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Ce numéro thématique cherche à comprendre comment le numérique est venu perturber et réorganiser la régulation du travail et de l’emploi et comment il peut conduire à des formes d’expérimentation organisationnelle et institutionnelle[1].

La phase actuelle de généralisation du numérique repose sur l’établissement d’interconnexions complexes et diversifiées entre les données, les objets et les plateformes, entraînant des perturbations multiples et une impression de changement diffus. Elle se caractérise par l’émergence de nouvelles technologies de production avancées, d’algorithmes d’apprentissage automatique, de dispositifs ubiquitaires, ainsi que d’applications et de services orientés sur les données. Il est aussi question de robotique de pointe, de systèmes de production 4.0, de l’informatique en nuage et de logiciels en tant que service (aaS), de l’Internet des objets, de systèmes évolués d’acquisition et de contrôle des données, de systèmes évolués de veille stratégique (BI), de plateformes de gestion des chaînes d’approvisionnement, de technologies de prototypage rapides et de fabrication additive (impression 3D), ainsi que de plateformes d’intermédiation.

Ces bouleversements amènent à revoir la façon dont les modèles d’affaires sont conçus. Parallèlement à l’émergence de ces nouvelles technologies, de nouveaux modèles d’affaires sont en cours de développement (Briken et al., 2017; Degryse, 2016; Olleros et Zhegu, 2016), dont certains sous-tendent l’essor des « marchés de réseau » et de l’économie de plateforme. Une caractéristique importante de ces modèles est leur capacité à capter de nouvelles rentes économiques par la marchandisation de ressources auparavant sous-exploitées ou inexploitées. En convertissant notre vie quotidienne en données monnayables, les dispositifs interconnectés, les algorithmes d’apprentissage automatique et les applications en ligne amplifient le potentiel de création et d’exploitation de nouvelles sources de valeur. Dans ces nouveaux modèles, les données numérisées deviennent une ressource stratégique, et le consommateur, un producteur de matières premières numériques.

Les effets perturbateurs de la phase actuelle font l’objet de nombreuses discussions et de nombreux débats dans les milieux universitaires et publics. Warhurst et Hunt (2019) énumèrent trois vecteurs par lesquels celle-ci modifie le travail et, par conséquent, les marchés du travail : les machines numériques dotées d’intelligence artificielle (IA); la numérisation des processus augmentant les possibilités de traitement, de stockage et de partage d’information; et, enfin, l’utilisation de réseaux numériques, d’algorithmes et de plateformes d’intermédiation pour coordonner les transactions économiques. Ces changements se répercutent sur les marchés et les pratiques du travail de trois manières. La première concerne les circonstances dans lesquelles l’innovation technologique, que ce soit sous la forme de l’automatisation, du travail-machine ou des systèmes d’intelligence artificielle, a le potentiel de refondre le travail en profondeur (West, 2018; Berg et al., 2018). Plus précisément, on soutient que les technologies numériques sont utilisées délibérément et de manière instrumentale pour reconfigurer le travail et les relations de travail, notamment au moyen des plateformes en ligne (Frey et Osborne, 2017). Deuxièmement, si le numérique créé des emplois dans les secteurs des services et de l’information, il entraine, dans le même temps, le déclin de l’emploi dans la production et la fourniture de biens manufacturiers (OCDE, 2019a et 2019b). Troisièmement, on constate une érosion importante des contrats de travail reposant sur une « relation d’emploi traditionnelle », ayant pour conséquence la promotion de formes d’emploi de plus en plus précaires (Standing, 2014). Quelle que soit l’expérience des formes d’emploi précaires, dans le contexte actuel, ces évolutions sont source d’insécurité et de risques importants pour la santé des travailleurs (voir Lewchuk, 2017). Ces effets sont majeurs, entraînant non seulement des conséquences sur le travail et les tâches à accomplir, mais également sur le type d’emplois et le lieu où ils s’exercent. Bien qu’à ce jour, ces évolutions ne semblent pas avoir entraîné une recrudescence du chômage, elles peuvent être associées à une augmentation du sous-emploi (voir notamment, dans le cas des États-Unis, Atkinson et Wu, 2017).

