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Depuis nombre d’années, des chercheurs en santé au travail se préoccupent de la sous-représentation et du traitement inadéquat des femmes dans les études de ce domaine de recherche (Stellman 1978 ; Hunt 1978). Récemment, il y eu une multiplication de recherches visant à démontrer le problème de façon systématique. En effet, Zahm a rapporté que les femmes étaient absentes de 86 % des études du cancer professionnel (Zahm et al. 1994). Guo et ses collègues (1995) ont montré que les populations de femmes souffrant de maux de dos étaient moins représentées dans la littérature scientifique que les hommes souffrant des mêmes maux. Messing a relevé la relative absence des femmes des études portant sur les effets du travail sur le système cardiovasculaire et l’absence de recherches sur certains éléments nocifs retrouvés dans les emplois des femmes (Messing 2000).

En même temps, on a critiqué les méthodes utilisées dans les recherches. Une revue de la littérature concernant les accidents de travail a permis de montrer que les comparaisons entre hommes et femmes négligeaient certains facteurs, comme le nombre d’heures travaillées par année, ce qui risquait de fausser les comparaisons (Messing et al. 1994). Deguire a relevé le traitement inadéquat des femmes dans les études de l’absence au travail pour cause de maladie (Deguire et Messing 1995). Plusieurs chercheurs ont relevé l’importance de traiter des douleurs péri-menstruelles dans les études concernant les maux de dos (Mergler et Vézina 1985 ; Messing et al. 1994 ; Tissot et Messing 1995 ; Nurminen 1995), mais une recension faite en 1999 a montré que la plupart des chercheurs n’en tenaient pas compte (Tissot et Messing 1995 ; Messing 1999). En 2000, Niedhammer et collègues ont recensé 348 études publiées en 1997 dans les revues les mieux cotées en santé au travail. Des 308 qui rapportaient la composition sexuelle de leur échantillon, les femmes étaient absentes de 108 et les hommes de 23. Des 177 qui présentaient des analyses de milieux mixtes, seulement 57 utilisaient des méthodes qui leur permettaient de générer des données adéquates pour les deux sexes (Niedhammer et al. 2000).

Pendant la même période, on a réfléchi sur l’adaptation des méthodes d’analyse en santé au travail pour tenir compte du sexe (aspects biologiques) et du genre (aspects socioculturels). Le fait que, à l’intérieur de la même entreprise ou du même titre d’emploi, les femmes et les hommes fassent des tâches différentes, suggère que la pratique répandue d’« ajustement » des analyses en fonction du sexe dans les études épidémiologiques risque de fausser les relations entre exposition et effets (Messing et Reveret 1983 ; Mergler et al. 1987 ; Messing et al. 1998). Punnett et Herbert (1999) ont en effet décortiqué la relation genre, sexe, exposition et effets en disant que le fait d’appartenir à l’un ou l’autre sexe peut déterminer ou changer l’exposition, modifier les effets ou confondre une relation exposition-effet dans la détermination des troubles musculo-squelettiques. En réaction à ces analyses, des chercheures ont adapté leurs méthodes d’analyse pour tenir compte du fait que les hommes et les femmes dans les mêmes emplois n’avaient pas nécessairement les mêmes conditions de travail (Stetson et al. 1992 ; Josephson et al. 1999 ; de Zwart et al. 2001).

Des études ont été conçues pour mieux mesurer les types d’expositions retrouvées dans les emplois féminins (Silverstein, Fine et Armstrong 1985 ; Punnett et al. 1985 ; Vézina, Tierney et Messing 1992 ; Dumais et al. 1993 ; Messing et al. 1998). La relation entre expositions domestiques et professionnelles dans la détermination de la fatigue, la dépression, les douleurs musculo-squelettiques et les troubles cardiovasculaires a fait l’objet de plusieurs études (Romito 1994 ; Brisson et al. 1999 ; Bjorkstén et al. 2001). Enfin, un nombre croissant de chercheurs essaie de trouver des façons de mesurer la force physique des hommes et des femmes en tenant compte de leurs différences anthropométriques (Stetson et al. 1992 ; Stevenson et al. 1996).

Par contre, si on examine les priorités de la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec (CSST), on voit que les travailleuses ne reçoivent pas énormément d’attention. En effet, la priorité d’intervention des six groupes d’industries définis par la CSST décroît à mesure que le pourcentage de femmes du groupe d’industries augmente (Messing et Boutin 1997 ; Messing 2000). Donc, malgré un nouvel intérêt de la part des milieux scientifiques, on constate toujours une relative indifférence au moment du choix des priorités.

Pour mieux saisir les obstacles à l’incorporation des femmes dans les priorités en santé au travail, le présent article examine un cas et questionne les priorités de recherche d’un institut provincial de recherche en santé et en sécurité du travail qui relève de la CSST. Nous présentons une analyse du rapport des activités du point de vue de la représentativité des travailleuses dans les recherches, et nous proposons quelques explications possibles des résultats.

