouveaux outils de gestion et marges de liberté

On retrouve ce qui vient d’être dit dans les travaux sur les nouveaux outils de gestion. L’arrivée de ceux-ci renforce-t-elle la domination, supprime-t-elle les marges de liberté ? Les contraintes extérieures sont-elles devenues si lourdes que l’autonomie n’existerait pratiquement plus ? Les nouveaux outils de gestion, type normes ISO ou ERP (Enterprise Planning Ressources) sont réputés englober l’activité de travail et la réguler entièrement. Dans le management aujourd’hui, il y aurait développement d’une domination « douce » (Courpasson 1997, reprenant une expression de Pierre Bourdieu) qui contraindrait de plus en plus individus et groupes. La technique, la concurrence, l’environnement en général, seraient les contraintes incontournables qui expliqueraient tous les changements.

Un examen attentif de la mise en place d’un outil de gestion montre que les choses sont moins simples et que l’autonomie du groupe ouvrier, sa capacité de résistance et de transformation de l’outil demeurent. Il s’agit de l’introduction du juste-à-temps (JT) et du management par la qualité totale (MQT) dans les ateliers de fabrication d’un constructeur automobile. Ce nouvel outil de gestion conduit à une restriction mais aussi à une résurgence de la résistance ouvrière à la rationalisation. Dans une étude récente, qui présente l’ensemble des enquêtes sur le thème (Rot 2000), l’auteur constate que, loin de s’imposer de manière uniforme, les nouvelles formes de rationalisation appliquées dans un secteur traditionnel de fabrication — les ateliers où les formes de résistance ouvrière ont souvent été observées — suscitent un déplacement de ces formes traditionnelles de résistance. Celles-ci ne disparaissent pas. Elles se déplacent pour « prendre ancrage sur ce qui constitue un enjeu majeur des orientations managériales : la normalisation de la production, l’écrit, en tant que vecteur de contrôle social ». Les opérateurs reconnaissent en partie la légitimité des outils comme le MQT du point de vue de son efficacité organisationnelle : il y a moins de gaspillage, plus de propreté, et ceci est sans doute une des raisons de l’acceptabilité sociale de ces outils. Rappelons que l’efficacité organisationnelle avait été, dès les années de l’après Première Guerre, un fondement de la légitimation du taylorisme, même par les syndicats ouvriers.

Ces outils de gestion, les anciens comme les actuels, donnent aux opérateurs davantage de possibilité d’intervention sur leurs outils de travail (indicateurs de gestion, auto-contrôle, maintenance de premier niveau), et sur les insuffisances de l’organisation productive. En contre-partie de cette amélioration de leur travail, les ouvriers doivent adhérer au système. Mais cette adhésion au MQT, à tous ses dispositifs et contraintes, n’est dans les faits ni absolue, ni acquise. L’appel à la vigilance n’est pas docilité et les agents de maîtrise savent que leurs marges de négociation avec les opérateurs sont étroites, que l’incertitude règne sur les réponses aux appels à la disponibilité, que le concept d’apathie est (re)devenu pertinent, que les systèmes de suggestion sont objets de stratégies qui manifestent tout sauf soumission. Surtout, le contrôle organisationnel, devenu en grande partie un auto-contrôle, permet des stratégies de résistance qui sont autant de pratiques d’appropriation et de nouvelles formes de résistance ouvrière. Toutes les enquêtes convergent pour montrer que la diversité des rationalités et celle des espaces d’autonomie demeurent lorsque se développent les nouvelles formes de rationalisation. On est loin de l’idée de dispositifs de domination supprimant toute résistance et normalisant la production. Beaucoup plus, comme l’écrit Rot : « La résistance n’est pas simple contrepoids du contrôle organisationnel : elle débouche sur l’invention de nouvelles formes de contrôle exercées dans le cadre de micro collectifs qui participent d’une certaine manière à la construction négociée de la qualité ». Le MQT n’est pas une forme de domination totale, mais devient une forme de « régulation conjointe » (Reynaud 1989). Le MQT est efficace parce que et à condition que les collectifs chargés de l’appliquer en reconnaissent la légitimité. Mais en l’appliquant, ces collectifs le transforment. Le changement se situe à la rencontre de phénomènes d’autorégulation et de contrôle avec les impulsions du management. L’idée de qualité, colportée par le MQT, a été acceptée par les salariés. Cependant, ses modalités de mise en oeuvre sont multiples et ne correspondent que de loin au schéma théorique.

