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Depuis le milieu des années 1970, on assiste à la croissance de la proportion des travailleurs indépendants[1] au sein de la main-d’oeuvre. Si cette forme de travail est ancienne, les profils de ceux qui l’exercent se sont transformés de manière importante[2], tant par leur clientèle, de plus en plus constituée d’entreprises, que par le fait que la vaste majorité des travailleurs devenus indépendants depuis les années 1990 travaillent seuls, sans employés, en renversement de la tendance antérieure selon laquelle les deux tiers des indépendants étaient des employeurs. Il s’agit donc ici de la croissance d’un statut différent des deux statuts classiques en relations industrielles : le fait de réaliser lui-même la prestation de travail menant à la réalisation du produit ou du service distingue le travailleur indépendant sans employés de la majorité des employeurs (Roy, 1997), alors que le fait de vendre lui-même le produit ou le service sur le marché le distingue de l’employé.

Des études récentes (Fudge, Tucker et Vosko, 2002; D’Amours, 2006) tendent à démontrer que les travailleurs indépendants sans employés ne valorisent pas de capital et qu’il est possible de reprendre à leur sujet les propos de Lyon-Caen à propos du travailleur non salarié : « [il] tire ses revenus de son travail, non d’un capital ou, à tout le moins, le capital n’est pour lui qu’un moyen ou un instrument de travail » (Lyon-Caen, 1990 : 125). De surcroît, en conséquence de la transformation des formes productives par lesquelles un donneur d’ouvrage ultime contrôle la qualité du produit et certains éléments de la prestation de travail tout en extériorisant le risque, plusieurs indépendants ne jouissent pas de l’autonomie théoriquement procurée par leur statut. Cela a amené certains auteurs à réclamer leur pleine couverture par les lois du travail (Fudge, Tucker et Vosko, 2002; Vallée, 2005), ainsi que le droit de négocier collectivement face aux instances qui ont du contrôle sur leur travail, que Haiven (2006) désigne par l’expression « labor deployer »[3].

L’importance de cette main-d’oeuvre, ainsi que les caractéristiques que nous venons tout juste d’évoquer, expliquent sans doute qu’on ait vu naître des associations vouées à la promotion, à la défense ou à la représentation des travailleurs indépendants, ou plus largement, des travailleurs atypiques ou mobiles. Cette réalité demeure peu étudiée en relations industrielles, sauf pour un petit nombre de chercheurs qui se sont intéressés au rôle joué par de telles associations dans la recherche de contrats et de possibilités de carrière, dans la mise à jour des connaissances (Osterman, 2001; Benner, 2003), comme pourvoyeurs de programmes d’assurances ou de régimes de retraite (Delage, 2002), et finalement à leurs tentatives de négocier individuellement ou collectivement les conditions de travail de leurs membres (Lagacé et Robin-Brisebois, 2004; Cranford et al., 2005; Haiven, 2006; Gagnon, 2008; Coiquaud, 2007 et 2009).

L’objectif de cet article est d’analyser l’action collective organisée mise en oeuvre par des associations regroupant et représentant des travailleurs indépendants (ou étant intervenues dans le débat public pour promouvoir ou revendiquer certains types d’avantages pour ces travailleurs), du point de vue des logiques d’action qu’elles introduisent et des nouvelles règles qu’elles contribuent à créer dans le champ des relations industrielles. Après avoir exposé le cadre analytique et la méthodologie de recherche, nous présentons et illustrons cinq logiques d’action idéal-typiques, et analysons en quoi ces associations doivent être considérées comme de nouveaux acteurs en relations industrielles. Nous formulons en conclusion un certain nombre de questionnements et de pistes pour des recherches futures.

Cadre analytique

L’action collective peut être décrite comme une action intentionnelle et concertée à la poursuite d’un objectif commun ou encore comme « toute tentative de constitution d’un collectif, plus ou moins formalisé et institutionnalisé, par des individus qui cherchent à atteindre un objectif partagé, dans des contextes de coopération et de compétition avec d’autres collectifs » (Cefaï, 2007 : 8).

Ainsi définie, l’action collective se déroule à plusieurs niveaux de la vie sociale. Selon la sociologie tourainienne, au niveau le plus profond, le seul à mériter l’appellation de mouvement social, l’action collective remet en cause les rapports de domination et vise à transformer les orientations culturelles de la société. Au niveau intermédiaire, dit institutionnel, l’action collective cherche à intervenir sur le système de décision, i.e., à changer les règles du jeu au niveau de l’État, d’une entreprise ou d’une ville. Au niveau organisationnel, le plus superficiel, l’action se limite à l’amélioration de la relation coût/bénéfice d’un groupe particulier (Touraine, 1993).

Recensant la riche littérature sur l’action collective et les mouvements sociaux, les ouvrages de Carroll (1997), Farro (2000), Neveu (2002) et Cefaï (2007) font état de trois approches parmi les plus fréquemment utilisées pour l’étude de ces phénomènes :

  • Selon la théorie de la mobilisation des ressources, l’action collective est le produit d’un regroupement d’acteurs rationnels qui poursuivent un intérêt commun et mobilisent à cette fin des ressources (argent, expertise, réseaux). Selon l’approche complémentaire du processus politique, les mouvements d’action collective sont vus comme des groupes d’intérêt en concurrence pour l’accès au processus politique dont ils sont exclus. Les auteurs de ce courant ont d’ailleurs mis en évidence les contextes et les structures d’opportunité politique qui facilitent ou au contraire empêchent l’émergence de certains types d’acteurs.

  • Selon l’approche des nouveaux mouvements sociaux, dans laquelle l’élément-clé n’est plus l’intérêt commun, mais l’identité collective, le mouvement social est conceptualisé comme une forme spécifique d’action collective qui fait apparaître les rapports sociaux de domination, dont découlent les institutions et les formes d’organisation sociale. Un mouvement social s’oppose aux acteurs dominants et vise la transformation des orientations globales de la société. Tout mouvement social peut être défini en fonction de trois pôles : identité (définition de l’acteur par lui-même), opposition (identification de l’adversaire), enjeu (système d’action historique dont les acteurs se disputent la domination).