Méthodes

L’institut étudié

Au Québec, la recherche en santé au travail est gérée par l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) avec de l’argent provenant du budget de la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec (CSST), soit 0,57 % du budget de la CSST en 1999, ou 14 710 000 $ (CSST 2000). L’IRSST a été créé en 1980 « pour contribuer, par la recherche, à la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles et à la réadaptation des travailleurs qui en sont victimes. Il a pour mandat d’assurer le développement des connaissances scientifiques requises à cette fin et d’en faire la diffusion » (www.irsst.qc.ca, consulté le 7 décembre 2001). La CSST lui fournit la majeure partie (83 %) de son financement, à même les cotisations qu’elle perçoit des employeurs, et son conseil d’administration, composé de représentants syndicaux et patronaux, constitue également le conseil d’administration de l’IRSST, qui détermine les priorités de la recherche[1]. L’IRSST a également un « conseil scientifique » composé à parts égales de représentants patronaux, de représentants syndicaux et de scientifiques ou administrateurs d’institutions scientifiques[2]. Ce conseil a choisi six champs prioritaires de recherche, soit : accidents ; bruit et vibrations ; équipements de protection ; sécurité des outils, des machines et des procédés industriels ; substances chimiques et agents biologiques ; et troubles musculo-squelettiques.

Dans son rapport annuel 1999 (le dernier disponible à l’été 2001), l’IRSST présente 129 projets de recherche (tableau 1). Nous avons analysé l’information présentée dans ce rapport.

Les méthodes utilisées

L’IRSST publie un rapport annuel qui fait état des projets en cours. Le rapport annuel de 1999 (le plus récent disponible au moment de l’analyse) contient des résumés de 129 activités de recherche et d’expertise, réparties selon sa thématique. Sur les 129 résumés, 82 mentionnaient des professions ou secteurs d’emploi en particulier (IRSST 2000), dont deux ne précisent que « le secteur manufacturier ».

Nous avons noté, pour chaque étude, la ou les professions qu’elle visait. Pour chaque profession ou secteur, nous avons déterminé le pourcentage de femmes. Pour ce faire, nous avons jumelé chaque profession dont il était question dans les études subventionnées au titre de profession ou de secteur que nous avons jugé le plus proche dans la liste de Statistique Canada (Population de 15 ans et plus selon la profession, au Québec, 1996).

L’allocation d’une mention à un groupe, profession ou secteur a été effectuée de façon indépendante par deux personnes. Plusieurs secteurs et professions n’ont pas été mentionnés dans la compilation de Statistique Canada. Nous avons donc fait appel au Bureau de la statistique du Québec qui nous a gracieusement fourni les chiffres manquants.

Nous avons noté le montant des subventions par profession ou secteur. Quand deux professions ou secteurs (ou plus) étaient mentionnés dans le résumé de l’étude, nous avons (méthode 1) arbitrairement divisé le montant en deux (ou plus). Nous rapportons aussi, dans les tableaux 2 et 3, les résultats obtenus si on attribuait le montant total aux deux (ou plus) professions ou secteurs (méthode 2). L’utilisation de la méthode 2 ne change aucunement les résultats.

Nous avons classé les professions ou secteurs selon le groupe prioritaire de la CSST (sauf « le secteur manufacturier ») à partir d’une liste fournie par l’IRSST. Notons que ces groupes sont établis par la CSST pour des fins de prévention et n’ont aucun lien formel ou informel avec les thématiques prioritaires de l’IRSST. Puisque les groupements de la CSST se font par secteur d’emploi et non pas par profession, l’assignation des professions aux secteurs n’est pas automatique. En cas de doute, nous avons assigné la profession au secteur où la plupart des personnes de cette profession travaillent, au meilleur de notre jugement. Puis, nous avons déterminé le nombre de travailleurs (hommes et femmes) et le nombre de travailleuses dans chaque groupe prioritaire.

Enfin, nous avons déterminé le sexe du chercheur ou de la chercheure principal-e de chacune des études qui mentionnent un secteur ou un emploi, selon le prénom ou, quand celui-ci était ambigu et que nous ne connaissions pas personnellement le chercheur, en nous référant à sa page web.

Limites de notre méthode

Nous ne possédons pas d’informations directes sur la proportion des femmes effectivement présentes dans les échantillons étudiés. Il se peut que certaines études touchent des populations plus (ou moins) féminisées que la moyenne pour leur secteur. Un questionnaire aux chercheurs aurait permis d’avoir une information plus directe, mais aurait probablement été beaucoup plus sujet à un biais de réponse.

Nous n’avons aucune information sur la proportion des femmes dans les secteurs visés par les demandes de subvention adressées à l’IRSST, celles-ci étant confidentielles. Nous ne pouvons donc attribuer la proportion de femmes dans les études subventionnées à un mécanisme relevant directement de l’IRSST. Il est possible que le taux de féminité des études subventionnées soit égal, voire supérieur, à celui des études non subventionnées.

Notons que ce ne sont pas toutes les études qui mentionnent un emploi ou un secteur. Trente-six pour cent n’en mentionnent pas. Il s’agit pour la plupart d’études sur des produits chimiques n’ayant aucun lien particulier avec une industrie, d’études portant sur la réadaptation, de questions cliniques ou de macro-analyses. Il est impossible cependant de conclure que ces études s’appliquent aux deux sexes ; plusieurs, par exemple, portent sur des équipements ou des produits utilisés surtout dans le secteur de l’industrie lourde.

Nous n’avons examiné que les résumés présentés dans le rapport annuel 1999. Il est possible que la recherche comprenne des professions ou secteurs qui ne sont pas mentionnés dans le résumé. Il est aussi possible et même probable que certaines recherches fassent des analyses par sexe qui ne sont pas mentionnées dans le résumé.