S’il est clair que les nouveaux outils de gestion ont une grande force de cohésion et de contrainte, ils ne suppriment pas pour autant les capacités des acteurs à les interpréter, à construire des compromis qui donnent à chaque entreprise et à chaque modèle national une forme particulière. L’idée d’uniformisation, implicite dans la thèse de la domination, apparaît irréaliste lorsque l’on observe de près les organisations. De nombreuses enquêtes empiriques ne cessent de le montrer. Le constat que les changements sont accomplis lorsque ceux qui ont à les appliquer acceptent de le faire, est rémanent. La contrainte managériale est impuissante si elle n’est pas acceptée et légitimée par les acteurs.

Or, aujourd’hui, si les contraintes sont plus fortes, les entreprises attendent une plus grande implication de leurs salariés et, en même temps, leur laissent une plus grande autonomie. On demande davantage à ces derniers, on en exige beaucoup, on souhaite une association à l’entreprise, sans pouvoir donner des garanties correspondantes à cette association. L’innovation est nécessaire à la dynamique de l’entreprise, mais il y a peu de compensations. Pourquoi les salariés acceptent-ils ce marché ? Quelles sont les conditions de la légitimation ?

Rationalité instrumentale, prestige productif, principes de légitimité ?

Rationalité instrumentale et légitimité

Une des premières raisons de l’acceptation est le principe de légitimité que constitue la rationalité instrumentale, principe que l’on peut appeler aussi prestige productif. Par cette expression, il faut entendre le fait que les acteurs de la production reconnaissent l’efficacité globale des techniques, la valeur des objets produits et celle des outils mis en place pour le faire. Ces outils provoquent, lorsque leurs qualités techniques sont pertinentes, l’admiration de ceux qui les utilisent. Admiration qui a toujours été et qui ne cesse pas. Si l’ensemble des salariés accepte le travail dans l’organisation, même aujourd’hui où les exigences sont plus lourdes, c’est en raison de l’efficacité productive de l’organisation et du système, de sa rationalité instrumentale, du prestige attaché aux nouvelles technologies et aux outils, y compris par ceux que cette efficacité menace. A contrario, les systèmes apparaissent inefficaces finissent par être rejetés par les salariés eux-mêmes, malgré les avantages qu’ils peuvent leur procurer.

C’est une vieille histoire. On l’a dit à propos de l’acceptation du taylorisme, finalement reconnu par les syndicalistes eux-mêmes dans les années 1920 (Friedmann 1946). Autre exemple. Dans les usines Citroën des années 1920, un ouvrier explique à un journaliste de L’Humanité, devant une presse : « tu devrais voir comment on fait des longerons en deux minutes ; avant, pour le même travail il fallait au moins deux heures » (Schweitzer 1982, p. 32 à propos des grosses presses, dont certaines de 2 000 tonnes, font d’une tôle, une porte, un auvent, une rotonde, un côté de caisse, d’un seul coup). La fierté devant la machine, la prouesse technique, sont des objets d’admiration, même si ces nouvelles machines et ces techniques peuvent faire perdre leur emploi aux ouvriers, et le feront effectivement.

Christian Thuderoz (1994) note, pour des militants syndicaux peu suspects d’acceptation facile du système, la double polarité des espaces usiniers, à la fois l’attrait et le rejet. Socialité et solidarité contre discipline et contrainte : « d’un côté l’usine sociale — communauté de travail [...] —, de l’autre l’usine privative, l’usine de la rivalité et de la méchanceté [...]. Le lieu devient lien [...]. Second binôme, catégorie vitale, le travail. Pénibilité contre fierté, abrutissement versus création d’oeuvre ». Si « Partir, c’est vivre, quitter l’usine, c’est se trahir un peu » (p. 10–11). Et de citer une chanson d’usine : « Un métallo aime son tour, comme la vie, comme l’amour ».

