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Introduction

Depuis le début des années 1990, la démultiplication des formes particulières d’emploi, l’extension de la précarité et du chômage et, plus récemment, l’émergence de contrats de travail aux marges du salariat (« mini-jobs » en Allemagne, contrats « zéro heure » en Grande-Bretagne, « micro-contrats de travail » dans l’« économie des petits boulots ») marquent une rupture nette avec la période de stabilité et de plein emploi des Trente Glorieuses. L’ampleur et la complexité de la dé-standardisation de la relation d’emploi sont telles aujourd’hui que l’on est en droit de s’interroger sur la notion de relation d’emploi, dont les frontières sont devenues plus incertaines et indécises que jamais.

Dans les études de relations industrielles, le flou des contours de la relation d’emploi est consubstantiel à la globalisation. Initialement, le débat a porté sur les limites du modèle élaboré par Dunlop (1958) autour de la capacité des entreprises à s’en affranchir (Kochan et al., 1986), puis sur la prise en compte de nouveaux acteurs parties prenantes, comme l’entreprise-client (Legault et Bellemare, 2008) ou les ONG de la société civile (Piore et Safford, 2006) et, plus récemment, sur les interdépendances entre les acteurs de la globalisation (institutions financières, firmes multinationales, fédérations syndicales transnationales, ONG, voir Jackson et al., 2013).

Ces travaux ont montré la diversité des acteurs impliqués dans les systèmes de relations professionnelles et, incidemment, la complexité du processus de transformation de la relation d’emploi, selon les époques et les contextes. Féconde pour en saisir les élargissements successifs, cette démarche d’analyse n’est cependant pas sans limite pour évaluer l’évolution de la relation des employés à leurs employeurs directs.

Au-delà d’un phénomène d’élargissement et de complexification par couches successives du modèle originel, le flou des contours de la relation d’emploi réside aussi dans les caractères ouvert, dynamique et géographiquement dispersé de la production qui affectent les conditions d’emploi et de travail. L’exemple-type est celui de la sous-traitance internationale où les décisions du donneur d’ordre échappent aux normes nationales encadrant la relation d’emploi de l’entreprise sous-traitante.

La notion de « zone grise » (ZG) appliquée à l’emploi que nous proposons de discuter vise à mieux prendre en compte ce positionnement ambigu des acteurs, à la fois extérieurs et engagés dans la relation d’emploi. Trois dimensions la caractérisent :

  • elle relie l’évolution de la relation d’emploi directement aux relations de pouvoir, de confiance ou d’influence des employeurs avec les différents interlocuteurs qui les entourent (État, entreprises, société civile, etc.). Dépassant une stricte vision juridique et binaire du positionnement de l’employeur, elle permet d’intégrer à l’analyse des pratiques floues, ni légales, ni illégales, mais relevant de relations extra-juridiques ou de conventions informelles;

  • elle signale un affaiblissement des cadres juridiques de protection et de régulation du travail sans préjuger de l’« état de subordination » (Supiot, 2000) des travailleurs, qu’il s’agisse de faux salariés, de faux indépendants ou même de salariés victimes d’insécurité dans les emplois les mieux protégés;

  • elle invite à considérer les caractères lacunaires ou perméables des institutions des marchés nationaux du travail comme les fondements d’un régime possible de fonctionnement de la relation d’emploi. Autrement dit, la persistance et la variété des zones grises peuvent tout aussi bien être considérées comme le résidu d’une norme juridique en attente ou en voie de (re)constitution, qu’un rouage permanent d’une régulation hybride d’intérêts contradictoires affectant la relation d’emploi.

En somme, dans un contexte de globalisation traduisant une nouvelle cartographie des relations de pouvoir, la notion de zone grise permet de substituer à une conception binaire une approche plus ouverte de la relation employé / employeur et de porter un regard différent sur les transformations de la relation d’emploi, à la fois comme un écart au regard d’une norme contractuelle définissant les engagements des employeurs à l’égard de leurs employés et comme un ensemble diversifié de techniques et de relations de pouvoir, donnant lieu à une variété de formes de subordination.

Pour argumenter et illustrer cette perspective, nous suivrons une démarche en quatre temps.

Une première partie dresse un panorama succinct des transformations de la relation d’emploi et montre, principalement à partir du cas français, que la notion de ZG était déjà en germe dans les pratiques contractuelles des employeurs depuis le milieu des années 1980. Une seconde partie discute les apports et limites de la notion de zone grise avancée par le juriste Supiot (2000) dans un article pionnier comparant l’état de subordination respectif des salariés et des travailleurs indépendants dans plusieurs pays. Une troisième partie prolonge cette perspective en partant de la distinction employeur de jure / employeur de facto. Fort de cette distinction, nous forgerons un cadre d’analyse de la « relation d’emploi avec tiers » qui ouvre cette relation à des parties prenantes impliquées dans l’exercice du pouvoir de direction des employeurs. Nous montrerons en quoi la présence de ces relations tierces justifie l’appellation d’« espace public » pour caractériser la notion de ZG. Une quatrième partie propose une illustration de cette grille d’analyse à partir de l’exemple de la plateforme Uber, entreprise de service de mobilité, qui promeut une institutionnalisation de la relation d’emploi différente de la relation d’emploi standard, dans laquelle la multiplicité des acteurs — entreprise, « prestataire », client, municipalité, tribunaux — dévoile une pluralité d’interactions et de logiques institutionnelles.

La notion de ZG au prisme des catégories et des pratiques contractuelles

Depuis le milieu des années 1980, la multiplication des « formes particulières d’emploi », la réécriture incessante en France du Code du travail sont allées de pair avec une extension de la précarité et un abaissement des protections. Ces évolutions ont fragilisé la classification des emplois en contrats à durée indéterminée (CDI) et contrats à durée déterminée (CDD). Nous préciserons ci-après le contexte et les termes dans lesquels la notion de ZG permet de saisir cette fragilité et les transformations de la relation d’emploi.