  • Finalement, l’apport de l’analyse culturelle et de la philosophie pragmatiste mis en valeur par Cefaï (2007) s’intéresse à la manière dont les acteurs perçoivent les situations qu’ils vivent et leur donnent un sens. Dans cette approche, l’acteur collectif ne fait pas que mobiliser des ressources; il n’est pas nécessairement le porteur d’un grand projet de transformation sociale, il est avant tout un producteur de significations, qui thématise sur la place publique « des souffrances, des inégalités ou des injustices » (Cefaï, 2007 : 327), définit des situations ou des problèmes, et institue des manières nouvelles de juger et de s’identifier » (Martin, 2004).

Les approches de la théorie de la mobilisation des ressources et du processus politique nous apparaissent limitées par leur perspective trop exclusivement stratégique et organisationnelle. Celle des nouveaux mouvements sociaux est sans doute trop holiste pour analyser l’action de groupes qui n’ont certainement pas pour ambition de transformer les orientations culturelles de la société. Notre porte d’entrée dans l’étude des associations de travailleurs indépendants consistera plutôt à mettre en évidence les problèmes qu’elles introduisent dans le débat public, les identités qu’elles mobilisent, les solutions qu’elles préconisent.

Nous combinons cette perspective d’analyse avec les éléments de la définition que propose Bellemare (2000) de l’acteur en relations industrielles, vu comme « un individu, un groupe ou une institution qui, par le fait de son action, a la capacité d’influer sur l’orientation des relations industrielles (action directe), ou celle d’influer sur les actions déployées par d’autres acteurs des relations industrielles (action indirecte) ». Dans ce modèle analytique, la notion d’acteur est continue plutôt que dichotomique : l’acteur peut être plus ou moins significatif selon la continuité et la profondeur de son action, et selon sa capacité à atteindre certains objectifs et à produire des changements dans le système de relations industrielles, les acteurs les plus significatifs réussissant à produire des changements à la fois importants et pérennes.

La définition proposée par Bellemare a guidé notre choix de cibler pour les fins de cette recherche l’action collective organisée, qui suppose donc un certain niveau de formalité et de continuité, en excluant de l’aire d’étude des mobilisations spontanées ou temporaires. Elle a aussi influencé notre décision de conserver pour les fins de l’étude les organisations qui interviennent à la fois au plan organisationnel et au plan institutionnel, c’est-à-dire qui cherchent à modifier les règles existantes ou à en créer d’autres. Ce niveau intermédiaire d’action dans la sociologie tourainienne nous semble particulièrement important à considérer quand on prend pour objet d’études le système des relations industrielles, que Dunlop (1993) décrivait comme un « réseau de règles ».

Le cadre analytique ayant guidé tant le choix des associations à étudier que la manière de les étudier repose donc sur deux postulats :

  • l’acteur collectif en relations industrielles est un producteur de significations et il introduit dans le champ de nouveaux problèmes et de nouvelles identités;

  • l’acteur en relations industrielles produit ou cherche à produire ou à transformer des règles.

Quant à l’impact de l’action menée par les associations, un élément-clé de la définition proposée par Bellemare, nous le traitons ici de façon plus sommaire, estimant que l’étude de cette dimension nécessite des données plus nombreuses et des analyses plus approfondies. Au total, nous avons cherché moins à cerner finement quelles et combien d’associations de travailleurs indépendants se qualifiaient comme acteurs des relations industrielles (à partir de la définition de Bellemare) qu’à comprendre ce que leur action induit de nouveau dans le champ des relations industrielles.

Le présent article a pour objectif d’identifier les problèmes et les significations que les associations de travailleurs indépendants introduisent dans le champ des relations industrielles, les identités qu’elles mobilisent, la nature et le contenu des règles qu’elles cherchent à modifier ou à construire. Le concept de logique d’action, définie comme le « cadre d’interprétation permettant aux acteurs de partager la même compréhension de la réalité sociale et du sens de leurs actions » (Enjolras, 2006 : 73), nous a semblé éclairant et utile. Compte tenu de la diversité des réalités couvertes par la catégorie (D’Amours, 2006; D’Amours et Crespo, 2004), nous posions l’hypothèse d’une diversité des logiques d’action, d’identités et de règles.

Méthodologie

La première étape de cette recherche exploratoire a consisté à repérer les associations ayant pour caractéristique de fait, sinon pour mission, de regrouper, soutenir, promouvoir ou défendre des travailleurs dont une portion significative est composée de travailleurs indépendants (et pour certaines, de salariés atypiques). Certaines d’entre elles pouvaient être rattachées à des acteurs traditionnels en relations industrielles, par exemple des organisations syndicales ou des regroupements d’employeurs, mais elles étaient intervenues dans le débat public sur des questions concernant les travailleurs indépendants ou avaient déployé une action ciblée pour améliorer leur position ou pour formuler des règles ayant un impact sur leur travail.

Nous avons constitué un bassin initial de 250 associations[4], parmi lesquelles 67 ont fait l’objet d’une cueillette d’informations, alimentée par trois sources de données : le site web de l’association (pour les 67), une courte entrevue téléphonique[5] (pour 31), les documents complémentaires fournis par l’association ou disponibles sur le site web. L’entrevue portait sur différents points, mais ceux qui nous intéressent ici concernent la nature et la composition du membership, l’énoncé de mission, les objectifs de l’association et les activités mises en oeuvre dans la poursuite de ces objectifs. Une fois colligées, les données ont été consignées sur une fiche par association[6], de manière à permettre une analyse thématique et transversale.

Nous avons ensuite procédé à une analyse de l’activité de ces 67 associations selon les trois niveaux de l’action collective : organisationnel, institutionnel, des rapports sociaux. Nous avons rattaché à la dimension organisationnelle les activités de services aux membres (incluant les services juridiques, les assurances à taux préférentiel), d’entraide, de sociabilité, de réseautage, de promotion, de formation ainsi que, de façon plus générale, celles qui s’appuient sur les ressources propres des membres. Nous avons rattaché à la dimension institutionnelle les activités faisant appel à l’État ou à la négociation des conditions de travail et de rémunération avec les donneurs d’ouvrage. L’analyse a révélé que si toutes les associations étudiées intervenaient au niveau organisationnel, seulement le tiers d’entre elles (soit 22 sur 67) intervenaient également au niveau institutionnel[7].

