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Cet ouvrage exceptionnel traite des conditions et des significations du travail au Japon de la période d’Edo (1615-1868) à nos jours. Tel qu’indiqué en introduction, c’est d’abord « sa qualité de premier pays non occidental à s’industrialiser avec succès » qui fait l’intérêt particulier du Japon pour l’anthropologie du travail, car ceci « donne pour l’analyse une certaine profondeur historique dans l’étude de la mise en place et des transformations de structures de travail de type ‘capitaliste’ » (p. 10). L’intérêt particulier d’une étude anthropologique du travail au Japon découle aussi du fait qu’« il s’agit précisément d’un pays hors de la zone occidentale, donc avec une tradition qui diffère grandement de celle qui a modelé ce même type de développement en Occident; et c’est enfin le fait que le Japon a connu entre 1991 et 2003 une crise importante qui a entraîné des conséquences majeures dans tous les domaines, y compris le travail » (p. 10, 195-232, passim).

L’argument théorique et historique principal du professeur Bernier est à l’effet que, « sauf dans les périodes transitoires, le travail est intégré à un ensemble de modes d’organisation et de significations » qu’il nomme ici « régime de travail ». En adaptant ainsi le concept de « régime d’entreprise » formulé par le sociologue Michael Burawoy, Bernier examine les différents régimes de travail qui se sont succédés au Japon depuis la période « préindustrielle » d’Edo afin d’« éclairer ces régimes par contraste et pour noter les continuités » (p. 12). Ce faisant, il nous propose d’analyser comment les institutions du travail japonaises ont été conçues en relation avec l’organisation familiale, avec le système d’éducation et avec les loisirs. De plus, il explique les liens complexes qui se sont historiquement noués entre « l’économique », comme cadre général du régime de travail, et « le politique » – notamment, par l’influence de politiques de l’État qui ont fortement marqué le développement des activités de travail depuis l’ère d’Edo.

Le chapitre 1 analyse le sens et les conditions des activités des différentes castes (guerriers, paysans, artisans, marchands) dans le Japon « préindustriel » ou, plus précisément, durant la dernière époque « féodale » de contrôle du pouvoir par la caste des guerriers. À cette époque précapitaliste, les activités d’une bonne partie de la population étaient conçues « dans un cadre moral comme devoir spécifique associé à un statut particulier dans le système de castes, donc comme ayant un sens différent selon la position dans la hiérarchie » (p. 12). Plus spécifiquement, le travail était conçu comme étant de nature différente pour chaque caste (p. 20-34). L’utilisation du salariat dans les mines, les manufactures et les services avait eu pour effet de séparer le lieu de résidence du lieu de travail pour une portion non négligeable de la population. Pourtant, ces changements étaient relativement faibles et n’occasionnaient en rien une transition vers le capitalisme. De la même manière, le Japon a connu durant la période d’Edo une croissance des activités commerciales et productives sans pour autant que le « cadre politique féodal » ne soit modifié en profondeur. Ceci explique que la proportion des salariés est demeurée faible (p. 35-40) : le travail au Japon, dans l’ère d’Edo, « n’a pas évolué vers la forme abstraite caractérisant le capitalisme, une forme qui, par le salariat généralisé, le limite à la production de valeurs d’échange » (p. 43).

Dans le chapitre 2, Bernier ébauche un exposé de la manière dont les « rapports capitalistes » se sont graduellement déployés dans l’industrie à partir de 1868 à mesure que le salariat progressait rapidement et devenait, dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, la forme dominante des rapports sociaux relatifs au travail. Alors que « l’insistance a porté comme en Occident sur la rentabilité, sur le profit, ce qui a entraîné des conséquences importantes sur le régime de travail » (p. 50), une « discipline » très stricte a été institutionnalisée dans l’ensemble des relations du travail. Cette évolution s’accompagna « d’une perte graduelle du contrôle sur le contenu et le rythme du travail par les producteurs, ainsi que de la séparation de plus en plus importante entre lieu de travail et lieu de résidence et entre travail et non-travail, bien que cette dernière distinction ait conservé une part d’ambiguïté » (p. 228). D’une part, les distinctions de castes furent abolies en droit, ce qui a facilité l’implantation graduelle d’un étalon abstrait s’appliquant à toutes les formes de travail dans les secteurs. D’autre part, le Japon conserva une tradition culturelle et des institutions différentes de celles de l’Occident et, bien vite, « les autorités japonaises ont tenté d’y puiser des modèles organisationnels et des justifications idéologiques pour le développement industriel du pays » (p. 13).