Il est généralement admis que les institutions sont déphasées par rapport aux réalités contemporaines du marché du travail et que les décideurs politiques peinent à relever les défis que soulève la montée en puissance de l’économie numérique. Les cadres institutionnels en place n’arrivent ni à réguler la diffusion de l’innovation, ni à atténuer ses effets perturbateurs à l’échelle internationale, nationale et régionale (Sassen, 2015; Schwab, 2016; Zuboff, 2019). Pourtant, dans des contextes organisationnels, industriels et institutionnels variés, les acteurs collectifs (entreprises, gouvernements, syndicats, associations, cabinets de conseil, agences de développement, organisations non gouvernementales) s’engagent dans une période prolongée d’expérimentation afin de composer avec ces changements (Murray et al., 2020). Au travers des processus inégaux et contestés, ces expérimentations mènent à la création de nouvelles normes, pratiques et politiques qui produisent des résultats contrastés. Selon les circonstances et les forces en présence, elles renforcent ou réduisent les inégalités, aggravent ou améliorent les conditions de travail, accroissent ou réduisent les asymétries de pouvoir, et se révèlent plus ou moins inclusives, démocratiques et participatives.

Ce numéro spécial de RIIR sur le numérique entend contribuer à cette discussion en abordant trois questions complémentaires : l’avenir du travail, l’agentivité et le pouvoir syndical, ainsi que l’expérimentation organisationnelle et institutionnelle.

L’avenir du travail

Les débats abondent sur « l’avenir du travail », faisant référence à la manière dont la conversion numérique grandissante des systèmes et des processus affecte le travail, l’emploi et les niveaux d’emploi (voir OIT, 2018). Il a été abondamment question du déplacement du travail qu’annoncerait l’avènement du numérique au travail, prévoyant des pertes d’emploi massives et des taux de chômage élevés (Brynjolffson et MacAfee, 2014; Frey et Osborne, 2013; Ford, 2015). Remis en question par plusieurs (Agrawal et al., 2018; Autor, Mindell et Reynolds, 2019; Thompson, 2020), ce pronostic pessimiste tend à céder le pas aujourd’hui aux débats sur la qualité du travail et de l’emploi (Stanford, 2020).

Un thème prédominant dans la littérature sur l’avenir du travail concerne le lien entre la numérisation, l’organisation du travail et les nouvelles compétences requises de la part des travailleurs. L’on y soutient que le numérique entraîne un effet polarisant : d’une part, il remplace le travail routinier et répétitif, et, d’autre part, il sert de complément à un travail déjà hautement qualifié. Ces avancements donnent à penser qu’un profond changement dans la nature et la fonction du travail est à prévoir, entraînant un déplacement des travailleurs détenant des emplois routiniers et répétitifs. Et qu’en conséquence, plusieurs chercheront d’autres types d’occupations, avec pour effet de nouvelles formes de précarité (Peetz, 2019). Le travail tend également à se spécialiser, les travailleurs devant développer des compétences pour des emplois dont les tâches sont de plus en plus souvent réparties numériquement. Pareille spécialisation du travail est particulièrement visible dans le cas de certains territoires, où elle tend à se concentrer au sein de réseaux de fournisseurs ou de grappes d’industries (Smith, 2010). La concentration des travailleurs dans de telles zones permet de maintenir un appareillage productif plus imposant, une division du travail plus fine et l’accès à des marchés plus vastes (Harvey, 2006).