Nous fondant sur la définition de Bellemare, nous avons décidé de ne retenir pour la deuxième étape de l’analyse que ces 22 associations dont l’action est hypothétiquement plus significative. À l’intérieur de ce groupe, nous avons procédé par réduction des informations grâce à la méthode de l’idéal-type, ce qui nous a permis d’identifier cinq logiques d’action. C’est dire que ces 22 associations pouvaient être appréhendées grâce à l’une de ces logiques d’action (parfois comme une combinaison de deux logiques) et souvent en opposition aux associations porteuses d’autres logiques. Huit associations représentatives des diverses logiques ont ensuite été analysées de manière plus approfondie (voir le tableau 1). Sept d’entre elles ont fait l’objet d’un entretien semi-directif, complété par l’analyse de documentation interne alors que pour la huitième (SPHQ), notre analyse s’est appuyée sur la monographie réalisée par Lagacé et Robin-Brisebois (2004)[8], ainsi que sur la mise à jour de l’information recueillie durant la première phase.

Notre objectif n’était pas de savoir combien d’associations se rattachent à telle ou telle logique, ni combien de membres elles représentent au Québec, mais plutôt d’essayer de comprendre la cohérence interne de chacune des logiques d’action, des identités qu’elles cherchent à mobiliser et des règles qu’elles visent à abolir ou à créer. La méthode utilisée comporte au moins deux limites : elle contribue à illustrer la cohérence de l’action du point de vue des leaders, non des membres des associations; elle la saisit à un point précis du temps, sans approfondir les étapes de sa construction. En dépit de ces limites, que seules des études de cas approfondies permettraient de surmonter, la méthode utilisée servait bien notre objectif d’identification et de comparaison des logiques d’action portées par les associations de travailleurs indépendants.

Résultats

Cette section présente successivement chacune des logiques d’action et l’illustre par l’exemple d’une ou de quelques-unes des associations étudiées (voir la synthèse au tableau 1). Dans chacun des cas, nous mettons en évidence :

  • le cadre commun qui guide l’action, le problème à résoudre, l’identité collective que les leaders de ces associations cherchent à mobiliser;

  • la nature et les objectifs de l’action déployée, en particulier pour créer ou modifier les règles;

  • de façon plus sommaire, les résultats de cette action sur les règles.

La logique entrepreneuriale 

C’est la logique classique des associations d’affaires (chambres de commerce, Fédération canadienne de l’entreprise indépendante), qui n’ont pas pour mission spécifique de regrouper des travailleurs indépendants, mais en comptent parmi leurs membres. Elles considèrent le travailleur indépendant comme un entrepreneur, d’abord caractérisé par la prise de risque économique. Le problème pour elles réside dans le fait que cet entrepreneur n’a pas le statut fiscal d’une entreprise ni la possibilité d’accéder aux programmes de soutien à l’entreprise (El Filali et Denis, 2004), ou encore que la réglementation, la fiscalité et les critères de financement par les institutions financières ne sont pas adaptés à sa réalité.

Ces associations préconisent une intervention étatique par le biais d’une fiscalité et de mesures de soutien à l’entreprise adaptées, ainsi que, pour certaines, sur le mode de la formation, de l’aide technique et du service-conseil. Elles s’opposent de manière générale à la mise en oeuvre de régimes mutualisés de protection sociale pour les indépendants : ceux-ci devraient avoir le choix de participer à des programmes ou à des associations de défense de leurs droits, sans y être obligés; tout au plus pourraient-ils y être incités. Seule exception à cette règle, les associations d’affaires, surtout celles regroupant de jeunes entrepreneurs et travailleurs autonomes, ont appuyé la mise sur pied d’un régime d’assurance parentale au bénéfice de tous les travailleurs, peu importe leur statut d’emploi.

Les associations d’affaires interviennent épisodiquement dans la sphère publique lorsque leur définition du travailleur indépendant ou les systèmes de règles concernant les indépendants sont en jeu. Ainsi, elles se sont opposées à une première version de la réforme du Code du travail[9] qui proposait d’élargir la notion de salarié, pour y inclure les « entrepreneurs dépendants », ce qui leur aurait donné accès à la syndicalisation[10]. Elles ont eu gain de cause puisque cet élément a été expurgé de la version finale de la Loi modifiant le Code du travail, instituant la Commission des relations du travail et modifiant d’autres dispositions législatives[11], qui n’édicte qu’une restriction mineure au pouvoir de l’entreprise de transformer des salariés en entrepreneurs (Blouin, 2003).

Cette logique entrepreneuriale est au coeur de l’action de l’Association des éducatrices en milieu familial du Québec (AEMFQ), née en 1997 suite à l’adoption de la Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance[12], dans le but de préserver le statut de travailleur autonome de l’éducatrice, et notamment le droit de fixer son tarif et d’avoir une large part de contrôle sur son activité.

Un bref rappel historique s’impose ici : avant l’adoption de cette loi, les éducatrices en milieu familial décidaient des paramètres de leur activité, tout en étant soumises à un contrôle visant à assurer le respect de normes de qualité. À partir de 1997, non seulement plusieurs éléments de leur prestation de travail (notamment la tarification et les heures d’ouverture) sont-ils déterminés par la loi ou la réglementation mais en outre, les centres à la petite enfance (CPE) se voient confier un rôle de coordination, de contrôle et de surveillance des milieux familiaux. Naissent alors divers regroupements visant à faire reconnaître le statut de travailleuse autonome de l’éducatrice en milieu familial, tout en améliorant ses conditions d’exercice. « C’est pour ça que l’Association est née, c’est pour ça que des femmes comme moi se sont impliquées. On était boss chez nous puis on voulait continuer à décider de ce qui s’y passait » (entrevue 1).

L’identité revendiquée est celle d’entrepreneure autonome propriétaire de son entreprise, avec la particularité que cette entreprise a pour cadre la résidence familiale; cela a d’ailleurs amené l’AEMFQ à préciser que « l’offre de services » peut différer d’une entreprise à l’autre, notamment parce que l’éducatrice doit tenir compte des besoins de sa famille. L’Association a réclamé des mesures renforçant l’autonomie de ses membres (notamment le droit au remplacement occasionnel et la non-obligation d’appliquer le programme pédagogique), en même temps que l’adoption de normes moins contraignantes que celles appliquées dans les établissements (garderies). En matière de conditions de travail, l’AEMFQ a formulé des demandes relatives aux hausses de tarifs, mais pas à la protection sociale. Cette association considère en effet qu’il revient à chaque éducatrice d’y pourvoir elle-même, et de choisir parmi un panier de protections celles qui conviennent à ses besoins.