Les zones grises du CDI et du CDD

En France, le CDI fait référence dans le Code du travail et dans l’opinion publique. Représentant 87 % de l’emploi salarié (COE, 2014), il « résiste » à la crise, mais est loin de correspondre à l’idéal de la condition salariale. Dans la pratique et les représentations, l’image est brouillée. En 2011, 11  % des salariés du privé déclaraient chercher un emploi de meilleure qualité et 36 % des contrats signés ont été rompus cette même année, le chiffre s’élevant à 51,9 % pour les emplois peu qualifiés (Dares, 2015). Lizé et Prokovas (2014) parlent de « CDI précaire » et mettent en doute les vertus intégratrices et stabilisatrices du CDI pour les chômeurs en reprise d’emploi. Peu protecteur pour certaines franges de la population active, le CDI est également difficile d’accès pour les jeunes avec un taux d’entrée de 31 % pour les 15-24 ans, et seulement de 16 % pour les 25-34 ans (DARES, 2015). La création, en 2008, du motif de « rupture conventionnelle » (dit rupture « à l’amiable ») et, plus récemment, d’un CDI intérimaire (2014) fragilise davantage encore les protections attachées au CDI.

Un même constat d’érosion existe à propos des CDD. Créé en 1979 pour remplacer un salarié absent ou faire face à un pic d’activité, le CDD a été détourné massivement pour devenir une norme de recrutement (entre 85 et 87 % des intentions d’embauches entre 2000 et 2012 selon Barlet et Minni, 2014). Le taux d’emploi précaire[1] des 15 à 24 ans est passé de 17 % en 1982 à 51,6 % en 2014 ; celui des 25-49 ans a progressé de 2,9 % à 10,1 %. Par ailleurs, le CDD n’est pas un marchepied pour accéder à un emploi. Sur une période de trois ans, seulement 21 % des salariés sont passés, en 2014, d’un emploi temporaire à un emploi permanent en France (OCDE, 2016) alors qu’une fois sur deux un CDD débouche sur un autre CDD et une fois sur cinq sur le chômage (IRES, 2009). Enfin, la démultiplication des CDD dédiés (intermittents du spectacle, saisonniers, seniors) et la création d’un CDD de mission en 2008 ont encouragé des substitutions massives des CDD longs par des CDD courts, « d’usage », et favorisé le recours des CDD à l’intérim sur des emplois moins qualifiés. Notons que la précarité des femmes et des jeunes transparaît dans la nature des contrats. Si, en 2016, 10,5 % des salariés au total étaient en CDD, c’était le cas de 12,3 % des femmes contre 8,6 % des hommes, et de 32,1 % des jeunes de moins de 25 ans (Beck et Vidalenc, 2016).

Certes, la classification des emplois salariés en CDI et CDD n’est pas sans intérêt pour caractériser les flux de main-d’oeuvre et les chocs d’ajustement de l’emploi dans les différentes phases du cycle économique. Ainsi, la crise de 2008-2009 a mis en lumière l’existence d’ajustements asymétriques entre le souci des entreprises de préserver un noyau dur d’emplois qualifiés et stables (CDI) et le besoin de recourir à des formes flexibles d’emplois (CDD, intérim), moins qualifiés, moins bien rémunérés, et servant d’amortisseur de choc conjoncturel (Liégey, 2009).

Toutefois, cette partition des emplois reste fragile pour appréhender les nouvelles segmentations du marché du travail, en particulier celles liées aux discriminations. Par ailleurs, le flou qui entoure ces catégories suggère que la dualisation du marché du travail en France ne peut se résumer à l’opposition travailleurs en place vs travailleurs en marge (en anglais, insiders vs outsiders). L’insécurité sous-jacente aux CDI peut également tout aussi bien être le résultat d’une dégradation des marchés internes du travail que l’effet de l’ouverture d’un nombre croissant de segments des marchés professionnels à la concurrence internationale. De même, le nombre d’emplois temporaires (CDD, intérim) n’est peut-être pas le meilleur indicateur pour mesurer la précarité. Selon Picart (2014), la multiplication par cinq du taux de rotation des emplois entre 1980 et 2010, dans des secteurs relativement protégés (hôtel-restauration, bâtiment, services aux personnes), traduit moins une extension de la précarité qu’un raccourcissement de la durée des contrats et un changement profond de leur usage à l’endroit de professions (ouvriers non qualifiés, employés, professions des arts et des spectacles et de l’action culturelle et sportive) et de populations ciblées (tranches d’âges des 15-24 ans et des 50 ans et plus, voir ibid.).

Le comportement de faiseur de règles des employeurs

En forçant le trait, on serait en droit d’affirmer que le découpage des emplois en CDI et CDD ne fournit qu’une connaissance partielle des règles et des pratiques contractuelles du marché du travail en France. En retour, cette partition signale des zones grises qui sont autant d’écarts à la norme entre des catégories et des institutions prévues pour appréhender et réguler certaines situations d’emploi et la réalité des pratiques contractuelles qu’elles sont censées codifier.

Par conséquent, l’intérêt pour l’analyse de la notion de ZG n’est pas tant de dresser un inventaire des pratiques légales ou illégales des employeurs que de comprendre comment, dans des contextes particuliers, le comportement de faiseur de règles de certains d’entre eux peut coexister, s’opposer, se combiner avec les règles et les codifications instituées en matière d’emploi. Cette perspective est étayée par de nombreuses enquêtes, notamment celle conduite par Artus (2011), qui montrent que les institutions de cogestion en Allemagne sont minoritaires dans les secteurs des services, du bâtiment, du commerce et de la restauration, et que le taux de couverture conventionnelle des salariés dans le privé en 2010 est de 50 % à l’Ouest et de 29 % seulement à l’Est.