Enfin, l’IRSST n’est peut-être pas typique des organismes subventionnaires en santé au travail. Cependant, il s’agit de l’un des deux seuls organismes au Canada qui subventionnent spécifiquement de telles recherches, et son directeur préside le conseil consultatif de l’Institut canadien sur la santé des populations des Instituts de recherche en santé du Canada. Il ne s’agit donc pas d’un organisme marginal.

Résultats

L’IRSST a dépensé 10 067 337 $ en subventions en 1999, pour 129 études, et les résumés de 82 études mentionnent 88 secteurs ou professions. Le tableau 1 présente les secteurs et professions étudiés. Il indique que le pourcentage moyen de femmes dans ces emplois ou secteurs est de 15,1 %. Notons que le pourcentage moyen de femmes au sein de la population active québécoise est de 45 % (Bureau de la statistique du Québec 1997)[3].

Parmi les 88 études, il y avait 76 secteurs ou professions (86 % du total) dominés par les hommes, selon le critère du ministère du Développement de ressources humaines Canada (plus de 66,7 % d’hommes). Notons que 16 études portaient sur les mineurs ou les mines, subventionnées pour un total de 1 512 554 $, soit 15 % du budget de recherche. Les études portant sur les secteurs ou emplois à prédominance masculine ont reçu une moyenne de 114 480 $ comparativement à 86 339 $ pour les études touchant des populations comportant plus d’un tiers de femmes (tableau 2).

Tableau 1

Secteurs et emplois des rechersches subventionnées par l’IRSST en 1999, le montant accordé et le pourcentage de femmes.

Secteurs et emplois des rechersches subventionnées par l’IRSST en 1999, le montant accordé et le pourcentage de femmes.

1 Il s’agit de la moyenne du pourcentage des femmes dans les secteurs ou emplois touchés par les études sur ce thème, à partir du tableau de Statistiques Canada : Population de 15 ans et plus selon la profession, au Québec, 1996.

2 Il s’agit de la moyenne du pourcentage des femmes dans les 88 secteurs ou emplois touchés par les études.

Source : IRSST (2000)

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Tableau 2

Nombre d’emplois ou secteurs et montants de subvention accordés par l’IRSST selon la proportion de femmes dans l’emploi ou le secteur identifié

Nombre d’emplois ou secteurs et montants de subvention accordés par l’IRSST selon la proportion de femmes dans l’emploi ou le secteur identifié

1 Montant moyen de subvention : 122 070 $

2 Montant moyen de subvention : 158 036 $

3 117 722 $ si on utilise la méthode 2.

4 96 300 $ si on utilise la méthode 2.

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L’une des explications possibles pour la sous-représentation des femmes dans les études serait leur présence inférieure dans les secteurs d’emploi priorisés par la CSST (Messing et Boutin 1997). Cette comparaison est présentée dans le tableau 3. Effectivement, les subventions sont accordées beaucoup plus souvent pour des emplois situés dans les groupes prioritaires I à III comparativement aux groupes IV à VI. Le montant moyen de subventions par travailleur ou travailleuse du groupe diminue à partir d’un maximum de 15,53 $[4] pour le groupe I, soit 17 fois plus que le minimum de 0,91 $[5] accordé au groupe VI.

Ceci dit, à l’intérieur de chaque groupe prioritaire sauf le group IV, les femmes sont sous-représentées (tableau 3). La différence moyenne entre, d’une part, la proportion des femmes dans les études portant sur un groupe et, d’autre part, la proportion totale des femmes de ce groupe, est de 11,1 %.

Tableau 3

Recherches subventionnées par l’IRSST en 1999 dont le résumé mentionne un secteur ou un emploi, selon la priorité du groupe

Recherches subventionnées par l’IRSST en 1999 dont le résumé mentionne un secteur ou un emploi, selon la priorité du groupe

La proportion de femmes par groupe prioritaire a été fournie par l’IRSST à partir de données venant de Statistique Canada, Recensement de 1996 : tableaux personnalisés et compilations spéciales en vue de la production d’indicateurs de lésions professionnelles portant sur les années 1995–1997. La liste des groupes a été fournie à partir de l’annexe statistique, rapport annuel d’activité 1999, préparé par le service de la statistique et de la gestion de l’information sous la direction de Jean-Guy Lemieux, Québec, CSST, p. 145–146.

1Selon la méthode 2.

Source : IRSST (2000)

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Le sexe du chercheur principal explique-t-il cette sous-représentation ? Nous avons examiné la proportion des études dont le chercheur principal est une femme, par thématique et selon la proportion des femmes dans les emplois ou secteurs étudiés (tableau 4). Peu de femmes sont chercheures principales (18 %)[6], mais elles étudient préférentiellement les emplois et secteurs ayant une proportion de femmes équilibrée (de plus de 33 %). Ceci dit, la majorité des études où le chercheur principal est une femme ne concerne que des emplois ou secteurs à forte prédominance masculine.

Enfin, les femmes, la division sexuelle du travail, le genre et le sexe ne font l’objet d’aucune recherche. Un seul résumé mentionne que les chercheurs feront une analyse des données selon le sexe (aussi bien que l’âge, le nombre d’enfants et les activités physiques).