Les principales règles promues par l’AEMFQ concernent la reconnaissance du statut de travailleuse autonome pour celles que la loi désigne désormais comme des responsables de services de garde en milieu familial[13] (RSG dans la suite du texte) et un contrôle plus limité, de type administratif, par un organisme de coordination propre au milieu familial. L’AEMFQ a donné son appui à la Loi modifiant la Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance[14], qui a eu pour effet d’attribuer aux RSG le statut de prestataires de services au sens du Code civil, donc de travailleuses autonomes. Elle a également appuyé le principe de la réforme intervenue en 2005[15], qui accorde aux Bureaux coordonnateurs un pouvoir plus limité que celui jadis dévolu aux CPE, non plus de contrôle mais de coordination, de surveillance (par règlement) et de soutien pédagogique (sur demande).

Si les lois adoptées depuis 2003 ont eu pour effet de reconnaître le statut de travailleuse autonome des RSG, les développements récents, sur lesquels nous reviendrons, ne vont pas du tout dans le sens des revendications de cette association, notamment au chapitre d’une structure d’encadrement propre au milieu familial (indépendante des CPE).

La logique syndicale classique 

Cette logique consiste à étendre à un maximum de travailleurs la protection des lois du travail, incluant le droit à la syndicalisation. Les organisations syndicales québécoises ont milité pour que le Code du travail élargisse sa définition de salarié pour y inclure les entrepreneurs dépendants, c’est-à-dire des personnes propriétaires ou locataires de leurs équipements et outils de travail, mais qui sont dépendantes économiquement de leur donneur d’ouvrage (CSN) ou des ex-salariés « autonomisés » par leur employeur (FTQ) (in El Filali et Denis, 2004). Nous avons vu plus haut qu’elles n’y sont pas parvenues. Par ailleurs, elles ont soutenu l’organisation de travailleurs juridiquement indépendants dont les conditions d’exercice avaient été transformées au point qu’on pouvait espérer les voir requalifiés comme salariés en vertu des lois actuelles.

Dans les deux cas étudiés, des travailleurs se sont associés sur une base autonome et ont joint les rangs d’une organisation syndicale lorsqu’un événement déclencheur est venu révéler la fragilité de leur autonomie et le pouvoir qu’une instance extérieure, qui n’a pas le statut d’employeur, exerce sur leurs conditions de travail.

Le premier cas est celui des Alliances des intervenantes en milieu familial (ADIM), concurrentes de l’AEMFQ pour la représentation des RSG, également nées suite à la Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance. Outre l’inquiétude soulevée par la réforme, deux autres éléments déclencheurs, survenus en 1998, ont été à l’origine de ce regroupement : la révocation du permis d’exercice de certaines RSG par des CPE et l’intention du ministère de ne plus défrayer le coût des congés fériés pour ces travailleuses, au motif qu’elles sont autonomes. Il est intéressant de noter que lorsque ces RSG approchent la Centrale des syndicats québécois (CSQ), elles sont étrangères à la culture syndicale (elles se désignent d’ailleurs sous le terme « alliance » et non « syndicat ») et qu’à l’origine, le statut de travailleuse indépendante n’apparaissait pas problématique pour elles. C’est l’utilisation que le gouvernement en a fait, l’invoquant comme motif pour ne pas améliorer les conditions de travail, qui les a poussées à s’ouvrir à la perspective syndicale.

Après que le législateur eut rejeté la proposition visant à assimiler l’entrepreneur dépendant au salarié, divers groupes de RSG[16] ont déposé, en 2002 et 2003, des dizaines de requêtes en accréditation syndicale en vertu du Code du travail. Attribuant à ces travailleuses le statut de salariées, le Commissaire général du travail a accordé les accréditations[17]. Ces décisions, d’abord confirmées par le Tribunal du travail[18] ont été portées en appel devant la Cour supérieure mais, sans attendre le jugement, le gouvernement du Québec a adopté en décembre 2003 la Loi modifiant la Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance[19], qui a eu pour effet de retirer aux RSG le statut de salariées. À l’automne 2008, la Cour supérieure du Québec[20] a déclaré cette loi inconstitutionnelle parce qu’elle violait le droit à la liberté d’association et le droit à l’équité, ce qui a amené le gouvernement à entamer avec les organisations syndicales des discussions qui ont abouti à la création d’un régime particulier de rapports collectifs de travail. Nous y reviendrons.

Au terme du processus, ces RSG se définissent comme des travailleuses, à l’égal des éducatrices qui travaillent en établissements (garderies) : « Elles disent : c’est un avantage d’être avec ses enfants, mais j’ai le droit à un salaire qui a de l’allure, j’ai le droit à des conditions de travail qui ont de l’allure. L’un n’empêche pas l’autre » (entrevue 2). Elles réclament des conditions de travail et de rémunération équivalentes à celles des travailleuses en installations, incluant l’accès à la protection sociale. Les règles promues dans ce cas concernent l’accès à la syndicalisation en vertu du Code du travail et la pleine couverture par les lois du travail, notamment en matière de normes minimales et de santé et de sécurité. L’impossibilité jusqu’ici pour les RSG enceintes ou qui allaitent de se prévaloir du retrait préventif, contrairement aux éducatrices salariées des CPE, a d’ailleurs constitué un cheval de bataille important et un symbole puissant de l’iniquité des conditions appliquées aux travailleuses du milieu familial.

Le deuxième cas est celui des distributeurs de lait de la laiterie Natrel, qui étaient réellement indépendants lorsqu’ils desservaient des clients à domicile ou des petits commerces, mais dont la nature du travail a beaucoup changé avec la concentration des laiteries et la distribution de lait dans les grandes chaînes d’alimentation (Lagacé et Brisebois, 2004). Élément déclencheur dans ce cas, la décision de la laiterie Natrel de réorganiser les routes de lait, sans compensation pour les distributeurs qui perdraient ainsi leur gagne-pain, a amené les distributeurs de l’Est du Québec à joindre les rangs de la Centrale des syndicats démocratiques (CSD). Considérant leur forte dépendance économique et le contrôle exercé par Natrel, le Bureau du Commissaire général du travail[21] a reconnu en 1996 aux distributeurs le statut de salariés, leur accordant du même coup une accréditation syndicale. Toutefois, les contestations juridiques incessantes par Natrel[22] ont conduit le syndicat à retirer ses requêtes en accréditation et à négocier, en 2002, un contrat civil collectif, qui chapeaute les contrats individuels des travailleurs indépendants.