Dans le contexte de la conversion numérique du travail, l’émergence du travail de plateforme demeure largement non réglementée. Cette absence de régulation a été causée, en partie, par un développement inégal de ce type de travail, lequel recouvre tant le travail des soins personnels, les services alimentaires, le transport, que le travail de saisi et d’exploitation de données. Le développement de ces nouvelles formes de travail soulève d’importantes questions quant à la nature du lien qui unit le travailleur au donneur d’ouvrage (statut d’indépendant ou de salarié), aux conditions d’exécution du travail et aux relations qui unissent ceux qui effectuent le travail et ceux qui possèdent et contrôlent les processus numériques. Bien que partageant plusieurs caractéristiques communes, la spécificité de ces configurations varie d’un contexte à l’autre et alimente les débats sur l’emploi flexible, le travail indépendant ou par projet et la précarisation.

Les articles inclus dans ce numéro thématique montrent que les effets du numérique sur le travail sont inégaux et variés. Dans certains cas, elle conduit à la déqualification des travailleurs et à une forme de ‘néo-taylorisme’ (voir, dans ce numéro, Gautié, Jaehrling et Perez), tandis que dans d’autres cas, elle est susceptible d’améliorer la qualité du travail en réduisant les tâches les plus dangereuses (voir l’article de Stroud, Timperley et Weinel). Dans les cas les plus extrêmes, notamment les plateformes de travail en ligne décrites par Degryse, le numérique reconfigure la nature même du travail et affaiblit les formes traditionnelles de régulation. Devant pareille variété d’effets, l’on en vient à se demander si le futur du travail n’en serait pas un qui soit pluriel. Ce qui invite à considérer les complémentarités entre les types de technologie, l’organisation du travail et la gestion des compétences, ainsi que les relations sociales dans lesquelles elles s’inscrivent.

L’agentivité et le pouvoir syndical

L’innovation technologique est ancrée dans des relations sociales souvent passées sous silence. Nous soumettons que celle-ci est imbriquée dans un processus social dont la teneur spécifique préfigure la manière dont l’innovation technique est implantée et produit ses effets. D’une manière générale, les employeurs et les gouvernements exploitent les possibilités offertes par l’innovation technologique pour remodeler et réorganiser le travail. Cependant, même si ces acteurs sont en position de force, il serait faux de croire que les travailleurs et leurs syndicats sont impuissants; il est possible pour eux d’exercer leur pouvoir de contestation et de façonner le processus d’implantation et les effets de la numérisation.

Dans ce contexte, les défis posés par le numérique au mouvement syndical sont tout à la fois récents et très anciens. Depuis le début de la période d’industrialisation, les syndicats et leurs précurseurs ont résisté et négocié l’introduction de nouvelles technologies, en se concentrant sur la manière dont celles-ci remplacent les emplois, réorganisent le travail et exercent un effet sur la détermination des salaires. Or, la présente vague de transformation, et en particulier la montée de l’économie de plateforme, pose de nouveaux défis sur le plan de l’organisation et de la représentation des travailleurs. Les débats en cours sur le numérique ont suscité un regain d’intérêt pour la manière dont les partenaires sociaux peuvent engager un dialogue sur ces questions émergentes. Et bien qu’une grande partie de la littérature soit dédiée à la manière dont les syndicats tentent d’organiser et de représenter les travailleurs des plateformes, la manière dont les partenaires sociaux négocient de tels changements suscite de plus en plus d’intérêt.

Une piste d’analyse est que la teneur des répercussions causées par les perturbations numériques soit influencée par le pouvoir et l’agentivité de l’acteur syndical, et que ces développements puissent être contestés, remis en question et sujets à de longues négociations, tous menant à des résultats différenciés. Cette observation soulève des questionnements quant à la capacité des acteurs collectifs, et tout particulièrement des syndicats, à faire face à de tels changements. L’implantation du numérique n’est pas uniforme : l’introduction et la mise en oeuvre des innovations numériques sont inégales, allant de leur utilisation partielle ou spécialisée au sein de processus continus ou établis, au déploiement généralisé à tous les niveaux de l’organisation. Les syndicats sont eux-mêmes multiformes et démontent un éventail de capacités et de ressources dans la façon d’exercer leur agentivité en pareil contexte (voir, sur les capacités, Lévesque et Murray, 2010; sur l’importance de l’organisation, Fairbrother, 2015). En bref, l’objectif est de mieux comprendre et expliquer comment s’exerce l’agentivité syndicale dans un contexte de perturbation numérique.