Dans un tel contexte, les régulations de l’emploi sont loin de correspondre à l’idéal du système dual de la codétermination. Dans nombre d’entreprises, les institutions de négociations collectives sont supplantées par des « pratiques institutionnelles divergentes » (ibid. : 113) : management d’intégration et aspiration à l’autonomie des salariés dans les entreprises de haute technologie (high-tech), loyauté et reconnaissance mutuelle dans les PME, répression et stratégie de sortie (en anglais, exit) dans les services précarisés. Pour une part également, ces régulations alternatives sont le résultat d’un processus profond de désintégration verticale, comme dans les télécommunications et l’automobile, où les syndicats dans les filiales et chez les sous-traitants sont peu présents et où les salariés sont peu ou moins bien couverts (Doellgast et Greer, 2007).

On retrouve une dynamique similaire en France. Pour Mirlicourtois (2016), un tiers seulement des créations d’emploi est le fait d’entreprises indépendantes, le reste étant sous le contrôle des firmes multinationales ou de grands groupes nationaux exportateurs. Cette présentation met en évidence l’importance des relations inter-entreprises dans le jeu de la régulation d’emploi. Elle éclaire toute la singularité de la dualisation entre les emplois des petites entreprises des secteurs abrités et ceux des plus grandes entreprises exposées à la concurrence internationale.

La diversité et, parfois, l’ampleur de la déconnexion de ces régulations « divergentes » n’ont pas nécessairement pour finalité de servir les intérêts des employeurs directs. Ainsi, le recours massif à l’intérim, au chômage partiel ou aux heures supplémentaires dans l’industrie est surtout un moyen de réduire la volatilité de la profitabilité des grands groupes, tout en respectant l’objectif de minimisation du risque de court terme imposé par les marchés financiers (Liégey, 2009).

En somme, la notion de ZG renverrait à tout un éventail de configurations de relations de pouvoir conduisant à ce que les emplois ne soient pas codifiés selon des règles ou des procédures instituées, mais négociés au cas par cas, sur des bases locales ou purement contingentes. Elle permet d’interroger la transformation des normes d’emploi sous deux angles différents : 1- en pointant les faiblesses des catégories et des régulations institutionnelles qui définissent les conditions standards d’organisation et de gestion de la relation d’emploi; 2- en examinant comment les employeurs s’organisent pour faire face à un environnement incertain et hétérogène, et comment, sur ces bases, émergent de nouvelles normes d’emploi et/ou se construisent de nouvelles régulations.

Les réflexions qui suivent se proposent d’approfondir ces points à partir de la notion de zone grise développée par Supiot (2000) dans un travail sur les « nouveaux visages de la subordination ».

La notion de zone grise selon A. Supiot : apports et limites

Pour Supiot, la notion de zone grise (ZG) repose sur le constat d’une convergence entre l’activité professionnelle du salarié qui « n’est plus nécessairement un simple rouage dépourvu d’initiative dans une organisation fortement hiérarchisée » et le travailleur indépendant qui « n’est plus nécessairement un entrepreneur libre comme bon lui semble » (ibid. : 133). « Autonomie dans la subordination » pour le premier, « allégeance dans l’indépendance » pour le second, cette convergence trouve son équivalent au plan juridique dans une « relative dilution du critère de subordination » (ibid. : 139).

Pour le juriste français, la notion de ZG s’oppose à la notion de frontière du droit du travail. Alors que la notion de frontière porte le débat sur le fait d’élargir ou de restreindre son champ d’application à certaines professions (ex. les journalistes ou franchisés), celle de ZG relève d’un autre type d’interrogation, touchant aux modalités d’exercice du pouvoir de l’employeur. L’employeur ne se satisfait plus aujourd’hui d’une « simple obéissance aux ordres » (ibid. : 139), mais demande, tant aux salariés qu’aux travailleurs indépendants, de faire « allégeance » (ibid.), c’est-à-dire de mobiliser dans le travail leurs capacités d’initiative, de jugement et de responsabilité exercées, par ailleurs, en qualité d’hommes libres.

Pour l’auteur, le passage de l’obéissance à l’allégeance est la seule cause signalée à l’origine de la formation de ZG. La subordination du salarié fixée contractuellement avec son employeur ne coïncide plus avec les conditions réelles de travail qui le lient à ce dernier. Cette discontinuité oppose deux moments, l’un relatif à la signature du contrat de travail et se déroulant sur le marché, l’autre concernant les conditions d’engagement des individus dans le travail et se déroulant au sein des entreprises. Pour Supiot, cette discontinuité se repère par un écart large et profond entre les droits et obligations des parties fixés contractuellement et la réalité du pouvoir de direction des employeurs.

Cette perception des transformations de la relation d’emploi à partir de la notion de zone grise est intéressante pour notre propos à plusieurs titres :

  • la notion de ZG n’est pas destinée à saisir la relation d’emploi aux marges du salariat. C’est une notion transverse visant à appréhender la fragilité structurelle de la relation d’emploi à partir de la relation de contrepartie « subordination contre protection » sous-jacente au contrat de travail, qu’il s’agisse de la protection des salariés affectés par les relations de sous-traitance, celle des faux indépendants dont l’activité est soumise aux dictats d’un seul client ou celle encore des salariés précaires en CDD ou bénéficiant d’un CDI;

  • la ZG est une zone potentiellement conflictuelle et instable, toujours en tension entre des travailleurs peu ou mal protégés et un pouvoir de direction mal identifié, zone qui excède de plus en plus le périmètre institutionnel de la relation d’emploi, censé définir les prérogatives de l’employeur;

  • la ZG peut être comprise comme un espace de transition, ouvert au développement de nouvelles formes de codification de la relation d’emploi, à l’instar des contrats de travail indépendant créés en Italie (les para-subordonnés) pour pallier la dépendance économique. Supiot rappelle aussi le dilemme de la reconnaissance légale de toute forme atypique d’emploi : « la reconnaître, c’est favoriser son développement, ne pas la reconnaître, c’est abandonner les travailleurs atypiques à leur sort » (Supiot, 2000 : 143).