L’identité des distributeurs est plus difficile à cerner que celle des RSG affiliées à des organisations syndicales : selon notre informateur-clé, ils s’étaient regroupés à l’origine comme laitiers autonomes pour intervenir sur les questions propres au secteur (par exemple sur le prix du lait) et pour négocier des rabais chez leurs fournisseurs. La syndicalisation leur est toutefois apparue comme le seul moyen d’obtenir des indemnités pour les distributeurs visés par la réorganisation des routes de lait et de manière générale, le seul moyen de pouvoir « parler à la compagnie ». Leur perspective initiale n’était pas de négocier la parité des conditions de travail avec les salariés des usines de lait, mais bien d’obtenir des conditions améliorées, uniformes pour tous (comme c’est le cas pour une convention collective), ainsi que des mécanismes permettant d’éviter le favoritisme, par exemple dans l’attribution de nouveaux clients.

Si les règles promues à l’origine tant par les associations syndicales de RSG que par le syndicat des distributeurs étaient celles de l’accès à la syndicalisation en vertu du Code du travail, l’action de ces associations a conduit à un compromis, sous la forme de régimes hybrides qui leur attribuent le statut de travailleurs autonomes tout en leur reconnaissent un droit d’association et de négociation collective, plus ou moins étendu selon les cas. Ainsi, le contrat civil collectif négocié entre la laiterie Natrel et le Syndicat démocratique des distributeurs (SDD) se présente sous forme d’un hybride entre le contrat civil et la convention collective. Il concerne « les conditions de la relation d’affaires » entre la laiterie et les distributeurs, incluant la perception de la cotisation, la représentation et les activités syndicales, les modalités de rémunération, le principe d’attribution de nouveaux clients, les assurances collectives, la procédure de règlements des griefs et d’arbitrage (mais sans droit de grève). Le premier contrat, conclu en 2002, prévoit les dédommagements pour la réorganisation des routes ainsi qu’une augmentation de la rémunération. Sa renégociation en 2007 a procuré aux distributeurs des compensations pour la hausse du prix de l’essence et le remboursement de leurs cotisations à la CSST. Toutefois, sur une base comparative avec les salariés du secteur, les gains enregistrés grâce à ce contrat civil collectif demeurent modestes.

Par ailleurs, le gouvernement du Québec a fait adopter en juin 2009 la Loi sur la représentation de certaines personnes responsables d’un service de garde en milieu familial et sur le régime de négociation d’une entente collective les concernant[23]. Cette loi, qui reprend les principes du Code du travail en matière de droit d’association, attribue aux 15 000 responsables de services de garde en milieu familial le statut de travailleuses autonomes et institue à leur endroit un régime de négociation d’ententes collectives. Ces ententes pourront inclure les modalités permettant d’assurer que le financement des services de garde à domicile fournisse à la RSG un revenu net équitable par rapport à celui des emplois du secteur, et comprendre des compensations pour les congés et les contributions à divers régimes de protection sociale. La loi stipule aussi que le ministère pourra adopter par règlement un régime de retrait préventif de la travailleuse enceinte, similaire à celui qui s’applique aux éducatrices des établissements en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[24]. Il est trop tôt pour évaluer les retombées de ce régime sur les conditions de travail des RSG.

La logique syndicale élargie

Cette logique est en fait un amalgame des deux premières. Elle est lisible dans l’action des associations d’artistes, et au premier chef de l’Union des artistes (UDA), mais aussi de certains groupes d’artistes affiliés à des organisations syndicales, notamment à la Confédération des syndicats nationaux (CSN). L’identité revendiquée ici est clairement celle de travailleurs indépendants, réalisant simultanément ou successivement des prestations de courte durée pour plusieurs donneurs d’ouvrage. Face au problème de la précarité d’emploi et des faibles cachets récoltés par la majorité des artistes, ces associations veulent négocier collectivement certaines conditions de travail, mais selon des modalités différentes de celles de la logique syndicale classique.

L’originalité de la contribution de l’UDA consiste à avoir mis en évidence les limites des catégories juridiques traditionnelles pour répondre aux besoins d’artistes-interprètes pigistes, et à avoir réussi à négocier sur une base volontaire, et ce dès les années 1940, des ententes collectives avec certains donneurs d’ouvrage (Blanchette, 2000). Forte de cette expérience, l’UDA a revendiqué et obtenu un régime particulier de relations du travail adapté à la situation des travailleurs culturels et, contrairement à la situation qui prévaut notamment en Europe, ce régime s’applique à des travailleurs indépendants plutôt que de procéder par assimilation au salariat. Adoptée en 1987, la Loi sur le statut professionnel des artistes de la scène, du disque et du cinéma[25] confère en effet aux artistes visés une identité juridique et fiscale de travailleur autonome, tout en établissant les procédures de reconnaissance des associations d’artistes et en créant l’obligation pour les producteurs de négocier de bonne foi des ententes collectives avec les associations reconnues.

Le régime ainsi créé est un calque du Code du travail, dont il possède les caractéristiques protectrices. Toutefois, contrairement à la convention collective dont les conditions ne peuvent être ni diminuées ni bonifiées par la négociation individuelle, l’entente collective porte sur des conditions minimales de travail et de rémunération et prévoit que, selon sa réputation et son degré de « désirabilité », l’artiste peut négocier individuellement des conditions supérieures. La négociation de minima salariaux chez les artistes a amélioré la condition des moins favorisés (ceux qui travaillaient en dessous de ces minima) mais autorise de grandes inégalités, puisque le paiement de cachets beaucoup plus élevés à quelques vedettes se traduit, dans le contexte où les budgets des productions stagnent, par le fait que tous les autres n’arrivent pas à négocier au-dessus des minima. Finalement, fait digne de mention dans un pays où les travailleurs indépendants doivent en règle générale pourvoir seuls à leur protection sociale, les ententes collectives institutionnalisent la participation des donneurs d’ouvrage à la protection sociale des artistes.

Ce régime alternatif de rapports collectifs de travail fait l’envie de plusieurs autres groupes de travailleurs indépendants, notamment les journalistes pigistes, qui y voient un modèle adapté à la mobilité sectorielle des travailleurs et à l’individualisation de la relation d’emploi. L’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), née en 1989 et affiliée à la CSN depuis 1992, dans le but de « se faire reconnaître comme syndicat professionnel représentant les journalistes indépendants auprès du gouvernement afin de négocier des ententes collectives avec les éditeurs et diffuseurs québécois », n’a jamais réussi à obtenir une telle reconnaissance. Elle a adopté un contrat-type dont l’utilisation demeure volontaire, tente de négocier des ententes bona fide avec certains éditeurs et a initié, avec le soutien financier et organisationnel de la CSN, un recours collectif portant sur des compensations pour des textes utilisés, selon les plaignants, en violation de la Loi sur le droit d’auteur[26]. Résultat : en l’absence de cadre juridique la favorisant, il n’y a chez les journalistes indépendants pas de négociation collective, pas de tarifs minima et pas de participation des donneurs d’ouvrage à la protection sociale.