Tous ceux qui ont observé de près le monde ouvrier, puis, aujourd’hui, le monde de ceux qui travaillent avec les nouvelles technologies, ont reconnu cette double polarité du travail. S’il est facile et à la mode aujourd’hui de décrire la pénibilité et l’abrutissement, la fierté du travail accompli et la fascination pour l’objet technique demeurent des réalités fortes qui, dans cette chanson, vont jusqu’à l’amour.

Les enquêtes sur ce thème de l’acceptation à travers la rationalité instrumentale sont malheureusement trop peu nombreuses aujourd’hui. Le thème de la souffrance au travail est très étudié, alors que le milieu des chercheurs ne s’intéresse guère à l’opposé, au principe sinon de plaisir au moins d’intérêt au travail. Pourtant les études sur les cercles de qualité, sur les groupes autonomes, sur la participation, menées dans les années 80, ont montré que la possibilité de donner son avis sur le fonctionnement des ateliers pour une meilleure gestion des outils de travail et organisation des outils de production, étaient loin de provoquer de l’indifférence, et que tant l’organisation que le fonctionnement des machines généraient l’attention et l’intérêt des producteurs. Tout ce que l’on sait sur les savoirs ouvriers clandestins, tout aussi importants dans les industries traditionnelles que dans les systèmes les plus modernes (de Terssac 1992), va dans le même sens d’une appropriation du travail, ouvriers et techniciens manifestant un intérêt pour et une volonté de contrôle de l’outil de production. Il est vrai que des concepts aussi flous que la satisfaction au travail ont été exploités par les directions, le plus souvent sans discernement. Davantage de recherches devraient être menées sur l’intérêt au travail. Il est un des facteurs clés de l’acceptation du système à travers son appropriation.

Récemment, Bélanger a ouvert une voie en montrant, à travers les résultats d’une étude empirique, que « l’autorégulation dans le travail et la coopération ne sont aucunement incompatibles avec le maintien d’une distance sociale entre les salariés et la direction » (Bélanger 2001). Il a observé l’existence de comportements coopératifs alors que demeurent les formes structurelles du conflit. La raison en est attribuée à un accord sur les règles de fonctionnement lié à un capital de confiance. Ce type de fonctionnement repose sur les principes d’équité : responsabilités et avantages sont partagés équitablement — d’efficacité : les salariés sont fiers de produire efficacement et sans supervision — et d’indépendance : la coupure avec l’encadrement est clairement affirmée et le syndicalisme est très présent dans l’entreprise. On peut se demander dans quelle mesure ce modèle peut fonctionner en période de crise, et quelle est l’influence de la culture québécoise des relations professionnelles. Malgré ces questions, cette étude montre la voie pour des travaux qui lieraient coopération et conflits dans des entreprises[4].

Beaucoup d’exemples font état d’une passivité, voire d’une anomie des salariés dans les entreprises, surtout lorsque celles-ci sont amenées à des réductions d’effectifs, à des changements profonds d’objectifs, de travail, de groupes de travail, etc. Or aujourd’hui plus qu’auparavant on sait, comme le montre Bélanger, que les entreprises ne peuvent fonctionner sans une implication de leurs salariés. Un des leviers de cette implication est celui de l’attitude devant les objets techniques. Si celle-ci est négative, alors les salariés, dévalorisés eux-mêmes par la dévalorisation de l’objet technique sur lequel ils travaillent, se découragent, s’opposent au management, freinent, sabotent, partent, et l’entreprise finit par en supporter les conséquences. L’implication naît aussi de la relation à l’objet. Parmi d’autres, une enquête sur la connaissance des machines par ceux qui les conduisent a montré que les connaissances sur leur fonctionnement étaient liées à l’implication personnelle des salariés (Bernoux et al. 1983). Les outils de gestion d’aujourd’hui donnent une apparence de très grande contrainte, mais on a vu qu’ils sont toujours dépendants pour leur mise en oeuvre de l’intérêt que leur accordent les salariés. Ceux-ci les gèrent à leur manière et se les approprient. C’était déjà vrai dans le système taylorien. C’est toujours vrai aujourd’hui pour les technologies de l’information. Toutes les enquêtes et observations, nous en avons cité quelques-unes, confirment cette implication par rapport aux outils de production.