En somme, la notion de ZG accréditerait l’idée selon laquelle, chez Supiot, le pouvoir de l’employeur ne serait en rien synonyme de décisions arbitraires dès lors qu’il existe un droit du travail adéquat à la diversité des pratiques de subordination (Fridenson, 2006). La question se pose, toutefois, de savoir si cet éclairage constitue le seul angle de vue possible. On peut en douter, car la relation de subordination est une relation de pouvoir médiatisée par des dispositifs juridiques, mais aussi organisationnels, technologiques, financiers, culturels, de genre, de race et d’ethnicité. Ces formes de pouvoirs touchent particulièrement le rapport employé-employeur. A fortiori, la relation « subordination contre protection » implicite au contrat de travail n’est ni unique ni exclusive quant à son objet. D’aucuns la conçoivent comme un échange entre subordination et prise de risque (Morin, 2005), d’autres encore considèrent que ce dont il est question dans cette relation est le maintien de la liberté du travailleur (Didry et Brouté, 2006). Cette diversité de points de vue appelle à concevoir la subordination comme une relation « travaillée », hybridée par des relations tierces, n’ayant de liens que très indirects avec l’état de subordination des salariés.

Au-delà de Supiot : la notion de zone grise comme espace public de recodification de la relation d’emploi

Les zones grises d’emploi dans la globalisation : une autre lecture est possible

Pour Supiot (2000), la notion de ZG est intimement liée à la dislocation du modèle centralisé de l’usine au profit de modèles de firmes transnationales, organisées en réseaux (Murray et Trudeau, 2004) et dont la conséquence est d’amener les sièges sociaux à peser sur l’emploi depuis l’extérieur des frontières juridiques des firmes résidentes. Cette lecture insiste sur l’idée d’une ZG qui émergerait en lien avec ce que nous dénommerons un processus extraterritorial de « désencastrement » de la relation d’emploi, expression très proche de la notion de « délégalisation » avancée par Supiot (1994) pour signifier la perte d’ancrage de la relation d’emploi dans le droit national du travail.

Mais une autre lecture est possible dans la mesure où globalisation et (re)localisation demeurent intimement liées aux stratégies des firmes pour exploiter les avantages compétitifs locaux et nouer des relations avec les différents acteurs impliqués à ce niveau (collectivités territoriales, société civile, fournisseurs). Autrement dit, « désencastrement » et « ré-encastrement » de la relation d’emploi ne vont pas l’un sans l’autre dans le contexte de la globalisation. Ce point est important pour caractériser la notion de ZG. Alors qu’une lecture en termes de « désencastrement » reconnaît dans la perte de visibilité et de maîtrise du pouvoir des employeurs directs des critères décisifs d’identification de la notion de ZG (Chassagnon, 2012 : 12), une lecture en termes de « ré-encastrement » insiste davantage sur l’existence de zones grises dans les processus situés d’ajustement de l’emploi aux conditions locales d’organisation et de gestion de l’activité au sein des entreprises. Dans le premier cas, l’employeur direct (de jure) est dessaisi d’une partie de son pouvoir de direction au profit d’un tiers (employeur de facto); dans le second cas, cette tierce personne positionnée au coeur de cette ZG le réhabilite comme levier d’action pour peser de manière informelle sur les termes de l’échange « subordination contre protection » au niveau local.

Dans notre approche, la notion de ZG renvoie donc à un écart entre les caractéristiques et les protections légales des emplois négociés avec les salariés et les caractéristiques et protections réelles attachées aux emplois occupés. Cet écart n’est pas réductible à des stratégies illégales de la part des directions extraterritoriales qui chercheraient à contourner la loi au niveau local ou national. Il tient davantage à des arrangements des directions avec les acteurs locaux et aussi avec les systèmes de règles et de contrôle qui encadrent l’activité des travailleurs au sein des établissements. La notion de ZG s’affirme alors comme le terrain d’expression d’une régulation déviante où l’emploi devient un point focal de stratégies d’acteurs partageant des intérêts ou des problèmes communs avec les directions.

La notion de zone grise comme espace public : le rôle des parties prenantes

Des réflexions qui précèdent, il ressort que la notion de ZG fournit une clef de lecture originale des transformations de la relation d’emploi. En intégrant à l’analyse la diversité des modes d’exercice et de partage du pouvoir de direction, elle fait de la « relation d’emploi avec tiers » l’enjeu d’une nouvelle régulation de l’emploi à partir d’une confrontation entre employeurs et parties prenantes sur les buts ou les finalités de l’activité. Cette perspective est assez proche du cadre d’analyse de Legault et Bellemare (2008), pour qui l’identité et le nombre des acteurs du système de relations professionnelles ne sont pas fixés a priori, mais la conséquence directe de leur implication dans l’organisation et la gestion des relations de travail. L’approche en termes de ZG partage avec les auteurs cette conception « élastique » du système des relations professionnelles.

De cette conception, nous retiendrons que les relations des partenaires économiques et institutionnels avec les employeurs ne sont pas nécessairement de nature coopérative, mais peuvent être l’enjeu de questions ou de problèmes privés et publics qui les opposent. En outre, relation d’emploi et ZG ne faisant qu’un en pratique, rien ne garantit que ces relations soient porteuses d’une régulation sociale vertueuse envers les employés. Il se peut que les protections et les garanties d’emploi de ces derniers soient perçues comme des obstacles ou deviennent des variables d’ajustement de tractations ou d’arbitrages privés ou quasi-privés réalisés en amont.

Théâtre de confrontations et de concessions réciproques, la ZG présente donc de nombreux traits caractéristiques d’un espace public[2]. C’est un espace discursif fonctionnant concrètement comme une instance de médiation, entre des droits et obligations intangibles et garantis a priori par le Code du travail d’un côté, et des intérêts dispersés échappant a priori à toute rationalité procédurale de l’autre. Ce n’est pas non plus un lieu d’échange à proprement parler, mais un lieu de composition des intérêts où se forgent des équilibres de circonstance sur la base de règles hybrides et implicites ou de conventions d’affaires assimilables à des dispositions à caractère non contraignant (en anglais, soft law). Comme espace public, la ZG est donc un lieu plus ou moins informel de délibération permettant que deux ordres de légitimité coexistent, voire se mélangent, en pratique : l’un institutionnel et étatique, l’autre marchand et contractuel. Cet espace public peut aussi s’affirmer comme un espace instituant (Azaïs, 2017), si par là on entend un espace où pouvoirs et contre-pouvoirs se confrontent pour la constitution d’un ordre de régulation hybride dont rien, par ailleurs, ne garantit la stabilité ni la cohérence a priori.