Données complémentaires

Il est difficile d’avoir des données concernant les décisions d’organismes subventionnaires, et il faut donc avoir recours aux témoignages. Deux incidents documentés jettent un autre regard sur les politiques de l’IRSST en matière de recherche.

En 2000, une étudiante de deuxième cycle a présenté une demande de bourse à l’IRSST ayant pour titre « Conditions de travail de femmes dans des postes traditionnellement masculins et impact sur leur santé et leur sécurité ». La demande visait l’adaptation des outils et des aménagements dans les postes non traditionnels, et cadrait avec les engagements en matière de condition féminine de la CSST, dont fait partie l’investigation de la santé des femmes dans les métiers non traditionnels (CSST 1998). La demande fut rejeté par l’IRSST dans une lettre affirmant que « les préoccupations de recherche énoncées dans votre demande ne s’inscrivent pas dans les priorités actuelles de l’Institut en matière de prévention ou de réadaptation »[7]. Notons que la demande de bourse n’a pas été soumise aux évaluateurs et à été refusée, selon la lettre, pour le seul motif du caractère non prioritaire du sujet.

Suite à nos protestations, nous avons reçu une lettre d’explication de la CSST, qui dit, « En ce qui a trait à la demande de bourse de [l’étudiante], je dois vous informer qu’effectivement l’IRSST n’a pas retenu sa candidature, car dans ses priorités de recherche il n’y a pas de politique particulière qui porte sur des populations spécifiques. Ainsi, certaines thématiques dans des champs spécifiques sont suggérées lorsqu’on fait une demande de bourse, tels les accidents, bruit et vibrations, équipements de protection, sécurité des outils, des machines et des procédés industriels, substances chimiques et agents biologiques, troubles musculo-squelettiques »[8].

Tableau 4

Sexe du chercheur principal ou de la chercheure principale dans les études qui mentionnent un emploi ou un secteur

Sexe du chercheur principal ou de la chercheure principale dans les études qui mentionnent un emploi ou un secteur

1 Notons que ce tableau concerne le nombre d’études alors que les tableaux précédents traitaient du nombre d’emplois ou de secteurs. Une étude peut porter sur plus d’un emploi ou d’un secteur.

2 chi2 = 9,45 ; p < 0,01

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En 2001, une deuxième étudiante a appelé l’IRSST afin de savoir si son projet de doctorat serait considéré par l’IRSST. Le projet ne portait pas sur les femmes, mais sur les conditions de travail des minorités ethniques. La responsable de programme lui a répondu que l’étude ne serait pas recevable puisque l’IRSST ne subventionne pas d’études sur des populations spécifiques, et a ajouté spontanément que sa réponse serait la même si l’étude concernait les femmes.

Discussion

Nous voyons que l’IRSST subventionne des recherches sur des emplois très majoritairement masculins et qu’il se représente officiellement comme étant peu enclin à financer des études portant spécifiquement sur les travailleuses ou sur les femmes entrant dans des métiers non traditionnels. Il ne s’agit pas d’une politique récente, puisqu’en 1990, Tremblay a trouvé qu’il n’y avait aucune femme dans 73 % des études subventionnées par l’IRSST pendant les six premières années de son existence (Tremblay 1990). Pour expliquer ce phénomène, nous considérons trois hypothèses : (1) les emplois des femmes ne sont pas dangereux, et les priorités de l’IRSST ne font que refléter cette réalité ; (2) les recherches sur la santé des travailleuses ne sont faites que par les femmes et les demandes de fonds des chercheures sont préférentiellement refusées ; (3) le processus de priorisation en santé au travail oriente la prévention et la recherche en santé au travail vers certains types de risques qui concernent moins les emplois des femmes. Nous considérerons ces hypothèses une par une.

Hypothèse sur l’absence de danger

Cette hypothèse explicative est celle privilégiée par ceux et celles qui défendent les priorités actuelles en matière de prévention. Elle postule que les emplois des hommes reçoivent plus d’attention puisqu’il s’agit des emplois les plus dangereux. Cette idée était à la base du rejet de la cause présentée par la Confédération des syndicats nationaux (CSN) visant à intégrer les travailleurs de la santé, très majoritairement des femmes, dans la réglementation en santé au travail. La CSN avait présenté un argument à l’effet que l’exclusion de ce secteur représentait de la discrimination contre les femmes. On peut lire dans le jugement, « la preuve n’a pas établi que le classement et l’absence de réglementation [des emplois du secteur de la santé] s’appuyaient sur la féminisation du réseau plutôt que sur l’environnement syndical-patronal et sur la nature des risques reliés aux emplois du réseau »[9] (italique ajouté). Des idées similaires ont été rapportées aux États-Unis. Un éditorial dans le Journal of Occupational and Environmental Medicine, organe officiel de l’association des médecins du travail, affirme que « Although there is much in women’s work that is dangerous, the misperception of safety in their work persists » (McDiarmid et Gucer 2001).