La principale caractéristique de cette analyse est qu’elle soulève, de diverses manières, la question du rapport et des dynamiques de pouvoir, tant dans les milieux de travail qu’en dehors de ces derniers. Ce numéro thématique et les articles qu’il renferme cherchent à comprendre le rôle-clé joué par les acteurs collectifs, notamment les syndicats, dans la définition des contours et des répercussions du numérique. Trois pistes d’analyse sont soulevées. Premièrement, l’influence des syndicats dépend de leur capacité à canaliser la puissance du nombre et mobiliser leur pouvoir. Rutherford et Frangi notent qu’il existe — dans l'industrie automobile canadienne — des différences importantes dans les pratiques syndicales locales. En revanche, l'étude comparative de Gautié, Jaehrling et Perez souligne les contraintes qui pèsent sur la capacité représentative des syndicats lorsque les pratiques de l’employeur sont semblables d’une unité d’affaire à l’autre, comme dans le cas des entrepôts logistiques du secteur du commerce de détail en France et en Allemagne. Deuxièmement, certains syndicats sont en mesure de développer et de mobiliser leurs ressources de pouvoir cependant que d’autres tendent à démontrer l'inefficacité des ressources traditionnelles de pouvoir syndical. L'étude de Gasparri et Tassinari se concentre sur l'articulation des ressources de pouvoir des syndicats italiens en réponse aux enjeux numériques. L’approche multiniveaux semble indiquer que ceux-ci s’adaptent davantage à la situation qu’ils ne transforment leur répertoire d’actions. Bien qu’insistant également sur les dynamiques de pouvoir, Coiquaud et Morissette soulignent que les ressources de pouvoir traditionnelles des syndicats peuvent s’avérer inefficaces pour lutter contre l’avènement d’entreprises comme UBER, surtout lorsque l’État se positionne comme l’allié de ces méga-entreprises. Troisièmement, les syndicats peuvent contribuer au développement de nouvelles formes d’organisations collectives. Degryse et Hocquelet démontrent respectivement comment de nouvelles formes d’organisations collectives, souvent elles-mêmes fondées sur la mobilisation des technologies numériques, peuvent renforcer la capacité collective des travailleurs et leur permettre d’agir sur la régulation du travail et de l’emploi.

L’expérimentation organisationnelle et institutionnelle

L’expérimentation est un processus qui mobilise les acteurs du monde du travail dans la recherche de nouveaux modes de régulation du travail et de l’emploi et leur institutionnalisation dans de nouvelles interprétations, normes et règles (Murray et al., 2020 : 1). Cela implique deux dynamiques complémentaires. Premièrement, l’ampleur de la transformation technologique qu’induit le numérique est sans précédent, tant par son envergure que sa portée. Elle est observable dans les pratiques d’emploi, dans la façon d’organiser le travail, ainsi que dans la manière de définir le travail et les statuts d’emploi dans des contextes émergents, tels que les entreprises de plateformes. Ces développements sont parfois contestés et remis en question, parfois négociés, voire même institutionnalisés par décrets. Deuxièmement, les acteurs du monde du travail, qu’ils soient apporteurs en travail ou en capital, cherchent à réguler ou re-réguler le travail et la relation d’emploi en poursuivant leurs intérêts spécifiques.