Les entreprises japonaises, avec l’aide de l’État, ont ainsi conçu « leurs propres modes d’organisation du travail, réutilisant en les modifiant des éléments culturels anciens, tout en se soumettant au moins partiellement à l’épreuve de la concurrence internationale » (p. 13). Le chapitre 3 analyse comment les entreprises japonaises, avec l’aide de l’État, ont maintenu les salaires à un faible niveau afin de conserver pour l’industrie nationale sa force compétitive. Selon Bernier, cette stratégie d’industrialisation fut certes l’objet d’une forte résistance, mais une des tendances qui voit le jour dans les années 1920 est celle des syndicats nationalistes, « qui s’alignent sur les propositions patronales et qui combattent les ‘idées dangereuses’, tout en insistant sur les sacrifices pour la nation » (p. 84). Dans ce contexte, les difficultés de l’économie internationale apparues au grand jour avec la crise des années 1930 ont permis une stabilisation du régime de travail japonais sous la conduite des militaires et de leurs alliés dans la fonction publique, mais avec une forte résistance des chefs d’entreprises et des organisations ouvrières (p. 87-94). Ce n’est toutefois qu’après l’attaque contre Pearl Harbor, en 1941, que le gouvernement a imposé une sorte de régime étatique dans l’économie et dans les entreprises. « Malgré les améliorations, le contrôle gouvernemental sur le travail a augmenté, surtout par les lois répressives. Cette tendance s’est amplifiée dans les années 1931 à 1945, au cours desquelles ont été prises des mesures strictes de contrôle du travail, vu de plus comme un moyen d’assurer la production militaire nécessaire pour affirmer la grandeur nationale » (p. 101).

Au chapitre 4, le lecteur trouve une synthèse fort attendue du sens et de la réalité du travail dans l’après-guerre – de la période de l’occupation américaine (1945-1952) en passant par la période dite « de la haute croissance » (1955-1973) pour s’achever sur la première phase de croissance modérée (1975-1980). C’est durant la seconde période que fut instauré au Japon « un régime de travail particulier abondamment analysé sous le nom de ‘système d’emploi à vie’, mais qui ne couvre qu’environ le tiers des salariés japonais; c’est-à-dire ceux de la fonction publique et employés réguliers des grandes entreprises » (p. 103). Bernier précise de plus que ce régime de travail a marqué l’avènement du contrôle à peu près complet des dirigeants des grandes entreprises sur toutes les circonstances du travail – et ce, à la suite d’une période de luttes intenses qui se sont terminées par la victoire du patronat. Bernier explique comment le patronat des grandes entreprises « a institué un régime de travail particulier fondé sur la pénalisation de la mobilité et le contrôle complet des conditions de travail par la direction en échange de la reconnaissance des ouvriers comme membres à part entière des entreprises, de la sécurité d’emploi, de salaires à la hausse et de possibilités de promotions » (p. 228).

Le cadre institutionnel établi durant la seconde moitié des années 1950 et les pratiques qui lui étaient associées ont perduré jusque dans les années 1980, et même jusqu’à la crise des années 1990. Le « modèle japonais », comme plusieurs auteurs en sont venus à l’appeler dans les années 1970-1980, est devenu précisément un modèle à suivre, non seulement pour les économies en développement, mais aussi pour les pays industrialisés. Les années 1980, analysées au chapitre 5, avaient été des années d’euphorie au Japon alors que les entreprises de ce pays ne cessaient d’accumuler les profits venant de la vente des produits japonais à l’étranger et de la production délocalisée. Ainsi, « un glissement dans la perception du travail est survenu dans les années 1980, qui a affecté surtout les jeunes ayant grandi dans la prospérité, mais qui n’a pas modifié en profondeur la signification du travail pour la majorité des Japonais » (p. 163). Leurs pratiques ont par contre été copiées et ont fourni une des bases du mythe de la « machine qui avait changé le monde », comme certains chercheurs du MIT le désignèrent au tournant des années 1990 (voir J.P. Womack, D.T. Jones et D. Roos, The Machine that Changed the World : The Story of Lean Production, New York, Macmillan, 1990). L’euphorie qui avait dominé dans les années 1980 – et bon nombre de commentaires qu’on fit durant les années 1990 sur le « modèle japonais » – est bel et bien chose du passé.