Graphique 1

La notion de zone grise d’emploi comme espace public

La notion de zone grise d’emploi comme espace public

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En nous limitant à une typologie très générale des parties prenantes, le graphique 1 qui précède illustre cette approche de la zone grise.

La notion de ZG comme espace public permet d’appréhender les transformations de la relation d’emploi doublement :

  • comme le terrain d’expression de relations ou de pratiques extra-juridiques manifestées par les parties prenantes (firmes, territoires, État, société civile) de la relation d’emploi. Ces dernières contribueraient par leurs ressources (institutions, capitaux, infrastructures, valeurs) au maintien ou au développement de la relation d’emploi, mais leurs intérêts pourraient être menacés par la manière dont ces ressources sont agencées, gérées ou consommées par les entreprises ;

  • comme le lieu d’émergence de nouveaux arrangements visant à redéfinir les conditions matérielles et institutionnelles d’organisation et de gestion de la relation d’emploi. Ils peuvent être appréhendés comme des compromis par l’intermédiaire desquels le lien « subordination contre protection » est reconnu par les employeurs, comme une contrepartie acceptable aux engagements contractuels qui les lient localement aux travailleurs.

La ZG ne pointe pas seulement un défaut d’institutionnalisation dans la règle de droit (Supiot, 2000), elle témoigne également de l’existence d’un processus d’auto-organisation des règles et des modalités d’exercice du pouvoir de direction des employeurs au niveau local. Sous couvert d’arrangements organisationnels, des pratiques institutionnelles innovantes s’introduisent ainsi dans les interstices de la loi et imposent un cadre normatif implicite dessinant les contours de nouvelles formes de subordination.

Une illustration à partir du cas Uber

Dans la présente section, on se propose d’illustrer l’intérêt de la notion de ZG à partir de l’examen des conditions d’organisation et de gestion de la relation d’emploi dans le cas de la firme Uber. Sans prétendre être exhaustif, nous présenterons l’action de diverses parties prenantes à cette relation. Dans cet espace public, nous verrons que certaines situations d’emploi, loin d’être univoques, témoignent au contraire d’une multiplicité de configurations possibles.

Uber : un modèle d’affaire disruptif, bâti sur une triangulation de la relation d’emploi

Créée en 2009 en Californie, Uber est une firme multinationale offrant toute une gamme de services de mobilité en ligne à partir d’une plateforme numérique, interface entre des clients munis d’une application (téléchargée sur leur téléphone mobile) et des chauffeurs prestataires enregistrés sur la plateforme, ayant le statut de travailleur indépendant et titulaires, selon les pays ou selon les villes, d’un simple permis de conduire comme c’est souvent le cas aux États-Unis et dans certains pays du Sud (Inde), ou d’une licence commerciale, plus connue dans le cas de la France sous l’appellation licence VTC (pour « voiture de transport avec chauffeur »).

L’originalité de ce modèle réside dans la relation triangulaire et de pair à pair que les dirigeants d’Uber entretiennent avec les usagers de la plateforme, clients et chauffeurs (voir schéma ci-dessous).

Graphique 2

Relation triangulaire et plateforme collaborative : le cas Uber

Relation triangulaire et plateforme collaborative : le cas Uber
Source : d’après IGAS (2016 :16)

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Cette relation, de type « professionnel- consommateur » (Business to Consumer ou B2C), permet à la firme californienne de contrôler les deux côtés du marché et de se positionner à la fois comme tiers exclu de la relation client-chauffeur et comme tiers médiateur :

  • comme tiers exclu de la relation client-chauffeur, la plateforme Uber est présentée en tant que simple outil d’aide à la mobilité. Sous cet angle, les enquêtes de terrain (Rayle et al., 2014, pour la ville de San Francisco) montrent que la plateforme est fréquentée par une population jeune, urbaine, dépourvue de véhicule particulier, et dont la demande de mobilité correspond à des trajets courts, à la carte et sur des plages horaires décalées (soirée, week-end, etc.). Pour ses dirigeants, la plateforme facilite les rencontres entre clients et chauffeurs, réduit les pénuries locales de transports, élimine les coûts d’attente et de recherche d’un véhicule, réactive la concurrence et fait baisser les prix. Le système d’évaluation des chauffeurs incorporé à l’application permet de préserver la confiance des clients grâce à l’élimination des mauvaises voitures et des mauvais chauffeurs, déconnectés en cas d’incidents ou de manquement au règlement. La plateforme produit un service utile et n’intervient pas dans les termes de la transaction, ni au niveau du trajet (fixé par le client et transmis au chauffeur) ni au niveau du prix de la course (fixé selon un algorithme en fonction du trafic et du nombre de chauffeurs disponibles, voir Economist, 2014). La rémunération des dirigeants repose sur une commission, un pourcentage du prix de la course fixé par Uber, que les chauffeurs rétrocèdent en contrepartie du service de médiation rendu par la plateforme.

  • comme tiers médiateur, Uber joue au contraire un rôle actif. À ce titre, elle propose régulièrement des applications pour fidéliser et élargir sa clientèle dans les 70 pays (ou 500 villes) où elle est présente, comme UberX (voiture classique), UberXL (camionnette), UberPool (trajet partagé). De même, vis-à-vis des chauffeurs prestataires, la firme californienne mène une politique active dans les bassins d’emploi des banlieues populaires, auprès d’une main-d’oeuvre disposée à adhérer à ce modèle de travail à la demande. Son discours-marketing sur l’autonomie, la liberté d’entreprendre et la promesse d’une garantie de revenus et d’activité sur les 6 premiers mois d’exercice a su convaincre toute une partie de cette population, d’origine immigrée, peu qualifiée, souvent au chômage, de créer leur propre entreprise et d’adhérer à la plateforme (Landier et al., 2016, pour la France).