Nous soutenons, dans ce numéro thématique, que les perturbations accompagnant l‘avènement du numérique ouvrent la voie à l’expérimentation. Pour un grand nombre d’employeurs, c’est une étape qui s’accompagne de l’adoption unilatérale de pratiques de travail et de règles en matière d’emploi, comme dans le cas de ceux qui cherchent à monétiser les innovations technologiques axées sur le numérique (Briken et al., 2017; Degryse, 2016; Olleros et Zhegu, 2016). Ailleurs, ce peut être le cas d’organisations déjà bien établies dans des industries comme l’acier qui cherchent à numériser le travail, dans un souci d’efficacité, de productivité accrue ou de sécurité. Dans tous les cas, diverses formes d’expérimentations organisationnelles sont en cours; reste à savoir si celles-ci s’institutionnaliseront dans des politiques et pratiques durables. Quoi qu’il en soit, le défi posé aux syndicats et à leurs équivalents est manifeste.

Ce numéro spécial met l’accent sur les effets perturbateurs du numérique sur la régulation du travail et de l’emploi. Comme mentionné, les formes traditionnelles de régulation institutionnelle paraissent en décalage avec la réalité du marché du travail actuel. Degryse fait un pas de plus en affirmant que l’économie de plateforme sape les fondements mêmes du modèle social construit au cours du siècle dernier. L’étude de Coiquaud et Morissette sur l’industrie du taxi au Québec va dans le même sens. Or, pareils développements ouvrent la voie à l’expérimentation, tout en exerçant une pression sur les acteurs collectifs pour qu’ils agissent afin de développer de nouvelles normes, règles et schémas cognitifs.

L’exercice des relations de pouvoir teinte le processus d’expérimentation et ses résultats. Dans certains cas, l’expérimentation est dominée par les entreprises et/ou l’État, ce qui entraîne des résultats négatifs pour les travailleurs (voir Coiquaud et Morissette; Gautié, Jaehrling et Perez). Dans d’autres contextes, les résultats sont plus nuancés et génèrent des retombées à la fois positives et négatives. Une caractéristique distinctive de cet ensemble de cas est le rôle actif joué par les syndicats afin de réinventer leur identité, leur répertoire d’actions, leurs réseaux et les structures de gouvernance organisationnelle et sectorielle. Dans certains cas, l’expérimentation a nécessité l’extension du répertoire d’action syndicale traditionnel (voir Stroud, Timperley et Weinel; Rutherford et Frangi; Gasparri et Tassinari). Dans d’autres cas, l’expérimentation a conduit à un changement plus radical des identités, des réseaux et du répertoire d’action des syndicats. Les cas décrits par Degryse et par Hocquelet sont de ce type. L’étude de Hocquelet sur la campagne OUR Walmart démontre comment une association indépendante, initialement promue dans le cadre d’une campagne de syndicalisation, a développé un répertoire d’action original et a pu, grâce à l’utilisation des technologies numériques, renforcer l’identité et la solidarité des travailleurs. Les enseignements sont frappants.

Les processus d’expérimentation dans lesquels s’engagent les employeurs et les syndicats créent des défis pour les deux groupes d’acteurs sociaux. Trop souvent, le rôle et la place des syndicats dans ces processus sont passés sous silence ou involontairement négligés. Ce numéro spécial cherche à pallier cette absence et à reconnaître l’importance d’inscrire ces expériences au coeur du débat public. Nous soutenons qu’il est possible pour les travailleurs d’agir afin de se tracer un avenir meilleur que celui promis par le monde du travail actuel, marqué par les perturbations, l’exploitation et la vulnérabilité.

L’apport de ce numéro thématique

Les sept articles de ce numéro spécial abordent ces trois questions complémentaires sous différents angles.