Travailleurs autonomes Québec inc. (TAQ-inc) constitue un autre exemple de « logique syndicale élargie ». Cette association qui regroupe surtout des camionneurs et des chauffeurs de taxi a été fondée avec le soutien du Syndicat des Métallos (FTQ), après de multiples tentatives infructueuses de syndiquer ces groupes de travailleurs (Gagnon, 2008; Coiquaud, 2009). Contrairement aux associations qui relèvent de la logique syndicale classique, son objectif n’est pas d’obtenir le statut d’entrepreneur dépendant ni de négocier collectivement des conditions de travail mais bien d’améliorer la formation, la rémunération et les conditions de travail des travailleurs indépendants, afin d’éviter que la sous-traitance à rabais ne devienne une option plus intéressante pour les employeurs que de créer des emplois salariés. L’identité revendiquée ici est celle de travailleur indépendant (et plus largement atypique) et l’élément déclencheur le constat de la croissance, parfois forcée, de ces statuts, impossibles ou difficiles à représenter selon le modèle traditionnel.

L’action de TAQ-inc vise à la fois à outiller les travailleurs indépendants et à les représenter, sur une base sectorielle, face aux donneurs d’ouvrage et aux gouvernements. En ce qui concerne le premier volet, l’association négocie l’achat groupé de produits et services, offre un service juridique pour les dossiers pénaux et civils reliés à la profession des membres, aide à la négociation ou au respect de contrats commerciaux. Elle offre aussi des assurances à moindre coût, ainsi que de la formation économique ou liée à la profession. En ce qui concerne le deuxième volet, TAQ-inc. représente les camionneurs indépendants au sein du Forum des intervenants de l’industrie du camionnage général[27], ce qui lui permet de discuter avec les autres acteurs de l’industrie (donneurs d’ouvrage, intermédiaires, syndicats et représentants de divers paliers gouvernementaux) de l’organisation du secteur, dans la mesure où celle-ci a des impacts sur les conditions d’exercice du travail, la formation, la protection sociale, etc. TAQ cherche à obtenir le même type de reconnaissance dans le cas des chauffeurs de taxi et d’autres groupes de travailleurs indépendants. Gagnon (2008) estime que le Forum sur le camionnage est une forme innovatrice de dialogue entre les acteurs et qu’il a permis de régler certains problèmes, mais considère à juste titre qu’il ne s’agit pas d’un véritable régime de rapports collectifs de travail.

La logique professionnelle

Cette logique est celle des ordres professionnels qui, en contrepartie de règles visant à protéger le public, créent des marchés du travail protégés de la concurrence par des barrières à l’entrée institutionnalisées et par le monopole sur la livraison de certains biens ou services. À cette fin, les ordres professionnels sont les interlocuteurs de l’État concernant les normes relatives à l’entrée et à l’exercice de la profession, ainsi qu’à la surveillance de la qualité des services dispensés par les membres. Ces règles qui balisent la prestation de service ont aussi un impact sur les conditions de travail. Elles ont par exemple pour effet de limiter la concurrence entre les producteurs (interdiction de maraudage, réglementation concernant la publicité) et de réduire tant le risque de désuétude des connaissances que celui de poursuite pour faute professionnelle, en établissant des mécanismes de « contrôle de la qualité » et en rendant obligatoire l’adhésion à une assurance responsabilité professionnelle.

Si l’organisation en ordres professionnels n’est pas nouvelle, l’élément nouveau réside dans le fait que certaines associations constituées essentiellement de travailleurs indépendants dans le secteur des médecines alternatives (acupuncteurs, naturopathes, ostéopathes, homéopathes) se sont affiliées au milieu des années 1980 à des organisations syndicales (surtout la Confédération des syndicats nationaux) dans le but d’obtenir la reconnaissance professionnelle et la création d’ordres professionnels.

L’élément déclencheur réside dans les poursuites pour exercice illégal de la médecine, nombreuses jusqu’en 1997 (Lagacé et Robin-Brisebois, 2004). Au-delà de la défense professionnelle à court terme, l’action des associations vise la reconnaissance de la pratique professionnelle, ce qui suppose la définition d’un corps de savoir et des paramètres de la formation requise pour exercer le métier, l’élaboration de normes de qualité et la production d’un code de déontologie. Les associations réclament également une meilleure intégration de leurs pratiques dans le système de santé ce qui, en corollaire, aurait pour effet d’augmenter le volume de travail dévolu à leurs membres.

Les acupuncteurs ont obtenu la création d’un ordre professionnel en 1994 et ont donc quitté les rangs syndicaux, alors les ostéopathes et les naturopathes continuent de travailler en ce sens, mais de manière autonome. Seul le Syndicat professionnel des homéopathes du Québec (SPHQ) demeure aujourd’hui affilié à la CSN.

Dans cette logique professionnelle, le travailleur indépendant est vu comme un professionnel qui doit offrir un service de qualité, recevoir une formation adéquate et bénéficier de l’autonomie propre à ce statut, dans une perspective d’autorégulation de l’occupation. Si cette logique constitue le cadre d’action des associations de praticiens des médecines alternatives, elle est aussi reprise à des degrés divers par d’autres groupes qui fondent leurs demandes d’autonomie sur des démarches de définition des normes de formation et de pratique. Ainsi, l’AEMFQ appuie sa demande de reconnaissance du statut de travailleuse autonome pour les RSG sur une démarche d’amélioration de la qualité de services, notamment au moyen de l’adoption d’un code d’éthique. Certaines autres associations (coiffeurs, électrolystes) participent, au sein d’un comité sectoriel de main-d’oeuvre, à la définition de la formation requise pour l’exercice de leur occupation.