Cette hypothèse sur l’absence de danger dans les emplois de femmes semble être appuyée, dans une certaine mesure, par les analyses de fréquence des lésions indemnisées par la CSST. En 1995–97 par exemple, la fréquence était de 6,1 par 100 travailleurs (équivalents temps complet) chez les hommes, comparativement à 2,8 chez les femmes, un rapport de 2,2 (Duguay, Hébert et Massicotte 2001). Aux États-Unis, les femmes travaillent 41 % des heures travaillées et affichaient le tiers des lésions indemnisées, ce qui donne un rapport de 1,2 (McDiarmid et Gucer 2001). On pourrait donc penser que les emplois des femmes comportent moins de dangers que les emplois des hommes. Par contre, l’écart de reconnaissance hommes : femmes entre les États-Unis et le Québec (1,2 versus 2,2) nous suggère que des facteurs culturels, dont le fonctionnement du système d’indemnisation, peut influencer ce rapport. Aussi, il faut s’interroger sur la différence entre l’écart au Québec (2,2 lésions reconnues chez un homme pour chacune reconnue chez une femme) et l’écart, beaucoup plus considérable, de 5,6 pour une, retrouvé dans les études de l’IRSST.

Des données québécoises et américaines montrent bien qu’il y a sous-déclaration et sous-indemnisation des problèmes de santé au travail (Gervais 1993 ; Pransky et al. 1999 ; Davis, Wellman et Punnett 2001 ; Morse et al. 2001), et que les problèmes non indemnisés appartiennent à des couches distinctes de la société, notamment les femmes et les minorités ethniques (Lippel 1999, 2000 ; Herbert, Janeway et Schechter 1999). L’excès d’indemnisation des hommes ne représente donc pas nécessairement une différence de danger.

Nous avons déjà présenté en détail nos arguments contre la notion que le travail des femmes est sans danger (Messing et Boutin 1997 ; Messing 2000). Pour les résumer : Il est plus facile de faire un lien causal entre un problème de santé et un événement soudain (accident) survenant au travail, qu’entre un problème de santé et une exposition prolongée ou intermittente. Probablement pour cette raison, la CSST compense plus facilement des accidents (événements soudains et imprévus) que les maladies (Lippel 1999 ; CSST 2000 ; Chung, Cole et Clarke 2000). À cause d’une division sexuelle du travail attribuable en partie à des stéréotypes sur les capacités et la nature des deux sexes, les hommes se retrouvent plus souvent dans des emplois où le danger d’accident est plus élevé (Dumais et al. 1993 ; Messing et al. 1994 ; Messing 2000), ce qui peut expliquer en partie leur excès de compensation comparativement aux femmes.

Pour leur part, les femmes se retrouvent dans des secteurs où les maladies se développent plus lentement (Messing et Boutin 1997). Donc, la propension de la CSST de reconnaître plus facilement les accidents que les maladies industrielles joue en leur défaveur. Et, même quand elles ont les mêmes problèmes que les hommes, les femmes éprouvent plus de difficulté à faire reconnaître leurs lésions devant les instances en santé au travail (Lippel 1999). Par exemple, pour le stress et les troubles musculo-squelettiques, les réclamations provenant d’hommes sont indemnisées significativement plus souvent que celles provenant des femmes (Lippel 1999, 2000 ; Lippel et al. 1999). Donc, les femmes sont sous-indemnisées, au moins pour certaines lésions.

Il est probable, par contre, que le danger évident et dramatique se retrouve plus souvent dans les emplois des hommes, surtout dans le secteur primaire de l’économie : mines, forêts et pêche (McDiarmid et Gucer 2001). Nous avons vu que l’IRSST privilégie le secteur des mines, probablement à cause du danger de mort. Mais les études du secteur des mines ne touchent pas que la sécurité : l’intérêt s’élargit pour englober l’exposition aux substances chimiques, aux vibrations et au bruit (tableau 1), soit des problématiques qui devraient susciter un intérêt dans des secteurs où l’on retrouve des femmes.

Les femmes sont souvent exclues des emplois visiblement exigeants ou dangereux (Messing, Chatigny et Courville 1996), mais leurs emplois peuvent les exposer à des dangers moins visibles : travail très hautement répétitif (Silverstein, Fine et Armstrong 1985), postures contraignantes, manque d’autonomie dans le travail (Hall 1989 ; Bourbonnais et al. 2000), contact avec le public (danger d’exposition aux infections, à la violence, aux agressions verbales), exposition à certains produits chimiques nocifs (coiffure, nettoyage, photocopie, manucure, établissements de santé), horaires qui rentrent en conflit avec les obligations familiales (Conseil du statut de la femme 2000 ; Prévost et Messing 2001). Comment expliquer que ces risques reçoivent relativement peu d’attention de la part de l’IRSST ?

Hypothèse concernant les femmes scientifiques

Est-ce qu’il y a peu de recherches sur les travailleuses parce que les études proposées par les femmes scientifiques sont systématiquement rejetées ? Pour que cette hypothèse tienne, il faudrait que (1) les études proposées par les femmes soient plus souvent rejetées et que (2) les études des emplois de femmes soient plus souvent proposées par des femmes.

Effectivement, selon le tableau 4, les femmes sont très minoritaires (18 %) parmi les chercheurs principaux subventionnés. Cependant, nous ignorons la proportion de femmes parmi les chercheurs proposant des études. Il est impossible d’obtenir des données sur les demandes rejetées par les organismes subventionnaires, en raison de la confidentialité de tels dossiers. Quelques analyses cependant appuient l’hypothèse d’une difficulté relative d’accès aux subventions pour les femmes-chercheures. Plusieurs études sur l’avantage d’être un homme dans le domaine des sciences ont été résumées ailleurs (Messing 2000 : chapitre 4). Une étude de l’octroi de bourses de chercheurs en Suède a révélé qu’une chercheure avait besoin de 20 publications de plus dans des revues scientifiques spécialisées pour être considérée aussi compétente qu’un chercheur (Wenneras et Wold 1997). Nous ne pouvons ni accepter ni rejeter la possibilité que les chercheures fassent l’objet de discrimination par l’IRSST dans l’octroi de subventions.