Christophe Degryse soutient que le développement de l’économie numérique, notamment l’avènement des plateformes de travail en ligne, ont eu pour effet de redéfinir le milieu de travail, bien souvent, de façon négative. Dans certains secteurs, l’on constate un affaiblissement des structures du travail sur lesquelles nos régimes de loi du travail, de protection sociale et de négociation collective ont été fondés, notamment l’unité de lieu de travail, l’unité de temps de travail et l’unité d’action. Degryse offre un rappel convaincant sur la façon dont la régulation institutionnelle du travail a été conçue en réponse à un régime de production et à une configuration du travail précis. L’auteur nous invite à voir au-delà des débats sur les effets du numérique sur le nombre d’emplois afin de nous concentrer sur la manière dont les plateformes en ligne, transformant la nature même du travail, affaiblissent les bases du modèle social sur lequel repose la régulation du travail dans la plupart des pays industrialisés. Il en résulte, selon l’auteur, un processus de déphasage laissant une place à l’innovation sociale. La deuxième partie de l’article décrit une série de pratiques et d’expérimentations innovantes de ce type, conçues pour faire face à ces questions. On peut citer comme exemples la création de collectifs autonomes, l’organisation d’actions collectives et l’élaboration de revendications, mais surtout le renouvellement des répertoires plus traditionnels de l’action syndicale. Tout en reconnaissant que ces formes d’expérimentations et les stratégies liées se heurtent à des obstacles et à des difficultés considérables, l’auteur conclut que, malgré leurs limites, ces expériences sociales peuvent être considérées comme l’embryon d’un nouveau modèle social mieux adapté à l’économie de plateforme.

Urwana Coiquaud et Lucie Morissette étudient le processus de mise en place de mesures réglementaires visant à faire face aux perturbations introduites par la numérisation des pratiques et des modalités de travail actuelles. Elles présentent une analyse de cas longitudinale des transformations de l’industrie du taxi au Québec (Canada) après l’arrivée d’Uber, notamment le rôle joué par l’État et l’entreprise dans la reconstruction de la réglementation régissant ce secteur. Les auteurs proposent deux perspectives complémentaires : premièrement, une évaluation de la réponse réglementaire adoptée par les autorités publiques; deuxièmement, une analyse des processus qui ont guidé l’élaboration de ces nouvelles règles, y compris de ceux qui les ont initiées. En passant au peigne fin chaque étape de ce processus de réorganisation institutionnel et en mettant l’accent sur le rôle de l’État et de l’entreprise de plateforme, les auteures cherchent à mieux comprendre l’influence des « entrepreneurs réglementaires » (dans ce cas-ci, Uber) dans l’adoption de nouvelles politiques publiques. Les auteures mettent au point un cadre exploratoire qui permet une évaluation critique et normative de la manière dont les règles sont conçues dans un contexte de perturbation des politiques publiques. L’analyse des auteures montre également comment le régulateur a été capturé par Uber et comment, par conséquent, les règles adoptées ignorent les principes fondamentaux de neutralité et de transparence au détriment du bien public. Cette recherche illustre la nature sans précédent de l’intervention des acteurs de plateformes dans l’élaboration des politiques publiques et souligne la nécessité d’adopter des principes plus contraignants afin de les encadrer.

Mathieu Hocquelet aborde l’importance des formes d’organisations collectives indépendantes (bien que dotées d’un héritage syndical) susceptibles de relever les défis de l’innovation et des perturbations technologiques. Hocquelet s’intéresse à la Organization United for Respect at Walmart (OWM), l’une des initiatives nationales les plus ambitieuses en matière d’organisation de la main d’oeuvre aux États-Unis au cours de la dernière décennie. Apparue en 2011, l’association financée par l’un des grands syndicats des services nord-américains (United Food and Commercial Workers - UFCW), OUR Walmart (OWM) a, en effet, contribué à l’obtention d’une série de victoires salariales face au géant de la distribution Walmart, resté inflexible devant les précédentes tentatives d’organisation des salariés. Cette campagne du syndicat a permis l’organisation des inorganisés dans une industrie qui s’appuie sur une main d’oeuvre à bas salaire. Au moyen d’une approche ascendante, OWM a réussi à mobiliser les employés de toutes les branches de l’entreprise. S’intéressant au travail d’organisation de OWM entre 2013 et 2018, l’auteur démontre que la poursuite de son effort d’organisation de manière indépendante a conduit l’organisation à opérer un virage numérique. Tout particulièrement, l’article souligne que le lancement d’OWM par UFCW dans le cadre de la campagne syndicale visant le détaillant Walmart (2011-2015) et sa poursuite indépendamment du syndicat ont permis deux approches différentes en matière d’organisation. Cette étape consiste à lier les innovations numériques à la participation active des salariés. L’organisation a, ainsi, saisi l’occasion de rendre visibles les inégalités raciales et de genre, tout en favorisant la co-construction d’une solidarité professionnelle à grande échelle dans une entreprise et un secteur auparavant jugés hors d’atteinte.