La logique des normes minimales universelles

Fondé en 1975, Au bas de l’échelle (ABE) est un groupe populaire de défense des droits des travailleuses et travailleurs non syndiqués. Entre autres enjeux, il a contribué à documenter le phénomène de la précarité en emploi, laquelle est alimentée notamment par la création de « faux » travail autonome. L’organisme définit le « véritable » travail autonome comme étant le fait « des personnes qui sont liées volontairement par un contrat d’entreprise, en fonction duquel elles ont le libre choix des moyens d’exécution du contrat, où il n’existe entre elles et leurs clients aucun lien de subordination quant à son exécution et qui assument un réel risque financier » (Au bas de l’échelle, 1996 : 34). À l’inverse, le faux travail autonome est caractérisé par son aspect involontaire ou forcé et par son ambiguïté juridique.

L’identité revendiquée ici est celle de travailleur vulnérable, qu’il soit salarié non syndiqué ou indépendant. La problématique énoncée est similaire à celle d’associations que nous avons rattachées à la logique syndicale classique, mais ce sont les moyens qui diffèrent. Au bas de l’échelle tente de limiter la précarité d’emploi par la bonification des normes minimales contenues dans la Loi sur les normes du travail[28], notamment en demandant qu’y figurent des mesures de restriction du « faux » travail autonome, l’élargissement de la définition de salarié pour y inclure l’entrepreneur dépendant et la fin des disparités de traitement, notamment des disparités salariales, selon le statut d’emploi.

S’inscrivant dans un courant souvent désigné sous le nom de « syndicalisme communautaire », ce groupe qui n’a pas le pouvoir de faire la grève compte avant tout, pour obtenir des réformes, sur la mobilisation de l’opinion publique. En 2000, l’organisme réclamait une réforme majeure de la Loi sur les normes du travail (LNT) et lançait en 2002 une campagne publique autour de six demandes prioritaires. Notamment, Au bas de l’échelle demandait que la loi interdise de forcer un travailleur à s’incorporer ou à signer un contrat d’entreprise pour conserver un emploi normalement salarié, et qu’elle introduise une présomption de salariat pour toute personne travaillant dans l’entreprise ou pour le compte d’un employeur. Si elle avait été obtenue, cette présomption de salariat, couplée à une obligation d’offrir un traitement équitable selon le statut d’emploi, aurait pu avoir pour effet de bonifier les conditions associées au travail indépendant effectué pour une entreprise.

Si la réforme de la LNT intervenue en 2002[29] a satisfait plusieurs des autres demandes formulées par Au bas de l’échelle, notamment l’inclusion des domestiques et des gardiennes dans le champ d’application de la loi, les résultats concernant le travail autonome et plus largement atypique furent décevants. La Loi sur les normes du travail donne maintenant au travailleur la possibilité de contester un changement de statut (de salarié à indépendant) si rien dans son travail ne change par ailleurs; par contre, comme le souligne Bernstein (2006), rien n’interdit à un employeur d’exiger le statut de travailleur autonome comme condition pour contracter. Aucun gain n’a été enregistré en matière de présomption de salariat, non plus qu’en matière d’égalité de traitement entre les statuts d’emploi.

Tableau 1

Tableau-synthèse des logiques d’action

Tableau-synthèse des logiques d’action

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Analyse et discussion 

Les associations de travailleurs indépendants que nous avons étudiées se qualifient comme acteurs en vertu des deux postulats énoncés en début d’article : elles introduisent dans le champ des relations industrielles de nouveaux problèmes et mobilisent de nouvelles identités; elles réclament (et souvent obtiennent au moins partiellement) la mise en place de nouvelles règles, dont les impacts sur les conditions de travail et de rémunération restent à évaluer plus finement.

Ces nouveaux acteurs ne sont pas réductibles aux acteurs traditionnels des relations industrielles que sont les associations d’employeurs et les organisations syndicales. Ils n’ont pas le même cadre d’interprétation de leur action, ni dans les identités qu’ils s’attribuent, ni dans les revendications qu’ils promeuvent. Les règles qu’ils contribuent à construire, au fil des luttes et des compromis impliquant aussi d’autres acteurs du système de relations industrielles, diffèrent parfois sensiblement de celles qui ont constitué le coeur de notre régime de rapports collectifs de travail depuis les années 1940.

Parmi les nouvelles réalités ou les nouveaux problèmes que ces acteurs introduisent dans le champ des relations industrielles, mentionnons ceux de travailleurs indépendants pour lesquels une entité, qui n’a pas le statut légal d’employeur, contrôle des pans importants de la prestation de travail, ceux de travailleurs mobiles qui font, de manière récurrente, affaire avec plusieurs donneurs d’ouvrage, voire exercent plusieurs métiers; ceux de travailleurs professionnels qui évoluent hors de l’orbite du système, à la fois contraignant et protecteur, qui régule les professions reconnues, et finalement ceux de travailleurs précaires, faussement désignés comme autonomes.

Les identités mobilisées par ces associations diffèrent des identités traditionnelles (salarié subordonné) ou moins traditionnelles (salarié professionnel) présentes en relations industrielles. Il en va de même pour les objectifs visés par les associations étudiées. Certaines d’entre elles revendiquent la standardisation des conditions de travail et la parité avec les salariés occupant des emplois comparables, une perspective que nous avons assimilée à la logique syndicale classique, dans laquelle l’accréditation est accordée à une association visant à représenter un groupe de travailleurs homogènes, dans le but de négocier des conditions qui s’appliqueront à tous. D’autres en revanche acceptent une grande diversité des conditions de rémunération et de travail de leurs membres, négociant des conditions minimales de travail ou d’exercice de la profession, susceptibles d’être bonifiées grâce à la réputation et au mérite individuels.

Un constat semblable peut être formulé concernant les règles promues. Si certaines associations plaident pour le maintien ou le renforcement des règles actuelles, qui définissent le travailleur indépendant comme un entrepreneur, d’autres favorisent l’extension à certains groupes de travailleurs indépendants de la protection offerte par les lois du travail, qu’il s’agisse de l’octroi à ces travailleurs du statut de salarié, de l’assimilation de l’entrepreneur dépendant au salarié, ou encore de l’instauration d’une présomption de salariat dès qu’un travail est effectué dans l’entreprise ou pour le compte d’un employeur. D’autres encore réclament la mise en place de nouvelles règles, autorisant la négociation à l’échelle sectorielle de conditions minimales de travail pour des entrepreneurs indépendants.