Pour ce qui concerne le deuxième point, le tableau 4 démontre que les études subventionnées concernant les femmes ont plus souvent une femme comme chercheure principale que les études qui n’incluent pas les secteurs ou professions ayant plus de 33,3 % de femmes. Mais il n’est pas clair, à partir du tableau 4, que les chercheures et les travailleuses font l’objet d’une discrimination directe. Nous observons dans ce tableau que les études concernant les femmes et les études proposées par des femmes se concentrent dans le thème des troubles musculo-squelettiques. Parmi les études de ce thème (dont les subventions attirent significativement plus d’argent que celles des autres thèmes), celles portant sur les populations masculines reçoivent moins d’argent que celles portant sur les populations équilibrées ou féminines (107 908 $ vs 127 691 $)[10]. Nous ne pouvons donc pas affirmer que les demandes des chercheures fassent l’objet de discrimination.

Nous notons que les cinq autres thèmes privilégiés par l’IRSST font probablement appel à des disciplines où les chercheures sont minoritaires. Bon nombre privilégient des disciplines en génie : par exemple, les thématiques touchant la sécurité, les équipements de protection et le bruit. Il est donc possible de penser que ce sont les thématiques priorisées par l’IRSST qui excluent de facto les chercheures. Ces thématiques pourraient aussi exclure les travailleuses, dans une certaine mesure.

Hypothèse concernant les thèmes de recherche

À travers l’examen des hypothèses précédentes, nous avons vu que les femmes et les hommes travaillent dans des secteurs différents et sont exposés à un « pattern » de dangers différent. Les dangers dans les emplois traditionnellement masculins sont plus facilement indemnisés et les hommes ont plus souvent accès à de l’indemnisation. Nous pouvons faire l’hypothèse que cette réalité influence les priorités d’intervention de même que les thèmes de recherche de l’IRSST. Il s’agirait d’un « cercle vicieux » où les emplois des hommes comportent les dangers les plus évidents, ce qui incite l’IRSST à mieux documenter les dangers de ces emplois.

L’un des thèmes privilégiés par l’IRSST concerne davantage les femmes, bien que deux tiers des études de ce thème se font sur des populations très majoritairement masculines. Il s’agit du thème des troubles musculo-squelettiques, où se retrouvent 50 % des études subventionnées sur des populations ayant une proportion équilibrée de femmes (tableau 4). À l’intérieur de ce thème, les études sur les populations majoritairement féminines reçoivent des subventions plus substantielles que celles sur les hommes. Donc si on pouvait extrapoler à partir de ce seul exemple, on pourrait faire l’hypothèse que ce ne sont pas des préjugés spécifiques contre les femmes qui conditionnent le manque de recherches les concernant. Il s’agirait plutôt d’un choix de privilégier des thèmes de recherche dont la plupart (cinq sur six) concernent les risques retrouvés surtout dans les emplois d’hommes : accidents, exposition au bruit, etc.

Quels autres thèmes seraient pertinents pour les emplois des femmes ? Un réseau de chercheurs, d’intervenants et de représentants des travailleuses a ciblé surtout les problèmes musculo-squelettiques et les troubles psychologiques, mais aussi des intoxications et des troubles cardiovasculaires (Santé Canada 2001). Selon l’Enquête sociale et de santé du Québec, les travailleuses rapportent un niveau plus élevé de détresse psychologique que les travailleurs : 30,9 % des travailleuses, comparativement à 21,8 % des travailleurs, ayant occupé un emploi pendant les 12 mois précédant l’enquête de Santé-Québec 1992–93 possédaient un score élevé de détresse psychologique, différence qui persistait en 1998. Ce niveau élevé est associé à leur plus faible niveau d’autonomie décisionnelle au travail (Bourbonnais et al. 2000). Un faible niveau d’autonomie décisionnelle est aussi associé à un plus grand risque de problèmes cardiovasculaires (Tsutsumi et al. 1999). Les femmes se retrouvent aussi préférentiellement parmi les personnes qui souffrent du syndrome des bâtiments hermétiques (Stenberg et Wall 1995). Les femmes rapportent plus souvent l’intimidation et le harcèlement sexuel au travail, et autant que les hommes, les horaires irréguliers ou imprévisibles et la violence (Arcand et al. 2000). La même situation en regard du harcèlement et de l’intimidation est rapportée en Europe dans le plus récent rapport de la Fondation européenne sur les conditions de vie et de travail (www.eurofound.ie, consulté le 7 décembre 2001).

Il s’agit, dans presque tous ces cas, de problèmes associés au secteur des services (où l’on trouve la plupart des travailleuses). Selon un rapport de l’IRSST qui a analysé des données provenant d’une version antérieure de l’Enquête sociale et de santé (Gervais 1993), les travailleuses de ce secteur rapportaient un grand nombre de problèmes de santé. Les femmes qui font le nettoyage, qui procurent des services personnels tels que le gardiennage et la coiffure, les travailleuses de bureau et les vendeuses rapportaient des troubles musculo-squelettiques, cardiaques, mentaux, digestifs, de sommeil ou de fatigue.