Le chapitre 6 brise la trame chronologique de l’ouvrage pour se pencher sur les différentes formes de travail précaire ou non régulier qui se sont développées de 1955 à 1990, une face trop souvent occultée du soi-disant « modèle japonais ». Bernier analyse l’expérience du travail à la journée, à contrat limité, à temps partiel, mais aussi la situation des travailleurs temporaires et de ceux qui oeuvrent dans les PME. Bien que le travail régulier dans les grandes entreprises ait constitué une « sorte d’idéal à atteindre pour la majorité » (p. 103), ces formes précaires et non régulières d’emploi ont été majoritaires du point de vue du nombre de personnes touchées.

Enfin, le chapitre 7 porte sur les modifications au régime de travail japonais provoquées par la crise qui sévit entre 1990 et 2003. Bernier explique avec limpidité comment cette crise a entraîné une remise en question de plusieurs aspects du système de relations et d’organisation du travail. Son étude comporte une analyse de la crise comme telle, qui est souvent mal saisie dans les eulogies du « modèle japonais ». Mais elle porte principalement sur les circonstances dans lesquelles le mode d’organisation de l’après-guerre a été remis en question, dans les années 1990, pour donner lieu à des propositions et à des pratiques divergentes augurant « une baisse du nombre de travailleurs ayant une sécurité d’emploi et un affaiblissement de l’identification à l’entreprise et au groupe, une caractéristique importante… du système d’entreprise en vigueur depuis les années 1950 » (p. 208). Ainsi, la sécurité d’emploi dans les grandes entreprises s’est vue remise en question sous prétexte qu’elle enlevait de la flexibilité aux directions face à la concurrence internationale.

En outre, le ralentissement de la croissance s’est accompagné de la stagnation des entreprises qui ne purent alors remplir leur promesse d’accorder des promotions à tous ceux qui se dévouaient totalement à leur travail. Enfin, les entreprises ont accéléré le mouvement de sortie de capitaux afin de profiter de coûts inférieurs de main-d’oeuvre dans les pays limitrophes (comme la Chine, la Thaïlande et la Malaisie). Cette sortie de capitaux a accéléré la tendance à la désindustrialisation du pays qui avait commencé dans les années 1980. En effet, en transférant à l’étranger une partie de leurs opérations de production, « les entreprises japonaises sont en train de diminuer l’emploi industriel surtout dans les secteurs dominés par les grandes entreprises ; elles sont donc en train de miner au moins partiellement ce qui avait fait la force économique du pays depuis quarante ans » (p. 229-230). Comme le démontre Bernier avec beaucoup de rigueur, l’affaiblissement de l’emploi dans les grandes entreprises signifie « une remise en question partielle du régime de travail mis en place autour de 1955 » (p. 230).

En la matière, comme dans l’ensemble des sujets abordés dans cet ouvrage, le professeur Bernier a affranchi le Japon au travail de nombreux stéréotypes et rédige l’une des meilleures synthèses théoriques et historiques existantes de l’évolution des relations du travail de ce pays. Dans son ensemble, l’ouvrage de Bernier et de son collaborateur Vincent Mirza établit en effet un nouveau standard académique pour la littérature francophone sur l’anthropologie, la sociologie et les relations du travail dans l’industrie japonaise et fournit à tous les niveaux des matériaux pédagogiques d’une qualité exceptionnelle. À notre connaissance, aucun ouvrage à jour publié en langue anglaise ne saurait s’y substituer pour l’enseignement supérieur.