Dean Stroud, Victoria Timperley et Martin Weinel explorent les répercussions en milieu de travail d’une innovation bien précise de l’Industrie 4.0, c’est-à-dire l’adoption des drones dans l’industrie sidérurgique. Les auteurs apportent aux débats sur le numérique une discussion sur la relation entre les forces matérielles de production et les relations sociales dans lesquelles elles s’inscrivent (Edwards et Ramirez, 2016). Selon des données provenant de deux sites industriels européens, les auteurs suggèrent que l’adoption des drones sera probablement compliquée en raison d’un certain nombre de facteurs sociaux, économiques et juridiques, dont les effets sont, au mieux, extrêmement difficiles à prévoir. Introduits en raison des possibilités de réduction de main-d’oeuvre qu’ils permettent, les drones semblent offrir un moyen plus sûr et plus efficace de vérifier les défectuosités dans les aires éloignées ou inaccessibles. Cependant, même si les employeurs s’imaginent que ces technologies numériques pourraient remplacer, substituer la main-d’oeuvre ou en intensifier le rendement, les résultats de la recherche suggèrent que les réalités du lieu de travail rendent leur adoption des plus contingentes et remettent en question les discours par trop déterministes. Les auteurs soulignent plusieurs de ces contingences et examinent comment l’adoption des technologies numériques sera, au final, façonnée par le pouvoir, les intérêts, les valeurs et les visions qui prévalent sur le lieu de travail, ainsi que par la culture politique et publique au sens large. Suivant Thompson et Briken (2017 : 258), les auteurs invitent à accorder, dans les débats sur la numérisation et la robotisation, une importance centrale aux vécus des travailleurs. Ils concluent en montrant comment les capacités collectives peuvent être mobilisées pour façonner l’utilisation de ces technologies.

Tod Rutherford et Lorenzo Frangi analysent les rôles des syndicats dans l’adoption des systèmes de travail à haute performance (HPWS) comme premières étapes du déploiement de l’Industrie 4.0 au sein de l’industrie automobile canadienne. Cette industrie est depuis longtemps un chef de file dans l’introduction de nouvelles formes d’organisation du travail et de technologies innovantes, plus récemment, dans le cadre de l’Industrie 4.0 — un système de production qui fait appel à la robotique avancée, à la numérisation et à l'intelligence artificielle. Bien que l’attention ait été accordée aux façons dont les syndicats négocient avec ces systèmes, tels que les systèmes de travail à haute performance, peu d'importance a été accordée aux rôles des employés dans la mise au point, voire l'hybridation, de ces nouveaux processus de production. Sur la base d'une étude des sections locales du syndicat UNIFOR dans les usines d’assemblage de véhicules au Canada, les auteurs affirment que l'Industrie 4.0 doit être analysée comme étant imbriquée dans la manière dont les syndicats ont influencé l'adoption quasi universelle des systèmes de travail à haute performance dans ce secteur. Les auteurs font valoir que même si l'Industrie 4.0 comprend le déploiement de stratégies de gestion différentes, il est impératif de concevoir un cadre analytique permettant d'examiner le rôle des syndicats dans la négociation de système de travail à haute performance et l'adoption de nouvelles technologies. Cette recherche réalisée en 2017 et 2018 illustre à la fois les points communs en matière d'adoption et l'influence des syndicats dans les processus « d'hybridation ». Cependant, il existe des différences importantes dans les pratiques syndicales locales reflétant : 1- la position concurrentielle de l’usine et de l’entreprise; 2- l’approche du syndicat; et 3- la solidarité interne et le narratif syndical entourant le système de travail à haute performance et l'Industrie 4.0, soulignant ainsi l'importance à la fois des contraintes structurelles et des ressources de pouvoir dans la mise en oeuvre de la réponse syndicale.