Au coeur de cette relation triangulaire, le phénomène de disruption ne tient pas à la plateforme dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elle n’a rien d’innovant (Colin, 2015), mais à la stratégie d’Uber, typique des industries du numérique, de création d’un réseau d’usagers large et intégré. Dans sa conquête des villes en vue d’atteindre une taille critique, Uber se distingue cependant par son agressivité, profitant en Europe de la faiblesse du cadre juridique de la directive européenne sur le commerce électronique (2000/31/C3), qui assimile les plateformes à de simples hébergeurs (et non à des éditeurs de logiciels) ou du droit des contrats qui, selon le pays d’origine, ne protège que très partiellement les usagers (clients et chauffeurs) de l’activité transfrontalière de la plateforme (IGAS, 2016 : 26). Le lancement, en 2015, de l’application UberPop (co-voiturage entre particuliers), qualifiée d’illégale dans de nombreux pays, témoigne de la volonté délibérée d’exploiter ces failles juridiques.

Mais cette stratégie est fragile et contestée. En Italie, par exemple, face aux dirigeants de la firme qui, au nom de la directive européenne, plaident la neutralité technologique du logiciel, le tribunal de Rome a pris le parti inverse de considérer l’application UberPoP comme une borne d’appel équivalente à celle des taxis. De même, la rémunération d’Uber n’est pas un reversement de la part des chauffeurs, mais un prélèvement direct sur le prix de la course payé par le client; la course n’est pas considérée comme un service défini entre particuliers; son prix n’est pas librement négocié entre le chauffeur et le client, mais déterminé par un algorithme (Noto La Diega, 2015 : 402).

Un second volet de la stratégie d’Uber consiste à fidéliser le maximum de chauffeurs, sur tous les continents. Pour ce faire, Uber n’hésite pas à travailler à perte en accordant une aide financière aux chauffeurs et à les inciter à se désinscrire des plateformes concurrentes (Bianchi, 2016). Ainsi, en 2016, Uber affichait un déficit de 3 milliards $US, dont les deux tiers représentaient des subventions à l’activité de plus d’un million de chauffeurs (La Tribune, 09 / 02 / 2017). Cette stratégie d’endettement repose sur la croyance des dirigeants et des financeurs en la règle du « gagnant emporte la mise » propre aux industries de réseaux. Elle relève aussi d’un calcul politique basé sur le principe du « trop grand pour faire faillite » qui place les chauffeurs en variable d’ajustement de l’équilibre financier du système Uber (Rapoport, 2017 : 25) et force les gouvernements à intervenir dans les pays où la firme est implantée.

En somme, il est difficile d’identifier et de reconnaître le caractère licite ou illicite de l’activité de la plateforme Uber et des pratiques de management qui l’accompagnent. Ce brouillage, caractéristique d’une zone grise, conduit à une dénaturation profonde de la relation entre Uber et le client d’un côté, Uber et le chauffeur de l’autre : qui des deux protagonistes est le véritable responsable de la course demandée par le client ? Qui des deux est l’employeur du chauffeur ? Sur la base d’articles de presses, de monographies et d’enquêtes de terrain, nous examinerons la manière dont les parties prenantes sont impliquées dans la régulation de cette relation triangulaire.

Le métier de chauffeur chez Uber : une profession sous le pouvoir prescriptif des algorithmes et régulée au cas par cas

Qualifié de modèle de travail à la demande, la ressemblance du modèle Uber avec l’organisation du système de travail à domicile (domestic system) est frappante. Alors que dans ce système, les familles paysannes complétaient leur revenu en travaillant sur commande pour le compte d’artisans ou de fabricants, de la même manière, l’entreprise Uber crée l’activité des chauffeurs en leur passant commande, ces derniers étant rémunérés à la course.

La situation économique de ses chauffeurs est précaire dans la mesure où leur activité dans la plupart des États est soumise à une règlementation précise, relativement couteuse[3], qui les oblige à s’endetter et à travailler à plein temps. En exerçant un contrôle très strict de la demande de courses (via la plateforme), les dirigeants d’Uber contrôlent également leurs chiffres d’affaires et peuvent, non seulement, imposer ces prestations à des conditions commerciales avantageuses (tarifs de base et commission), mais aussi manipuler les chauffeurs au moyen de clins d’oeil (nudges, voir Thaler et Sunstein, 2012), en envoyant sur l’application des chauffeurs des notifications pour les inciter à travailler toujours plus, comme le signalement de zones à forte demande et le manque à gagner qu’elles représentent si les chauffeurs restaient inactifs, ou encore des offres de bonus pour ceux qui dépasseraient un objectif de gain quotidien (Le Monde, 2017).

Dans cette zone grise où les chauffeurs ont toujours la liberté de dire non, il est très difficile de dénoncer le pouvoir prescriptif d’Uber au motif que l’action de ses dirigeants encouragerait des comportements addictifs. Le pouvoir prescriptif est un pouvoir diffus; ses traces sont difficilement vérifiables, ce qui pose un problème de visibilité et de reconnaissance du statut d’employeur en cas de litige.

Il est significatif à cet égard qu’en Californie, la situation reste floue. Dans un premier temps, l’administration du travail de l’État a reconnu aux intéressés le statut de salarié, au point de verser à un chauffeur « déconnecté » par l’entreprise des allocations-chômage. À l’occasion du procès en action collective des chauffeurs dans cet État intenté contre Uber, la Cour fédérale de première instance a exprimé un avis similaire, tout en se déclarant incompétente pour requalifier le contrat commercial des chauffeurs d’Uber en contrat de travail, compte tenu de certains « défis significatifs créés par l’application au ‘modèle Uber’ des critères traditionnels de l’emploi » (U.S. District Court Northern District of California, no. C-13-3826-EMC, 11 mars 2015). Ni l’arrangement financier fixé à 100 millions de dollars entre l’entreprise et les chauffeurs ayant entamé cette action de groupe pour solde de tout compte, ni l’accord plus récent signé par les chauffeurs avec son principal concurrent Lyft, ne semblent régler la question juridique de fond dans la mesure où d’autres chauffeurs pourront toujours relancer une procédure de (re)qualification. Comme l’a précisé le juge qui a statué sur ce dernier accord : « l’accord n’est pas parfait… le statut légal des chauffeurs de Lyft dans le droit du travail en Californie reste incertain » (Reuters, « Judge approves $27 million driver settlement in Lyft lawsuit », 16 mars 2017).