Légitimité non seulement de l’entreprise, mais du système

Cette acceptation s’étend aussi au système sociopolitique, le système capitaliste. Poser cette affirmation, c’est aller contre l’air du temps, c’est provoquer des réactions d’indignation du genre : comment oser dire que les chômeurs, les exclus, les gens en dessous du seuil de pauvreté, acceptent les principes du système capitaliste, alors qu’ils subissent ce système, responsable de leurs souffrances ? Les critiques du capitalisme sont parties, entre autres, des expériences dramatiques de la classe ouvrière du XIXe siècle, des innombrables souffrances de cette période, souffrances qui perdurent en partie aujourd’hui. Il n’est pas question de les nier, mais en même temps, il faut bien admettre que, pour que le capitalisme prospère comme il le fait aujourd’hui, un « esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello 1999) est nécessaire qui suppose une acceptation de ses principes par ceux qui en font partie. Si le système sécrète des souffrances incontestables, il paraît non moins indéniable que la majorité des personnes qui vivent dans les sociétés capitalistes acceptent le système. Même s’ils cherchent à l’améliorer ou à le modifier, ils ne le remettent pas fondamentalement en cause. Bien avant la faillite des systèmes socialistes et la fin de l’idée d’alternative au système capitaliste, celui-ci demeure parce que ceux qui le subissent l’acceptent, et que ceux qui en sont exclus cherchent à en faire partie.

Boltanski et Chiapello insistent sur la nécessité de cet « esprit » du capitalisme. Ils font remarquer que si la très grande majorité des salariés a perdu la propriété de son travail et se trouve dans l’impossibilité de vivre hors de la relation de subordination propre au salariat, que si l’accumulation capitaliste exige la mobilisation de beaucoup dont les chances de profit sont faibles et les responsabilités minimes, le capitalisme ne peut prospérer que par l’engagement de tous et qu’il y parvient relativement[5]. Ni la motivation matérielle, ni la contrainte ne sont suffisantes à créer cet engagement requis par le système.

Que cet esprit soit contesté actuellement est indéniable. Les sécurités données autrefois, la justice dans la répartition des bénéfices, la confiance dans les possibilités de bénéficier du bien être pour soi et ses enfants, sont remises en cause et doivent être réévaluées. Mais le capitalisme est parvenu à s’adapter et à proposer des perspectives liant autonomie et sécurité, permettant de garder sa justification et de continuer à mobiliser. Pour nos auteurs, acceptation par les individus et mobilisation de ceux-ci ont lieu dans la mesure où le système procure des ressources suffisantes et répond aux questions de l’engagement dans le système. Aujourd’hui, la cité par projets et le monde connexioniste représentent une idéologie qui procure des réponses à ces questions.

Coopération, pouvoir et appropriation

Pour décrire l’évolution actuelle des organisations, on voit apparaître de nouveaux concepts, celui de coopération et celui de confiance, termes peu utilisés jusque-là. Les textes de l’époque taylorienne parlaient de coordination, pratiquement jamais de coopération. Que signifie ce surgissement de vocabulaire pour la question du lien entre structures et interactions ?

Il est le résultat d’évolutions fortes comme la fin des frontières des organisations et des entreprises, la structuration en réseaux, l’urgence sans cesse grandissante d’innovations. Les relations entre postes de travail comme entre services sont devenues plus labiles et mouvantes. Il y a besoin de les redéfinir, les opérateurs ont à entretenir non plus une unique relation avec leurs hiérarchiques, mais ils rencontrent de nombreux autres acteurs, appartenant ou non à l’entreprise, avec lesquels il faut nouer un autre type de relations qui ne sont définies ni par l’organigramme ni par la hiérarchie. Le concept de coopération correspond à ce nouveau mode relationnel. Il se définit comme un ajustement non formalisé et non conflictuel entre acteurs. Les comportements de coopération ne relèvent alors ni de la relation hiérarchique ni de l’échange marchand mais plutôt de l’échange gratuit.