Jérôme Gautié, Karen Jaehrling et Coralie Perez analysent comment le numérique, associé à l'évolution de l'environnement économique, affecte les emplois peu qualifiés dans le secteur de la logistique et, en retour, la capacité de représentation et de mobilisation des syndicats. À partir d'entretiens d'experts et d'études de cas d'entreprises dans des entrepôts logistiques français et allemands, les auteurs examinent le sens de l’adaptation et de l’ajustement des emplois peu qualifiés aux innovations et changements technologiques. Les auteurs étudient la transformation ‘néo-tayloriste’ de ces milieux de travail et cherchent à cerner les facteurs susceptibles de l’expliquer. En se centrant sur l'entreprise, les auteurs mettent en lumière le rôle des choix organisationnels et la manière dont ces choix sont renégociés et influencés par les salariés et leurs représentants. Les résultats indiquent une convergence vers un renforcement de cette forme de ‘néo-taylorisme’, caractérisée par des processus de déqualification et une intensification du contrôle des performances. Les auteurs affirment que cette convergence entre les pays s'explique en grande partie par des pratiques managériales similaires articulées autour de l’externalisation et la délocalisation des activités productives et de l’application des principes de production allégée tout au long de la chaîne logistique. Ces pratiques minent le pouvoir structurel des travailleurs et se répercutent sur la capacité des représentants du personnel à mobiliser leurs ressources pour peser sur les changements en cours.

Stefano Gasparri et Arianna Tassinari examinent comment les syndicats italiens s’adaptent aux menaces et aux opportunités émergentes que pose le numérique dans le domaine des relations de travail et analysent quels facteurs expliquent l’orientation et l’efficacité variable de leurs réponses. Les auteurs proposent un cas intéressant qui soulève les défis que pose le numérique aux institutions de relations industrielles historiquement fortes, mais sous pression croissante, ainsi qu’aux actions de diverses confédérations syndicales. Les auteurs constatent que les stratégies et les revendications des syndicats italiens ont, jusqu'à présent, été principalement axées sur les interventions aux niveaux macro et méso, plaidant en faveur d’une extension des formes traditionnelles de protection, en particulier des accords sectoriels, en vue d’atténuer les effets perturbateurs du numérique. Cela a été associé à quelques innovations modérées dans l'agenda des syndicats et de répertoires discursifs axés sur le niveau d'intervention micro, ainsi que d'un changement dans les préférences des syndicats vers l'inclusion des travailleurs des plateformes numériques et des travailleurs indépendants. Tout en soulignant l’importance de l’agentivité, les auteurs observent néanmoins que l’orientation et l’efficacité des interventions des syndicats sont influencées de manière cruciale par les héritages institutionnels, la répartition des ressources de pouvoir, l’orientation idéologique et les capacités stratégiques des syndicats. Dans l'ensemble, les syndicats italiens ont jusqu'à présent eu tendance à privilégier, en premier lieu, des stratégies de réponse graduelle fondées sur l'extension et l'adaptation des institutions existantes et établies. Il reste toutefois à voir si de telles approches adaptatives suffiront pour gérer efficacement la transformation numérique du travail ou si une expérimentation institutionnelle plus radicale deviendra nécessaire.

Conclusion

Ce numéro thématique souhaite contribuer aux débats relatifs aux effets du numérique sur la régulation du travail et de l’emploi. Nous espérons qu’il suscitera d’autres recherches empiriques et développements théoriques. Nous traversons une époque difficile qui exige des réponses nouvelles aux enjeux que posent la perturbation du travail et de l’emploi, l’exploitation et la marchandisation qu’engendre la phase actuelle de généralisation du numérique.