De même, à Seattle, l’incertitude demeure. Par une ordonnance municipale votée en décembre 2015, les autorités judiciaires du district avaient reconnu le droit pour l’ensemble des chauffeurs de se syndiquer et de négocier collectivement avec les compagnies de taxis et de plateforme de réservation, type Uber ou Lyft. Seize mois de procédures plus tard, en avril 2017, un juge fédéral prononçait la suspension de cet arrêté au motif que le recours engagé par les compagnies n’étant pas jugé, seule la loi fédérale réservant le droit de négociation collective aux seuls salariés pouvait s’appliquer.

Il en va différemment en Floride où une première loi, votée en 2017, précise clairement, dans la foulée d’un jugement prononcé par la Cour suprême de l’État, que les chauffeurs inscrits auprès des compagnies de transport en réseaux (transport network companies) relèvent du statut de travailleur indépendant (independent contractor). Toutefois, en contrepartie de cette reconnaissance, les entreprises sont tenues de prendre une assurance à la fois pour les chauffeurs et les clients; de vérifier le casier judiciaire des chauffeurs et de veiller à leur comportement dans l’exercice de leur activité, autant d’obligations qui les rapprochent un peu plus du statut d’employeur.

En Europe, la question du statut des chauffeurs VTC, ayant le permis de voiture de transport avec chauffeur, est tout aussi incertaine. Ainsi, fin 2016, le Tribunal chargé des questions d’emploi de Londres a jugé que deux chauffeurs d’Uber n’étaient pas des travailleurs indépendants (contractors), ni même des salariés (employees), mais des travailleurs individuels (workers), statut qui, selon la législation nationale, permet l’obtention d’un certain nombre de droits, notamment un salaire minimum, des congés payés et des indemnités maladie[4] (Rabih, 2017; Courrier International, 2016).

En France, en décembre 2016, la requalification en 1ère instance par le Conseil des prud’hommes d’un chauffeur VTC en salarié au motif que son contrat avec la plateforme insérait une clause d’exclusivité aurait pu déstabiliser le modèle d’Uber. Ce jugement a, cependant, été neutralisé par la Loi Grandguillaume qui, parmi d’autres dispositions, a interdit les clauses d’exclusivité. À la même période, un médiateur, nommé par le gouvernement pour tenter de résorber le conflit entre la firme Uber et ses chauffeurs, invitait au dialogue social autour du thème de l’insécurité économique des chauffeurs (tarif minimal garanti, création d’un fonds de soutien, détaxation du carburant), préconisait la mise en place d’une couverture accident à la charge des plateformes et appelait, au nom de la sécurité de tous, à réglementer la durée maximale du travail, sans toutefois aborder la question du statut des chauffeurs (Rapoport, 2017).

D’autres exemples pourraient être cités de par le monde, témoignant d’une régulation chaotique de la relation d’emploi chez Uber[5]. Dans cette zone grise juridique, tout se passe, en effet, comme si le statut des chauffeurs était « indécidable », faute d’outil juridique adéquat. Mais la requalification des chauffeurs en salarié est-elle vraiment au coeur des conflits avec Uber ? Bien souvent, c’est la politique tarifaire de l’entreprise Uber qui est le facteur déclencheur des procédures juridiques, alors même qu’une majorité de chauffeurs, dont l’activité dépend exclusivement d’Uber, souhaite conserver leur statut de travailleur indépendant (ibid. : 8). Hausse des commissions (de 20  % à 25  %) et baisse des tarifs de base empêchent d’exercer le métier de chauffeur faute d’être assuré d’une liberté de choix en termes de tarifs, d’horaires, ou encore de clients. Ce mécanisme semble de portée assez générale. En Inde, par exemple, où l’économie informelle est très fortement présente et où les chauffeurs considèrent le modèle d’Uber comme une réelle opportunité pour gagner davantage et accéder à plus grande sécurité financière à moyen terme (Surie et Koduganti, 2016), des grèves longues et massives ont été déclenchées au motif que les revenus ont chuté en raison d’une baisse importante des subventions de l’activité des chauffeurs et des bonus versés, en fonction de la performance. Dans ce cycle vicieux, les tarifs très compétitifs imposés par Uber ont fait disparaître des taxis traditionnels et menacent même la survie des tricycles à moteur (Le Monde, 18 / 02 / 2017).

État, territoires, société civile à la rescousse

Dans le modèle Uber, les territoires (et les villes en particulier) fournissent les infrastructures nécessaires au bon fonctionnement de la plateforme. À ce titre, ils accompagnent la stratégie de la firme californienne dans l’organisation d’un marché de la mobilité au niveau local. Mais la difficulté réside également dans le fait que la dynamique de la plateforme, bâtie sur une industrie de réseau, est de nature invasive, voire même prédatrice, ce qui suscite de nombreuses controverses. Les acteurs de la société civile, d’un côté, l’État et les territoires de l’autre, n’hésitent pas à intervenir pour tenter de contenir et/ou de réguler cette stratégie « hors sol », ainsi que les problèmes d’externalité qui lui sont liés au niveau local. Sans prétendre à l’exhaustivité, trois types de réactions peuvent être identifiés :

  • un premier type de réaction est de déplacer la frontière public/privé. Ainsi, l’État français a réagi par la mise en place d’une plateforme alternative (le.taxi.fr) qui fédère les applications de taxis et des centres radios à l’échelle du territoire français, l’objectif étant de casser la position de monopole d’accès à la demande que possédait la plateforme Uber. De même, les municipalités de Paris et de Londres ont pris le parti de soutenir l’activité des taxis (aides fiscales pour l’achat d’un véhicule hybride, modernisation du réseau des bornes d’appel, etc.). Au contraire, la ville de Dublin en Californie (près de San Francisco) a passé un accord avec Uber pour que « ses » chauffeurs comblent une offre de service municipale défaillante, notamment dans les quartiers de la ville mal desservis par les transports en commun, sans surcoût pour l’usager (Bauchard, 2016). Enfin, dans une troisième variante, à Austin (Texas), Uber a préféré quitter la ville plutôt que de se soumettre à une décision de la municipalité d’obliger ses chauffeurs à déposer leurs empreintes digitales, permettant aux habitants de monter, par l’intermédiaire de Facebook, un système de transport alternatif.