Les règles promues par les associations que nous avons assimilées à la logique syndicale élargie et à la logique professionnelle se distinguent de la logique syndicale classique sur au moins trois aspects :

  • Premièrement, elles cherchent à s’adapter à la mobilité des travailleurs en se constituant sur la base du secteur ou du sous-secteur d’activités, et non de l’entreprise. Les associations d’artistes négocient des ententes collectives à l’échelle des sous-secteurs et elles se coalisent pour négocier à l’échelle sectorielle autour des enjeux de santé/sécurité, de formation professionnelle et de transition de carrière. Les associations visant la reconnaissance professionnelle des médecines alternatives, ainsi que TAQ-inc. cherchent à devenir des interlocuteurs habilités à représenter leurs membres à l’échelle sectorielle.

  • Deuxièmement, elles acceptent un certain degré d’individualisation et autorisent une plus grande hétérogénéité des conditions de travail et de rémunération. Contrairement à la convention collective qui n’est pas un régime minimal susceptible d’être bonifié par des ententes individuelles (Murray et Verge, 1999 : 46-47), les ententes négociées par les associations d’artistes font cohabiter la négociation collective de conditions minimales et la négociation individuelle de conditions supérieures aux minima.

  • Troisièmement, elles admettent la participation des travailleurs aux risques. Lors des dernières négociations, l’UDA a obtenu que la rémunération des artistes soit liée plus étroitement aux revenus découlant de l’exploitation des oeuvres. C’est une manière d’obtenir pour les artistes une part des revenus générés par la reproductibilité des oeuvres sur de nouveaux supports (CD, DVD, Internet, iPod, etc.) mais il y a aussi un risque, celui que la production ne « marche » pas.

Reste la question des résultats : selon la définition de Bellemare (2000), l’acteur significatif démontre une capacité à atteindre certains objectifs et à produire des changements dans le système de relations industrielles. L’analyse que nous avons faite incline à penser que les associations étudiées ont eu un impact, plus ou moins important selon les cas, d’une part, en amenant les autres acteurs à se positionner et, d’autre part, en contribuant à la formation de nouvelles règles, qu’il s’agisse de modifications législatives ou de mécanismes de négociation avec les donneurs d’ouvrage.

L’impact sur d’autres acteurs du système de relations industrielles est lisible dans la réaction des milieux d’affaires à la revendication d’assimiler le travailleur indépendant à un salarié. Il est évident quand l’État adopte une réforme de la Loi sur les normes du travail qui bonifie quelque peu le sort fait aux travailleurs atypiques mais surtout répond à l’action soutenue de l’Union des artistes en créant un cadre juridique qui oblige les donneurs d’ouvrage à négocier des conditions minimales de travail avec les associations d’artistes reconnues. L’impact des nouveaux acteurs se fait également sentir sur le mouvement syndical, qui parfois se réorganise pour tenir compte de leurs demandes et leur faire une place dans ses rangs, et parfois combat les perspectives qu’ils défendent.

Par ailleurs, l’action de ces associations a contribué à l’émergence de certains modèles de délibération, de concertation et de négociation de conditions de travail impliquant des travailleurs indépendants. Dans certains cas, ces modèles que nous avons qualifiés « d’hybrides » sont le produit d’un rapport de forces défavorable aux travailleurs, leur bloquant l’accès à la syndicalisation en vertu du Code du travail; dans d’autres cas, ils traduisent des conditions de travail et des aspirations différentes de celles du salariat classique. Ces nouveaux cadres visaient d’une part à permettre aux associations de devenir des acteurs reconnus et, d’autre part, à bonifier les conditions de rémunération, de formation et de protection sociale des travailleurs concernés. Si les nouvelles règles ont pour effet d’élever plusieurs de ces associations au rang d’interlocuteurs reconnus par les autres acteurs, notamment par l’État, si elles habilitent certaines de ces associations à négocier plus efficacement les conditions de travail ou d’exercice de leur occupation (on n’a qu’à voir a contrario l’impact de ne pas avoir réussi à obtenir de telles règles, comme dans le cas des journalistes pigistes, dont l’association est marginalisée et ne réussit pas à obtenir de résultats), il est certes trop tôt pour mesurer leur impact sur les conditions de travail. Ce dernier point requiert une analyse plus approfondie qui dépasse les limites de cet article.

Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes intéressée à l’émergence d’associations ayant pour mission de regrouper, soutenir, promouvoir ou défendre des travailleurs indépendants, et dont l’action s’inscrivait au moins partiellement dans une perspective de transformation des règles du jeu. Sa contribution principale a été de repérer et d’illustrer la diversité des logiques autour desquelles ces associations construisent leur action, des identités qu’elles mobilisent et des règles qu’elles ont contribué à transformer ou à générer. Après avoir exposé cinq logiques d’action idéal-typiques, nous avons expliqué en quoi ces acteurs ne sont pas réductibles aux acteurs traditionnels des relations industrielles que sont les associations d’employeurs et les organisations syndicales.

De nouvelles recherches seraient nécessaires pour approfondir la réflexion sur la contribution de ces nouveaux acteurs, notamment dans le but :

  • de tester la représentativité de la typologie proposée, de manière à repérer combien d’associations et de travailleurs indépendants correspondent à chacune des logiques d’action;

  • d’étudier l’action de ces associations sur une plus longue période (dimension « continuité » du modèle de Bellemare) et en mettant l’accent sur les dynamiques internes conduisant à la construction des logiques d’action;

  • d’approfondir la compréhension de l’impact de ces régimes hybrides (dimension « résultats » du modèle de Bellemare) sur les conditions de travail des indépendants, sur les acteurs traditionnels du champ des relations industrielles et sur le modèle de représentation collective issu du compromis d’après-guerre.

Finalement, la définition de Bellemare et notre propre conception selon laquelle un acteur en relations industrielles est un acteur qui agit (au moins partiellement) sur les règles, a fondé notre choix de cibler les associations qui interviennent, non seulement au plan organisationnel mais aussi au niveau institutionnel, i.e. dans le but de faire modifier le cadre législatif et de négocier les conditions de travail avec les donneurs d’ouvrage. La question reste ouverte de savoir quel est l’impact sur les conditions d’exercice du travail des associations qui n’interviennent qu’au niveau organisationnel, par exemple qui contribuent à entretenir la capacité de travail de leurs membres (leur employabilité, leurs réseaux), à promouvoir le métier ou la profession, à apparier offreurs et demandeurs de travail. Dans le contexte de l’individualisation de la relation d’emploi, on peut faire l’hypothèse qu’elles ont un impact sur les conditions de membres individuels mais que dire de leur impact sur le système de relations industrielles ?