Les entreprises du secteur tertiaire (des services), qui emploient de plus en plus de femmes et d’hommes, ne se retrouvent que très rarement dans les groupes auxquels la CSST accorde une priorité et sur lesquels l’IRSST effectue la plupart de ses recherches. De plus, il s’agit d’une tendance qui s’entretient et s’accroît. Plus il y a de recherches sur un secteur, plus on identifie les dangers, et plus le secteur paraît dangereux. Donc, pour contrer ce « cercle vicieux » de la sous-représentation des femmes, l’IRSST devrait élargir le nombre de thèmes et des secteurs qu’il couvre.

Y a-t-il une autre façon de faire ?

Le seul institut de recherche un peu semblable au Canada est l’Institut de recherche sur le travail et la santé (IRTS) de l’Ontario, établi par la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (CSPAAT), l’équivalent ontarien de la CSST. Le CSPAAT subventionne relativement peu de recherches directement, une dizaine par année[11], et la plupart de leurs fonds de recherche (du même ordre que le budget de l’IRSST) est accordée par l’IRTS, dont le conseil d’administration comporte trois membres du CSPAAT sur 15, et 60 % de femmes, dont la présidente (www.iwh.on.ca, consulté le 7 décembre 2001).

Il y a quatre axes de recherche : études sur les services de santé, études en milieu de travail, études sur la population active et études sur les systèmes de gestion de l’information. Dans la description de l’axe qui porte sur les milieux de travail, on dit explicitement que les études financées touchent les exigences physiques et psychologiques et que les chercheurs portent un intérêt particulier sur les troubles musculo-squelettiques et le stress. Dans l’axe portant sur la population active, on parle encore de stress au travail et on mentionne l’importance d’étudier les effets des emplois précaires.

Bien qu’on ne retrouve pas de liste détaillée des projets subventionnés, la liste des publications qui en découlent est disponible sur leur site. Leurs titres semblent respecter les priorités accordées par l’Institut. Sur les 155 publications affichées en novembre 2001, la vaste majorité touchait les accidents ou les troubles musculo-squelettiques. Selon la lecture des titres, aucun ne touchait les équipements de protection, le bruit ou les produits toxiques. Par contre, plusieurs concernaient les problèmes de stress et de détresse, l’absentéisme et les problèmes reliés à l’organisation du travail. Quatre portaient explicitement et principalement sur le rôle du genre dans la santé au travail.

Pourquoi deux instituts de provinces voisines ont-ils des priorités si différentes ? Nous croyons que la différence est attribuable, au moins en partie, à la différence dans la relation entre l’institut et sa commission. Dans sa description officielle, l’IRTS ontarien se vante de sa relation à distance « arms-length » avec la CSPAAT et ajoute : « In addition to the support of the [CSPAAT], the Institute also maintains an extensive set of relationships with other purchasers, providers, and research organizations ». Rappelons que le CA de l’IRSST est identique à celui de la CSST alors que celui de l’IRTS ne comporte que 20 % de membres provenant de la CSPAAT.

Le loup et la bergerie

Au Québec, le même organisme assure donc à la fois la prévention et l’indemnisation. Ceci pourrait créer un problème, parce que la CSST peut être réticente à identifier des situations à risque, de peur d’être obligée d’en compenser les victimes. King (1999) nous rappelle par exemple que certains médecins deviennent réticents à attribuer certaines lésions au travail, en prétextant des coûts trop élevés pour la réparation. De façon analogue, la CSST peut être en conflit d’intérêt en déterminant les priorités de recherche. Elle peut avoir un intérêt à décourager des recherches, pour ne pas être obligée de payer des indemnisations aux victimes des risques nouvellement identifiés. Lippel a analysé les décisions de la Commission d’appel en matière de lésions attribuables au travail répétitif et a conclu que l’absence de preuve d’un lien entre une lésion et une exposition a pu être prise comme une preuve de l’absence d’un tel lien. L’absence du lien est ensuite utilisée comme prétexte pour refuser la compensation (Lippel et al. 1999 ; Lippel 2001). Dans un tel contexte juridique, la CSST a un intérêt, au moins à court terme, à ne pas subventionner d’études qui démontrent des problèmes de santé en rapport avec des conditions de travail ou des populations peu étudiées jusqu’ici.

Un communiqué de presse de la CSST, affiché sur sa page Web le 15 septembre 1998, affirme : « Nous connaissons les causes des décès et des lésions reliés au travail, car elles ont peu changé avec le temps ». Cette déclaration nous paraît quelque peu étonnante vu les énormes transformations dans les milieux de travail québécois et la montée dans le nombre de troubles musculo-squelettiques et dans la détresse psychologique (Arcand et al. 2000 ; Bourbonnais et al. 2000). Exprime-t-elle peut-être une volonté de restreindre la portée des recherches ? Si tel était le cas, il n’est pas clair pour nous que de limiter les recherches à des causes connues soit une stratégie gagnante à long terme pour la CSST. Si la CSST ne réussit pas à explorer les nouvelles problématiques en santé au travail, il n’est pas sûr qu’elle pourra limiter le coût de ses interventions dans le futur.