  • un second type de réaction consiste à « Ubériser Uber », c’est-à-dire à retourner les outils et les méthodes de l’économie du numérique contre la firme californienne. Ainsi, face à l’extrême précarité du modèle d’emploi, les expériences se multiplient aux États-Unis pour s’approprier les technologies du numérique à travers des formes solidaires de distribution du travail et d’organisation des travailleurs, comme dans les coopératives (Scholz, 2012). De même, en France, l’association des chauffeurs VTC a créé une application, gérée par ses membres, de services d’assistance concurrents à ceux d’Uber (formation, aide à la compatibilité). De son côté, le syndicat IG Metall a lancé, en 2015, un site en allemand et en anglais (FairCrowdworkWatch.com) où les travailleurs de l’économie des petits boulots (la « gig-economy ») peuvent noter les plateformes sur les conditions de travail et les rémunérations, échanger des informations et obtenir des conseils de la part du syndicat. En France, les deux grandes confédérations syndicales, CFDT et CGT, ont modifié leur statut pour pouvoir accueillir des travailleurs des plateformes. Toutefois, les divergences sont importantes entre les deux organisations, la CFDT visant à sécuriser les parcours professionnels des chauffeurs, et la CGT voulant les assimiler aux salariés.

  • un dernier type de réaction est la « contestation politique » manifestée par la société civile et le monde de l’entreprise. Cette contestation dénonce les dirigeants de publicité mensongère, de comportement sexiste envers son personnel, de non-respect des règles de confidentialité par Apple, de création de fakemaps et d’espionnage (par Lyft et Google). Uber est désormais boycotté sur les réseaux sociaux, notamment avec la campagne #DeleteUber sur Twitter (La Tribune, 2017). L’ampleur de la mobilisation est à la mesure de la stratégie de transgression tous azimuts choisie par Uber. L’appel au boycott, soutenu par de nombreuses minorités victimes du racisme et composant une grande partie de la communauté des chauffeurs, a obligé son PDG à démissionner de l’équipe de conseillers du Président Trump, après la signature d’un décret anti-immigration.

En résumé, il ressort que le modèle Uber rompt avec l’institutionnalisation de la relation d’emploi standard. Disruptif vis-à-vis des règles de fonctionnement du marché du travail et, plus largement encore, du rapport salarial, Uber défie le droit et la jurisprudence. La relation de contrepartie « subordination contre protection », toujours possible par la voie juridique de la requalification, n’est jamais définitive et bien souvent partielle du point de vue des droits (re)conquis. Le cas d’Uber montre à quel point la régulation de la relation d’emploi recoupe largement un processus politique, dynamique et résilient. Dans cet espace public, les « disputes » ne se limitent pas à débattre des modalités commerciales et financières de la prestation des chauffeurs, mais s’étendent bien au-delà, pour intégrer des dimensions infrastructurelle, institutionnelle, voire culturelle requises dans l’exécution de cette prestation.

Conclusion

La diversité des caractéristiques d’une ZG met en exergue l’intérêt de cette notion pour analyser les transformations de la relation d’emploi dans la globalisation. Réceptacle de débordements issus des transformations du travail dont les lieux, les temporalités et les modalités d’exécution se déploient hors les murs des usines et brouillent les frontières statutaires entre salariés et travailleurs indépendants, la zone grise est aussi le terrain d’expression de dynamiques multiples insufflées « par en haut », par les stratégies d’entreprise. Certaines d’entre elles sont illégales ou ignorantes des obligations imposées par le droit du travail; d’autres s’inscrivent dans des stratégies de firme d’évitement des contraintes des frontières nationales. Ces divers cas de figures sont autant de pratiques et de régulations largement autonomes vis-à-vis des normes de la relation d’emploi standard.

C’est sans doute là une vertu heuristique salutaire : le recours à la notion de ZG permet de désenclaver l’analyse d’une lecture stato-centrée de la relation d’emploi (dominante dans le cas de la France) et de s’affranchir d’une approche systémique héritée du triptyque « employeur, syndicat, gouvernement » forgé initialement par Dunlop.

Notre proposition de définir la notion de ZG comme un « espace public » est la conséquence directe de ce changement de perspective. La prise en compte de la zone grise comme composante à part entière de la relation d’emploi amène à penser que cette dernière n’est pas seulement régulée de façon unilatérale par les directions d’entreprises, selon le « fait du droit ». Le cas Uber est exemplaire à cet égard de la pluralité des intérêts et des stratégies d’acteurs impliqués localement par la politique mise en oeuvre par ses dirigeants. Le modèle Uber montre également que la mobilisation de ces acteurs peut parfois déboucher sur des initiatives (Londres, Paris, l’État français) ou des expérimentations (Dublin), laissant deviner la possibilité d’une régulation collective du service de mobilité.

Pour conclure, il convient de souligner que la notion de ZG doit être mobilisée avec précaution, notamment en évitant de considérer toute expérience de travail ou toute situation de gestion déployées aux marges des institutions légales, comme ayant la capacité d’engendrer mécaniquement un nouvel ordre de régulation sociale. Bien au contraire. La notion de zone grise comme espace public s’oppose à un tel déterminisme dès lors qu’aucune configuration d’actions n’est porteuse de compromis a priori. Comme l’explicite le cas Uber, il semble plus prudent de penser que les zones grises d’emploi ont encore un bel avenir devant elles.