Ceci est vrai avec les outils de gestion les plus récents. L’observation du déroulement de contrats internes dans les entreprises (Hochereau 2000) a montré que les termes du contrat sont constamment débordés de toutes parts. Les engagements initiaux et les pratiques n’apparaissent plus seulement comme des relations juridiques ou marchandes mais comme des relations du type du don. Dans ce cadre, l’auteur montre que les acteurs ne peuvent coopérer que dans la mesure où ils se sont appropriés l’objet de ces relations. Je ne peux coopérer dans le travail que dans la mesure où ce qui va être l’objet de cette coopération m’appartient ou que je le domine suffisamment. Coopérer, c’est travailler avec l’autre en maximisant l’apport réciproque de cette relation. L’adaptation des relations passe par la maîtrise par les acteurs de leur apport et la création d’un lien qui n’est ni strictement contractuel ni parfaitement marchand, mais s’apparente au don, selon la perspective de Marcel Mauss.

Tout échange dans ce cadre du don suppose la maîtrise de ressources, donc celle d’un certain nombre d’éléments (connaissances, mais aussi pouvoir, maîtrise de zones d’incertitude, etc.). Cependant, l’appropriation dit davantage que la possession de ressources. Elle dit conquête de pouvoir dans l’organisation et volonté de reconnaissance de cette conquête. Il s’agit de se faire reconnaître une marge d’autonomie que la direction ne laisse pas aux exécutants. C’est en quelque sorte la création d’une nouvelle règle, une régulation autonome.

Coopération et confiance n’ont pas une finalité qui ne serait que stratégique. Le sens et les objectifs de la démarche ne sont pas que marchands. Exister dans le but d’échanger, non de marchander, renvoie à l’identité des acteurs. Coopérer permet de signifier d’une autre manière son existence dans une organisation à finalité économique et instrumentale mais qui doit toujours être considérée comme un phénomène social total.

Conclusion

Les organisations peuvent se caractériser par les structures formelles imposées par leurs directions. Mais cette définition est tout à fait insuffisante. Les structures sont produites aussi dans les interactions et ces dernières sont l’élément central de leurs changements. D’un point de vue épistémologique, le structuralisme ne permet pas de rendre compte du fonctionnement des organisations, donc de leur changement, car il cache les relations entre les personnes. Celles-ci prennent des décisions pour toutes sortes de raisons, toutes sortes de variables, auxquelles viennent s’ajouter la difficulté de prévoir les incertitudes, celles venues de l’environnement comme celles qui sont générées dans les relations entre les acteurs. Seule une conception interactionniste de l’action humaine permet de comprendre ce qu’est le changement dans les organisations, comme dans les sociétés d’ailleurs.

L’observation de la pratique montre que les directions ne peuvent parvenir à imposer des changements, au moins des changements durables, sans faire appel à l’acceptation des salariés, que celle-ci se crée dans les interactions et qu’elle ne peut être imposée. Surtout dans la forme actuelle du management, qui attend beaucoup des salariés, en particulier en termes d’innovations, que celles-ci soient incrémentales ou plus radicalement nouvelles. Des salariés peu motivés n’ont plus de comportements innovateurs. Ils subissent, sans s’impliquer, ce qui dans le contexte de concurrence actuelle où l’entreprise doit inventer de nouvelles manières de produire et de nouveaux produits, mène à l’échec. Changements et innovations ne peuvent être imposés, ils sont produits dans les interactions. De même, les nouveaux outils de gestion ne produisent pas par eux-mêmes les performances dont leurs auteurs les croient porteurs. Ils ne le font que s’ils sont transformés par ceux qui les mettent en oeuvre.

Le changement dans les organisations est possible, s’il est perçu comme une production conjointe dans les interactions quotidiennes. Il y aurait lieu de développer des recherches sur le changement dans les organisations appuyées sur cette perspective interactionniste. Des travaux de ce type permettraient de répondre aux soucis des auteurs du numéro de la revue Administrative Science Quarterly, citée en introduction, en même temps que de mettre en lumière les termes du changement.