Doit-on conclure que le système ontarien est supérieur à celui du Québec, et que les travailleuses ontariennes sont mieux protégées ? Pas nécessairement. Il faut considérer la réalité des pratiques de compensation dans les deux provinces. Par exemple, depuis 1998, l’Ontario exclut explicitement les réclamations pour lésions psychiques reliées au stress à caractère chronique, soit celles qui sont attribuables à des conditions de travail stressantes qui, de manière cumulative, mènent à une lésion à caractère psychique (Association des commissions des accidents du travail du Canada 2000). Donc, il est possible que l’IRTS puisse étudier le stress en toute liberté puisqu’il n’y aura pas de conséquences du côté de l’indemnisation. Il est même possible que l’IRTS puisse étudier les emplois féminins et ceux du secteur des services parce que la CSPAAT se sent moins liée par ses conclusions que ce n’est le cas dans les institutions analogues au Québec. Si, au Québec, le loup est responsable de la bergerie, il est possible qu’en Ontario le loup ait libre jeu dans le champ pendant que les agneaux sont laissés à eux-mêmes, dans un enclos facilement accessible.

Les études interdisciplinaires

Si nous acceptons l’idée que ce sont les thèmes privilégiés qui incitent l’IRSST à subventionner surtout les études sur les populations masculines, s’agit-il de la seule cause de ce phénomène ? Comment interpréter les deux communications rapportées concernant les étudiantes ? Il semble y avoir un refus du principe de subventionner des études portant sur des sous-populations sujettes à de la discrimination. Des explications multiples sont possibles, dont une réticence à « réveiller le chat qui dort » en portant une attention à des populations qui pourraient exercer une pression politique pour se faire indemniser, une peur de « backlash » venant de populations dominantes, ou une crainte d’être accusé de racisme ou de sexisme. Nous ne disposons pas d’informations sur ces points, mais nous pouvons proposer une autre explication possible. Comprendre la relation entre la division sexuelle du travail et les lésions professionnelles exige une compréhension des sciences sociales et des sciences biomédicales. Il faut comprendre la distribution des exigences physiques et mentales selon le sexe et l’ethnie, à travers les groupes d’emploi, les postes de travail et les tâches. Des chercheurs ont constaté qu’il arrive souvent que les organismes subventionnaires du domaine biomédical éprouvent de la difficulté à intégrer des approches en sciences humaines (Grant et al. 1999). Les scientifiques de ce domaine peuvent voir l’entrée des sciences sociales comme une nuisance à l’objectivité scientifique, ou tout simplement comme une complication inutile.

Mais on commence à voir que l’examen de la distribution des maladies dans les différentes sous-populations peut aider à identifier des sources de problèmes. Chaturvedi (2001) a suggéré que des déterminants importants de la santé peuvent émerger d’une analyse fine de l’incidence des problèmes de santé dans des sous-populations. Les quelques analyses qui ont été faites sur les différences de distribution des lésions professionnelles selon la race ont permis d’identifier de nouveaux facteurs de risque (Robinson 1989 ; Chen and Layne 1999). C’est entre autres pour promouvoir ce type d’analyse que les Instituts de recherche en santé du Canada ont créé deux instituts qui ont pour mandat d’explorer les relations entre les déterminants de santé et l’appartenance à une population spécifique (Institut de santé des femmes et des hommes et Institut de la santé des autochtones). Nous suggérons qu’une telle approche combinant sciences humaines et biomédicales et visant à analyser la santé au travail selon le sexe et l’ethnie apporterait une perspective féconde qui pourrait favoriser la prévention dans l’ensemble des emplois.

Conclusion

Nous avons trouvé que le travail des femmes est sous-étudié par un institut de recherche qui est une importante source de subventions de recherche en santé au travail. Les emplois des femmes sont sous-étudiés, même en tenant compte de la perception de la CSST du danger présent dans leur secteur d’emploi, tel qu’indiqué par la priorité assignée pour la prévention. Parmi les thèmes de recherche privilégiés par l’IRSST, les quelques études concernant les travailleuses touchent surtout les troubles musculo-squelettiques et les accidents du travail.

Une considération détaillée des résumés de recherche nous amène à penser que l’absence relative d’études sur les femmes est reliée au rejet de certains thèmes les concernant plus particulièrement, tels que la santé mentale, le harcèlement sexuel et, plus généralement, les problèmes associés au travail du secteur tertiaire de l’économie. Nos contacts avec l’IRSST nous font croire qu’il y a, de surcroît, un refus explicite d’aborder les questions de genre, de division sexuelle de travail, et d’autres questions sociales ayant une relation avec la santé au travail.

Le fait que nous n’ayions pas constaté la même réticence chez l’Institut de recherche sur le travail et la santé en Ontario nous amène à nous demander si le processus de détermination des priorités de recherche au Québec, où l’IRSST est lié à la CSST par un conseil d’administration commun, milite contre les recherches qui risquent d’augmenter les coûts de la réparation et de l’indemnisation de la CSST. Nous ne savons pas s’il s’agit du seul mécanisme en jeu ou si un sexisme plus traditionnel anime aussi le choix des sujets de recherche. Mais nous suggérons que, peu importe la cause, le seul remède à la situation actuelle serait un effort soutenu de recherche ciblée vers les emplois des femmes, en plus d’une amorce d’analyse différenciée en santé au travail.